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NOUVELLE
GÉOGRAPHIE
UNIVERSELLE
EN VENTE A LA MEME LIBRAIRIE
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE
Tome Ier L'EUROPE MÉRIDIONALE
(GRÈCE, TURQUIE, ROUMANIE, SERBIE, ITALIE, ESPAGNE ET PORTUGAL)
Un volume in-8 jésus contenant 4 cartes en couleur, 174 cartes insérées dans le texte
et 73 gravures sur bois
Tome II : LA FRANCE
Un volume in-8 jésus contenant une grande carte de la France, 10 cartes en couleur,
67 vues et types gravés sur bois et 234 cartes intercalées dans le texte
OME
m : L'EUROPE CENTRALE
(SUISSE, AUSTRO-HONGRIE, ALLEMAGNE)
Un volume in-8 jésus contenant 10 cartes en couleur, 210 cartes dans le texte
et 78 vues et types gravés sur bois
Tome IV: L'EUROPE DU NORD-OUEST
(BELGIQUE, HOLLANDE, ILES BRITANNIQUES)
Un volume in-8 jésus contenant 7 cartes en couleur, 210 cartes dans le texte
et 81 vues et types gravés sur bois
Tome V . L'EUROPE SCANDINAVE ET RUSSE
Un volume in-8 jésus contenant 9 cartes en couleur, 200 cartes dans le texte
et 76 vues et types gravés sur bois
Prix de chaque volume broché t 30 fr. ; relié» 3 '9 fr,
4544. — Typographie A. Lahure, rue de Fleurus, 9, à Paris.
NOUVELLE
GÉOGRAPHIE
UNIVERSELLE
LA TERRE ET LES HOMMES
ELISÉE RECLUS
i
L'EUROPE MÉRIDIONALE
(GRÈCE, TURQUIE, ROUMANIE, SERBIE, ITALIE, ESPAGNE ET PORTUGAL)
CONTENAIT
73 GRAVURES, 4 CARTES EN COULEUR TIREES A PART
ET 174 CARTES INTERCALÉES DANS LE TEXTE
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 7!)
1876
Droits de traduction et de reproduction réservés
^7
v
■/
AVERTISSEMENT
La publication d'une Géographie universelle peut sembler une
entreprise téméraire, mais elle est justifiée par les progrès consi-
dérables qui se sont accomplis récemment et qui ne cessent de
s'accomplir dans la conquête scientifique de la planète. Les contrées
qui sont depuis longtemps le domaine de l'homme civilisé ont laissé
pénétrer une grande partie de leurs mystères; de vastes régions, que
l'Européen n'avait pas encore visitées, ont été rattachées au monde
connu, et les lois mêmes auxquelles obéissent tous les phénomènes
terrestres ont été scrutées avec une précision plus rigoureuse. Les
acquisitions de la science sont en trop grand nombre et trop
importantes pour qu'il soit possible d'en introduire le résumé dans
quelque ouvrage ancien, fût-il même de la plus haute valeur, comme
l'est celui de l'illustre Malte-Brun. Aune période nouvelle, il faut des
livres nouveaux.
Ma grande ambition serait de pouvoir décrire toutes les contrées de
la Terre et les faire apparaître aux yeux du lecteur comme s'il m'avait
été donné de les parcourir moi-même et de les contempler sous leurs
divers aspects ; mais, relativement à l'homme isolé, la Terre est
presque sans limites, et c'est par l'intermédiaire des voyageurs que
j'ai dû faire surgir l'infinie succession des paysages terrestres.
Toutefois j'ai tâché de ne point suivre mes guides en aveugle et je
me suis efforcé par d'incessantes lectures de contrôler les descriptions
et les récits. Avant de reproduire les paroles, j'ai toujours attendu de
û AVERTISSEMENT?.
m'en être rendu un compte exact ; j'ai fait revivre la nature autour
de moi.
Mais cette nature elle-même change constamment avec les hommes
qu'elle nourrit. Les mouvements intérieurs dressent ou rabaissent les
montagnes, les eaux courantes déblayent le sol et l'entraînent vers la
mer, les courants sapent les falaises et reconstruisent les archipels, la
vie fourmille dans les flots et renouvelle sans fin la surface delà Terre,
enfin les peuples changent par l'agriculture, l'industrie, les voies com-
merciales, l'aspect et les conditions premières des continents qui les
portent, et ils ne cessent de se modifier eux-mêmes par les migrations
et les croisements. La mobilité de tout ce qui nous entoure est infinie,
et pourtant il faut essayer d'en donner une idée, dépeindre à la fois
le milieu primitif et le milieu changeant. Déjà dans le livre la Terre,
qui est en quelque sorte la préface de l'ouvrage actuel, j'ai tenté
de décrire tous les mouvements généraux qui se produisent à la
surface du globe ; maintenant il s'agit de les suivre dans leurs détails
à travers les continents et les mers. Pareille œuvre, je le sens, est bien
difficile à mènera bonne fin, mais je trouve l'excuse de ma hardiesse
dans la grandeur même de la tâche et j'y dévoue sincèrement les
heures rapides de ma vie. La goutte de vapeur qui brille un instant
dans l'espace reflète sur sa molécule presque imperceptible l'univers
qui l'entoure de son immensité : c'est ainsi que j'essaye de réfléchir
le monde environnant.
La géographie conventionnelle qui consiste à citer les longitudes et
les latitudes, à énumérer les villes, les villages, les divisions politiques
et administratives, ne prendra qu'une place secondaire dans mon
travail ; les atlas, les dictionnaires, les documents officiels fournissent
sur cette partie de la science géographique tous les renseignements
désirables. Je ne voudrais pas, en me donnant la facile besogne d'in-
tercaler en grand nombre des tableaux de noms et de chiffres,
accroître inutilement les dimensions d'un ouvrage qui sera déjà fort
étendu, et je craindrais d'empiéter sur un domaine qui est celui de la
cartographie et de la statistique pures. En ajoutant à mon livre de
nombreuses cartes, je n'ai point eu non plus l'ambition de composer
une sorte d'atlas et de dispenser ainsi le lecteur d'avoir recours aux
ouvrages spéciaux. Tandis que les cartes générales ont pour but de
AVERTISSEMENT. m
donner à ceux qui les étudient tous les renseignements, sans excep-
tion, qui se rapportent à la configuration du sol et à la position des
mers, les planches et les figures de la Nouvelle Géographie univer-
selle sont destinées uniquement à mettre en relief les phénomènes
dont il est question dans le texte; tout en restant dans les conditions
obligatoires d'exactitude et de précision, elles négligeront les détails
secondaires. Loin de remplacer un atlas, mes cartes ne font, pour
ainsi dire, que le commenter, en expliquer le sens intime relative-
ment aux phénomènes de la nature et aux événements de l'histoire.
Dans mon long voyage à travers le monde, des rivages de la Grèce,
où commence notre civilisation européenne, aux formidables monts de
glace qui défendent à l'homme les abords des terres Antarctiques, je ne
m'astreindrai point à un ordre absolument rigoureux. La nature étant
elle-même fort diverse dans ses aspects et n'obéissant à aucun régime
de régularité conventionnelle, je ne me conformerais qu'à un ordre
tout extérieur en suivant toujours la même rouline dans la descrip-
tion des pays. 11 me semble plus vrai de me laisser diriger dans mon
travail par l'importance relative des phénomènes qu'il s'agit de dé-
crire et par les caractères distinctifs et l'état de culture des peuples
qui se succéderont dans mes tableaux.
En commençant un travail d'une aussi grande étendue, mon devoir
est de m'engager envers le lecteur à une extrême sobriété de langage.
J'ai trop à dire pour ne pas être tenu à me garder de toute parole
inutile; je serai donc aussi bref qu'il me sera possible de l'être sans
nuire à la clarté de l'exposition. La Terre est assez grande et les
quatorze cent millions d'hommes qui l'habitent présentent assez de
diversités et de contrastes pour que l'on puisse en parler sans se
livrera des répétitions inutiles.
Malheureusement mon ouvrage, avec quelque soin que je l'aie
préparé et que je le rédige, ne sera point exempt de nombreuses
erreurs. Celles qui auront pour cause les transformations incessantes
de la nature et de l'humanité ne sauraient être évitées, et je n'ai pas
besoin de m'en excuser, car je ne puis avoir la prétention de devancer
le temps. Mais je prévois aussi bien des erreurs qui proviendront,
soit de l'ignorance des travaux de mes devanciers, soit, chose plus
grave, de quelque préjugé dont je ne serais pas encore parvenu à me
AVERTISSEMENT.
défaire. D'avance, je prie mes lecteurs de me pardonner. Du moins
puis-je leur promettre le scrupule dans le travail, la droiture dans
les jugements, le respect continu de la vérité. C'est là ce qui me
permet de m'adresser à eux plein de confiance, en les invitant à
étudier avec moi cette « Terre Bienfaisante » qui nous porte tous et
sur laquelle il serait si bon de vivre en frères !
ELISEE RECLUS.
NOUVELLE
GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE
LIVRE 1
L'EUROPE MÉRIDIONALE
CHAPITRE PREMIER
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES
La Terre n'est qu'un point dans l'espace, une molécule astrale ; mais
pour les hommes qui la peuplent, cette molécule est encore sans limites,
comme aux temps de nos ancêtres barbares. Elle est relativement infinie,
puisqu'elle n'a pas été parcourue dans son entier et qu'il est même
impossible de prévoir quand elle nous sera définitivement connue. Le
géodésien, l'astronome nous ont bien révélé que notre planète ronde
s'aplatit vers les deux pôles; le météorologiste, le physicien ont étudié
par induction dans cette zone ignorée la marche probable des vents, des
courants et des glaces ; mais nul explorateur n'a vu ces extrémités de la
Terre, nul ne peut dire si des mers ou des continents s'étendent au delà
des grandes barrières de glace dont on n'a point encore pu forcer l'entrée.
Dans la zone boréale, il est vrai, de hardis marins, l'honneur de notre
race, ont graduellement rétréci l'espace mystérieux, et, de nos jours, le
fragment de rondeur terrestre qui reste à découvrir dans ces parages
2 NOUVELLE GEOGRAl'HIt UNIVERSELLE.
ne dépasse pas la centième partie de la superficie du globe; mais de
l'autre côté de la Terre les explorations des navigateurs laissent encore
un énorme vide, d'un diamètre tel que la lune pourrait- y tomber sans
toucher aux régions de la planète déjà visitées.
D'ailleurs, les mers polaires, que défendent contre les entreprises de
l'homme tant d'obstacles naturels, ne sont pas les seuls espaces terrestres
qui aient échappé au regard des hommes de science. Chose étrange et bien
faite pour nous humilier dans notre orgueil de civilisés! parmi les contrées
que nous ne connaissons pas encore, il en est qui seraient parfaitement
accessibles si elles n'étaient défendues que par la nature : ce sont d'autres
hommes qui nous en interdisent l'approche. Nombre de peuples ayant des
villes, des lois, des mœurs relativement policées, vivent isolés et inconnus
comme s'ils avaient pour demeure une autre planète ; la guerre et ses
horreurs, les pratiques de l'esclavage, le fanatisme religieux et jusqu'à
la concurrence commerciale veillent à leurs frontières et nous en barrent
l'entrée. De vagues rumeurs nous apprennent seulement l'existence de ces
peuples; il en est même dont nous ne savons absolument rien et sur
lesquels la fable s'exerce à son gré. C'est ainsi que dans ce siècle de la
vapeur, de la presse, de l'incessante et fébrile activité, le centre de
l'Afrique, une partie du continent australien, l'île pourtant si belle et
probablement si riche de la Nouvelle-Guinée, et de vastes plateaux de
l'intérieur de l'Asie sont toujours pour nous le domaine de l'inconnu.
Quant aux contrées déjà visitées par les voyageurs et figurées sur
nos cartes avec un réseau d'itinéraires, on ne saurait espérer de les
connaître dans le détail de leur géographie intime avant de les avoir
soumises à une longue série d'études comparées. Que de temps il faudra
pour rejeter les contradictions, les erreurs de toute espèce que les explo-
rateurs mêlent à leurs descriptions et à leurs récits ! Quel prodigieux
labeur demandera la connaissance parfaite du climat, des eaux et des
roches, des plantes et des animaux! Que d'observations classées et raison-
nées pour qu'il soit possible d'indiquer les modifications lentes qui
s'accomplissent dans l'aspect et les phénomènes physiques des diverses
contrées ! Que de précautions à prendre pour savoir constater avec certitude
les changements qui s'opèrent par le jeu spontané de l'organisme terrestre,
et les transformations dues à la bonne ou mauvaise gestion de l'homme!
Et pourtant c'est là qu'il faut en arriver pour se hasarder à dire que l'on
connaît la Terre.
Ce n'est pas tout. Par une pente naturelle de notre esprit, c'est à nous-
mêmes, c'est à l'homme considéré comme centre des choses, que nous
LA TET.r.E DAXS L EST.-.CE
ORIGINE DES HOMMES. 5
essayons de ramener toute étude ; aussi la connaissance de In planète
doit-elle se compléter nécessairement, se justifier pour ainsi dire par celle
des peuples qui l'habitent. Mais si le sol qui porte les hommes est peu
connu, ceux-ci le sont relativement bien moins encore. Sans parler de
l'origine première des tribus et des races, origine qui reste absolument
ignorée, les filiations immédiates, les parentés, les croisements de la
plupart des peuples et peuplades, leurs lieux de provenance et d'étape sont
encore un mystère pour les plus savants et l'objet des affirmations les plus
contradictoires. Que doivent les nations à l'influence de la nature qui les
environne? Que doivent-elles au milieu qu'habitèrent leurs ancêtres, à
leurs instincts de race, à leurs mélanges divers, aux traditions importées
du dehors? On ne le sait guère; à peine quelques rayons de lumière
pénètrent-ils çà et là dans cette obscurité. Le plus grave, c'est que l'igno-
rance n'est pas la seule cause de nos erreurs; les antagonismes des
passions, les haines instinctives de race à race et de peuple à peuple
nous entraînent souvent à voir les hommes autres qu'ils ne sont. Nos voisins
même, nos rivaux en civilisation nous apparaissent sous des traits enlaidis
et difformes. Pour les voir sous leur véritable aspect, il faut d'abord se dé-
barrasser des préjugés et de tous ces sentiments de mépris, de haine, de fu-
reur qui divisent encore les peuples. L'œuvre la plus difficile, nous a dit la
sagesse de nos ancêtres, est de se connaître soi-même; combien est plus
difficile la science de l'homme, étudiée dans toutes ses races à la fois!
Il serait donc impossible actuellement de présenter une description
complète de la Terre et des Hommes, une géographie vraiment universelle.
C'est là une œuvre réservée à la collaboration future des observateurs
qui, de tous les points de la planète, s'associeront pour rédiger le grand
livre des connaissances humaines. Le travailleur isolé ne peut de nos
jours que hasarder la composition d'un tableau succinct, en tâchant
d'observer fidèlement les règles delà perspective, c'est-à-dire de donner aux
diverses contrées des plans d'autant plus rapprochés que leur importance
est plus considérable et qu'ils sont connus d'une façon plus intime.
Naturellement, chaque peuple doit être tenté de croire que dans une
description de la Terre la première place appartient à son pays. La moindre
tribu barbare, le moindre groupe d'hommes encore dans l'état de nature
pense occuper le véritable milieu de l'univers, s'imagine être le repré-
sentant le plus parfait de la race humaine. Sa langue ne manque jamais
de témoigner cette illusion naïve, qui provient de l'étroitesse extrême de
son horizon. La rivière qui arrose ses champs est le « Père des Eaux »,
la montagne qui abrite son campement est le « Nombril de la Terre ».
b NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Les noms que les peuples enfants donnent aux nations voisines sont des
termes de mépris, tant ils considèrent les étrangers comme étant leurs
inférieurs : ils les appellent « Sourds r, «Muets», « Brcdouillcurs » ,
«Malpropres», «Idiots», «Monstres» et «Démons!» Ainsi les Chinois,
qui à certains égards constituent en effet un des peuples les plus remar-i
quables, ne se contentaient pas de voir dans leur beau pays la « Fleur du
Milieu», ils lui reconnaissaient aussi une telle supériorité, que, par une mé-
prise naturelle, on avait pu les désigner sous le nom de « Fils du Ciel ».
Quant aux nations éparses autour du « Céleste Empire », elles étaient au
nombre de quatre, les « Chiens », les « Porcs »* les « Démons » et les
« Sauvages ! » Encore ne méritaient-elles pas qu'on leur donnât un nom ;
il était plus simple de les désigner par les points cardinaux : ce sont les
« Immondes » de l'ouest, du nord, de l'orient et du midi.
Si nous donnons la première place à l'Europe civilisée dans notre des-
cription de la Terre, ce n'est point en vertu de préjugés semblables à
ceux des Chinois. Non, cette place lui revient de droit. D'abord, le conti-
nent européen est le seul dont toute la surface ait été parcourue et scientifi-
quement explorée, le seul dont la carte soit à peu près complète et dont
l'inventaire matériel soit presque achevé. Sans avoir une population
aussi dense que celle de l'Inde et de la Chine centrale, l'Europe contient
près du quart des habitants du globe, et ses peuples, quels que soient
leurs défauts et leurs vices, quel que soit, à maints égards, l'état de
barbarie dans lequel ils se trouvent , sont encore ceux qui donnent
l'impulsion au reste de l'humanité dans les travaux de l'industrie et
ceux de la pensée. C'est en Europe que, depuis vingt-cinq siècles, le
principal foyer de rayonnement pour les arts, les sciences, les idées nou-
velles, n'a cessé de briller, tout en se déplaçant graduellement du sud-est
au nord-ouest. Même les hardis colons européens qui sont allés porter
leurs langues et leurs mœurs par delà les mers et qui ont eu l'immense
avantage de trouver un sol vierge pour s'y épandre librement, n'ont point
encore donné au nouveau monde, dans le développement de l'histoire
contemporaine, une importance égale à celle de la petite Europe.
Plus actifs, plus audacieux, débarrassés, en outre, d'une partie de ce
lourd bagage du passé féodal que les sociétés d'Europe traînent après elles,
nos rivaux d'Amérique sont encore trop peu nombreux pour que l'ensemble
de leurs travaux puisse égaler les nôtres. Ils n'ont pu reconnaître qu'une
faible partie des ressources de leur nouvelle patrie; même l'œuvre préli-
minaire de l'exploration est bien loin d'être achevée. La « vieille Europe »,
où chaque motte de terre a son histoire, où chaque homme est par ses
INFLUENCE DU MILIEU. 7
traditions et son champ l'héritier de cent générations successives, garde
donc le premier rang, et l'étude comparée des peuples permet de croire
que l'hégémonie morale et la prépondérance industrielle lui resteront
pendant longtemps encore. Toutefois il n'est point douteux que l'égalité
finira par prévaloir, non-seulement entre l'Amérique et l'Europe, mais
aussi entre toutes les parties du monde. Grâce aux croisements incessants
de peuple à peuple et de race à race, grâce aux migrations prodigieuses qui
s'accomplissent et aux facilités croissantes qu'offrent les échanges et les
voies de communication, l'équilibre de population s'établira graduellement
dans les diverses contrées, chaque pays fournira sa part de richesses au
grand avoir de l'humanité, et, sur la Terre, ce que l'on appelle la civilisation
aura « son centre partout, sa circonférence nulle part ».
On sait combien puissante a été l'influence favorable du milieu géogra-
phique sur les progrès des nations européennes. Leur supériorité n'est
point due, comme d'aucuns se l'imaginent orgueilleusement, à la vertu
propre des races dont elles font partie, car, en d'autres régions de l'ancien
monde, ces mômes races ont été bien moins créatrices. Ce sont les heu-
reuses conditions du sol, du climat, de la forme et de la situation du
continent qui ont valu aux Européens l'honneur d'être arrivés les premiers
à la connaissance de la Terre dans son ensemble et d'être restés longtemps
à la tête de l'humanité. C'est donc avec raison que les historiens géographes
aiment à insister sur la configuration des divers continents et sur les
conséquences qui devaient en résulter pour les destinées des peuples. La
forme des plateaux, la hauteur des montagnes, la marche et l'abondance
des fleuves, le voisinage de l'Océan, les dentelures des côtes, la température
de l'atmosphère, la fréquence ou la rareté des pluies, les mille rapports
mutuels du sol, de l'air et des eaux, tous les phénomènes de la vie plané-
taire ont un sens à leurs yeux et leur servent à expliquer, du moins en par-
lie, le caractère et la vie première des nations; ils se rendent ainsi compte
de la plupart des contrastes qu'offrent les peuples soumis aux influences
diverses, et montrent sur la Terre les chemins que devaient nécessairement
suivre les hommes dans leur flux et reflux de migrations et de guerres.
Toutefois il ne faut point oublier que la forme générale des continents
et des mers et de tous les traits particuliers de la Terre ont dans l'histoire de
l'humanité une valeur essentiellement changeante, suivant l'état de culture
auquel en sont arrivées les nations. Si la géographie proprement dite, qui
s'occupe seulement de la forme et du relief de la planète, nous expose l'état
passif des peuples dans leur histoire d'autrefois, en revanche, la géographie
historique et statistique nous montre les hommes entrés dans leur rôle
8 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE
actif et reprenant le dessus par le travail sur le milieu qui les entoure. Tel
fleuve qui, pour une peuplade ignorante de la civilisation, était une barrière
infranchissable, se transforme en chemin de commerce pour une tribu plus
policée, et, plus tard, sera peut-être changé en un simple canal d'irrigation,
dont l'homme réglera la marche à son gré. Telle montagne, que par ju-
raient seulement les pâtres et les chasseurs et qui barrait le passage aux
nations, attira dans une époque plus civilisée les mineurs et les industriels,
puis cessa même d'être un obstacle, grâce aux chemins qui la traversent.
Telle crique de la mer où se remisaient les petites barques de nos ancêtres
est délaissée maintenant, tandis que la profonde baie, jadis redoutée des
navires et protégée désormais par un énorme brise-lames, construit avec
des fragments de montagnes, est devenue le refuge des grands vaisseaux.
Ces innombrables changements, que l'industrie humaine opère sur tous
les points du globe, constituent une révolution des plus importantes dans
les rapports de l'homme avec les continents eux-mêmes. La forme et la
hauteur des montagnes, l'épaisseur des plateaux, les dentelures de la côte,
la disposition des îles et des archipels, l'étendue des mers, perdent peu à
peu de leur importance relative dans l'histoire des nations, à mesure que
celles-ci gagnent en force et en volonté. Tout en subissant l'influence du
milieu, l'homme la modifie à son profit; il assouplit la nature, pour ainsi
dire, et transforme les énergies de la Terre en forces domestiques. On
peut citer en exemple les hauts plateaux de l'Asie centrale qui enlèvent
encore toute unité géographique à l'anneau des terres extérieures et des
péninsules environnantes, mais dont l'exploration future et la conquête
industrielle auront pour résultat de donner à l'Asie cette unité qu'elle avait
seulement en apparence. De même, la lourde et massive Afrique, la mono-
tone Australie, l'Amérique méridionale, pleine de forêts et de nappes d'eau,
jouiront des mêmes avantages que l'Europe et deviendront mobiles comme
elle, lorsque des routes de commerce, traversant ces pays dans tous les sens,
y franchiront fleuves, lacs, déserts, monts et plateaux. D'un autre côté, les
privilèges que l'Europe devait à son ossature de montagnes, au rayonnement
de ses fleuves, aux contours de ses rivages, à l'équilibre général de ses formes,
ont cessé d'avoir la même valeur relative depuis que les peuples ajoutent
leur outillage industriel aux ressources premières fournies par la nature.
Ce changement graduel dans l'importance historique de la configu-
ration des terres, tel est le fait capital qu'il faut bien garder en mémoire
quand on veut comprendre la géographie générale de l'Europe. En étudiant
l'espace, il faut tenir compte d'un élément de même valeur, le temps.
CHAPITRE H
L'EUROPE
LIMITES
Dès leurs premières expéditions de guerre ou de commerce, les habitants
des rivages orientaux de la Méditerranée devaient apprendre à distinguer
les trois continents qui viennent s'y rencontrer. Dans cette région centrale
de l'Ancien Monde, l'Afrique tient à peine à l'Asie par un étroit ligament de
sables arides, et l'Europe est séparée de l'Asie Mineure par une série
continue de mers et de détroits aux courants dangereux. La division de la
terre connue en trois parties distinctes s'imposait donc à l'esprit des peuples
enfants, et lorsque, en pleine virilité de la race hellénique, l'histoire écrite
vint remplacer les mythes et les traditions orales, le nom de l'Europe était
probablement déjà transmis par une longue suite de générations. Hérodote
avoue naïvement que nul mortel ne saurait espérer d'en connaître jamais
la vraie signification. Les savants modernes ont pourtant essayé d'interpréter
ce nom légué par les aïeux. Les uns y voient une ancienne désignation
qui se serait appliquée d'abord à la Thrace aux « larges plaines », et qui
serait ensuite devenue celle de l'Europe entière; les autres le dérivent d'un
surnom de Zeus aux « larges yeux», l'antique dieu solaire chargé de la
protection du continent. Quelques étymologistes pensent que l'Europe fût
ainsi désignée par les Phéniciens comme le pays des « Hommes blancs ». Il
semble plus probable toutefois que le nom d'Europe avait primitivement
le sens de «couchant», par contraste avec l'Asie, ou pays du soleil levant.
C'est ainsi que l'Italie, puis l'Espagne, s'appelèrent Hespérie, que l'Afrique
, 2
JO NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
occidentale reçut des Musulmans le nom de Maghreb, et que, de nos jours,
les plaines d'outre-Mississippi sont devenues le Far West.
Quel que soit d'ailleurs le sens primitif de son nom, l'Europe est,
d'après tous les mythes anciens, une fille de l'Asie. Ce sont les navires de la
Phénicie qui les premiers ont exploré les rivages européens, et, par les
échanges, en ont mis les populations en rapport avec celles du monde orien-
tal. Lorsque la fille eut dépassé la mère en civilisation et que les voya-
geurs hellènes se furent mis à continuer les découvertes des marins de Tyr,
toutes les terres reconnues au nord de la Méditerranée furent considérées
comme une dépendance de l'Europe. Cette partie du monde, qui d'abord
ne comprenait probablement que la grande péninsule thraco-hellénique,
s'agrandit graduellement pour embrasser l'Italie, l'Hispanie, les Gaules et
toutes les régions hyperboréennes situées au delà des Alpes et du Danube.
Pour Strabon, l'Europe, déjà connue dans sa partie la plus accidentée et la
plus « vivante », était limitée à l'orient par les Palus Méotides et le cours
du Tanaïs.
Depuis cette époque, les limites tracées par les géographes modernes
entre l'Europe et l'Asie ont été reportées plus à l'est. D'ailleurs, on le
comprend, ces divisions doivent toutes avoir quelque chose de conventionnel,
puisque l'Europe, limitée de tous les autres côtés par les eaux marines, se
rattache au territoire de l'Asie du côté de l'Orient. Par ses frontières de la
Sibérie et du Caucase, l'Europe n'est en réalité qu'une simple péninsule du
continent asiatique. Toutefois le contraste entre les deux parties du monde
est trop considérable pour que la science cesse de partager l'Europe et l'Asie
en deux masses continentales. Mais où se trouve la vraie ligne de séparation?
D'ordinaire, les cartographes s'en tiennent aux limites administratives qu'il
plaît au gouvernement russe de tracer entre ses immenses possessions euro-
péennes et asiatiques : c'est dire qu'ils se conforment à des caprices. D'autres
prennent les arêtes du Caucase et des mcnts Oural pour frontière commune
des deux continents; mais cette division, qui semble plus raisonnable au
premier abord, n'en est pas moins absurde: les deux versants d'une chaîne
de montagnes ne sauraient être désignés comme appartenant à une for-
mation distincte, et, le plus souvent, ils sont habités par des populations
de même origine. La véritable zone de séparation entre l'Europe et l'Asie
n'est point constituée par des systèmes de montagnes, mais, au contraire,
par une série de dépressions, jadis remplies en entier par le bras de mer qui
rejoignait la Méditerranée à l'océan Glacial. Au nord du Caucase, les steppes
du Manîtch, qui séparent la mer Noire de la Caspienne, sont encore par-
tiellement couverts de lacs salins; la Caspienne elle-même, ainsi que l'Aral
LIMITES DE L'EUROPE.
Il
et les autres lacs épars dans la direction du golfe d'Ob', sont des restes
de l'ancienne mer, et les espaces intermédiaires portent encore les traces
des eaux qui les inondaient jadis.
Sans parler des changements qui ont dû s'opérer dans la configuration
N° 1. — FRONTIERES NATURELLES DE L ELUOl'E
G-ravepar Erhard
Echelle de i:2i. 800000
de l'Europe pendant les périodes géologiques antérieures, il est certain que,
durant l'époque moderne, la forme du continent s'est grandement modifiée.
Si l'Europe était autrefois séparée de l'Asie occidentale par un large bras de
mer, en revanche, il fut un temps où elle tenait h l'Ànalolie par la langue
12
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
de terre où s'est ouvert depuis le détroit de Constantinople. De même,
l'Espagne se reliait à l'Afrique avant que les eaux de l'Océan eussent fait
irruption dans la Méditerranée, et probablement aussi la Sicile se rattachait
à la Maurétanie. Enfin, les lies Britanniques faisaient partie du tronc
continental. Les érosions de la mer, en même temps que les exhaussements
et les dépressions des terrains, n'ont cessé et ne cessent encore de modifier
les contours du littoral. Les nombreux sondages opérés dans les mers qui
baignent l'Europe occidentale ont révélé l'existence d'un plateau sous-
relief DE L EUROPE
D 'e&rèir. J&titKeau. Benofocaw .JSepert, Olferv.et autre**" .
Echelle l' 160,000 000
Terres de 0 à 200 mètres au-dessus du niveau de la mei.
Fondements sous-marins à la profondeur de 200 mètres.
J Terrains plus lias que le niveau de la Méditerranée.
i?rol'ondeur de plus de 200 mètres.
marin, qui, au point de vue géologique, doit être considéré comme partie
intégrante du continent. Entouré d'abîmes de plusieurs milliers de mètres
de profondeur, et recouvert en moyenne de 50 à 200 mètres d'eau, ce
piédestal de la France et des lies Britanniques n'est autre chose que la base
de terres anciennes démolies par le travail continu des vagues : c'est la
fondation ruinée d'un édifice continental disparu. Ajoutées à l'Europe, toutes
les berges sous-marines du littoral de l'Océan et celles de la Méditerranée
accroîtraient d'un quart, environ la superficie du continent; mais, en même
temps, elles lui raviraient cette richesse de péninsules qui a valu à l'Europe
sa prépondérance historique sur les autres parties du monde.
FORME DE L'EUROPE. 15
Si par la pensée, au lieu d'imaginer un exhaussement de 200 mètres,
on se figure le continent s'abaissant en bloc de la même quantité, l'Eu-
rope, dont la hauteur moyenne, d'après Leipoldt, est seulement de 296 mè-
tres, se trouverait n'occuper que la moitié de son étendue actuelle ; toutes
les plaines basses, qui, pour la plupart, sont d'anciens fonds demer, seraient
immergées de nouveau dans l'Océan; il ne resterait plus au-dessus des eaux
qu'une sorte de squelette de plateaux et de montagnes, beaucoup plus
tailladé de golfes et frangé de presqu'îles que ne l'est le rivage existant.
Toute l'Europe occidentale et méditerranéenne constituerait un puissant
massif insulaire entouré de terres plus qu'à moitié submergées, telles que
la Sicile et la Grande-Bretagne, et séparé par un large détroit des plaines
légèrement bombées de l'intérieur de la Russie. Ce massif, pour l'histoire
non moins que pour la géologie, est la véritable Europe. A demi asiatique
par son climat extrême, par l'aspect de ses campagnes monotones et de ses
interminables steppes, la Russie se rattache aussi très-intimement à l'Asie
par ses races et par son développement historique ; on peut même dire
qu'elle fait partie de l'Europe depuis un siècle à peine. C'est au milieu des
îles, des péninsules, des vallées, des petits bassins, des horizons variés de
l'Europe maritime et montagneuse; c'est dans cette nature si vive, si
accidentée, aux contrastes si imprévus, qu'est née la civilisation moderne,
résultat d'innombrables civilisations locales, heureusement unies en un
seul courant. De même que les eaux, en s'épanchant des montagnes, ont
fertilisé les plaines environnantes par le limon nourricier, de même les
progrès de toute espèce, accomplis dans ce centre de rayonnement, se sont
répandus de proche en proche à travers les continents, jusqu'aux extrémités
de la Terre.
II
DIVISIONS NATURELLES ET MONTAGNES
Cette Europe en résumé, qui comprend, en outre des trois péninsules
méditerranéennes, la France, l'Allemagne et l'Angleterre, se divise natu-
rellement en plusieurs parties. Les Iles Britanniques forment un premier
groupe nettement séparé, grâce à la ceinture de mers qui l'environne. La
presqu'île Hispanique n'est guère moins distincte du reste de l'Europe,
car elle vient confiner à la France par un véritable rempart de montagnes,
le plus difficile à franchir qui existe dans le continent; en outre, une
profonde dépression, dont le seuil de partage n'a pas même 200 mètres,
14 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
réunit l'Océan et la Méditerranée, immédiatement au nord de l'Espagne.
L'unité géographique n'est complète que pour le système des Alpes et les
chaînes de montagnes qui s'y rattachent, en France, en Allemagne, en
Italie et dans la péninsule Hellénique : c'est là que se trouve la charpente
de l'édifice continental.
Le système des Alpes, qui doit probablement son vieux nom celtique à
la blancheur de ses hautes cimes neigeuses, se développe en une immense
courbe de plus de 1000 kilomètres, des rivages de la Méditerranée au
bassin du Danube. Il se compose, en réalité, d'une trentaine de massifs
formant autant de groupes géologiques distincts, mais reliés les uns aux
autres par des seuils très-élevés; ses roches, qu'elles soient de granit,
d'ardoise, de grès ou de calcaires, se maintiennent au-dessus des plaines
basses en un rempart continu. Dans les âges antérieurs, les Alpes furent
beaucoup plus hautes, ainsi qu'a permis de le constater l'étude des éboulis
et des strates à demi détruites par les agents naturels ; mais, tout dégradées
qu'elles soient, elles élèvent encore des centaines de cimes dans la région
des neiges persistantes, et de grands fleuves de glaces s'épanchent de ses
hautes crêtes dans les vallées supérieures. Des campagnes du Piémonl et
de la Lonibardie, les glaciers et les névés apparaissent comme un diadème
étincelant enroulé sur le sommet des monts.
Dans la partie occidentale du système alpin, c'est-à-dire de la Méditer-
ranée au massif du mont Blanc, point culminant de l'Europe, la hauteur
moyenne des groupes de montagnes augmente par degrés de 2000 mètres
à plus de 4000. A l'est du grand bassin angulaire des Alpes, formé par
le mont Blanc, le système change de direction; puis, au delà des deux puis-
santes citadelles du mont Rose et de l'Oberland, il s'abaisse peu à peu.
A l'orient des Alpes suisses, aucune cime n'atteint la hauteur de 4000 mètres,
et l'élévation moyenne des montagnes diminue d'un tiers environ; mais là
où la région montagneuse est moins haute, elle devient graduellement plus
large à cause de l'écartement des massifs et de la divergence des chaînes.
Tandis que l'axe principal continue vers le nord-est la direction des Alpes
helvétiques, des chaînes très-considérables, qui doublent l'épaisseur de la
masse, se projettent au nord, à l'est et au sud-est. Par le travers de Vienne,
les Alpes proprement dites n'ont pas moins de 400 kilomètres de large.
En s'étalant ainsi, le système des Alpes perd son caractère et son aspect;
il n'a plus ni grands massifs, ni glaciers, ni champs de neige; au nord,
il s'affaisse peu à peu vers la vallée du Danube; au sud, il se ramifie en
chaînes secondaires sur le piédestal que lui fournit le plateau bombé de la
presqu'île Illyrique. Malgré la différence extrême qu'offrent le tableau des
MONTAGNES DE L'EUROPE. \>ô
Alpes et les vues du Monténégro, de l'Hémus, du Rhodope, du Pinde, toutes
ces arêtes montagneuses n'en appartiennent pas moins au même système
orographique. Toute la péninsule thraco-hellénique doit êlre considérée
comme une dépendance naturelle des Alpes. 11 en est de même de la pres-
qu'île d'Italie, car, dans son immense courbe, l'arête des Apennins continue
parfaitement la chaîne des Alpes Maritimes, et l'on ne sait vraiment où
l'on doit tracer entre les deux la ligne conventionnelle de séparation. Enfin,
parmi les chaînes de montagnes qui se rattachent au système des Alpes, il
faut aussi compter les Carpates, que le travail des eaux a graduellement
isolées pendant la période géologique moderne. Il est indubitable qu'au-
trefois l'hémicycle de montagnes formé parles Petits Carpates, les Beskides,
le Taira, les Grands Carpates et les Alpes transylvaines s'unissait d'un côté
aux Alpes d'Autriche, de l'autre aux contre-forts des Balkans. Le Danube
s'est ouvert deux portes à travers ces remparts; mais ces portes sont étroites,
semées de roches, dominées par de hautes parois.
La forme des massifs alpins et du labyrinthe des chaînes orientales
devait exercer sur l'histoire de l'Europe, et par conséquent du monde
entier, l'influence la plus décisive. Les seules routes des Barbares étant celles
qu'avait ouvertes la nature , les peuples asiatiques ne pouvaient pénétrer en
Europe que par deux voies, celle de la mer ou celle des grandes plaines du
Nord. A l'ouest de la mer Noire, ils trouvaient d'abord les lacs et les
marécages difficiles à franchir de la vallée du Danube; puis, après avoir
surmonté ces obstacles, ils rencontraient la haute barrière des montagnes,
au delà desquelles le dédale boisé des gorges et des escarpements aboutissait
aux régions, alors inaccessibles, des grandes neiges. Ainsi les Carpates, les
Balkans, et toutes les chaînes avancées du système alpin formaient à
l'Europe occidentale comme un immense bouclier de près de 1000 kilo-
mètres de largeur; les populations nomades et conquérantes qui venaient
se heurter contre cet obstacle risquaient d'y briser leur force. Habituées
aux steppes, à l'horizon sans limites des campagnes unies, elles n'osaient
gravir ces monts abrupts. Il ne taur restait donc qu'à se détourner vers le
nord pour gagner les grandes plaines germaniques, où les migrations
successives pouvaient s'épandre plus à leur aise. Quant aux envahisseurs
poussés par la fureur aveugle des conquêtes, ceux d'entre eux qui s'enga-
geaient quand même dans les défilés de montagnes se trouvaient pris
comme dans une trappe au milieu de l'enchevêtrement des vallées. De là
cette multitude de peuples et de fragments de peuples, ce fourmillement
de races qui a fait des contrées danubiennes une sorte de chaos. Comme
dans les remous d'un fleuve où se déposent tous les débris apportés par le
16 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
courant, les épaves de presque toutes les populations de l'Orient sont venues
s'entasser en désordre dans ce coin du continent.
Au sud de la grande barrière des monts, le mouvement des peuples
entre l'Europe et l'Asie ne pouvait s'opérer que par mer. Les peuples assez
avancés en civilisation pour se construire des bâtiments étaient donc les seuls
auxquels le chemin fût ouvert. Pirates, marchands ou guerriers, ils s'étaient
tous élevés depuis longtemps au-dessus de la barbarie primitive, et même,
dans leurs voyages de conquête, ils apportaient toujours avec eux quelque
accroissement aux connaissances humaines. En outre, les groupes d'émi-
grants ne pouvaient jamais être bien nombreux, à cause des difficultés de
l'équipement et de la navigation. Abordant en petit nombre, tantôt sur un
point, tantôt sur un autre, les nouveau-venus se trouvaient en contact avec
des populations d'origines différentes, et de ces rencontres naissaient
des civilisations locales ayant toutes leur caractère propre; mais nulle
part l'influence étrangère ne devenait prépondérante. Chaque île de l'Ar-
chipel, chaque péninsule, chaque vallée de l'Hellade se distinguait de ses
voisines par son état social, son dialecte, ses mœurs; mais toutes restaient
grecques, en dépit des influences phéniciennes ou autres, auxquelles elles
avaient été soumises. Ainsi, grâce à la disposition des montagnes et des
côtes, la civilisation qui se développa graduellement dans le monde méditer-
ranéen, sur le versant méridional des Alpes, devait avoir, dans son ensemble,
plus d'élan spontané, plus de variétés et de contrastes que la civilisation
beaucoup moins avancée des peuples du Nord, oscillant dans les grandes
plaines uniformes.
L'épaisseur des Alpes et de tous ses avant-monts , du Pinde aux
Carpates, séparait donc vraiment deux mondes distincts où la marche de
l'histoire devait s'accomplir différemment. Toutefois, même en l'absence de
routes, la séparation n'était pas complète entre les deux versants. Nulle
part le système des Alpes n'offre, comme les Andes et les monts du Tibet,
de larges plateaux froids et déserts, posant leur masse énorme en barrière
inlranchissable. Partout les massifs alpins sont découpés en monts et
en vallées; partout le climat général du pays est assez doux pour que les
populations puissent vivre et se propager. Les montagnards, assez bien
protégés par la nature pour qu'il leur fût aisé de maintenir leur indépen-
dance, servaient jadis d'intermédiaires entre les peuples des plaines opposées :
c'est par eux que se faisaient les rares échanges entre le Nord et le Midi
et que les premiers sentiers de commerce se frayèrent entre les sommets.
Les points où de larges routes, où des chemins de fer devaient un jour
franchir le rempart des montagnes et mettre les populations en rapport de
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3 S
QJCD
fin
Il i:'
MONTAGNES DE L'EUROPE. 19
guerre ou d'amitié, étaient indiqués d'avance par la direction des vallées
et les profondes échancrures des cols. La partie des Alpes qui devait cesser
la première d'arrêter la marche des peuples en armes est celle qui se di-
rige du nord au sud, entre les massifs de la Savoie et ceux du littoral mé-
diterranéen. En cet endroit le système alpin, quoique très-haut, est réduit
à sa moindre largeur ; en outre, les climats se ressemblent sur les deux
versants opposés des groupes du Cenis et du Viso, et par suite les popula-
tions se trouvent beaucoup plus rapprochées par les mœurs et le genre de
vie. La région des Alpes qui se développe au delà du mont Blanc, dans la
direction du nord-est, est une barrière bien autrement sérieuse, car elle
sert de limite entre deux climats différents.
Comparé a celui des Alpes, le rôle des autres chaînes de montagnes, dans
l'histoire de l'Europe, est tout à fait secondaire et n'a qu'une importance
locale. D'ailleurs l'action qu'elles ont exercée sur les destinées des peuples
n'est pas moins évidente. Ainsi les Norvégiens et les Suédois ont pour mur
de séparation les plateaux et les glaces des Alpes Scandinaves; au centre de
l'Europe, le bastion quadrangulaire des montagnes de la Bohême, tout peu-
plé de Tchèques et presque entouré d'Allemands, ressemble à une île qu'as-
siègent les flots de la mer. En Angleterre, les monts du pays de Galles et
ceux de la Haute-Ecosse ont protégé la race celtique contre les Anglo-Saxons,
les Danois et les Normands; de même en France, c'est à leurs rochers et à
leurs landes que les Bretons doivent de n'avoir pas été complètement fran-
cisés, et le plateau du Limousin, les monts d'Auvergne, les Cévennes sont la
principale cause du frappant contraste qui existe encore entre les popu-
lations du Nord et du Midi. Après les Alpes, les Pyrénées sont de toutes
les montagnes d'Europe celles qui ont offert le plus grand obstacle à la
marche des nations; elles eussent été jusqu'à nos jours l'infranchissable
rempart de l'Espagne, si elles n'avaient été faciles à tourner par leurs
extrémités voisines de la mer.
III
ZONE MARITIME
Les vallées qui rayonnent en tous sens autour du grand massif alpin
sont fort heureusement disposées pour donner à presque toute l'Europe une
remarquable unité, en même temps qu'une extrême variété d'aspects et de
conditions physiques. Le Pô, le Rhône, le Rhin, le Danube serpentent sous
20 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
les climats les plus divers, et pourtant ils prennent leurs sources dans une
môme région de montagnes, et les alluvions dont ils fertilisent les terres
de leurs bassins proviennent du ravinement des mêmes roches. Entre ces
grandes vallées primordiales, tout le pourtour des Alpes et de ses avant-
monts est découpé de vallées divergentes qui vont porter à la mer les eaux
et les débris triturés de la montagne. Partout des eaux courantes donnent à
la nature le mouvement et la vie. Nulle part on ne voit de déserts, de grands
plateaux arides ni de bassins fermés, comme il en existe tant dans les con-
tinents d'Afrique et d'Asie ; nulle part non plus les rivières ne se changent
en d'immenses déluges d'eau, comme ceux qui noient à demi certaines
parties de l'Amérique du sud. Dans le régime de ses rivières, l'Europe offre
une certaine modération qui devait favoriser rétablissement des colons et
faciliter, en chaque bassin, la naissance d'une civilisation locale. D'ailleurs,
la plupart des fleuves, assez larges pour retarder les migrations des peu-
ples, ne pouvaient les arrêter longtemps. Même avant que l'industrie hu-
maine se fût approprié le sol de l'Europe par les chemins et les ponts, il
était facile aux immigrants barbares de se rendre des bords de la mer
Noire à ceux de l'Atlantique.
Aux privilèges que lui ont donné sur les autres parties du monde son
ossature des montagnes et la disposition de ses bassins fluviaux, l'Europe a
pu ajouter, depuis l'ère de la navigation, l'avantage bien plus grand que
lui procure la forme dentelée de son littoral. C'est principalement par le
contour de ses rivages que l'Europe a ce double caractère d'unité et de
diversité qui la distingue entre les continents. Elle est une par sa masse
centrale, et « diverse » par ses nombreuses péninsules et les îles qui en
dépendent. Elle est organisée, pour ainsi dire, et l'on croirait voir en elle
un grand corps pourvu cle membres. Strabon comparait l'Europe à un dra-
gon. Les géographes de la Renaissance aimaient à la figurer comme une
Vierge couronnée dont l'Espagne était la tête et la France le cœur, tandis
que l'Angleterre et l'Italie étaient les mains tenant le sceptre et le globe.
La Russie, encore mal connue et se confondant avec les régions inexplorées
de l'Asie, représentait les vastes plis de la robe traînante.
En surface, l'Europe est deux fois moindre que l'Amérique méridionale
et trois fois plus petite que l'énorme masse africaine, et cependant elle est
supérieure à ces deux continents par le développement de son littoral ; pro-
portionnellement à son étendue, elle a le double des rivages de l'Amé-
rique du sud, de l'Australie et de l'Afrique; elle en a un peu moins que
l'Amérique du nord, mais ce dernier continent n'a la grande richesse
de ses côtes que dans les régions des froidures et des glaces persistantes.
LITTORAL DE L'EUROPE.
21
Ainsi que l'on peut s'en faire une idée en jetant les yeux sur le diagramme
suivant, l'Europe a, sur les deux autres continents que baigne la mer
glaciale arctique, le privilège de posséder un littoral presque en entier
utile à la navigation, tandis qu'une grande partie des côtes de l'Asie et
de l'Amérique du nord est actuellement sans valeur pour l'homme. Et
non-seulement la mer pénètre au loin dans l'intérieur de l'Europe tem-
pérée pour la découper en longues péninsules, mais encore elle entaille cha-
S° 5. — DÉVELOPPEMENT KILOMÉTRIQUE DU LITTORAL DES CONTINENTS, RELATIVEMENT A LEUR SURFACE.
Côtes >nu*7,w
EUROPE
AFRIQUE
ASIE
£ôtes àuiâS&j,
AMÉRIQUE DU SUD
AUSTRALIE
AMERIQUE DU NQRD
Dans le tableau annexé, la superficie de l'Europe est calculée d'après ses limites naturelles
Contour géométr. .
11,153
23,342
19,122
16,083
15,057
9,854
Développ. des côtes .
31,900
57,750
28,500
48,250
25,770
14,400
Côtes utiles. . . .
50,900
47,000
28,500
40,000
25,770
14,400
Proport, du contour
géom.aucont.réel.
1 : 2.86
1 : 2.47
1 : 1.49
1 : 5
1 : 1.71
1 : 1,4G
cune de ces presqu'îles pour y former des multitudes de golfes et de
méditerranées en miniature. Toutes les côtes de la Grèce, de la Thessalie,
de la Thrace sont ainsi dentelées par des golfes en hémicycle et de larges
22 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
bassins pénétrant clans les terres; l'Italie et l'Espagne offrent également
sur tout leur pourtour une série de golfes et d'indentations en arcs de
cercle; enfin, les péninsules du nord de l'Europe, le Jydland et la Scandi-
navie, sont aussi tailladées par les eaux marines en de nombreuses pres-
qu'îles secondaires.
Les îles de l'Europe doivent être également considérées comme des an-
nexes du continent, dont la plupart ne sont séparées que par des eaux sans
profondeur. La Crète et les îles si nombreuses qui parsèment la mer Egée,
les archipels de la mer Ionienne et de la côte dalmate, la Sicile, la Corse et
la Sardaigne, l'île d'Elbe, les Baléares, ne sont-elles pas, en réalité, les pro-
longements ou les stations extérieures des péninsules voisines? A l'entrée
de la Baltique, les îles de Sjâlland et de Fionie ne sont-elles pas les terres
qui ont donné au Danemark le plus d'importance politique et commerciale?
La Grande-Bretagne et l'Irlande, qui faisaient autrefois partie du continent,
n'en dépendent pas moins de l'Europe, quoique les eaux peu profondes de
deux bras de mer aient fait disparaître les isthmes de jonction. L'Angle-
terre est même devenue le grand entrepôt commercial des pays d'Europe ;
elle remplit actuellement, dans le mouvement des échanges du monde
entier, un rôle analogue à celui que la Grèce remplissait autrefois dans le
monde restreint de la Méditerranée.
Chose remarquable! Chaque contrée péninsulaire de l'Europe a eu dans
l'histoire son tour de prépondérance commerciale. D'abord la Grèce, « la
plus belle individualité de l'ancien monde », fut, à l'époque de sa grandeur,
la dominatrice de la Méditerranée, qui était alors presque tout l'univers. Au
moyen âge, Amalfi, Gênes, Venise et autres républiques de l'Italie devinrent
les intermédiaires des échanges entre l'Europe et les Indes. La circum-
navigation de l'Afrique et la découverte du nouveau monde firent passer le
monopole du grand commerce à Cadix, à Séville, à Lisbonne, dans la pé-
ninsule Ibérique. Puis les négociants de la petite république hollandaise
recueillirent en partie l'héritage de l'Espagne et du Portugal, et les richesses
du monde entier affluaient dans leurs îles et leurs presqu'îles assiégées par la
mer. De nos jours, c'est la Grande-Bretagne qui est devenue le principal mar-
ché de l'univers. Londres, la ville la plus populeuse de la Terre, est aussi le
foyer d'appel le plus énergique pour les trésors du genre humain. Tôt ou tard
sans doute le point vital le plus actif de la planète continuera de se déplacer.
Quoique l'Angleterre soit admirablement placée, au centre même de la moitié
du globe qui comprend presque tout l'ensemble des masses continentales, les
travaux d'aménagement auxquels on soumet la Terre, l'ouverture de nou-
velles voies de commerce, les variations d'équilibre dans le groupement des
LITTORAL DE L'EUROPE. 25
nations peuvent faire passer Londres au second rang. Peut-être, ainsi que
les Américains le prédisent, la civilisation, dans sa marche continue vers
l'Ouest , remplacera-t-elle Londres par quelque cité des États-Unis ; peut-
être ayant accompli son mouvement de rotation complet autour du globe ,
prendra-t-elle une ville des Indes , Constantinople ou le Caire pour centre
de commerce et lieu principal de rendez-vous.
Quoi qu'il en soit, les changements si considérables qui se sont accom-
plis pendant la courte période de vingt siècles, dans l'importance relative
des péninsules et des îles de l'Europe, prouvent bien que la valeur des
traits géographiques se modifie peu à peu avec le cours de l'histoire. Les
privilèges mêmes dont la nature avait gratifié certains pays peuvent se
changer avec le temps en de graves désavantages. Ainsi les petits bassins
étroits, les ceintures de montagnes, les innombrables dentelures des côtes,
qui avaient autrefois favorisé le développement des cités grecques et donné
au port d'Athènes l'empire de la Méditerranée, éloignent maintenant l'Hel-
lade de la masse du continent et ne permettront pas de longtemps qu'elle
se rattache au réseau des voies de communication européennes. Ce qui
faisait jadis la force du pays fait aujourd 'hui sa faiblesse. Aux temps pri-
mitifs, avant que l'homme pût encore se confier aux barques pour tenter
les périlleux chemins de la mer, les baies, les mers intérieures étaient un
obstacle infranchissable à la marche des peuples; plus tard, grâce à la na-
vigation , elles devinrent le grand chemin des nations commerçantes et
favorisèrent grandement la civilisation ; actuellement, elles nous gênent de
nouveau en arrêtant nos routes et nos chemins de fer.
IV
LE CLIMAT
Si le relief du sol et la configuration des côtes sont des éléments de
valeur changeante dans l'histoire des nations, en revanche, les avantages
du climat exercent une influence durable. A cet égard, l'Europe est
certainement la plus favorisée des parties du monde; depuis un cycle
terrestre dont la durée nous est inconnue, elle jouit d'un climat qui est
en moyenne le plus tempéré, le plus égal, le plus sain parmi ceux des
continents.
En premier lieu, toutes les parties de l'Europe se trouvent exposées à
l'influence modératrice de l'Océan, grâce aux golfes et aux mers intérieures
21 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
qui pénètrent au loin dans les terres. Excepté au milieu de la Russie, qui
est une contrée à demi-asiatique, il n'y a pas en Europe un seul point situé
à plus de 600 kilomètres de la mer, et par suite de l'uniformité générale
des pentes qui s'inclinent du centre vers la circonférence du continent, l'ac-
tion des vents marins se fait sentir partout. Ainsi, malgré sa grande su-
perficie, le territoire européen jouit des mêmes avantages que les îles; les
chaleurs de l'été y sont rafraîchies par le souffle de l'Océan, et ce même
souffle adoucit les froids de l'hiver.
Par leur mouvement de translation continu du sud-ouest au nord-est, les
eaux de l'Atlantique boréal influent aussi de la manière la plus heureuse
sur le climat des terres d'Europe dont elles baignent les rives. En sortant
de la grande chaudière de la mer des Antilles où il vient de tournoyer sous
un soleil tropical, le courant connu sous le nom de Gulf-Stream prend
directement le chemin de l'Europe. Sa masse liquide énorme, égale à celle
de vingt mille fleuves comme le Rhône, s'ajoute aux eaux venues directe-
ment des régions tropicales échauffées par le soleil, et toute cette mer en
mouvement porte sa chaleur aux côtes occidentales et septentrionales de
l'Europe. L'afflux de ces eaux tièdes agit sur le climat comme s'il éloignait
le continent de la zone glaciale pour le rapprocher de l'équateur ; il rem-
place la chaleur directe des rayons solaires. D'ailleurs, les régions côtières
de la péninsule pyrénéenne, de la France, des îles Britanniques, de la Scan-
dinavie, ne sont pas seules à profiter de cette élévation de la température
normale; toute l'Europe s'en trouve réchauffée de proche en proche, jusqu'à
.la Caspienne et à l'Oural.
Les courants de l'air, de même que ceux de l'Océan, exercent sur le cli-
mat général de l'Europe une influence favorable. Les vents du sud-ouest
superposés au courant océanique, sont ceux qui prédominent sur les rivages
du continent, et dégagent aussi la chaleur qu'ils avaient emmagasinée dans
les régions tropicales. Les vents du nord-ouest, du nord et même du nord-
est, qui soufflent pendant une moindre partie de l'année, sont moins réfri-
gérants qu'on ne pourrait s'y attendre, à cause des nappes d'eau attiédies
par les courants, sur lesquelles ils doivent passer dans leur course ; enfin
l'Europe est partiellement réchauffée par le voisinage du Sahara, véritable
étuve de l'ancien monde.
Sous la double influence des courants maritimes et aériens, la tempéra-
ture moyenne du continent est tellement accrue qu'à égale latitude, elle
dépasse de 5, de 10 et même de 15 degrés celle des autres parties du monde.
Nulle part, pas même sur les côtes occidentales de l'Amérique du nord,
les isothermes, c'est-à-dire les lignes d'égale chaleur moyenne, ne rappro-
CLIMAT DE L'EUROPE.
25
chent plus leurs courbes de la zone polaire; à 1,500 et 2,000 kilomètres
plus loin de l'équateur, on jouit en Europe d'un climat aussi doux qu'en
Amérique; en outre, la température y diminue, du sud au nord, beaucoup
moins rapidement que dans toute autre partie de la rondeur terrestre. C'est
là ce qui distingue spécialement l'Europe : une par son climat, elle
se trouve comprise en entier dans la zone de température modérée, entre
les isothermes de 20 et de 0 degrés centigrades, tandis qu'en Amérique et
en Asie cette zone privilégiée est deux fois moindre en largeur.
N° i. — ZONE DE L'EUROPE COMPRISE ENTRE LES ISOTHERMES DE 0 ET DE 20 DEGRÉS.
Echelle de 1: 60.000.000
Cette remarquable unité de climat que présente l'Europe dans sa tempé-
rature annuelle se montre également dans le régime de ses pluies. La
mer, qui baigne le continent sur la plus grande partie de son pourtour, en
alimente toutes les contrées de l'humidité nécessaire. Il n'est pas une seule
région de l'Europe qui ne reçoive annuellement ses pluies; sauf une partie
des rivages de la mer Caspienne et un petit coin de la péninsule Ibérique,
il n'en est pas non plus que le manque fréquent d'humidité expose à la
perte totale des récoltes. Non-seulement tous les pays européens sont arrosés
de pluies, mais presque tous les reçoivent en chaque saison ; excepté sur les
bords de la Méditerranée, où l'automne et l'hiver sont la période pluvieuse
par excellence, les nuages épanchent à peu près régulièrement, pendant toute
l'année, leur fardeau liquide. D'ailleurs, malgré la grande diversité de
26 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
relief et de contours qu'offrent les différentes contrées de l'Europe, les
pluies y sont, en général, modérées, soit qu'elles humectent le sol en fins
brouillards, comme en Irlande, soit qu'elles s'abattent en rapides averses,
comme en Provence et sur la pente méridionale des Alpes. Si ce n'est sur
les flancs des montagnes que viennent frapper des courants humides, la
quantité moyenne d'eau de pluie ne dépasse pas un mètre par an.
L'uniformité relative et la modération des pluies assurent donc à l'Europe
un régime fluvial d'une grande régularité. Non-seulement les fleuves et les
rivières, mais aussi les petits ruisseaux, du moins au nord des Pyrénées, des
Alpes et des Balkans, coulent pendant toute l'année; leurs crues et leurs
maigres se maintiennent d'ordinaire en des limites étroites ; les campagnes
sont rarement inondées sur de grandes étendues ; rarement aussi elles sont
complètement dépourvues de l'eau d'irrigation. Grâce à une répartition
naturelle plus égale, l'Europe peut tirer d'une moindre quantité d'eau un
plus grand profit pour l'agriculture et la navigation que les autres parties
du monde plus abondamment arrosées. Les hautes Alpes contribuent, pour
une forte part, à maintenir la régularité de l'écoulement dans les lits flu-
viaux. L'excédant d'humidité qu'elles reçoivent s'accumule en neiges et en
glaces qui s'épandent lentement vers les vallées et se fondent pendant la sai-
son des chaleurs. C'est précisément alors que les rivières sont le plus faible-
ment alimentées par les pluies et perdent le plus d'eau par l'évaporation ;
elles tariraient en partie si les glaces de la montagne ne subvenaient aux
eaux du ciel. Ainsi s'établit une sorte de balancement régulier dans l'éco-
nomie générale des fleuves.
Le climat de l'Europe est donc celui qui offre le plus d'unité dans son
ensemble et de pondération dans ses contrastes. Les courants océaniques,
les vents, les chaleurs et les froidures, les pluies et les cours d'eau ont sur
ce continent des allures régulières et modérées qu'ils n'ont point dans les
autres parties du monde. Ce sont là de grands avantages dont les peuples
ont profité dans leur histoire passée et dont ils ne cesseront de bénéficier
dans l'avenir. Tout petit qu'il est, le continent d'Europe est pourtant celui
qui présente de beaucoup la plus grande surface d'acclimatement facile. De
Piussie en Espagne, de Grèce en Irlande, les hommes peuvent se déplacer
sans grand danger ; grâce à la douceur relative des transitions, les nations
venues du Caucase ou de l'Oural ont pu traverser les plaines et les mon-
tagnes jusqu'aux bords de l'océan Atlantique et s'accommoder partout à leur
nouveau milieu. Le sol et le climat, également propices aux hommes,
les maintenaient dans la plénitude de leurs forces physiques et de leurs
qualités intellectuelles; dans toutes les contrées de l'Europe, le peuple en
CLIMAT ET RACES DE L'EUROPE. 27
marche retrouvait une patrie. Ses compagnons de travail, le chien, le
cheval, le bœuf, ne l'abandonnaient point en route, et la semence qu il
avait apportée levait en moisson dans tous les champs où il la déposait.
LES RACES ET LES PEUPLES
Par l'étude du sol et la patiente observation des phénomènes du climat,
nous pouvons comprendre, d'une manière générale, quelle a été l'influence
de la nature sur le développement des peuples ; mais il nous est plus diffi-
cile de distribuer à chaque race, à chaque nation, la part qui lui revient
dans les progrès de la civilisation européenne. Sans doute, les divers
groupes d'hommes nus et ignorants qui se trouvaient aux prises avec les
nécessités de la vie ont dû réagir différemment, suivant leur force et leur
adresse physique, leur intelligence naturelle, les goûts et les tendances de
leur esprit. Mais quels étaient ces hommes primitifs qui ont su mettre à
profit les ressources offertes par le milieu et qui nous ont enseigné à triom-
pher de ses obstacles? Nous ne savons. A quelques milliers d'années en
arrière, tous les faits sont enfouis dans les immenses ténèbres de notre
ignorance.
On ne sait même point quelle est l'origine principale des populations
européennes. Sommes-nous les « fils du sol », les « rejetons des chênes»,
comme le disaient les traditions anciennes en leur langage poétique, ou
bien les habitants de l'Asie sont-ils nos véritables ancêtres et nous ont-ils
apporté nos langues et les rudiments de nos arts et de nos sciences?
Enfin, si l'Europe était déjà peuplée d'autochthones lorsque les immigrants
du continent voisin sont venus s'établir parmi eux, dans quelle proportion
s'est opéré le mélange? Il n'y a pas longtemps encore, on admettait, comme
an fait ta peu près incontestable, l'origine asiatique des nations européennes;
on se plaisait même à chercher sur la carte d'Asie l'endroit précis où
vivaient nos premiers pères. Actuellement, la plupart des hommes de
science sont d'accord pour chercher les traces des ancêtres sur le sol même
qui porte les descendants. Dans presque toutes les parties de l'Europe, les
incrustations des grottes, les rivages des lacs et de la mer, les alluvions des
fleuves anciens, ont fourni aux géologues des débris de l'industrie humaine
et même des ossements qui témoignent l'existence de populations indus-
trieuses longtemps avant la date présumée des immigrations d'Asie. Lors
des premiers bégayements de l'histoire, nombre de peuples étaient consi-
28 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
dérés comme aborigènes, et parmi leurs descendants il s'en trouve, les
Basques par exemple, qui n'ont rien de commun avec les envahisseurs
venus du continent voisin. Bien plus, il n'est pas encore admis par tous
les savants que les Aryens, c'est-à-dire les ancêtres d'où proviennent les
Pélasges et les Grecs, les Latins, les Celtes, les Allemands, les Slaves, soient
d'origine asiatique. La parenté des langues fait croire à la parenté des
Aryens d'Europe avec les Persans et les Indous; mais elle est loin de mettre
hors de doute l'hypothèse d'une patrie commune qui se trouverait vers les
sources de l'Oxus. D'après Latham, Benfey, Cuno, Spiegel et d'autres en-
core, les Aryens seraient des aborigènes d'Europe. Le fait est qu'il est im-
possible de se prononcer avec quelque certitude. Il est indubitable que,
pendant les âges préhistoriques, de nombreuses migrations ont eu lieu;
mais nous ne savons dans quel sens elles se sont produites. Si nous nous
en tenons aux mouvements que raconte l'histoire, ils se sont faits sur-
tout dans le sens de l'est à l'ouest. Depuis que les annales de l'Europe
ont commencé, cette partie du monde a donné aux autres continents des
Galates, des Macédoniens, des Grecs, et, dans les temps modernes, d'in-
nombrables émigrants ; en revanche, elle a reçu des Huns, des Avares, des
Turcs, des Mongols, des Circassiens, des Juifs, des Arméniens, des Tsiganes,
des Maures, des Berbères et des nègres de toute race, elle accueille main-
tenant des Japonais et des Chinois.
Sans tenir compte des groupes de population d'une importance secon-
daire, ni des races dont les représentants n'existent pas en corps de nation,
on peut dire, d'une manière générale, que l'Europe se partage en trois
grands domaines ethniques, ayant précisément pour limites communes ou
pour bornes angulaires les massifs des Alpes, des Carpathes, des Balkans.
Ces montagnes, qui séparent les bassins fluviaux et servent de barrière entre
les climats, devaient aussi régir en partie la distribution des races.
Le premier groupe des peuples européens occupe le versant méridional
du système alpin, la péninsule des Pyrénées, la France et une moitié de
la Belgique : c'est l'ensemble des populations de langues gréco-latines, soit
environ cent millions d'hommes. En dehors de cette zone de langues
comprenant presque tous les territoires européens de l'ancienne Rome, se
trouvent çà et là quelques enclaves latines, entourées de tous les côtés par
des peuples d'un autre langage. Tels sont les Roumains des plaines infé-
rieures du Danube et de la Transylvanie, tels sont aussi les Romanches des
hautes vallées des Alpes. En revanche, deux îlots, l'un de langue celtique,
l'autre de dialectes ibères, se maintiennent encore en Bretagne et dans les
Pyrénées, au milieu de populations complètement latinisées; mais prises
PEUPLES DE L'EUROPE. 29
en masse, toutes les races de l'Europe sud-occidentale, Celtes, Ibères et
Ligures, ont été conquises aux idiomes romans1. Quelles que fussent leurs
différences premières, nul doute que la parenté des langues n'ait remplacé
peu à peu chez eux ou resserré plus fortement la parenté d'origine.
Le groupe des peuples de langues germaniques occupe une zone infé-
rieure en étendue et en population. Il possède presque tout le centre de
l'Europe, au nord des Alpes et des chaînes qui s'y rattachent, et s'étend par
les Pays-Bas et les Flandres jusqu'à l'entrée de la Manche. Le Danemark et,
de l'autre côté delà Baltique, la grande péninsule Scandinave appartiennent
également à ce groupe, où ils occupent une place à part avec la lointaine
Islande. Quant aux Iles Britanniques, considérées généralement comme un
fragment du domaine ethnique des Germains, il faut bien plutôt y voir un
terrain de croisement entre les races et les langues de l'est et du midi. De
même que l'ancienne population celtique de la Grande-Bretagne, pure
encore dans quelques provinces reculées, s'est néanmoins presque partout
mélangée avec les envahisseurs Angles, Saxons, Danois, de même la langue
de ces conquérants s'est intimement croisée avec le français du moyen âge,
et l'idiome hybride qui en est résulté n'est pas moins latin que tudesque.
Favorisés par leur isolement au milieu des mers, les Anglais ont acquis
peu à peu dans leurs traits, dans leur langue, dans leurs mœurs, une
remarquable individualité nationale, qui les sépare nettement de leurs
voisins du continent, Allemands, Scandinaves ou Celto-Latins.
Les Slaves forment le troisième groupe des peuples européens : un
peu moins nombreux que les Gréco-Latins, ils occupent un territoire beau-
coup plus étendu : presque toute la Bussie, la Pologne, une grande partie
de la péninsule des Balkans, une moitié de l' Austro-Hongrie. A l'orient
des Carpates, toutes les grandes plaines sont habitées de Slaves purs ou
croisés avec les immigrants asiatiques; mais à l'ouest et au sud des mon-
tagnes la race se trouve partagée en de nombreuses populations distinctes,
1 Population de l'Europe en 1879 : 318,000,000.
Grecs et Latins. Slaves. Germains,
Grecs et Albanais. . 6,000,000 Slaves du Nord . 60,000,000 Allemands, Suisses-
Italiens. ...... 28,000,000 Slaves du Sud. 26,000,000 Allemands, Juifsde
Français 37,000,000 langue allemande. 56,500,000
Espagnols et Portugais. 21,000,000 Hollandais et Fia- .
Roumains 8,000,000 m™ds 7,000,000
Romands et Wallons. . 5,000,000 Scandinaves. . . ■ 8,500.000
^OOOTÔÔ ~86\000,000 72,000,000
Anglo-Celtes 54,000,000
Magyars, Turcs, Finnois, Celtes, Basques, Lettes, Zingares, etc. . 25,000,000
30 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
au milieu d'un chaos d'autres nations. Dans ce dédale des pays danubiens, les
Slaves se rencontrent avec les Roumains de langue latine, ainsi qu'avec deux
races d'origine orientale, et d'une importance secondaire par le nombre,
les Turcs et les Magyars. De ce côté, les mondes slave et gréco-latin sont
donc, en grande partie, séparés par une zone intermédiaire de peuples de
souches différentes. Vers le nord, les Finlandais, les Livoniens, les Lettes,
s'interposent entre les Slaves et les Germains.
D'ailleurs il n'y a point de coïncidence entre les limites présumées des
races européennes et les frontières de leurs langues. Dans le monde gréco-
latin, aussi bien qu'en pays allemand et parmi les Slaves, se trouvent
maintes populations d'origine distincte parlant un même dialecte, et maints
parents de race qui ne se comprennent pas mutuellement. Quant aux divi-
sions politiques, elles sont tout à fait en désaccord avec les limites naturelles
qui auraient pu s'établir par le choix spontané des peuples. À l'exception
des frontières formées par de hautes montagnes ou les eaux d'un détroit,
bien peu de limites d'empires et de royaumes sont en même temps des
lignes de séparation entre des races et des langues. Les mille vicissitudes
des invasions et des résistances, les marchandages de la diplomatie ont
souvent dépecé au hasard les territoires européens. Quelques peuples,
défendus par les accidents du sol aussi bien que par leur courage, ont
réussi à maintenir leur existence indépendante depuis l'époque des grandes
migrations,, mais combien plus ont été submergés par des invasions suc-
cessives ! Combien plus, tour à tour vaincus et conquérants, ont vu, pendant
le cours des siècles, leur patrie diminuer, s'agrandir, se rétrécir encore et
changer de limites plusieurs fois par génération!
Fondé, comme il l'est, sur le droit de la guerre et sur la rivalité des
ambitions, « l'équilibre européen » est nécessairement instable . Tandis
que, d'un côté, il sépare violemment des peuples faits pour vivre de la
même vie politique, ailleurs il en associe de force qui ne se sentent pas unis
par des affinités naturelles; il essaye de fondre en une seule nation des
oppresseurs et des opprimés, que séparent des souvenirs de luttes sanglantes
et de massacres. Il ne tient aucun compte de la volonté des populations
elles-mêmes ; mais cette volonté est une force qui ne se perd point ; elle
agit à la longue et tôt ou tard elle détruit l'œuvre artificielle des guerriers
et des diplomates. La carte politique de l'Europe, si souvent remaniée
depuis les âges de l'antique barbarie, sera donc fatalement remaniée de
nouveau. L'équilibre vrai s'établira seulement quand tous les peuples du
continent pourront décider eux-mêmes de leurs destinées, se dégager de
tout prétendu droit de conquête et se confédérer librement avec leurs voisins
POPULATIONS DE L'EUROPE
Hachette ei C* I'
N ;■■;,_ Nouvelle Géographie universelle
ÉQUILIBRE DE L'EUROPE. ET DIVISIONS POLITIQUES. 51
pour la gérance des intérêts communs. Certainement les divisions politiques
arbitraires ont une valeur transitoire qu'il n'est pas permis d'ignorer; mais,
dans les descriptions qui vont suivre, nous tâcherons de nous tenir princi-
palement aux divisions naturelles, telles que nous les indiquent à la fois
le relief du sol, la forme des bassins fluviaux et le groupement des popula-
tions unies par l'origine et la langue. D'ailleurs ces divisions elles-mêmes
perdent de plus en plus de leur importance grâce aux voies de communica-
tion qui franchissent les fleuves et percent les montagnes, grâce surtout à la
jouissance commune des conquêtes de la science et à la commune compré-
hension des droits et des devoirs.
En nous plaçant au point de vue de l'histoire et des progrès de l'homme
dans la connaissance de la Terre, c'est par les contrées riveraines de la
Méditerranée qu'il nous faut commencer la description de l'Europe, et c'est
la Grèce, avec la péninsule de Thrace, qui doit venir en tête de tous les
autres pays du bassin de la mer Intérieure. A l'origine de notre civilisation
européenne, l'Hellade était le centre du monde connu, et là vivaient les
poètes qui chantaient les expéditions des navigateurs errants, les historiens
et les savants qui racontaient les découvertes et classaient tous les faits
relatifs aux pays éloignés. Plus tard, l'Italie, située précisément au milieu
de la Méditerranée, devint à son tour le centre du grand « Cercle des
Terres » connues, et c'est d'elle que partit l'initiative des explorations
géographiques. Pendant quinze siècles, l'impulsion lui appartint : Gênes,
Venise, Florence, avaient succédé à Rome comme les cités rectrices du
monde civilisé et les points de départ du mouvement de voyages et de
découvertes dans les contrées lointaines. Les peuples gravitèrent autour de
la Méditerranée et de l'Italie, jusqu'à ce que les Italiens eussent eux-mêmes
rompu le cercle en découvrant un nouveau monde par de là l'Océan. Le
cycle de l'histoire essentiellement méditerranéenne était désormais fermé.
La péninsule Ibérique prenant, pour un temps bien court, le rôle pré-
pondérant, acheva l'évolution commencée à l'autre extrémité du bassin de
la Méditerranée par la péninsule Grecque. Celle-ci avait servi d'intermé-
diaire entre les nations déjà policées de l'Asie et de l'Afrique et les peu-
plades de l'Europe encore barbare; l'Espagne et le Portugal furent par
leurs navigateurs les représentants du monde européen en Amérique et
dans l'extrême Orient : l'histoire avait suivi dans sa marche l'axe de la
Méditerranée.
11 est donc naturel de décrire dans un même volume les trois péninsules
méridionales de l'Europe, d'autant plus qu'elles appartiennent presque en
entier aux peuples gréco-latins. La France, également latinisée, occupe
52 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
néanmoins une place à part : méditerranéenne par son versant de la
Provence et du Languedoc, elle a tout le reste de son territoire tourné vers
l'Océan; par sa configuration géographique aussi bien que par son rôle
dans l'histoire, elle est le grand lieu de passage, d'échange et de conflit
entre les nations riveraines des deux mers ; grâce au mouvement des idées,
qui vient y converger de toutes les parties de l'Europe, elle a un rôle tout
spécial d'interprète commun entre les peuples du Nord et les Latins du Midi.
Il paraît donc convenable de traiter la France et les pays circonvoisins dans
un volume distinct. Puis viendront les descriptions des pays germains, des
Iles Britanniques, des péninsules Scandinaves, et la géographie de l'Europe
se terminera par l'étude de l'immense Russie.
CHAPITRE 111
LA MÉDITERRANÉE
LA FORME ET LES EAUX DU BASSIN
L'exemple de la Grèce et de son cortège d'îles prouve que les flots incer-
tains de la Méditerranée ont eu sur le développement de l'histoire une
importance bien plus considérable que la terre même sur laquelle l'homme
a vécu. Jamais la civilisation occidentale ne serait née si la Méditerranée ne
lavait les rivages de l'Egypte, de la Phénicie, de l'Asie Mineure, de l'Hellade,
de l'Italie, de l'Espagne et de Carthage. Sans cette mer de jonction entre les
trois masses continentales de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique, entre les
Aryens, les Sémites et les Berbères; sans ce grand agent médiateur qui mo-
dère les climats de toutes les contrées riveraines et en facilite ainsi l'accès,
qui porte les embarcations et distribue les richesses, qui met les peuples en
rapport les uns avec les autres, nous tous Européens, nous serions restés
dans la barbarie primitive. Longtemps même on a pu croire que l'humanité
avait son existence attachée au voisinage de cette « mer du Milieu », car
en dehors de son bassin on ne voyait que des populations déchues ou non
encore nées à la vie de l'esprit : « Comme des grenouilles autour d'un
marais, nous nous sommes tous assis au bord de la mer, disait Platon. »
Cette mer, c'était la Méditerranée. Il importe donc de la décrire comme les
terres émergées que l'homme habite. Malheureusement la surface uniforme
de ses flots nous cache encore bien des mystères.
L'étude des rivages, non moins que les traditions des peuples, nous apprend
que la Méditerranée a souvent changé de contours et d'étendue ; souvent
aussi la porte qui mêle ses eaux à celles de l'Océan s'est déplacée du nord
34 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
au sud, et de l'occident à l'orient. Tandis que de simples péninsules comme
la Grèce, ou même de petites îles, comme le rocher de Malte, faisaient partie
de grandes plaines continentales à une époque géologique moderne, — leur
faune fossile le prouve, — de vastes étendues des terres africaines, de la Russie
méridionale, de l'Asie même, étaient couvertes par les eaux. Les recherches
de Spratt, de Fuchs et d'autres savants ont à peu près mis hors de doute
qu'un immense lac d'eau douce s'est étendu des bords de l'Aral à travers la
Russie, la Valachie, les plaines basses du Danube et la mer Egée, jusqu'à
Syracuse. C'était vers la lin de l'époque miocène. Puis à l'eau douce succéda
le flot salé de l'Océan. Il fut un temps où la mer de Grèce allait rejoindre le
golfe d'Ob' par le pont Euxin et la mer d'Hyrcanie ; à une autre époque,
ou peut-être en même temps, le golfe des Syrtes pénétrait au loin dans les
plaines basses qui sont devenues aujourd'hui les déserts de Libye et du
Sahara. Le détroit de Gibraltar, que les anciens disaient avoir été ouvert par
le bras d'Hercule, est en effet l'œuvre d'une révolution moderne, et jadis
l'isthme de Suez, au lieu de séparer la Méditerranée de l'océan des Indes,
les unissait au contraire ; l'ancien détroit était encore si bien indiqué par la
nature, qu'il a suffi du travail de l'homme pour le rouvrir. L'instabilité des
continents voisins, dont les rochers se plissent, s'élèvent et s'abaissent en
vagues, modifie de cycle en cycle la ligne des côtes. En outre, les fleuves
« travailleurs », comme le Nil, le Pô, le Rhône, ajoutent incessamment
de nouvelles alluvions aux plaines qu'ils ont déjà conquises sur les golfes.
Actuellement, la Méditerranée et ses mers secondaires, du détroit de Gi-
braltar à la mer d'Azov, occupent une surface que l'on peut évaluer à six
fois environ la superficie du territoire français. Proportionnellement à l'éten-
due des mers, c'est beaucoup moins qu'on n'est porté à se l'imaginer tout
d'abord en voyant l'immense développement des côtes de la Méditerranée, la
richesse des articulations continentales qui viennent s'y baigner, l'aspect vif
et dégagé qu'elle donne à tout un tiers de l'ancien monde. La Méditerranée,
qui, par son rôle dans l'histoire, a la prééminence sur toutes les autres mers,
et vers laquelle s'inclinent les bassins fluviaux d'une importante zone côtière
de l'Asie et d'une grande partie de l'Afrique1, ne représente en étendue que
la soixante-dixième partie de l'océan Pacifique : encore cette nappe d'eau
1 Superficie du bassin méditerranéen :
Versant. d'Europe 1,770,000
)) d'Asie 600,000
» d'Afrique 4,500,000
Superficie des eaux marines. .......... 2,987,000
Totai 9,-S57,000
CONFIGURATION DE LA MÉDITERRANÉE.
35
n'est-elle point en un seul tenant, elle se divise en mers distinctes, dont
quelques-unes ne sont pas même assez grandes pour que le navigateur
y perde, par un beau temps, la vue des rivages. À l'orient est la mer Noire,
avec ses deux annexes, Azov et Marmara ; entre la Grèce, l'Asie Mineure et
la Crète, s'étend la mer Egée, aussi parsemée d'îles et d'îlots que les côtes
voisines sont découpées de golfes et de baies ; la mer Adriatique, entre les
deux péninsules des Apennins et des Balkans, se prolonge au nord-ouest
comme le pendant maritime de l'Italie continentale ; enfin la Méditerranée
proprement dite se divise en deux bassins, qu'en souvenir de leur histoire
on pourrait désigner par les noms de mer Phénicienne et de mer Carthagi-
N° 6. PROFONDEURS DE LA MÉDITERRANÉE.
Dresse, d apr&r fa carte de MrDclt
Echelle tià.000000.
0 à 1000™ WOOAWOO'T- 2000à3000^ 3000™ctauâdà.
noise, ou bien de Méditerranée grecque et de Méditerranée romaine, En
outre, chacune de ces mers est elle-même subdivisée, l'une par la Crète,
l'autre par les deux îles de Sardaigne et de Corse.
Inégaux par l'étendue, ces divers bassins le sont encore davantage par la
profondeur. La petite mer d'Azov, mérite presque le nom de « Palus » ou
Marécage, que lui donnaient les anciens, car un navire ne pourrait y couler
à fond sans que la mâture restât encore visible au-dessus des flots. La
mer Noire" a plus de 2 kilomètres de creux dans les endroits les plus bas
de son lit ; mais elle s'épanche dans la mer de Marmara par un fleuve
moins profond que beaucoup de rivières des continents. De même, la ca-
vité de Marmara est peu de chose comparée à celle de bien des lacs de l'in-
térieur des terres, et les Dardanelles sont, comme le Bosphore, un simple
36 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
fleuve. Dans la mer Egée et le bassin oriental de la Méditerranée proprement
dite, les inégalités des fonds sont en proportion de celles que présentent les
terres émergées. Au milieu de la « ronde » des Cyclades, des fosses et des
abîmes de 500 et même de 1000 mètres se trouvent dans le voisinage im-
médiat des îles escarpées, tandis que sur les côtes d'Egypte le lit de la mer
s'incline insensiblement vers la cavité centrale de la mer Syrienne, où la
sonde a mesuré des profondeurs de 5000 mètres. Ce sont là déjà des gouffres
comparables à ceux de l'Océan, mais à l'orient de Malte on a trouvé à la
couche liquide près de 4 kilomètres d'épaisseur : le fond de la cuve médi-
terranéenne coïncide donc à peu près avec le centre géographique de l'en-
semble du bassin. Si la Méditerranée tout entière était changée en une boule
sphérique, elle aurait un diamètre d'environ 140 kilomètres, c'est-à-dire
qu'en tombant sur la Terre, elle ne couvrirait pas complètement un pays
comme la Suisse.
La mer Ionienne est nettement séparée de la cavité de l'Adriatique par un
seuil qui s'élève dans le détroit d'Otrante, mais elle est encore bien mieux
limitée à l'ouest par les bas-fonds qui rejoignent la Sicile à la Tunisie, en
formant un isthme sous-marin, déjà signalé par Strabon. Géologiquement
la Méditerranée se trouve interrompue, puisque une brèche, où l'épaisseur
de l'eau ne dépasse pas 200 mètres, est la seule porte ouverte entre ses deux
bassins. Celui de l'Ouest, le moins vaste et le moins profond des deux, pré-
sente encore des gouffres de plus de 2000 mètres dans la mer Tyrrhénienne
et de 2500 mètres et même 5000 mètres dans la mer des Baléares, puis il
va se terminer au seuil hispano-africain, situé, non entre Gibraltar et Ceuta,
où les fonds ont jusqu'à 920 mètres, mais plus à l'ouest, dans des parages
où le détroit s'évase largement vers l'Océan1.
Ce partage de la grande mer en étendues lacustres dont les communica-
tions sont gênées par des seuils sous-marins, des îles et des promontoires,
explique le contraste que l'on observe entre les phénomènes de l'Océan et
ceux de la Méditerranée. Celle-ci, on le sait, n'a, sur presque tous ses rivages,
que des marées irrégulières et incertaines. A l'est du goulet de Gibraltar et
des parages qui s'étendent entre la côte de l'Andalousie et celle du Maroc, le
flux et le reflux sont tellement faibles, les troubles qu'y apportent les vents
et courants sont d'une telle fréquence, que les observateurs ont eu la plus
grande peine à déterminer la véritable amplitude des flots et se trouvent
M. occidentale. M. orientale. Adriatique. M. Egée. Mer Noire, etc. Méditerranée.
Superficie 920,000 1,500,000 150,000 157,000 480,000 2,987,000
Profondeurs extrêmes. . 5,000 4,000 900 1,000 2,000 5,000
Profondeurs moyennes. . 1,000 1,500 200 500 500 1,000
FLUX ET REFLUX DE LA MÉDITERRANÉE.
39
souvent en désaccord. Toutefois le gonflement et la dépression de la marée
sont assez sensibles pour que les marins de la Grèce et de l'Italie en aient
toujours tenu compte. Sur les côtes de la Catalogne, de la France, de la
Ligurie, du Napolitain, de l'Asie Mineure, de la Syrie, de l'Egypte, les oscil-
lations sont presque imperceptibles ; mais sur les rivages de la Sicile occi-
dentale et dans la mer Adriatique, elles peuvent s'élever jusqu'à plus d'un
mètre ; quand elles sont soutenues par une tempête, la dénivellation des
N8 7. — SEUIL DE GIBRALTAR.
â'aprèsRobiqueURandeQ^eT' et autres
I I Profondexn^s de ozx^ei â zoo mètres
I I ià de 200 a 000 mètres
Crave par Erhard
Profondeurs de 5oo à 1000 mètres
/d de 1000 et au-delà-
Echelle de 750.000
5oËl.
flots peut même, en certains endroits, atteindre 5 mètres. Le détroit de
Messine et l'Eu ripe de l'Eubée ont aussi leurs alternances régulières de
flux et de reflux ; enfin, dans le golfe de Gabès, le mouvement s'accomplit
de la façon la plus normale, avec le même rhythme que dans l'Océan. Le
seul bassin de la Méditerranée où l'on n'ait point encore observé de flux,
est la mer Noire ; mais il est fort probable que des mesures de précision
pourraient y faire découvrir un léger frémissement de marée, car on croit
l'avoir reconnu dans le lac Michigan, qui pourtant est de cinq à six fois
moins étendu,
40 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Différente de l'Océan par la faiblesse et l'inégalité de ses marées, la Mé-
diterranée l'est aussi par le manque de courant normal remuant avec régu-
larité la masse entière des eaux : les divers bassins maritimes sont trop
distincts les uns des autres pour que des courants d'un volume considérable
puissent entretenir, de Gibraltar aux côtes de l'Asie Mineure, un mouve-
ment constant de translation. Il faut donc voir, dans les divers courants qui
se produisent d'un bassin à l'autre bassin, l'effet de phénomènes locaux ne
dépendant qu'indirectement des grandes lois de la planète. D'après l'hypo-
thèse d'un géographe italien du siècle dernier, Montanari, un courant
côtier pénétrant dans la Méditerranée par la porte de Gibraltar longerait les
rivages des pays barbaresques, de la Cyrénaïque, de l'Egypte, entrerait dans
l'Archipel après avoir suivi les côtes d'Asie, puis en refluerait pour con-
tourner la mer Adriatique, la mer Tyrrhénienne et la mer de France, et
rentrer dans l'Océan, après avoir accompli un circuit complet. Des cartes
détaillées représentent même ce courant supposé, mais les observateurs les
plus autorisés ont vainement cherché à en constater l'existence ; ils n'ont
reconnu que des courants partiels, déterminés soit par l'afflux des eaux de
l'Atlantique, soit par la direction générale des vents, par un trop-plein des
eaux fluviales, ou par un excès d'évaporation. C'est ainsi qu'un mouvement
régulier de la mer se propage de l'ouest à l'est en suivant le littoral du
Maroc et de l'Algérie ; un autre courant bien marqué de l'Adriatique se
porte le long des côtes de l'Italie, du nord au sud, tandis qu'à l'ouest du
llhône le flot se dirige vers Cette et Port-Vendres. D'ailleurs, un courant
général de la Méditerranée, si même il existait, ne pourrait être que tout
superficiel, à cause du seuil élevé qui rattache la Sicile à la Tunisie et
sépare ainsi les deux grands bassins de l'Orient et de l'Occident.
Les courants locaux le mieux constatés de la Méditerranée sont ceux qui
entraînent les eaux de la mer d'Azov dans la mer Noire par le détroit de
Yéni-kaleh, et le surplus de la mer Noire dans la mer Egée par le détroit de
Constantinople et les Dardanelles. Là nous avons affaire à de véritables
fleuves. Le Don, qui par ses apports liquides compense très-largement l'éva-
poration de la mer d'Azov, se continue par la porte de Yéni-kaleh ; de même, le
Dniestr, le Dniepr, leKouban, le Rion, les fleuves du versant septentrional
de l'Asie Mineure, et surtout le Danube, qui à lui seul verse dans la mer
Noire plus d'eau que les autres affluents réunis, doivent se prolonger par
le Bosphore et l'Hellespont. C'est là une conséquence nécessaire de l'é-
quilibre des eaux entre les deux bassins communiquants. De leur côté, l'Ar-
chipel et Marmara renvoient au Pont-Euxin, par des contre-courants pro-
fonds et des remous latéraux, une certaine quantité d'eau saline, en échange
COURANTS ET SALURE DE LA MÉDITERRANÉE. Ai
de l'eau douce qu'ils ont reçue en surabondance : on ne pourrait s'expli-
quer autrement la salure de la mer Noire, car depuis les âges inconnus où
cette mer a cessé d'être en libre communication avec la Caspienne et l'o-
céan Glacial, ses eaux seraient devenues complètement douces, grâce au
Danube et aux autres fleuves, si un afflux d'eau saline plus pesante ne s'o-
pérait pas dans la partie profonde des lits des Dardanelles et du Bosphore.
Un simple calcul démontre qu'en mille années les affluents de la mer Noire
l'auraient purifiée de toutes ses molécules de sel.
À l'autre extrémité de la Méditerranée proprement dite, se produisent
des phénomènes analogues. En effet, l'évaporation est très-forte dans cette
mer fermée qui s'étend au midi de l'Europe, non loin de la fournaise du
Sahara et du désert de Libye, et que parcourent librement les vents, en
absorbant les vapeurs et en dispersant l'embrun des vagues. Cette déperdition
de liquide ne peut guère être inférieure à 2 mètres par année, puisque
déjà dans le midi de la France la quantité d'humidité qui se perd dans
l'espace est presque aussi considérable. L'eau restituée par les pluies étant
évaluée à un demi-mètre seulement, et la tranche annuelle représentée
par les fleuves tributaires atteignant à peine 25 centimètres, il en résulte
que l'Atlantique doit fournir chaque année à sa mer latérale une couche
d'au moins 1 mètre d'épaisseur, soit approximativement une masse li-
quide de beaucoup supérieure à celle du fleuve des Amazones pendant
ses crues. Cet afflux de l'Océan, qui pénètre par le détroit de Gibraltar,
est assez puissant pour se faire sentir au loin dans la Méditerranée et
peut-être même jusque sur les côtes de Sicile. D'ailleurs il est, comme
tous les courants, bordé de remous latéraux qui se portent en sens inverse.
Aux heures de reflux, toute la largeur du détroit est occupée par les eaux
provenant de l'Atlantique ; mais quand la marée s'élève, la Méditerranée
lutte plus énergiquement contre la pression de l'Océan, et deux contre-
courants se produisent, l'un qui longe le littoral d'Europe, l'autre, deux
fois plus large et plus puissant, qui suit les côtes africaines, de la pointe
de Ceuta au cap Spartel. En outre, un contre-courant profond emporte vers
l'Atlantique les eaux plus salées, et par conséquent plus lourdes, du bassin
méditerranéen.
Le mélange produit dans la Méditerranée par la rencontre des eaux ap-
partenant aux divers bassins ne se fait pas assez rapidement pour leur
donner une salinité qui soit sensiblement la même. La teneur en sels y est
en moyenne supérieure à celle de l'Atlantique, à cause de l'excès d'évapo-
ration, principalement sur les côtes d'Afrique; mais dans la mer Noire
elle est de moitié moindre et varie beaucoup suivant le voisinage des fleuves
42 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
qui s'y déversent1. De même pour la température, les seuils et les détroits
qui empêchent le mélange intime des eaux donnent aux profondeurs sous-
marines de la Méditerranée des lois toutes différentes de celles de l'Atlan-
tique. Dans l'Océan, le libre jeu des courants amène sous toutes les lati-
tudes des couches liquides de diverses provenances, les unes chauffées par le
soleil tropical, les autres refroidies par les glaçons polaires; mais ces cou-
ches d'inégale densité se superposent régulièrement en raison de la tempé-
rature : à la surface sont les eaux tièdes ; au fond celles de la température
approchent du point de glace. Dans la Méditerranée on n'observe une super-
position analogue des couches liquides que sur une épaisseur d'environ 200
mètres, précisément égale à l'épaisseur du courant qui pénètre de l'Atlan-
tique dans le détroit de Gibraltar. A une profondeur plus grande, le ther-
momètre, plongé dans les eaux de la Méditerranée, ne constate plus aucun
abaissement de température : l'énorme masse liquide, presque immobile,
se maintient uniformément entre 12 et 13 degrés centigrades; de 200
mètres jusqu'aux abîmes de 3 kilomètres, les observations donnent le même
résultat. M. Carpenter croit seulement pouvoir affirmer que, dans le voisi-'
nage des régions volcaniques, l'eau du fond est plus chaude de quelques
dixièmes de degré que dans les autres parties du réservoir méditerranéen :
il faudrait peut-être rattacher ce fait au travail de la fusion des laves qui
s'opère au-dessous du lit marin.
II
LA FAUNE, LA PECHE ET LES SALINES
Un autre phénomène remarquable des eaux profondes de la Méditerranée
est la rareté de la vie animale. Sans doute, elle ne manque pas complète-
ment : les dragages du Porcupine et les câbles télégraphiques retirés du
fond de la mer avec un véritable chargement de coquillages et de polypes,
l'ont suffisamment prouvé ; mais on peut dire qu'en comparaison des gouf-
fres de l'Océan, ceux de la Méditerranée sont de véritables déserts. Edward
Forbes, qui explora les eaux de l'Archipel, crut même que les profondeurs
en étaient complètement « azoïques », mais il eut le tort de vouloir ériger
en loi ce qui précisément n'était qu'une exception. Si les couches profondes
Salinité de l'Atlantique 56 millièmes
» moyenne de la Méditerranée 58 »
» moyenne de la mer Noire 16 »
FAUNE DE LA MEDITERRANEE. 45
de la Méditerranée sont tellement pauvres en espèces animales, la cause en
serait, pense Carpenter, à la grande quantité de débris organiques apportés
par les fleuves du bassin. Ces débris s'emparent de l'oxygène contenu dans
l'eau et dégagent l'acide carbonique au détriment de la vie animale : pro-
portionnellement à l'Atlantique, un des gaz se trouve en maints endroits
réduit au quart de sa proportion normale, tandis que l'autre est augmenté
de moitié. Peut-être est-ce également à cette abondance de débris tenus en
suspension qu'il faut attribuer la belle couleur azurée de la Méditerranée,
comparée aux eaux plus noires de l'Océan. Ce bleu, que chantent à bon
droit les poètes, ne serait autre chose que l'impureté des eaux. Les observa-
tions comparées de M. Delesse ont établi que le fond de la Méditerranée est
presque partout composé de vase.
Sous la couche superficielle des eaux, principalement dans les parages
qui avoisinent les deux Siciles, la vie animale est extrêmement abondante,
mais presque toutes ces espèces, poissons, testacés ou autres, sont d'origine
atlantique. Malgré son immense étendue, la Méditerranée est pour la faune
un simple golfe de l'océan Lusitanien. Sa disposition générale dans le sens
de l'ouest à l'est, sous des climats peu différents les uns des autres, a facilité
le mouvement de migration du détroit de Gibraltar à la mer de Syrie. Seu-
lement, la vie est représentée par un plus grand nombre de formes dans
le voisinage du point de départ, et les individus qui peuplent les eaux occi-
dentales sont en moyenne d'un volume supérieur à ceux des bassins orien-
taux. Une très-faible proportion d'espèces non atlantiques rappelle l'ancienne
jonction de la Méditerranée avec le golfe Arabique et l'océan Indien. Sur un
total qui dépasse huit cents espèces de mollusques, il en est seulement
une trentaine qui, au lieu d'entrer dans les mers de Grèce et de Sicile par le
détroit de Gibraltar, y sont venus par la porte de Suez, peut-être à l'époque
pliocène, alors que les sables ne l'avaient pas encore fermée1. La diminu-
tion des espèces, dans la direction de l'ouest à l'est, devient énorme au
delà des deux écluses que forment les Dardanelles et le Bosphore. En effet,
la mer Noire diffère complètement de la Méditerranée proprement dite par
sa température. Les vents du nord-est qui glissent à sa surface la refroi-
dissent, au point de la recouvrir parfois d'une légère pellicule glacée
attenant au rivage. La mer d'Azov a souvent disparu sous une dalle de glace
épaisse et continue ; le Pont-Euxin lui-même a gelé complètement en quel-
ques années exceptionnelles. L'eau froide de la surface, mêlée à celle qu'ap-
1 Poissons de la Méditerranée, 444 espèces (Goodwin Austen).
Mollusques » 850 » (Jeffreys).
Foraminifères » 200 (?) »
M NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
portent les grands fleuves, descend dans les profondeurs de la mer et en
abaisse la température au grand détriment de la vie animale. Les éclîino-
dermes et les zoophytes font complètement défaut dans la faune de la mer
Noire; certaines classes de mollusques, déjà rares dans les mers de Syrie
et dans l'Archipel, ne se rencontrent plus dans le Pont-Euxin; la proportion
des espèces de mollusques représentés y est moindre des neuf dixièmes. De
même, les poissons, fort nombreux comme individus, ne comprennent pas
même le tiers des espèces, relativement à la Méditerranée; mais, d'après
Kessler, l'immigration continue. Par sa faune de poissons d'eau saumâtre
ou vivant indifféremment dans l'eau douce ou dans l'eau salée, la mer Noire
ressemble à la Caspienne, qui jadis formait avec elle un même bassin.
Outre les espèces dont la Méditerranée est devenue la patrie, il en est que
l'on doit plutôt considérer comme des visiteurs. Tels sont les grands céta-
cés, baleines, rorquals, cachalots, qui d'ailleurs ne font guère leur
apparition que dans les parages du bassin tyrrhénien et dont les visites se
font plus rares de siècle en siècle. Les requins, qui parcourent les mers de
Sicile et que l'on rencontre jusque dans l'Adriatique et sur les côtes d'Egypte
et de Syrie, sont les plus gros animaux de la faune méditerranéenne pro-
prement dite. On croit que les thons de la Méditerranée sont aussi des voya-
geurs venus des côtes lusitaniennes. Ces poissons entrent au printemps par
le détroit de Gibraltar, remontent la Méditerranée, font le tour de la mer
Noire et reviennent en automne dans l'Atlantique, après avoir accompli
leur migration de 9000 kilomètres. Les pêcheurs disent que les thons par-
courent la mer en trois grandes bandes, et que celle du milieu, qui vient
errer sur les côtes de la mer Tvrrhénienne, est composée des individus les
plus gros et les plus vigoureux. Chaque détachement semble composé d'in-
dividus du même âge, nageant en immenses troupeaux, que nul pasteur de
la mer ne protège contre ses innombrables ennemis. Les dauphins et d'au-
tres poissons de proie les poursuivent avec rage, mais le grand destructeur
est l'homme. Sur les côtes de la Sicile, de la Sardaigne, du Napolitain, de
la Provence, un grand nombre de baies sont occupées, en été, par des ma-
dragues ou tonnare, énorme enceinte de filets enfermant un espace de plu-
sieurs kilomètres et se resserrant peu à peu autour des animaux capturés :
ceux-ci passent de filet en filet et finissent par entrer dans la « chambre de
la mort » dont le plancher mobile se soulève au-dessous d'eux et les livre'
au massacre. C'est par millions de kilogrammes que l'on évalue les masses
de chair que les pêcheurs retirent de leurs abattoirs flottants, et néanmoins
les thons voyageurs reviennent chaque année en multitude sur les rivages
accoutumés. Ils ont probablement quelque peu diminué en nombre, mais
PECHERIES DE LA MÉDITERRANÉE.
45
de nos jours, comme il y a vingt-cinq siècles, ils remplissent encore de leurs
bancs pressés la Corne-d'Or de Byzance et tant d'autres baies où les anciens
naturalistes grecs les ont observés.
Outre la pêche du thon, celle de la sardine et de l'anchois, dans les
mers latines, est d'une réelle importance économique. Sur les côtes, princi-
palement en Italie, les « fruits de mer », oursins et poulpes, contribuent
aussi pour une forte part à l'alimentation des riverains ; mais la Méditer-
ranée n'a point de parages où la vie animale surabonde en aussi prodi-
gieuses quantités que sur les bancs de Terre-Neuve, les côtes du Portugal
et des Canaries, dans l'Atlantique. Une grande partie des flottilles de
N° 8. — PRINCIPALES PÊCHERIES DE LA. MÉDITERRANÉE.
Corail/ Thon*'
àl'EeheTie 4e i:33.3oo.ooo
£ponga$
pèche est employée, non à capturer des poissons, mais à recueillir des
objets de parure et de toilette. On ne pêche plus le coquillage de pourpre
sur les côtes de la Phénicie, du Péloponèse et de la Grande-Grèce, mais des
centaines d'embarcations sont toujours occupées pendant la belle saison, les
unes à la recherche du corail, les autres à celle des éponges.
Le corail se trouve principalement dans les mers occidentales : des pê-
cheurs, italiens pour la plupart, le recueillent non-seulement sur les côtes
du Napolitain et de la Sicile, dans le « Phare » de Messine, sur les côtes de
Sardaigne, mais aussi dans le détroit de Bonifacio, au large de Saint-Tropez,
aux abords du cap Creus, en Espagne, et dans les mers barbaresques. Les
éponges usuelles sont récoltées dans le golfe de Gabès et à l'autre extrémité
de la Méditerranée, sur les côtes de Syrie, de l'Asie Mineure, dans les bras
de mer qui serpentent au milieu des Cyclades et des Sporades. Les éponges
habitant, en général, des profondeurs moindres que les coraux, de 5 mètres
46 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
à 50 mètres, il est souvent facile d'aller les détacher en plongeant, tandis
que le corail est brutalement cueilli par des instruments de fer qui le
cassent et en ramassent les débris, mêlés à la vase, aux algues et aux restes
d'animalcules marins. L'industrie est encore dans sa période barbare. Les
riverains de la Méditerranée sont loin d'en être arrivés à une connaissance
suffisante de la mer et de ses habitants pour qu'il leur soit possible de
pratiquer méthodiquement l'élève du corail et des éponges. Tel est pourtant
le but qu'ils doivent avoir en vue. 11 faut qu'ils sachent arracher à Protée,
le dieu changeant, la garde des troupeaux de la mer.
La récolte du sel est, après la pêche, la grande industrie des bords de la
Méditerranée; mais, comme la pêche, elle est encore en maints endroits
dans sa période primitive; c'est pendant le cours de ce siècle seulement que
l'on a commencé de procéder avec science à l'exploitation du sel, de la
soude et des autres substances contenues dans l'eau marine. La Méditerranée
se prête admirablement à la production du sel , à cause de la température
élevée de ses eaux, de sa forte teneur saline, de la faible oscillation de ses
marées et de la grande étendue de plages presque horizontales alternant
avec les côtes rocheuses et les promontoires de ses rives. C'est probablement
en France, aux bords de l'étang de Thau, dans la Camargue et sur le littoral
de Hyères, que se trouvent les marais salants les plus productifs et les mieux
disposés ; mais on en voit aussi de très-vastes sur les côtes d'Espagne, de
l'Italie, de la Sardaigne, de la Sicile, de la péninsule istriote, et jusque dans
les « limans » salins de la Bessarabie qui bordent la mer Noire. On peut
évaluer à plus d'un million de tonnes, c'est-à-dire à un total de chargement
plus considérable que celui de la flotte de commerce française tout entière1,
la masse de sel que l'on récolte chaque année sur les rivages de la Méditer-
ranée. Relativement à la richesse de la mer, c'est là une quantité tout à fait
infinitésimale; ce n'est rien en proportion des trésors que la science nous
permettra de tirer un jour de ces abîmes «infertiles2».
1 Production du sel marin sur les bords de la Méditerranée et de la Mer Noire.
Espagne . 200,000 tonnes.
France. .......... 250,000 —
Italie.. ... 500,000 —
Autriche 70,000 —
Russie 600,000 —
Autres pays 200,000 (?j —
1,620,000(?) tonnes.
2 Produit annuel approximatif de la pêche 80,000,000 fr.
du corail.. ..... 16,000,000
— — des éponges 1,000,000
— — delà récolte du sel, etc. 15,000,000
COMMERCE DE LA MÉDITERRANÉE. 47
III
COMMERCE ET NAVIGATION
Les avantages que l'homme peut retirer directement de l'exploitation de
la Méditerranée doivent être considérés comme d'une bien faible valeur en
comparaison du gain de toute espèce, économique, intellectuel et moral,
que la navigation de la mer intérieure a valu à l'humanité. Ainsi que les
historiens en ont fréquemment fait la remarque, les côtes, les îles et les
péninsules de la Méditerranée grecque et phénicienne se trouvaient admi-
rablement disposées pour faciliter les premiers débuts du commerce ma-
ritime. Les terres dont on aperçoit déjà les cimes blanchissantes avant de
quitter le port, les plis et replis du rivage où l'embarcation surprise par la
tempête peut se mettre en sûreté; ces brises régulières et ces vents généraux
qui soufflent alternativement de la terre et de la mer; cette égalité du cli-
mat qui permet aux matelots de se croire partout dans leur patrie ; enfin
cette variété de produits de toute nature causée par la configuration si di-
verse des contrées riveraines, toutes ces raisons ont contribué à faire de la
Méditerranée le berceau du commerce européen. Or, que sont les échanges,
à un certain point de vue, sinon la rencontre des peuples sur un terrain
neutre de paix et de liberté, sinon la lumière se faisant dans les esprits
parla communication des idées? Toute forme du littoral qui favorise les
relations de peuple à peuple a par cela même aidé au développement de la
civilisation. En voyant les îles nombreuses de la mer Egée, les franges de
presqu'îles qui les bordent et les grandes péninsules elles-mêmes, le Pélo-
ponèse, l'Italie, l'Espagne, on les compare naturellement à ces replis du
cerveau dans lesquels s'élabore la pensée de l'homme.
La marche de la civilisation s'est opérée longtemps suivant la direction du
sud-est au nord-ouest : la Phénicie, la Grèce, l'Italie, la France ont été suc-
cessivement les grands foyers de l'intelligence humaine . La raison principale
de ce phénomène historique se trouve dans la configuration même de la mer
qui a servi de véhicule aux peuples en mouvement; l'axe de la civilisation,
si l'on peut parler ainsi, s'est confondu avec l'axe central de la Méditerranée,
des eaux de la Syrie au golfe du Lion. Mais depuis que l'Europe a cessé
d'avoir son unique contre de gravitation dans le monde méditerranéen, et
que l'appel du commerce entraîne ses navires vers les deux Amériques et
l'extrême Orient , le mouvement général de la civilisation n'a plus cette
48 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
marche uniforme du sud-est au nord-ouest; il rayonne plutôt dans tous les
sens. Si l'on devait indiquer les courants principaux, il faudrait signaler
ceux qui partent de l'Angleterre et de l'Allemagne vers l'Amérique du Nord,
et des pays latinisés de l'Europe vers l'Amérique méridionale. Ces deux
courants continuent de se diriger à l'occident, mais ils sont l'un et l'autre
infléchis vers le sud. Le climat, la forme des continents, la distribution des
mers ont nécessité ce changement de direction dans le mouvement général
des nations.
Il est intéressant de constater les alternatives qui se sont produites dans
le rôle historique de la Méditerranée. Tant que cette mer intérieure resta
la grande voie de communication des peuples, les républiques commer-
çantes ne songèrent qu'à la prolonger à l'orient par des routes de carava-
nes tracées dans la direction du golfe Persique, des Indes, de la Chine. Au
moyen âge, les comptoirs génois bordaient les rivages de la mer Noire et
se continuaient dans la Transcaucasie jusqu'à la Caspienne. Les voyageurs
d'Europe, et surtout les Italiens, pratiquaient les routes de l'Asie Mineure,
et maint itinéraire, qui n'est plus connu de nos jours, était fréquemment
suivi à cette époque. Depuis cinq cents années, le domaine du commerce
s'est rétréci dans l'Asie centrale, et les relations de peuple à peuple y sont
devenues plus difficiles.
C'est que, dans l'intervalle, la Méditerranée a cessé d'être la grande mer
de navigation. Les marins, libérés de la frayeur que causaient les mers
sans bords, ont aventuré leurs navires dans tous les parages de l'Océan.
Les routes de terre, toujours pénibles et semées de périls, ont été aban-
données, les marchés intermédiaires de l'Asie centrale sont devenus des
solitudes, et la Méditerranée s'est transformée pour le commerce en un vé-
ritable cul-de-sac. Cet état de choses a duré longtemps; seulement, depuis
le milieu du siècle, les rapports ont commencé à se renouer de proche en
proche, et la reconquête du terrain perdu s'accomplit rapidement. En ou-
tre, un grand événement, que l'on peut qualifier de révolution géologique
aussi bien que de révolution commerciale, a rouvert une ancienne porte de
la Méditerranée. Naguère sans issue vers l'Orient, cette mer communique
maintenant avec l'océan des Indes par le détroit de Suez; elle est devenue
le grand chemin des bateaux à vapeur entre l'Europe occidentale, les Indes
et l'Australie. Il faut espérer que dans un avenir prochain d'autres canaux,
ouverts de la mer Noire à la mer Caspienne et de celle-ci au lac d'Aral et
aux fleuves de l'Asie centrale, l'Amou et le Sir, permettront au commerce
maritime de pénétrer directement jusque dans le cœur de l'ancien con-
tinent.
COMMERCE DE LA MÉDITERRANÉE. 4U
Ainsi, pendant le cours de l'histoire, se déplacent au bord des mers et sur
la face des continents les grands lieux de rendez-vous, que l'on pourrait
appeler les points vitaux de la planète. Port-Saïd, ville improvisée sur une
plage déserte, est devenue l'une de ces localités vers lesquelles se porte le
mouvement des hommes et des marchandises de toute espèce, tandis que,
non loin de là, sur la côte de Syrie, les anciennes cités reines de Tyr et de
Sidon ne sont plus que de misérables villages où l'on cherche vainement les
restes d'un orgueilleux passé. De même a péri Carthage, de même a décliné
Venise. Les atterrissements du littoral, l'emploi de navires beaucoup plus
grands que ceux des anciens, les changements politiques de toute espèce, la
perte de la liberté, les destructions violentes ont supprimé maint point vital
des rivages de la Méditerranée ; mais presque partout le port détruit s'est
rouvert dans le voisinage ou bien plusieurs havres secondaires en ont pris
la place. La plupart des grandes voies commerciales ont gardé leur direction
première, et c'est dans les mêmes parages que se trouvent leurs points d'at-
tache et leurs escales.
D'ailleurs, certaines localités sont des lieux de passage ou de rendez-vous
nécessaires pour les navires, et des villes importantes doivent forcément y
surgir. Tels sont les détroits, comme Gibraltar et le « Phare » de Messine ;
telles sont aussi les baies terminales des golfes qui s'avancent profondément
dans les terres, comme Gènes, Trieste et Salonique. Les ports qui offrent le
point de débarquement le plus facile pour les marchandises à destination
des mers étrangères, par exemple Marseille et Alexandrie, sont également
des foyers naturels d'attraction où les commerçants doivent accourir en foule.
Enfin, il est une ville de la Méditerranée qui réunit à la fois tous les avan-
tages géographiques, car elle est située sur un détroit, au point de jonction
de deux mers et de deux continents. Cette ville est Constantinople. Malgré la
déplorable administration qui l'opprime, sa situation même en fait une des
grandes cités du inonde.
Quoique les ports de la Méditerranée ne soient plus, comme ils le furent
pendant des milliers d'années, en possession de l'hégémonie commerciale,
cependant cette mer intérieure est toujours, en proportion, beaucoup plus
peuplée de navires que ne le sont les grands océans. Sans compter les em-
barcations de pêche, ses ports riverains ne possèdent pas moins de
50,000 navires, d'une capacité totale de 2 millions et demi de tonneaux.
C'est plus du quart de la flotte commerciale du monde entier, mais seulement
la sixième partie du tonnage, car la force de l'habitude a fait conserver plus
longtemps dans les ports italiens et grecs les anciens types d'embarcations
à faible capacité, et d'ailleurs le peu de longueur des traversées, l'immunité
7
.50
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
relative du péril, le voisinage des ports de refuge facilitent surtout la navi-
gation de petit cabotage.
A la flotte méditerranéenne proprement dite il faut ajouter celle que les
ports de l'Océan, principalement ceux de l'Angleterre, y envoient trafiquer.
Pour la protection du commerce de ses nationaux , le gouvernement de la
Grande-Bretagne a même pris soin de se mettre au nombre des puissances rive-
raines de la Méditerranée; il s'est emparé de Gibraltar l'espagnole, qui est
la porte occidentale du bassin, et de Malte l'italienne, qui en est la forteresse
centrale. Il n'en possède point officiellement la porte de sortie, qui est le dé-
troit artificiel de Port-Saïd à Suez ; mais il en est par ses capitaux le proprié-
taire véritable, et en outre il pourrait, s'il le jugeait convenable, tirer le
5° 9. — LIGNES DE VAPEURS ET TÉLÉGRAPHES DE LA MÉDITERRANÉE.
1:45000000
Lignes de bateaux à vapeur.
Télégraphes.
verrou à l'extrémité du long corridor extérieur que forme la mer Rouge, car
ses garnisons veillent à l'îlot de Périm et sur le rocher d'Aden, à l'entrée
de l'océan des Indes.
Si l'Angleterre a la plus grosse part du commerce de la Méditerranée,
presque toutes les populations riveraines y ont aussi un mouvement consi-
dérable d'échanges. Au point de vue du trafic, la mer qui s'étend de Gi-
braltar à l'Egypte est bien un lac français, ainsi que la nommait un sou-
verain visant à l'empire universel; c'est aussi un lac hellénique, dalmate,
espagnol, plus encore un lac italien. Les derniers maîtres en furent les pi-
rates barbaresques, dont les embarcations légères se présentaient inopiné-
ment devant les villages des côtes , et s'emparaient des habitants pour les
réduire en esclavage. Depuis l'extermination de ces flottes de rapine, le
NAVIGATION DE LA MÉDITERRANÉE. 51
commerce a fait de la Méditerranée une propriété commune où les mailles
du réseau international de navigation se resserrent de plus en plus. Les na-
vires ne s'associent pas comme jadis en convois ou caravanes pour aller dé-
poser leurs marchandises d'échelle en échelle, la mer est devenue assez
sûre pour que les embarcations isolées puissent s'y aventurer en tout temps.
Reste le péril toujours imminent des récifs et des tempêtes. Quoique l'art
de la navigation ait fait de très-grands progrès, quoique la plupart des caps,
ceux du moins des rivages européens, soient éclairés par des phares, et que
l'entrée des ports soit indiquée par des feux, des balises, des bouées, ce-
pendant les naufrages sont encore très-fréquents dans les eaux méditerra-
néennes. Même de grands navires s'y sont perdus quelquefois sans qu'on
ait pu retrouver une planche de l'épave.
De nos jours les bateaux à vapeur, suivant d'escale en escale un itiné-
raire tracé, tendent à se substituer de plus en plus aux bateaux à voiles.
Certaines lignes de navigation, qui se rattachent de part et d'autre aux che-
mins de fer des rivages méditerranéens, sont ainsi devenues comme un sil-
lage permanent où passent et repassent les navires, semblables aux bacs qui
traversent les fleuves. La régularité, la vitesse de ces bacs à vapeur, la facilité
qu'ils procurent aux expéditions de toute espèce, le nombre croissant des
voies ferrées qui viennent aboutir aux ports et y déverser leurs marchandises,
enfin les fils télégraphiques sous-marins, déjà ramifiés dans tous les sens, qui
relient les côtes les unes aux autres et font penser les peuples à l'unisson, tout
contribue à développer le commerce de la Méditerranée. Il est actuellement,
sans compter le transit par Gibraltar et Suez, d'environ huit milliards de
francs1. En comparaison des échanges de l'Angleterre, de la Belgique, de
1 Navigation de la Méditerranée en 1880 (évaluation approximative).
Flotte commerciale
à voile, à vapeur. Tonnage. Mouvements des ports. Total des échangea.
Espagne méditerranéenne 2,500 100 350,000 5,000,000 »•»»« 600,000,000 fr.
France » 2,000 230 300,000 7,000,000 2,500,000,000
Italie 11,000 150 1,080,000 21,000,000 2,000,000,000
Austro-Hongrie 7,700 100 735,000 9,000,000 500,000,000
Grèce 5,100 20 250,000 7,000,000 200,000,000
Turquie d'Europeel d'Asie 2,200 10 210,000 25,000,000 600,000,000
Roumanie (?) (?) 10,000 600,000 200,000,000
Russie méditerranéenne. 2,100 100 200,000 2,500,090' 1,000,000,000
Egypte » 100 (?) 25 (?) 4,000,000 500,000,000
Malte et Gibraltar. . . (?) (?) 8,000,000 800,000,000
UCTérie 170 10,000 2,000,000 400,000,000
Tunis, Tripoli", etc. .' .' 500 -10,000 500,000 100.000-000
35,570 (!) 755 (?) 2,750,000 85,600,000 0,200,000,000 fr.
52 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
l'Australie, c'est là un trafic encore peu considérable pour une population
riveraine de près de cent millions d'hommes ; mais chaque année l'accrois-
sement est sensible. D'ailleurs, il faut tenir compte de ce fait qu'en face du
vivant organisme des péninsules européennes, la torride Afrique est encore,
en grande partie comme une masse inerte; si ce n'est d'Oran à Tunis, et
d'Alexandrie à Port-Saïd, ses côtes presque sans population sont rarement
visitées; les marins de nos jours les évitent comme le faisaient les anciens
nautoniers hellènes. On peut même s'étonner que des régions vers les-
quelles se dirigeaient des essaims de navires, telles que la Cyrénaïque,
Chypre et l'admirable île de Crète, située à l'entrée même de la mer
Egée, soient restées si longtemps éloignées des grandes lignes de navigation
moderne.
*
CHAPITRE IV
LA GRÈCE
VUE D ENSEMBLE
La Grèce politique, resserrée dans ses étroites limites au sud de i'Olympe
et du golfe d'Arta, est une contrée d'environ (30,000 kilomètres carrés, re-
présentant au plus la dix-millième partie de la surface terrestre. En d'im-
menses territoires comme celui de l'empire russe, des districts plus vastes
que la Grèce n'ont rien qui les distingue des régions environnantes, et
leur nom éveille à peine une idée dans l'esprit. Mais combien au contraire
ce petit pays des Hellènes, si insignifiant sur nos cartes en comparaison des
grands royaumes, nous rappelle de souvenirs! Nulle part l'humanité n'at-
teignit un degré de civilisation plus harmonieux dans son ensemble et plus
favorable au libre essor de l'individu. De nos jours encore, quoique entraî-
nés dans un cycle historique bien autrement vaste que celui des Grecs, nous
devons toujours reporter nos regards en arrière pour contempler ces petits
peuples qui sont restés nos maîtres dans les arts, et qui furent nos initia-
teurs dans les sciences. La ville qui fut « l'école de la Grèce » est encore
par son histoire et ses exemples l'école du monde entier. Après vingt siècles
de déchéance, elle n'a cessé de nous éclairer, comme ces étoiles déjà étein-
tes dont les rayons continuent d'illuminer la terre.
C'est évidemment à la situation géographique de la Grèce qu'il faut attri-
buer le rôle si considérable qu'ont rempli ses peuples pendant une longue
période de l'histoire universelle. En effet, des tribus de même origine, mais
habitant des contrées moins heureuses, notamment les Pélasges de l'Illyrie,
que l'on croit être les ancêtres des Albanais, n'ont pu s'élever au-dessus de
54 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
la vie barbare, tandis que les Hellènes se plaçaient à la tête des nations
policées et leur frayaient des voies inexplorées jusqu'alors. Si la Grèce qui,
dans la période géologique actuelle, est si merveilleusement découpée par
les flots, avait continué d'être ce qu'elle fut pendant la période tertiaire,
une vaste plaine continentale rattachée aux déserts de la Libye et parcourue
par les grands lions et les rhinocéros, aurait-elle pu devenir la patrie de
Phidias, d'Eschyle et de Démosthènes? Non, sans doute. Elle serait restée
ce qu'est aujourd'hui l'Afrique, et loin d'avo'-r wis, comme elle l'a fait,
l'initiative de la civilisation, elle eût attendu que l'impulsion lui vînt du
dehors. Il est vrai que, par suite de cette ampleur grandissante de l'horizon
qu'ont donnée les voyages, les découvertes, les routes de commerce, la Grèce
s'est rapetissée peu à peu en proportion du monde connu ; elle a fini par
perdre les privilèges que lui avaient assurés d'abord sa position géographi-
que et la forme heureuse de ses contours.
La Grèce, péninsule de la presqu'île des Balkans, avait, plus encore que
la Thrace et la Macédoine, l'avantage d'être complètement fermée du côté
du nord par des barrières transversales de montagnes; aussi, grâce à ces
remparts protecteurs, la culture hellénique a-t-elle pu se développer sans
avoir à craindre d'être étouffée dans son germe par des invasions successives
de barbares. Au nord et à l'est de la Thessalie, l'Olympe, le Pélion, l'Ossa
constituent déjà, du côté de la Macédoine, de premiers et formidables obs-
tacles. Aux limites de la Grèce actuelle et de la Thessalie, se dresse une
deuxième barrière, la chaîne abrupte de l'Othrys. Au détour du golfe de
Lamia, nouvel obstacle : la rangée de l'Œta ferme le passage ; il faut se
glisser entre les rochers et la mer par l'étroit défilé des Thermopyles. Après
avoir traversé les monts de la Locride pour redescendre dans le bassin de
Thèbes, il reste encore à franchir le Parnès ou les contre-forts du Cithéron
avant de gagner les plaines de l'Attique. Au delà, l'isthme est encore dé-
fendu par d'autres barrières transversales, remparts extérieurs de la grande
citadelle montagneuse du Péloponèse, « l'acropole de la Grèce ». On a
souvent comparé l'Hellade à une série de chambres aux portes solidement
verrouillées ; il était difficile d'y entrer, plus difficile encore d'en sortir, à
cause de ceux qui les défendaient. « La Grèce est faite comme un piège à
trois fonds, dit Michelct. Vous pouvez entrer et vous vous trouvez pris en
Macédoine, puis en Thessalie, puis entre les Thermopyles et l'isthme ».
Mais c'est au delà de l'isthme surtout qu'il devient difficile de pénétrer;
aussi Lacédémone fut-elle longtemps inattaquable.
A une époque où la navigation , même sur les eaux presque fermées
comme l'Archipel, était fort périlleuse, la Grèce se trouvait suffisamment
CONFIGURATION DE LA GRÈCE. 55
protégée par la mer contre les invasions des peuples orientaux; mais nulle
contrée n'invitait mieux les marins aux expéditions pacifiques du commerce.
Largement ouverte sur la mer Egée par ses golfes et ses ports, précédée
d'îles nombreuses d'étape et de refuge ., la Grèce pouvait entrer facilement
en rapports d'échange avec les populations plus cultivées qui vivaient en face,
sur les côtes dentelées de l'Asie Mineure. Les colons et les voyageurs de
l'Ionie d'orient n'apportaient pas seulement des denrées et des marchandises
à leurs frères Achéens ou Pélasges, ils leur transmettaient aussi les mythes,
les poèmes, la science, les arts de leur patrie. Par la forme générale de ses
rivages et la disposition de ses montagnes, la Grèce regarde surtout vers
l'Orient, d'où lui vint la lumière; c'est du côté de l'est que les péninsules
s'avancent dans les eaux et que sont parsemées les îles les plus nombreuses ;
c'est également sur la rive orientale que s'ouvrent les ports commodes et
bien abrités, et que s'étendent, dans leur hémicycle de montagne, les
plaines les mieux situées pour servir d'emplacement à des cités populeuses.
Cependant la Grèce n'a pas, comme la Turquie, le désavantage d'être à peu
près complètement privée de rapports directs avec l'Occident par une large
zone de montagnes difficiles et des côtes abruptes. La mer d'Ionie, à l'ouest
du Péloponèse, est, il est vrai, relativement large et déserte; mais le golfe
de Corinthe, qui traverse toute l'épaisseur de la péninsule hellénique, et la
rangée des îles Ioniennes, d'où l'on aperçoit au loin les montagnes de l'Ita-
lie, devaient inciter à la navigation des mers occidentales. Dans les temps
antiques, les Acarnaniens, qui connaissaient l'art de construire les voûtes
bien avant les Romains, purent, grâce au commerce, enseigner leur art aux
peuples italiens, et plus tard les Grecs devinrent sans peine les civilisa-
teurs de tout le monde méditerranéen de l'Occident.
Le trait distinctif de l'Hellade, considérée dans son relief, est le grand
nombre de petits bassins indépendants et séparés les uns des autres par des
rochers et des remparts de montagnes. D'avance, la disposition du sol se prê-
tait au fractionnement des races grecques en une multitude de républiques
autonomes. Chaque cité avait son fleuve, son amphithéâtre de collines ou
de monts, son acropole, ses champs, ses vergers et ses forêts; presque toutes
avaient aussi leur débouché vers la mer. Tous les éléments nécessaires à
une société libre se trouvaient réunis dans ces petits groupes indépendants,
et le voisinage de cités rivales, également favorisées, entretenait une ému-
lation constante, qui trop souvent dégénérait en luttes et en batailles. Les
îles de la mer Egée accroissaient encore la diversité politique ; chacune
d'elles, comme les bassins de la péninsule hellénique, s'était constituée en
cité républicaine ; partout l'initiative locale se développait librement, et
56 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
c'est ainsi que le moindre îlot de l'Archipel a pu fournir des grands hommes
à l'histoire.
Mais si, par le relief du sol, par la multitude de ses îles et de ses bassins
péninsulaires, la Grèce est diverse à l'infini, elle est une par la mer qui la
baigne, la pénètre, la découpe en franges et lui donne un développement
de côtes extraordinaire. Les golfes et les innombrables ports de l'Hellade
ont fait de leurs riverains un peuple de matelots, des « amphibies », ainsi
que le disait Strabon ; les Grecs ont pris quelque chose de la mobilité des
flots. De tout temps ils se sont laissé entraîner par la passion des voyages.
Dès que les habitants d'une cité étaient un peu trop nombreux pour le sol
qui leur fournissait la subsistance, ils se hâtaient d'essaimer comme une
tribu d'abeilles ; ils couraient les rives de la Méditerranée pour y trouver
un site qui leur rappelât la patrie et pour y élever une nouvelle acropole.
C'est ainsi que des Palus-Méotides jusqu'au delà des colonnes d'Hercule,
de Tanaïs et de Panticapée à Gadès et à Tingis, la moderne Tanger,
surgirent partout des villes helléniques. Grâce à ces colonies éparses, dont
plusieurs dépassèrent de beaucoup en gloire et en puissance leurs anciennes
métropoles, la véritable Grèce, celle des sciences, des arts et de l'autonomie
républicaine, finit par déborder largement hors de son berceau et par occu-
per sporadiquement tout le pourtour du monde méditerranéen. Relative-
ment à ce qui formait l'Univers des anciens, les Grecs étaient ce que les
Anglais sont aujourd'hui par rapport à la terre entière. L'analogie remar-
quable que la petite péninsule de Grèce et les îles voisines présentent avec
l'archipel de la Grande-Bretagne, située précisément à l'autre extrémité du
continent, se retrouve aussi dans le rôle commercial des nations. Les
mêmes avantages géographiques ont, dans un autre milieu et dans un autre
cycle de l'histoire, amené des résultats de même nature; de la mer Egée
aux eaux de l'Angleterre, une sorte d'harmonie s'est produite à travers les
temps et l'espace.
L'admiration que les voyageurs éprouvent à la vue de la Grèce pro-
vient surtout des souvenirs qui s'attachent à chacune de ses ruines, au
moindre de ses ruisselets, aux plus faibles écueils de ses mers. Tel site de
la Provence ou de l'Espagne, qui ressemble aux plus beaux paysages de
l'Hellade ou qui même leur est supérieur par la grâce ou la hardiesse des
lignes, n'est connu que d'un petit nombre d'appréciateurs, et la foule indif-
férente passe en le regardant à peine; c'est qu'il ne porte point le nom cé-
lèbre de Marathon, de Leuctres ou de Platée, et qu'on n'y entend pas le
illilliSI!lttl!l!il!!il!ii!l:ll
PAYSAGES DE LA GRÈCE.
59
bruissement des siècles écoulés. Cependant, quand même les côtes de la Grèce
ne se distingueraient pas entre toutes par l'éclat que reflète sur elle la gloire
des ancêtres, elles n'en resteraient pas moins belles et dignes d'être contem-
plées. Ce qui ravit l'artiste dans les paysages des golfes d'Athènes etd'Argos,
ce n'est pas seulement le bleu de la mer, le « sourire infini des flots », la
transparence du ciel, la perspective fuyante des rivages, la brusque saillie
des promontoires, c'est aussi le profil si pur et si net des montagnes aux
assises de calcaire ou de marbre : on dirait des masses architecturales, et
maint temple qui les couronne ne paraît qu'en résumer la forme.
La verdure, l'eau claire des ruisseaux, voilà ce qui manque le plus aux
rivages de la Grèce ! Dans le voisinage de la mer, presque toutes les mon-
tagnes sont dépouillées de leurs grands arbres ; il ne reste plus que les ar-
brisseaux, lentisques, arbousiers, genévriers, chênes-verts; même le tapis
d'herbes odoriférantes qui revêt les déclivités et que broute la dent des
chèvres, est en maints endroits réduit à quelques misérables lambeaux; les
pluies torrentielles enlèvent jusqu'à la terre végétale ; la roche se montre à
nu : de loin, on ne voit que des escarpements grisâtres, tachetés çà et là de
maigres buissons. Déjà du temps de Strabon presque toutes les montagnes
des côtes avaient perdu leurs forêts; de nos jours, a dit un auteur, « la Grèce
n'est plus que le squelette de ce qu'elle fut autrefois ». Par une sorte d'iro-
nie, les noms empruntés à des arbres sont extrêmement nombreux dans
toutes les parties de l'Hellade et de la Turquie hellénique. Carya est la
« ville des noyers », Valanidia, celle des chênes à vallonée; Kyparissi,
celle des cyprès; Platanos ou Plataniki, celle des platanes. Partout se trou-
vent des localités dont le nom rural n'est malheureusement plus justifié.
C'est presque uniquement dans les montagnes de l'intérieur du pays et du
littoral ionien que subsistent encore les forêts. L'Œta, quelques-uns des
monts de l'Etolie, les hauteurs de l'Acarnanie, et dans le Péloponèse, l'Ar-
cadie, l'Élide, la Triphylie, les pentes du Taygète ont gardé leurs grands
bois. C'est aussi dans ces contrées forestières et parcourues seulement des
bergers que se sont maintenus les animaux sauvages, les loups, les renards,
les chacals. Le chamois, dit-on, n'aurait pas entièrement disparu; on en
rencontre sur le Pinde et sur l'Œta ; quant au sanglier d'Érymanthe, qui
devait être une espèce particulière, à en juger par les sculptures antiques,
il ne se retrouve plus en Grèce; le lion, que mentionne encore Aristote,
n'y existe plus depuis deux mille ans. Parmi les petits animaux, un des
plus communs dans certaines parties du Péloponèse, est une tortue, que les
indigènes regardent avec une sorte d'horreur, semblable à celle qu'éprouvent
un grand nombre d'Occidentaux à la vue du crapaud ou de la salamandre.
60 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
La Grèce est petite, et cependant la variété des climats y est fort grande.
Le contraste des montagnes et des plaines, des régions forestières et des
vallées arides, des côtes exposées au nord et de celles qui sont tournées vers
le sud, produit dans les climats locaux de remarquables oppositions. Mais,
sans tenir compte de ces diversités, on peut dire que dans son ensemble
la Grèce présente, du nord au sud, une gamme de climats dont la richesse
n'est égalée que dans un très-petit nombre de régions terrestres. Au nord,
les monts de l'Étolie, aux pentes couvertes de hêtres, semblent appartenir
aux régions tempérées du centre de l'Europe, tandis qu'au sud et à l'est
les péninsules et les îles, a^ec leurs bosquets de figuiers et d'oliviers,
leurs plantations de citronniers et d'orangers, leurs haies d'aloès, leurs
rares palmiers, font déjà partie de la zone subtropicale ; même dans
un voisinage immédiat, des contrées ont des climats fort distincts :
telles, par exemple, la cavité lacustre de la Béotie, aux froids hivers, aux
étés brûlants, et la rive orientale d'Eubée, alternativement rafraîchie et
réchauffée par la brise de la mer. Dans un tout petit espace, la Grèce résume
une zone considérable de la Terre. On ne saurait douter que cette extrême
variété de climats et tous les contrastes qui en dérivent n'aient eu pour ré-
sultat d'éveiller plus vivement l'intelligence déjà si mobile des Hellènes,
de solliciter leur curiosité, leur goût pour le commerce et leur esprit
d'industrie.
D'ailleurs, la grande diversité des climats de terre est compensée en Grèce
par l'unité du climat maritime. Gomme dans les vallées des montagnes,
le vent qui souffle sur la mer Egée oscille en brises alternantes. Pendant
presque tout l'été, les grands foyers d'appel des déserts africains attirent les
courants atmosphériques de l'Europe orientale. Du nord de l'Archipel et
de la Macédoine, l'air se précipite alors en un vent violent qui entraîne
rapidement vers le sud les navires en voyage : maintes fois les conquérants
qui possédaient les rivages septentrionaux de la mer se sont servis de cette
^brise pour aller attaquer à l'improviste les habitants des contrées plus méri-
dionales de l'Asie Mineure ou de la Grèce. Ce courant atmosphérique régulier,
connu sous le nom de vent étésien ou « annuel », cède à la fin des chaleurs,
quand le soleil est au-dessus du tropique méridional. En outre, il s'interrompt
chaque nuit, quand l'air frais de la mer est attiré vers les régions du littoral
réchauffées pendant le jour. Après le coucher du soleil, il se modère peu à
peu; l'atmosphère reste calme durant quelques instants, puis insensible-
ment elle commence à se mouvoir en sens inverse; la « terre se met à souf-
fler », disent les marins. Le vent général a aussi son courant de retour, l'em-
batès, le souffle propice du sud-est, chanté par les poètes. Du reste, vents
CLIMAT ET PEUPLES DE LA GRÈCE. 61
généraux et brises locales changent de direction et d'allures dans le voi-
sinage des côtes, suivant la forme et l'orientation des golfes et des chaînes
de montagnes. Ainsi le golfe de Corinthe, que de hautes arêtes dominent
au nord et au sud, ne reste ouvert aux courants aériens qu'à ses deux ex-
trémités; lèvent entre et sort alternativement, a pareil, disait Strabon, à
la respiration d'un animal » .
De même que les vents, les pluies dévient en maints endroits de leur
course normale pour se déverser, comme en des entonnoirs, dans certaines
vallées qu'entourent de toutes parts des escarpements de montagnes; ail-
leurs, au contraire, les nuages pluvieux passent sans laisser tomber leur
fardeau d'humidité; à tous les contrastes locaux produits par la différence
de relief et la variété des climats correspondent d'autres contrastes dans le
taux de la précipitation annuelle. En moyenne, les pluies sont beaucoup
plus abondantes sur les côtes occidentales de la Grèce que sur les rivages
orientaux : de là cet aspect riant que présentent les coteaux de l'Élide,
comparés aux escarpements mis de l'Argolide et de l'Attique. C'est égale-
ment à l'ouest de la Péninsule que viennent éclater avec le plus de régu-
larité les orages apportés par les vents de la Méditerranée. Au printemps,
saison orageuse par excellence, il arrive fréquemment dans les campagnes
de l'Elide et de l'Acarnanie que, pendant des semaines entières, le tonnerre
gronde régulièrement toutes les après-midi. Nulle part n'étaient mieux placés
les temples de Jupiter le Lanceur de Foudres.
Les anciens habitants des Cyclades, et probablement ceux des côtes de
l'Hellade et de l'Asie Mineure, étaient déjà parvenus à un état de civilisation
assez développé bien avant l'époque historique. C'est là ce qu'ont démontré
les fouilles opérées sous les cendres volcaniques de Santorin et de Therasia.
Lorsque leurs maisons furent ensevelies sous les débris, les Santoriniotes
commençaient à sortir de l'âge de la pierre pour entrer dans celui du
cuivre pur. Ils savaient construire des voûtes avec des pierres et du mor-
tier, fabriquaient la chaux, se servaient de poids formés avec des blocs de
lave, connaissaient le tissage et la poterie, l'art de teindre les étoffes et
celui de peindre leurs maisons à fresque; ils cultivaient l'orge, les pois,
les lentilles et commerçaient avec les pays lointains.
Ces hommes étaient-ils de la même origine que les Hellènes? on ne sait.
Mais une chose est certaine : dès les premières lueurs de l'histoire, des
Grecs de diverses familles habitaient les rivages et les îles de la mer Egée,
tandis que des populations pélasgiques vivaient dans l'intérieur et sur les
62 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
côtes occidentales de la Péninsule. D'ailleurs, les Pélasges ou « les Vieux »
étaient de même souche que les Grecs, et parlaient des langues dont l'ori-
gine se confond avec celle des dialectes helléniques. Aryens de langage les
uns et les autres, ils avaient dû se répandre en Grèce en venant de l'Asie
Mineure, soit par l'Hellespont et la Thrace, soit par les îles de l'Archipel, à
moins toutefois qu'ils ne fussent originaires du pays lui-même. D'après les
traditions, les Pélasges étaient nés du mont Lycée, au centre du Pélopo-
nèse; ils se glorifiaient d'être des « autochthones », les « Hommes de la
Terre noire », les Enfants des Chênes », les « Hommes nés avant la Lune ».
Autour d'eux vivaient des tribus nombreuses de même origine, les Éoliens
et les Lélèges, auxquels vinrent s'adjoindre les Ioniens et les Achéens ou
« les Bons ». Les Ioniens, qui devaient plus tard exercer une influence si
considérable sur les destinées du monde, occupèrent seulement la pénin-
sule de l'Attique et l'Eubée. Quant aux Achéens, ils eurent longtemps la
prépondérance et donnèrent leur nom à l'ensemble des peuplades grecques.
Plus tard, lorsque les Doriens, franchissant le golfe de Corinthe à sa par-
tie la plus étroite, se furent établis en conquérants dans le Péloponèse, tous
les habitants de la péninsule et des îles reçurent des Amphictyonies sié-
geant aux Thermopyles et à Delphes le nom générique d'Hellènes, qui était
celui d'une petite peuplade de la Thessalie méridionale et de la Phthiotide.
La désignation de Grecs, qui peut-être est un synonyme de « Monta-
gnards », et peut-être aussi a le sens « de Vieux, Antique, Fils du sol »,
se répandit peu à peu dans la nation elle-même et finit par être générale-
ment adoptée. Les Ioniens de l'Asie Mineure et les Cariens des Sporades,
émules des Phéniciens, naviguaient de port en port, trafiquant parmi ces
tribus à demi-sauvages, et comme des abeilles qui portent le pollen sur les
fleurs, répandaient de peuplade en peuplade la civilisation de l'Egypte et de
l'Orient.
Commerçants phéniciens et vainqueurs romains modifièrent à peine les
éléments de la population hellénique; mais lors de la migration des Bar-
bares, ceux-ci pénétrèrent dans la Grèce en multitudes. Pendant plus de
deux siècles les Avares maintinrent leur pouvoir dans le Péloponèse, puis
vinrent des Slaves, que la peste aida plus d'une fois à dépeupler la contrée.
La Grèce devint une « Slavie », et l'idiome général fut une langue slave,
probablement serbe, ainsi que le prouve encore la grande majorité des noms
de lieux. Quoi qu'en disent maints auteurs, les superstitions et les légendes
des Grecs ne sont pas un simple héritage des anciens Hellènes et leur monde
surnaturel s'est enrichi des fantômes et des vampires inventés par les Slaves ;
le costume des Grecs est aussi un legs de leurs conquérants du Nord. Tou-
POPULATIONS DE LA GRECE. 65
tefois la langue policée des Hellènes a repris graduellement le dessus, et la
race elle-même a si bien reconquis la prédominance, qu'il est impossible
maintenant de retrouver les éléments serbes de la population. Mais, après
avoir été presque entièrement slavisée, l'Hellade courut le risque de devenir
albanaise, surtout pendant la domination vénitienne. Encore au commen-
cement du siècle, l'albanais était la langue prépondérante de l'Élide, d'Ar-
gos, de la Béotie et de l'Attique; de nos jours, plus de cent mille préten-
dus Hellènes la parlent encore. La population actuelle de la Grèce est donc
fort mélangée, mais il serait difficile de dire dans quelles proportions se
sont unis les éléments divers : hellène, slave, albanais. On pense que les
Grecs les plus purs de race sont les Maïnotes ou Maniotes de la péninsule
du Ténare; eux-mêmes se disent les descendants directs des Spartiates et
montrent encore parmi leurs châteaux forts celui qui appartint au « sei-
gneur Lycurgue ». Depuis un temps immémorial jusqu'à la guerre de l'in-
dépendance, leurs assemblées de vieillards gardèrent le titre de « Sénat de
Lacédémone ». Tout Maïnote jurait d'aimer jusqu'à la mort « le premier
des biens, la liberté, héritage des ancêtres Spartiates». Cependant les noms
d'une foule de localités du Magne sont d'origine serbe et témoignent du.
long séjour des Slaves dans la contrée. Les Maïnotes pratiquent la « ven-
detta » comme s'ils étaient des Monténégrins ; mais cette coutume n'est-elle
pas celle de presque toutes les peuplades encore barbares?
Quoi qu'il en soit, il est certain qu'en dépit des invasions et des croise-
ments, la race grecque, peut-être en partie sous l'influence du climat qui
l'entoure, a fini par se retrouver avec la plupart de ses traits distinctifs. D'a-
bord, elle a su garder sa langue, et l'on a vraiment lieu de s'étonner que
le grec vulgaire, issu d'ailleurs d'un idiome rustique, ne diffère pas davan-
tage du grec littéraire ancien. Les changements, analogues à ceux que l'on
retrouve dans les langues néo-latines, se réduisent presque à deux, l'abrévia-
tion des mots par la contraction des syllabes non accentuées et l'emploi des
auxiliaires dans le verbe. Aussi n'est-il pas difficile aux Grecs modernes d'ex-
purger peu à peu leur idiome des tournures barbares et des mots étrangers
pour le rapprocher de la langue de Thucydide. Physiquement, la race n'a
guère changé non plus ; on reconnaît les anciens types en maint district de la
Grèce moderne. Le Béotien a cette démarche lourde qui faisait de lui un objet
de risée parmi les autres Grecs; le jeune Athénien a la souplesse, la grâce
et l'allure intrépide que l'on admire dans les cavaliers sculptés sur les frises
du Parthénon; la femme de Sparte a gardé cette beauté forte et fière que les
poètes célébraient autrefois chez les vierges doriennes. Au moral, la filiation
des Hellènes modernes n'est pas moins évidente. Comme ses ancêtres, le
64 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Grec de nos jours est amoureux du changement, curieux de nouveautés,
grand questionneur des étrangers; descendant de citoyens libres, il a gardé le
sentiment de l'égalité, et toujours enivré de sa dialectique, discute sans cesse
comme s'il était encore dans l'agora; il s'abaisse souvent à flatter, mais sans
conviction et par artifice de langage. Enfin, comme l'ancien Grec, il place
trop souvent le mérite intellectuel au-dessus du mérite moral; à l'exemple
du « sage Ulysse », le héros des chants homériques, il ne sait que trop bien
mentir et tromper avec grâce; pour lui l'Acarnanien véridique et le Maï-
note « lent à promettre, fidèle à tenir », sont des rustres bizarres. Un des
traits de caractère qui distingue aussi de tous les autres Européens l'ancien
Grec et le moderne, est qu'il se laisse rarement entraîner par les fortes
passions, à l'exception du patriotisme. De plus, il ignore la mélancolie; il
aime la vie et il veut en jouir. Il la donnera pourtant volontiers dans un jour
de bataille, mais dans ce cas la mort elle-même est un acte où se concen-
trent toutes les forces de la vie. Le suicide est un genre de mort inconnu
parmi les Grecs de nos jours : le plus malheureux se rattache quand même
à l'existence. Un Grec atteint de folie, si ce n'est pourtant dans Céphallénie
ou dans Ithaque, est également un phénomène des plus rares.
Actuellement, la nationalité grecque, en dépit des éléments si divers qui
l'ont composée, est une de celles qui dans leur ensemble présentent le ca-
ractère le plus homogène. Les Albanais, d'origine pélasgique, comme les
Hellènes, ne leur cèdent point en patriotisme, et ce sont eux, Souliotes,
Hydriotes, Spezziotes, qui ont peut-être le plus vaillamment lutté pour la
cause commune de l'indépendance nationale. Les huit cents familles de
Zinzares kutzo-valaques ou roumains, qui paissent leurs troupeaux dans les
montagnes de l'Acarnanie et de l'Etolie, et que l'on connaît sous le nom
de Kara-Gounis ou « Noires-Capotes », parlent à la fois les deux langues,
et plusieurs d'entre eux épousent des Grecques, bien qu'ils ne donnent
jamais leurs filles en mariage à des Hellènes. Fiers et libres, ils sont trop
clair-semés pour que leur groupe de population puisse avoir une grande
importance. Quant aux étrangers proprement dits, les Grecs sont assez into-
lérants à leur égard et ne prennent point à tâche de leur rendre le séjour
agréable. Les Turcs, jadis si nombreux dans certaines parties du Pélopo-
nèse, en Béotie et dans l'île d'Eubée, ont dû fuir jusqu'au dernier le pays
où leur présence rappelait les tristes souvenirs de la servitude, et ils n'ont
laissé en témoignage de leur séjour que le fez, le narghilé, les babouches.
Les Juifs, que l'on rencontre en multitudes dans toutes les villes de l'Orient
slave et musulman, n'osent guère se hasarder parmi les Grecs, qui du reste
sont pour eux de redoutables rivaux dans le maniement des finances. On ne
1AÏN0TE ET HABITANT DE SPARTE
Dessin de A. de Curzon, d'après uatui'C
r:1
POPULATIONS DE LÀ GRÈCE.
GT
les Voit en groupes de quelque importance que dans les îles Ioniennes, où Us
s'étaient glissés à la faveur du protectorat britannique. C'est dans ce même
archipel que vivent aussi les descendants des anciens colons vénitiens et
nombre d'émigrants venus de toutes les parties de l'Italie. Des familles fran-
çaises et italiennes constituent encore des groupes distincts de population à
Naxos, Santorin et Syra. Quant aux portefaix et aux jardiniers maltais
d'Athènes et de Corfou, restant presque toujours dans une position subor-
donnée, ils vivent à part comme des étrangers.
No ,0 _ POPULATIONS DE LA GRÈCK, DB L'ÉPIRE KT DE LA TI1ESSA1.1E MÉRIDIONALES.
Echelle l. *600000
n Grecs eâ3 Albanais s Grecs mêlés de Français et d'Italiens ^ Turcs ^m Kutzo-Valaqucs
La population homogène de la Grèce ne permet donc pas de diviser cette
contrée, comme l' Austro-Hongrie et la Turquie, en provinces ethnologiques,
mais elle se partage géographiquement en quatre régions naturelles bien
distinctes : l'Hellade continentale, connue du temps de la population tur-
que du nom de Roumélie, en souvenir de l'empire « romain » de Byzance ;
l'antique Péloponèse, appelé de nos jours Morée, peut-être par métathèse du
mot « Romée », ou plutôt d'un mot slave qui signifie « rivage marin » et
qui s'appliquait jadis à l'Élide; les îles de la mer Egée, Sporades et Cycla-
des; et les îles Ioniennes. En décrivant les diverses parties de la Grèce, il
nous arrivera souvent d'employer de préférence les noms anciens des mon-
68 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
tagnes, des fleuves et des cités, car les Hellènes de nos jours, jaloux des
gloires de la Grèce d'autrefois, cherchent à débarrasser peu à peu la carte
de leur pays de tous les noms d'origine slave ou italienne1.
II
GRECE CONTINENTALE
Les montagnes du Pinde, qui forment l'arête médiane de la Turquie
méridionale, se prolongent en Grèce et lui donnent un caractère orogra-
phique analogue. Des deux côtés de la frontière conventionnelle, ce sont
les mêmes roches et la même végétation, des paysages semblables, et presque
partout des populations de même origine. En partageant l'Epire et en
prenant la Thessalie à la Grèce, la diplomatie européenne ne s'est point
occupée de faire son œuvre conformément aux indications de la nature. Elle
s'est bornée, dans la partie orientale de la frontière, à suivre la ligne de
partage des eaux sur les hauteurs du chaînon de l'Othrys, le mont « sour-
cilleux » qui domine la plaine du Sperchius. A l'ouest du Pinde, au
contraire, la limite politique des deux pays coupe transversalement la vallée
de l'Achéloûs et les croupes terreuses qui la séparent du golfe d'Arta.
La cime isolée du mont Tymphreste ou Veloukhi, dressée en tour à
l'angle où l'Othrys se détache de la grande chaîne du Pinde, est, non le plus
haut sommet de la Grèce continentale, mais celui qui forme, pour ainsi
dire, le centre de rayonnement des eaux et des montagnes. Au sud et au
sud-est, ses contre-forts, abritant de leur masse la charmante vallée deKar-
pénisi, se rattachent par une arête élevée au massif le plus considérable de
la Grèce moderne : c'est le groupe que couronnent les pyramides presque
toujours neigeuses de Vardoussia et de Khiona, aux pentes noires de sapins,
et le superbe Katavothra, l'antique Œta, où se dressa le bûcher d'Hercule.
Les montagnes de Vardoussia et de Khiona font précisément face aux beaux
massifs de la Morée septentrionale, également boisés et neigeux.
Grèce dans ses limites politiques, avant les annexions de 1881 :
Superficie. Population en 1870. Top. kilométrique.
Grèce continentale. . . 20,408 kil. car. 452,248 liab. 23 hab.
réloponèse 22,502 » » 743,494 » 53 »
Iles de l'Egée 6,613 » » 227,156 » 34 »
lies Ioniennes. . , . ; 2,607 » » 365,194 » 152 »
Totaux. . . 51,860 kil. car. 1,679,775 » (avec marins et soldats). 52 Lab.
MONTAGNES DE LÀ GRÈCE CONTINENTALE. 69
A l'ouest du Yeloukhi et du Yardoussia, les monts de l'Étolie, beaucoup
moins élevés, mais abrupts, sans chemins , forment un véritable chaos de
broussailles, de rochers et de défilés sauvages où ne s'aventurent guère
que les tribus des bergers valâques. La contrée devient plus accessible
dans l'Étolie méridionale, au bord des lacs et des rivières ; mais là aussi
s'élèvent des montagnes qui, par des ramifications sinueuses, se relient
au système du Pinde. Celles du littoral de l'Acarnanie qui font face
aux îles Ioniennes sont escarpées, couvertes d'arbres et de buissons;
ce sont les monts du « noir continent » dont parlait Ulysse. À l'est de
l'Achéloiis, une autre chaîne côtière, bien connue des marins, est le
Zygos, dont les escarpements méridionaux, âpres et nus, se voient au-
dessus de Missolonghi ; plus à l'est, une autre chaîne s'avance dans la mer
pour former, avec les promontoires de la Morée, l'étroit goulet du golfe de
Corinthe. Tout près de l'entrée, une des montagnes de la côte d'Etolie, le
Varassova, aux pans brusquement coupés, ressemble à un énorme bloc, à
une pierre monstrueuse. C'était, en effet, disent les gens du pays, une roche
que les anciens Titans hellènes voulaient jeter au milieu du détroit pour
qu'elle servît de seuil pour sauter d'un rivage à l'autre. Mais la pierre était
trop lourde, ils la laissèrent tomber où on la voit aujourd'hui.
Vers la mer Egée, le haut massif du Katavothra se continue à l'est, paral-
lèlement aux montagnes de l'île d'Eubée, par une chaîne côtière, ou plutôt
par une série de groupes distincts, que séparent les uns des autres de pro-
fondes échancrures, de larges dépressions et même des vallées fluviales.
Quoique basses et coupées de nombreux passages, ces montagnes aux roches
escarpées, aux brusques promontoires, aux soudains précipices, n'en sont
pas moins d'un accès fort difficile, et pendant les guerres de la Grèce an-
cienne, il suffisait d'un petit nombre d'hommes pour les défendre contre
des armées entières. A l'une des extrémités de cette chaîne se trouve le pas-
sage des Thermopyles; à l'autre extrémité s'étend, à la base orientale du
Pentélique, la fameuse plaine de Marathon.
Les groupes de sommets qui se dressent sur la rive septentrionale du
golfe de Corinthe, au sud de la Béotie, forment aussi dans leur ensemble
une sorte de chaîne, parallèle à celle qui longe le canal d'Eubée, mais plus
belle et plus pittoresque. Il n'est pas une de ces grandes cimes dont le nom
ne réveille les souvenirs les plus doux de la poésie et ne fasse aussitôt surgir
la figure des anciens dieux. A l'ouest, se présente d'abord le Parnasse « à
la double tête », la montagne où se réfugièrent Deucalion etPyrrha, ancêtres
de tous les Grecs, et où les Athéniennes, agitant leurs torches, allaient dan-
ser la nuit en l'honneur de Bacchus. Des sommets du Parnasse, presque aussi
70 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
hauts que le Khiona, qui pyramide au nord-ouest, on aperçoit la Grèce en-
tière, avec ses golfes, ses rivages et ses montagnes, depuis l'Olympe de Thes-
salie jusqu'au Taygète de l'extrême Péloponèse, et l'on distingue à ses pieds
l'admirable bassin de Delphes, jadis « l'ombilic » du monde, le lieu de paix
et de concorde où tous les Grecs venaient oublier leurs haines. Non moins
beau que le Parnasse est le groupe qui lui succède du côté de l'est. L'Iïélicon
des Muses est, comme aux temps de la Grèce antique, la montagne dont les
vallées sont les plus fertiles et les plus riantes. Ses pentes orientales surtout
sont de l'aspect le plus gracieux, et leurs bosquets, leurs pâturages, leurs
jardins, où murmurent les fontaines, contrastent de la manière la plus heu-
reuse avec les plaines nues et desséchées de la Béotie. Si le Parnasse a la
source de Castalie, l'Hélicon a celle de l'Hippocrène, qui jaillit sous le sabot
de Pégase. La longue croupe du Cithéron, où le mythe a fait naître Bacchus,
relie les montagnes de la Béotie méridionale à celles de l'Attique, roches
de marbre devenues fameuses par le voisinage de la cité qu'elles abritent.
Au nord d'Athènes, c'est le Parnès; à l'est, pareil à un fronton de temple,
s'élève le Pentélique, où se trouvent les carrières de Pikermi, fameuses par
leurs ossements fossiles; au sud, apparaît le mont Hymette, célébré pour
ses fleurs et ses abeilles. Puis le Laurion, aux riches scories d'argent, se
prolonge au sud-est et se termine par le cap Sunium, consacré jadis à Mi-
nerve et à Neptune, et portant encore douze colonnes d'un ancien temple.
Au sud de l'Attique, un autre groupe isolé, occupant toute la largeur de
l'isthme de Mégare, servait de rempart de défense aux Athéniens contre
leurs voisins du Péloponèse. C'est le massif de Geraneia, aujourd'hui Pera-
Khora l. Au delà se trouve l'isthme de Corinthe proprement dit, resserré entre
le golfe de Lépante et celui d'Athènes. C'est un simple seuil dont les roches
calcaires, stériles et sans eau, s'élèvent de 40 à 70 mètres au-dessus de la
mer, et qui n'a pas 6 kilomètres de large entre les deux; rivages. Cette langue
de terre, espace neutre séparant deux régions géographiques distinctes, se
trouvait tout naturellement choisie pour devenir un lieu d'assemblées , de
fêtes et de marchés. On reconnaît encore en travers de l'isthme les restes
du mur de défense élevé par les Péloponésiens, et sur les bords du golfe de
1 Altitudes de la Grèce continentale :
Gerakovouni (Othrys) 1,729 mètres.
Veloukhi (Tymphreste). . . . 2,319 »
Khonia 2,495 »
Vardoussia 2,512 »
Katavothra (Œta) 2,000 .»
Monts d'Acarnanie 1,590 »
Varassova 917 »
Liakoura (Parnasse) 2,459 mètres.
Palœovouna (Hélicon) 1,749 »
Elatea (Cithéron) 1,411 »
Parnès 1,416 i»
Pentélique 1,126 »
Hymette 1,036 »
Pera-Khora (Geraneia) 1,566 *
MONTAGNES DE LA GRÈCE CONTINENTALE. 71
Corinthe les traces du canal commencé par l'ordre de Néron et destiné à
rejoindre les deux mers.
Les montagnes calcaires de la Grèce, de même que celles de l'Épire et de
la Thessalie, sont riches en bassins où les eaux s'amassent en lacs, tandis
que tout autour la terre, percée de gouffres où s'engouffrent les torrents,
est aride et desséchée. L'Acarnanie méridionale, dont une partie a reçu le
nom de Xeromeros où « pays sec », à cause de son manque d'eau courante,
est ainsi parsemée de bas-fonds lacustres. Au sud du golfe d'Arta,qui lui-
même est une espèce de lac communiquant avec la mer par une bouche
fort étroite, se trouvent plusieurs de ces nappes d'eau, restes d'une sorte de
mer intérieure, comblée par les alluvions de l'Achéloùs. Le lac le plus consi-
dérable de la région a même reçu des indigènes le nom de Pelagos ou de
« Mer », à cause de son étendue et de la violence de ses eaux, qui se brisent
contre les rochers : c'est l'ancien Trichonis desEtoliens. Réputé insondable,
il est vraiment très-profond et ses eaux sont pures; mais il se déverse d'un
flot lent dans un autre bassin beaucoup moins vaste, aux abords empestés de
marécages, et s'épanchant lui-même dans l'Achéloùs par un courant bour-
beux. Les coteaux qui entourent le lac de Trichonis sont couverts de villages
et de cultures, tandis qu'aux alentours du lac inférieur, la fièvre a dépeuplé
la contrée. Néanmoins le pays est fort beau. A peine sorti d'une étroite
« cluse » ou clissura des montagnes du Zygos, le chemin s'engage sur un
pont de près de deux kilomètres, construit jadis par un gouverneur turc au-
dessus des marais qui séparent les deux lacs. Le viaduc s'est à demi
enfoncé dans la vase, mais il est encore assez élevé pour laisser le regard se
promener librement sur les eaux et leurs rives; des chênes, des platanes,
des oliviers sauvages entremêlent leurs branches au-dessus du pont ; des
vignes folles se suspendent en nappes à ces beaux arbres, et leurs festons
encadrent gracieusement les tableaux formés par la nappe bleue du lac
et les grandes montagnes.
Au sud du Zygos, entre les terres alluviales de l'Achéloùs et du Fidaris,
s'étend un autre bassin lacustre, à moitié marais d'eau douce ou saumâtre, à
moitié golfe salin, qui depuis le temps des anciens Grecs s'est accru aux
dépens des terres cultivées, à cause de la négligence des habitants. C'est à
sa position au bord de cette grande lagune que l'héroïque Missolonghi doit
son nom, signifiant « Milieu des marais ». Un cordon littoral ou ramma,
çà et là rompu par les flots, sépare le bassin de Missolonghi de la mer
Ionienne; pendant la guerre de l'indépendance, des fortins et des estacades
72
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
défendaient toutes les entrées du lac, mais elles ne sont plus occupées
maintenant que par des barrages de roseaux, que les pêcheurs ouvrent au
printemps pour laisser entrer le poisson de mer et ferment en été pour
l'empêcher de sortir. Quoique située au milieu des eaux salées, Missolonghi
n'est point insalubre, grâce aux brises de mer; mais sur la petite ville
plus active et plus commerçante d'iEtoliko, bâtie plus à l'ouest en plein
étang et réunie par deux ponts à la terre ferme, pèse un air lourd et chargé
de miasmes. Entre iEtoliko et l'Achéloûs, on remarque un grand nombre
d'émmences rocheuses semblables à des pyramides dressées sur la plaine.
Ce sont évidemment d'anciens îlots pareils à ceux que l'on voit en archipels
N° 11. — BASSE ACAKN'ANIE.
_
Graré par F.rhard.
0 5 10 15 20 25 kil.
entre le littoral du continent et l'île de Sainte-Maure; les apports de
l'Achéloûs ont graduellement comblé les interstices qui séparaient tous ces
rochers, et les ont rattachés à la terre ferme. L'antique ville commerçante
d'Œniades occupait jadis une de ces îles, une « terre qui n'était pas encore
terre ». Ce travail géologique, observé déjà par Hérodote, se continue sous
nos yeux; les troubles du fleuve, qui lui ont valu son nom moderne
d'Aspros ou «Blanc », accroissent incessamment l'étendue du sol aux dépens
de la mer.
L'Achéloûs, que les anciens comparaient à un taureau sauvage à cause de
la violence de son cours et de l'abondance de ses eaux, est de beaucoup le
fleuve le plus considérable de la Grèce : ce fut un des grands exploits
FLEUVES DE LA GRÈCE CONTINENTALE.
73
d'Hercule de lui ravir une de ses cornes, c'est-à-dire de l'endiguer et de
reconquérir les terres jadis inondées par ses flots errants. Ses voisins, le
rapide Fidaris, que franchit le centaure Nessus, portant Hercule et Déjanire,
et le Mornos, descendu des neiges de l'Œta, ne peuvent lui être comparés.
Sur le versant de la mer Egée, que sont les fleuves de l'Attique, l'Asopos, les
deux Céphise, et l'Illissus, « mouillé quand il pleut? » Le principal cours
d'eau de la Grèce orientale, le Sperchius, est aussi très-inférieur à l'Aché-
lous, mais il a, comme lui, grandement travaillé à changer l'aspect de la
N° 12. — LES THERMOPYLES.
D'après Jes CkrLes de LEtat Major français, publiées en 1852
Ancien littoral \ ,, , T .
. . „ . T dapres -Lcalze
Anciens cemrs fluviaux) a
Kcheilc l:3SUU00
Gravé par Erhard
plaine basse. A l'époque où Léonidas et ses vaillants gardaient contre les
Perses le défilé des Thermopyles, le golfe de Lamia s'avançait beaucoup
plus profondément dans les terres ; mais le fleuve a fait peu à peu recaler
le rivage et recueilli comme affluents quelques cours d'eau qui se jetaient
directement dans la mer. En déplaçant graduellement son delta, le
Sperchius a donné plusieurs kilomètres de largeur au passage jadis si
resserré entre la base du Kallidromos et les flots, et des armées entières
pourraient maintenant y manœuvrer à l'aise. Les fontaines chaudes,
sulfureuses et pétrifiantes, qui jaillissent de la roche, ont aussi contribué
à l'agrandissement de la plage des Thermopyles par la couche pierreuse
10
74 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
qu'elles étalent sur le sol. Du reste, cette contrée volcanique peut avoir
été modifiée depuis deux mille ans par les trépidations du sol. Dans la
mer voisine, les matelots montrent encore le rocher de Lichas, petit cratère
de scories dans lequel les anciens voyaient le compagnon d'Hercule lancé
du haut de l'Œta par le demi-dieu courroucé. En face, sur la côte de
l'île d'Eubée, des eaux thermales sourdent en telle abondance qu'elles
ont formé sur les pentes d'énormes concrétions qui, de loin, ressemblent
à un glacier. Un établissement thérapeutique, fondé récemment aux
Thermopyles, en utilise les eaux sulfureuses, et permet aux étrangers de
parcourir des contrées si riches en grands souvenirs historiques. Naguère
le piédestal sur lequel reposait le lion de marbre élevé à Léonidas était
encore visible, mais on l'a démoli pour la construction d'un moulin.
Le bassin du Cephissus, ouvert comme un sillon entre la chaîne de l'Œta
et celle du Parnasse, est aussi des plus remarquables au point de vue hy-
drologique. La rivière parcourt d'abord un premier fond jadis couvert par
les eaux d'un lac; puis, à l'issue d'un défilé que dominent les contre-forts
du Parnasse, il contourne le rocher qui portait l'antique cité d'Orchomène,
et pénètre dans une vaste plaine où les cultures et les roselières entourent
des étangs et des réservoirs d'eau profonde. Plusieurs torrents, dont l'un,
celui de Livadia, reçoit l'eau fort abondante des célèbres fontaines de la
« Mémoire » et de « l'Oubli », Mnémosyne et Léthé, accourent aussi vers le
bassin marécageux en descendant du massif de l'Hélicon et des montagnes
voisines. En été, une grande partie de la plaine est à sec, et ses champs
donnent d'admirables récoltes de maïs dont les tiges sont douces comme la
canne à sucre ; mais, après les fortes pluies d'automne et d'hiver, le niveau
des eaux s'accroît de 6 mètres et même de 7 mètres et demi ; toute la plaine
basse est inondée et devient un véritable lac de 250 kilomètres de super-
ficie ; le mythe du déluge d'Ogygès porte même à penser que la vaste nappe
d'eau a parfois envahi toutes les vallées habitables qui débouchent dans le
bassin. Les anciens lui donnaient le nom de Cephissis dans sa partie occi-
dentale, et de Copaïs dans ses parages plus profonds de l'est; actuellement
il est désigné d'après la ville de Topolias, qui s'élève sur un promontoire
de la rive septentrionale.
On comprend qu'il serait indispensable de régulariser la marche des eaux
et d'empêcher les irruptions soudaines du lac sur les cultures de ses bords.
C est ce travail que tentèrent les anciens Grecs. A l'est du grand lac de
Copaïs se trouve un autre bassin lacustre, situé à 40 mètres plus bas et de
toutes parts environné d'escarpements rocheux difficiles à cultiver. Ce
réservoir, l'Hylice des Béotiens, semble naturellement indiqué pour emma-
LAC COPAÏS. 75
gasiner le trop-plein des eaux du Copaïs; un canal, dont on suit les traces
dans la plaine, devait servir à décharger le flot d'inondation dans l'énorme
cuve de l'Hylice, mais il ne paraît pas que cette œuvre ait jamais été termi-
née. On dut s'occuper aussi de déblayer les divers entonnoirs ou katavolhres
dans lesquels l'eau du lac Copaïs s'engouffre pour aller rejoindre la mer par-
dessous les montagnes. Au nord-ouest, en face du rocher d'Orchomène, d'où
jaillit le Mêlas, un premier réservoir souterrain reçoit cette rivière pour la
porter au golfe d'Àtalante ; à l'est, d'autres émissaires cachés se dirigent vers
le lac Hylice et celui de Paralimni ; mais c'est au nord-est, dans le golfe de
K° 13. — LAC COPAÏS.
l3°3o' iirf ar Ci
* après l'Etal -Jlajor Français 1 Grave par Erhard
s K. Kntavothra
Kokkino, que se trouvent les gouffres principaux. Dans cet angle extrême
du lac, véritable Copaïs des anciens, la rivière Céphise, qui vient de tra-
verser la plaine marécageuse dans sa plus grande largeur, se heurte à la
base du mont Skroponéri et se bifurque souterrainement. Au sud, une
première caverne s'ouvre dans le rocher pour livrer passage aux eaux, mais
ce n'est qu'une sorte de tunnel à travers un promontoire, et pendant la
saison sèche les piétons peuvent l'utiliser en guise de chemin. Au delà de
ce faux entonnoir apparaît une deuxième porte de rochers, dans laquelle
se perd une des branches les plus importantes du Céphise, sans doute pour
rejaillir directement à l'est en de fortes sources qui s'épanchent aussitôt
dans la mer. A près d'un kilomètre au nord, deux autres bras de h rivière
76 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
pénètrent dans la falaise, pour se rejoindre bientôt et couler au nord, pré-
cisément au-dessous d'une vallée sinueuse qui servit anciennement de lit
aux eaux passant maintenant dans les profondeurs. C'est dans cette vallée que
les ingénieurs grecs avaient autrefois creusé des puits qui leur permettaient
de descendre jusqu'au niveau de l'eau et d'en nettoyer le lit en cas d'obstruc-
tion. De l'entrée des katavothres jusqu'à l'endroit où reparaissent les eaux,
on compte seize de ces puits, dont quelques-uns ont encore 10 et même
50 mètres de profondeur; mais la plupart sont comblés par les pierrailles
et les terres éboulées. Il est probable que ces travaux, ruinés depuis des
milliers d'années, et vainement réparés du temps d'Alexandre par l'ingé-
nieur Cratès, datent de l'époque presque mythique des Myniens d'Orcho-
mène. L'assèchement des marais qui bordent le lac Copaïs et la régula-
risation des fleuves souterrains avaient donné à cet ancien peuple leurs
immenses richesses, attestées par Homère. Ainsi les Grecs des âges homé-
riques avaient su mener à bonne fin des travaux d'art devant lesquels
l'industrie moderne s'arrête indécise!
Toute la région occidentale de l'Hellade, occupée par les montagnes
de l'Acarnanie, de l'Étolie, de la Phocide, est condamnée par la nature
même du pays à n'avoir qu'une très-faible importance relativement aux
provinces orientales. C'est à peine si, du temps des anciens Grecs, ces con-
trées étaient considérées comme en deçà des limites du monde barbare, et
de nos jours encore les Etoliens sont les plus ignorants des Grecs. Il n'y a
de mouvement commercial que dans quelques localités privilégiées du bord
de la mer, telles que Missolonghi, iEtoliko, Salona, Galaxidi. Cette dernière
ville, située au bord d'une baie où débouche le Pleistos, ruisseau de Delphes
jadis consacré à Neptune, quoique presque toujours sans eau, était, avant la
guerre de l'indépendance, le chantier et l'entrepôt de commerce le plus actif
du golfe de Corinthe, et même lui donna son nom. Quant à la ville de Nau-
pacte, appelée Lépante par les Italiens, et dont le nom servit également à
désigner le golfe de Corinthe, elle n'a plus guère que son importance stra-
tégique à cause de sa position dans le voisinage de l'entrée du détroit. Nombre
de batailles navales ont eu lieu pour forcer le passage de ce défilé marin,
que gardent maintenant les deux forts de Rhium et d'Anti-Rhium, le châ-
teau de Morée et le château de Roumélie. On a remarqué un curieux phé-
nomène de géographie physique dans le canal qui sert d'entrée au golfe de
Corinthe. Le seuil, qui d'ailleurs n'a que 66 mètres d'eau à l'endroit le plus
profond, varie constamment en largeur par suite de l'action contraire des
GRÈGE CONTINENTALE. 77
alluvions terrestres et des courants maritimes ; ce que l'un apporte, l'autre le
remporte. Lors de la guerre du Péloponèse. le détroit avait sept stades, soit
environ 1 ,255 mètres de large ; du temps de Strabon, l'ouverl ure était réduite
à cinq stades; actuellement sa largeur a doublé; elle atteint près de 2 kilo-
mètres de promontoire à promontoire. L'entrée du golfe d'Arta, entre l'Épire
de Turquie et l'Àcarnanie grecque, ne présente pas les mêmes phénomènes ;
elle a précisément les dimensions que lui assignent tous les auteurs anciens,
un peu moins d'un kilomètre.
Les fonds de vallée et les bassins lacustres de la Grèce orientale, et
surtout sa position essentiellement péninsulaire entre le golfe de Corinthe.,
ia mer d'Ëgine et le long canal d'Eubée, devaient faire de cette région une
des parties les plus vivantes de la Grèce; c'est la contrée historique par
excellence, où s'élevèrent les cités de Thèbes, d'Athènes, de Mégare. Entre les
deux pays les plus importants de cette région, la Béotie et l'Attique, le con-
traste est grand. La première de ces contrées est un bassin fermé, dont les
eaux surabondantes s'accumulent en lacs, où les brouillards s'amassent, où
le sol de grasses alluvions nourrit une végétation plantureuse. L'Attique, au
contraire, est aride; une mince couche de terre végétale recouvre les ter-
rasses de ses rochers; ses vallées s'ouvrent librement vers la mer; un ciel
pur baigne les sommets de ses montagnes, et l'eau bleue de la mer Egée en
lave la base ; la péninsule s'avance au loin dans les flots et s'y continue par
la chaîne des Cyclades. Si les Grecs, redoutant les aventures de mer, avaient
dû, comme dans les premiers âges, s'occuper surtout de la culture de leurs
champs, nul doute que la Béotie n'eût gardé la prépondérance qu'elle avait
à l'époque des Myniens de la riche Orchomène; mais les progrès de la na-
vigation et l'appel du commerce, irrésistible pour les Hellènes, devaient as-
surer peu à peu le rôle principal aux populations de l'Attique. La ville
d'Athènes, qui s'éleva dans la plaine la plus ouverte de la presqu'île, oc-
cupait donc une position que la nature avait désignée d'avance pour un grand
rôle historique.
On a beaucoup critiqué le choix que fit le gouvernement grec en installant
sa capitale au pied de l'Acropole. Sans doute, les temps ont changé, et les
mouvements des nations ont déplacé peu à peu les centres naturels du com-
merce. Corinthe, dominant à la fois les deux mers, à la jonction de la Grèce
continentale et du Péloponèse, eût été un meilleur choix; de là les rap-
ports eussent été beaucoup plus faciles, d'un côté avec Contantinople et
tous les rivages grecs de l'Orient restés sous la domination des Osmanlis, de
l'autre avec ce monde occidental d'où reflue maintenant la civilisation que
la Grèce lui donna jadis. Si l'Hellade, au lieu de devenir, un petit royaume
TS
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
centralisé, s'était constituée en république fédérative, ainsi qu'il convenait à
son çrénie et à ses traditions, il n'est pas douteux que d'autres villes de la
Grèce, mieux situées qu'Athènes pour entretenir des communications rapides
avec les pavs d'Europe, ne l'eussent facilement dépassée en population et
en richesse commerciale ; néanmoins, en grandissant dans sa plaine et en
s'unissant avec le Pirée par un chemin de fer, Athènes a repris une impor-
tance naturelle des plus considérables; elle est redevenue cité maritime,
comme aux jours de sa grandeur antique, alors que, par son triple mur,
V li. — ATRE>"ES ET SES LOXGS MURS.
Jj apr&s Jicfimût et Expert
IcheOe 1:117*000
ses « jambes » appuyées sur la mer, elle ne formait qu'un seul et même
organisme avec ses deux ports du Pirée et de Phalère.
Mais quelle différence entre les monuments de la ville moderne et les
ruines de la ville antique ! Quoique éventré par les bombes du Vénitien
Morosini, quoique dépouillé depuis de ses plus belles sculptures, le temple
du Parthénon est resté, par sa beauté pure et simple, qui s'accorde si bien
avec la sobre nature environnante, le premier parmi tous les chefs-d'œuvre
de l'architecture. A côté de cet auguste débris, sur le plateau de l'Acropole,
où les marins voguant dans le golfe d'Égine voyaient au loin briller la lance
d'or d'Athéné Promachos, s'élèvent d'autres monuments à peine moins
a' ■ ; '■•'-"■■' " : ' , " ' " ' mv - , .
ATHENES.
SI
beaux et datant aussi de la grande période de l'art, l'Érechthéion et le£ Pro-
pylées. En dehors de la ville, sur un promontoire, se dresse le temple de
Thésée, l'édifice le mieux conservé qui nous reste encore de l'antiquité
grecque ; ailleurs, près de l'Illissus, un groupe de colonnes rappelle la ma-
gnificence du temple de Jupiter Olympien, que les Athéniens employèrent
sept cents années à construire et qui servit de carrière à leurs descendants.
En maint autre endroit de l'emplacement occupé par l'ancienne ville se
montrent des restes remarquables, et la vue du moindre de ces débris inté-
resse d'autant plus que les souvenirs d'hommes illustres s'y rattachent.
N° 15. ATHENES ANTIQUE.
V après Kiepert et Schrrudt.
Echelle de 1:30,000
En cet endroit siégeait le tribunal qui jugea Socrate ; sur cette tribune
de pierre parlait Démosthène ; dans ce jardin professait Platon !
C'est un intérêt historique de même nature que l'on éprouve en parcou-
rant le reste de l'Attique, soit qu'on aille visiter le village d'Eleusis, où se
célébraient les mystères deCérès, et la ville de Mégare à la double acropole,
soit que l'on parcoure les champs de Marathon ou les rivages de l'île de
Salamine. De même, en dehors de l'Attique, les voyageurs sont attirés par
les souvenirs du passé vers Platée, Leuctres, la Thèbes d'Œdipe et l'Orcho-
mène des Myniens, Chéronée, dont le lion colossal, rappelant les derniers
efforts de la Grèce libre, gît brisé sur le sol. Après Athènes, le Pirée et
Thèbes, les deux seules villes de quelque importance qui se trouvent de nos
il
82 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
jours^dans la Grèce orientale, sur le continent, sont Lamîa, située au milieu
des plaines basses du Sperchius, et Livadia la béotienne, jadis célèbre par
l'antre de Troplionius, que les archéologues ne sont pas encore sûrs d'avoir
retrouvé. L'île d'Egine, qui dépend de l'Attique, n'est pas moins déchue que
la grande terre voisine. Dans l'antiquité, deux cent mille habitants s'y pres-
saient, trente fois plus que de nos jours. L'île a du moins gardé les pitto-
resques ruines de son temple de Minerve, et l'admirable spectacle que
présente le demi-cercle des rivages del'Argolide et de l'Attique. Les Éginotes
sont les plus habiles pêcheurs d'épongés de la Méditerranée.
III
MOREE OU TELOPONESE
Géographiquement, lePéloponèse mérite bien le nom d'île que lui avaient
donné les anciens. Le seuil bas de Corinthe le sépare complètement de la
montueuse péninsule de Grèce : c'est un monde à part, fort petit si l'on en
juge par la place qu'il occupe sur la carte, mais bien grand par le rôle
qu'il a rempli dans l'histoire de l'humanité.
Quand on pénètre dans la Morée par l'isthme de Corinthe, on voit immé-
diatement se dresser comme un rempart les monts Onéiens, qui défendaient
l'entrée de la péninsule et dont un promontoire portait la forteresse de
l'Acrocorinthe. Ces montagnes, derrière lesquelles les populations du Pélo-
ponèse vivaient à l'abri de toute attaque, ne constituent point un massif
isolé, et se rattachent au système général de l'île entière. C'est directement
«à l'ouest de Corinthe, à une cinquantaine de kilomètres dans l'intérieur de
la Morée, que s'élève le groupe principal des sommets, le « nœud » d'où se
ramifient tous les chaînons de montagnes vers les extrémités péninsulaires.
Là se dressent le Cyllène des anciens Grecs, ou Ziria, aux flancs noirs de
sapins, etleKhelmosou massif des monts Aroaniens, dont les neiges versent
au nord dans une sombre vallée la cascade ou plutôt le long voile vaporeux
du Styx : c'est le « fleuve » aux eaux froides, jadis redoutées des parjures,
qui disparaît ensuite dans les replis d'un défilé, devenu pour la mythologie
les neuf cercles de l'enfer. A l'ouest, le Khelmos se relie par une rangée de
pics boisés au groupe de l'Olonos, l'antique Érymanthe, célèbre par les
chasses d'Hercule. Toutes ces montagnes, de Corinthe à Patras, forment
comme un mur parallèle au rivage méridional du golfe, vers lequel leurs
contre-forts s'abaissent par degrés, enfermant entre leurs pentes des vallées
MONTAGNES DU PÉLOPONESE. 83
latérales fortement inclinées. Sur le versant de l'une de ces vallées, celle du
Bouraïcos, s'ouvre l'énorme grotte de Mega-Spileon, qui sert de couvent, et
à l'entrée de laquelle se suspendent, aux rocs de conglomérat rougeâtrejes
constructions, les plus bizarres, des pavillons de toutes formes et de toutes
couleurs, pareils aux alvéoles d'un immense « nid de guêpes ».
Limité au nord par les massifs superbes de la chaîne côtière, le plateau
montagneux du Péloponèse central a pour bornes, du côté de l'Orient, une
autre chaîne qui commence également au Cyllène : c'est le Gaurias, connu
plus au sud sous le nom de Malevo ou d'Artemision, puis sous celui de
Parthenion. Interrompue par de larges brèches, cette chaîne se relève à
l'orient de Sparte pour former la rangée d'Hagios Petros ou Parnon ; ensuite,
s'abaissant peu à peu, elle va projeter vers Cérigo le long promontoire du
cap Malée ou Malia. C'est là, raconte la légende, que se réfugièrent les
derniers Centaures, c'est-à-dire les barbares ancêtres des Tzakones de nos
jours. Nulle pointe n'était plus redoutée des marins hellènes que celle du
cap Malée, à cause des sautes brusques du vent : « As-tu doublé le cap,
oublie le nom de ta patrie ! » disait un ancien proverbe»
Les montagnes qui s'élèvent à l'ouest de la Morée n'ont point cette régu-
larité d'allures que présente la chaîne orientale de la Péninsule. Diverse-
ment échancrées par les rivières qui en découlent, elles se ramifient au sud
des monts Aroaniens et de l'Erymanthe en une multitude de petits chaînons
qui se rejoignent çà et là en massifs et donnent à cette partie du plateau
l'aspect le plus varié. Partout les vallées s'ouvrent en paysages imprévus,
auxquels un simple bouquet d'arbres, une source, un troupeau de brebis,
un berger assis sur des ruines, prêtent un charme merveilleux. C'est là cette
gracieuse Àrcadie, que chantaient les anciens poètes. Quoique en partie
dépouillée de ses bois et devenue trop austère, elle est belle encore, mais
bien plus charmantes sont les déclivités occidentales du plateau tournées
vers la mer d'Ionie. Là, de riches forêts et des eaux abondantes ajoutent aux
flots bleus, aux îles lointaines, au ciel pur, un élément de beauté qui
manque à presque tous les autres rivages de la Grèce.
Au sud du plateau de l'Arcadie, que dominent à l'ouest les cimes du
Ménale, quelques groupes assez élevés servent de point de départ à des
chaînes distinctes. Un de ces massifs, le Kotylion ou Palaeocastro, donne
naissance aux montagnes de Messène, parmi lesquelles se dresse le fameux
Ithôme, et à celles de l'égalée, qui se prolongent en péninsule à l'ouest du
golfe de Coron et reparaissent dans la mer aux îlots rocheux de Sapienza, de
Cabrera, de Venetiko. Un autre massif, le Lycée ou Diaforti, l'Olympe d' Ar-
cadie, que les Pélasges disaient avoir été leur berceau, et qui s'élève à peu
84 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
près au centre du Péloponèse, se continue à l'ouest de la Laconie par un long
rempart de montagnes qui forme la chaîne la mieux caractérisée et la plus
haute de la Morée. Elle a pour cime principale le célèbre Taygète, appelé
aussi Pentedactylos (Cinq-Doigts), à cause des cinq pitons qui le couron-
nent, et Saint-Élie, sans doute en souvenir d'Hélios, le Soleil ou l'Apollon
dorien. Des forêts de châtaigniers et de noyers, auxquels se mêlent les cyprès
et les chênes, revêtent en partie les pentes inférieures de la montagne, mais
la cime est sans arbres et recouverte de neige pendant les trois quarts de
l'année. C'est le Taygète neigeux qui de loin signale la terre de Grèce aux
navigateurs. En se rapprochant de la côte ils voient surgir de l'eau bleue
les contre-forts et les chaînons avancés de la « Mauvaise Montagne » ou Ka-
kavouni, puis bientôt le promontoire du Ténare avec ses deux caps, le Ma-
tapan et le Grasso, immense bloc de marbre blanc, haut de deux cents mè-
tres, sur lequel les cailles fatiguées viennent s'abattre par millions après
avoir traversé la mer. Dans les grottes de sa base l'eau s'engouffre avec un
sourd clapotis, que les anciens prenaient pour les aboiements de Cerbère.
Comme le cap Malée, le Matapan est redouté par les pilotes comme un grand
« tueur d'hommes ».
Ainsi les trois extrémités méridionales du Péloponèse sont occupées par
des montagnes et de hauts escarpements rocheux. A l'est, la péninsule de
l'Argolide est dominée également dans toute son étendue par des rangées
de hauteurs qui se rattachent au Cyllène, comme le Gaurias et les monts de
l'Arcadie. La Morée tout entière est donc un pays de plateaux et de mon-
tagnes1. A l'exception des plaines de l'Elide, composées de débris alluviaux
qu'ont apportés les torrents de l'Arcadie, et des bassins lacustres de l'inté-
rieur qui se sont graduellement comblés, la péninsule n'offre partout que
des terrains montueux. Comme dans la Grèce continentale et les Cyclades,
les rochers qui constituent les principales arêtes de montagnes, le Cyllène,
le Taygète, l'Hagios Petros, sont des schistes cristallins et des marbres mé-
tamorphiques. Autour de ces formations se sont déposées çà et là quelques
strates de l'époque jurassique et de puissantes assises calcaires de la période
crétacée. Dans le voisinage des côtes, en Argolide et sur les flancs du Taygète,
des serpentines et des porphyres se sont fait jour à travers les roches supé-
1 Altitudes du Péloponèse :
Hauteur moyenne de la Péninsule. 600 mètres.
Cyllène (Ziria) 2,402 —
Monts Aroaniens (Khelmos).. . 2,361 —
Érymanthe (Olonosj 2,118 —
Àrtemision (Malevo) 1,672
Parnon (Hagios Petros). . . . 1,937 mètres.
Lycée (Diaforti) 1,420 —
Ithôme (778?) 802 -
Taygète 2,408 —
Arachneion (Argolide). ... 1,199 —
MONTAGNES ET SOURCES DU PÉLOPONÈSE. 85
Heures. Enfin, sur le rivage nord-oriental de l'Argolide, notamment dans
la petite péninsule de Methana , se trouvent des volcans modernes , entre
autres celui de Kaïménipetra, dans lequel M. Fouqué a reconnu la bouche
ignivome dont parle Strabon et qui rejeta ses dernières laves, il y a vingt et
un siècles. On doit voir sans doute dans ces volcans des évents du foyer sous-
marin qui s'étend au sud de la mer Egée par les îles de Milos, Santorin et
Nisyros. La grotte de Sousaki, d'où s'écoule un véritable ruisseau gazeux
d'acide carbonique, de nombreuses sources thermales et des solfatares
témoignent que dans l'Argolide l'activité volcanique ne s'est point encore
calmée.
Peut-être les fontaines sulfureuses qui jaillissent en abondance sur la
côte occidentale du Péloponèse indiquent-elles que là aussi se produit une
certaine poussée intérieure du sol. L'opinion de quelques géologues est que
les rivages occidentaux de la Grèce s'élèvent insensiblement ; en maints en-
droits, à Corinthe notamment, d'anciennes grottes marines et des plages
sont maintenant à plusieurs mètres au-dessus des flots. C'est par cette élé-
vation , et non pas seulement par l'apport des alluvions fluviales, qu'on
s'expliquerait l'empiétement rapide des alluvions de l'Achélous et la forma-
tion des rivages de l'Elide qui ont annexé au continent quatre îlots rocheux.
En d'autres endroits, principalement dans le golfe de Marathonisi ou de
Laconie, et sur les côtes orientales de la Grèce, ce sont des phénomènes
d'abaissement du sol qu'on aurait constatés, puisque la péninsule d'Elapho-
nisi s'est changée en île ; mais là aussi les alluvions des rivières ont gran-
dement empiété sur les eaux de la Méditerranée. La ville de Kalamala, sur
le golfe de son nom, est deux fois plus éloignée de la mer qu'elle ne l'était
à l'époque de Strabon. De même, _le rivage du golfe de Laconie a délaissé
les vestiges de l'ancien port d'Hélos dans l'intérieur des terres.
Les roches calcaires de l'intérieur du Péloponèse ne sont pas moins ri-
ches que la Béotie et que les régions occidentales de toute la péninsule des
Balkans en katavothres où s'engouffrent les eaux. Les uns sont de simples
cribles du sol rocheux, difficiles à reconnaître sous les herbes et les cail-
loux; les autres sont de larges portes, des cavernes où Ton peut suivre le
ruisseau dans son cours souterrain. En hiver, des oiseaux sauvages, postés
près de l'entrée, attendent en foule la proie que vient leur apporter le flot ;
en été, les renards et les chacals reprennent possession de ces antres d'où
les avait chassés l'inondation. De l'autre côté des montagnes, l'eau qui s'était
engloutie dans les fissures du plateau reparaît en sources ou kephalaria
86
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
(kephalovrysis) ; toujours clarifiée et d'une température égale à celle du
sol, on la voit jaillir, ici des fentes du rocher, ailleurs du sol alluvial des
plaines, ailleurs encore du milieu des eaux marines. La géographie sou-
terraine de la Grèce n'est pas assez connue pour qu'il soit possible de pré-
ciser partout à quels katavothres d'en haut correspondent les kephalaria
d'en bas.
Les anciens avaient grand soin de nettoyer les entonnoirs naturels, afin
de faciliter l'issue des eaux et d'empêcher ainsi la formation de marécages
insalubres. Ces précautions ont été négligées pendant les siècles de barbarie
qu'a dû plus tard subir la Grèce, et l'eau s'est accumulée en maints endroits
aux dépens de la salubrité du pays. C'est ainsi que la plaine du Pheneos ou
N° 16. — LACS DE PHENEOS ET DE STYMPHALE.
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37°4g'a2"
D'aprrs lEttit-Major Fran,
Echelle 1:50000a
de Phonia, ouverte comme un large entonnoir entre le massif du Cyllène et
celui des monts Aroaniens, a été fréquemment changée en lac. Au milieu
du siècle dernier, l'eau remplissait tout l'immense bassin et recouvrait les
campagnes d'une couche liquide de plus de cent mètres d'épaisseur. En
1828, la nappe lacustre, déjà fort réduite, avait encore sept kilomètres de
large et s'étendait à cinquante mètres au-dessus du fond. Enfin, quelques
années après, les écluses souterraines se rouvraient, mais en laissant deux
petits marécages dans les parties les plus basses de la plaine, près des
gouffres de sortie; en 1850, le lac avait de nouveau soixante mètres de
profondeur. Hercule, dit la légende antique, avait creusé un canal pour
assainir la plaine et dégorger les entonnoirs ; maintenant on se contente de
placer des grillages à l'entrée des gouffres pour arrêter les troncs d'arbres
et autres gros débris entraînés par les eaux.
SOURCES ET LACS DU PÉLOPONESE. 87
A l'est de la cavité du Pheneos et à la base méridionale du mont Cyllène,
se trouve un autre bassin, célèbre dans la mythologie grecque par les oiseaux
mangeurs d'hommes, qu'exterminèrent les flèches d'Hercule : c'est le Stym-
phale, alternativement nappe lacustre et campagne cultivée. Pendant l'hiver,
les eaux recouvrent environ un tiers de la plaine, mais il arrive aussi, dans
les années exceptionnellement pluvieuses, que les dimensions de l'ancien
lac sont rétablies en entier. Le katavothre unique qui sert d'issue au lac
Stymphale se distingue de la plupart des autres gouffres; il s'ouvre, non sur
un rivage, au pied d'une falaise, mais au fond même du lac : il engloutit à
la fois les eaux, les débris des plantes, la vase, le limon corrompu, et tous ces
détritus sont emportés sous la terre, où ils se déposent dans quelque réservoir
inconnu et se pourrissent lentement, comme on peut en juger par les exha-
laisons fétides du katavothre. C'est dans les abîmes souterrains que se
clarifient les eaux, qui vont plus loin rejaillir au bord de la mer en flots
cristallins.
Toute une série d'autres bassins d'origine lacustre, qui se développent au
sud entre les montagnes de l'Arcadie et la chaîne du Gaurias, sont également
parsemés de marécages et de cavités humides où s'amassent des lacs tem-
poraires; mais les katavothres y sont assez nombreux pour que les inonda-
lions complètes ne soient jamais à craindre. La plus grande de ces plaines,
la fameuse campagne de Mantinée, où se livrèrent tant de batailles, est aussi
au point de vue hydrologique un des endroits les plus curieux du monde,
car les eaux qui s'y amassent vont s'épancher vers deux mers opposées, à
l'est vers le golfe de Nauplie, à l'ouest vers l'Alphée et la mer Ionienne;
peut-être aussi, comme le croyaient les anciens Grecs, quelques ruisseaux
souterrains se dirigent-ils au sud vers l'Eurotas et le golfe de Laconie.
La disparition des eaux de neige et de pluie dans les veines intérieures de
la terre a condamné à la stérilité plusieurs contrées du Péloponèse, qu'un
peu d'eau rendrait admirablement fertiles. Les eaux d'averse qui coulent à
la superficie du sol se perdent bientôt sous les pierres de leur lit, parmi
les touffes de lauriers-roses : c'est dans les profondeurs que passe le ruis-
seau permanent, dérobé à tous les regards, et là où il apparaît enfin à la
surface, il est presque partout trop tard pour l'utiliser, car c'est au bord du
rivage qu'il rejaillit à la lumière. Ainsi la plaine d'Argos, si belle dans son
majestueux hémicycle de montagnes aux pentes abondamment arrosées, est
encore plus aride, plus dépourvue d'humidité que Mégare et l'Attique; c'est
un sol toujours desséché, avide d'eau comme un crible : de là la fable
antique du tonneau des Danaïdes. Mais au sud de la plaine, là où les monts
rapprochés de la mer ne laissent plus qu'une étroite zone de campagnes à
«8
NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
irriguer, le rocher laisse jaillir une forte rivière, l'Erasinos ou « l'Aimable »,
ainsi nommée de la beauté de ses eaux, admirée des Argiens. A l'extrémité
méridionale de la plaine, au défilé de Lerne, d'autres sources, que l'on croit
provenir, comme l'Erasinos, du bassin de Stymphale, s'élancent en grand
nombre de la base du rocher, à côté d'un gouffre dit « insondable » où
N° 17. PLATEAU DE MANTINÉE.
D aprej L£trtfMujorI't\mçau
Echelle de 1 jOD.000
A', Kalavothron (Entonnoir)
nagent d'innombrables tortues, et s'étalent en marécages pleins de serpents
venimeux : ce sont les kephalaria ou « têtes » de l'antique hydre de Lerne,
que le héros Hercule, le dompteur de monstres, trouva si difficiles à saisir^
ou plutôt à « capter », comme diraient actuellement nos ingénieurs. Enfin,
plus au sud, une fontaine abondante n'a plus même la place nécessaire pour
jaillir de la terre ferme ; elle sort du fond de la mer, à plus de trois cents
SOURCES ET RIVIERES DU PÉLOPONÈSE. 89
mètres du rivage. Cette source, l'antique Doïné, l'Anavoulo des marins
grecs, n'est autre que l'un des ruisseaux engouffrés dans les katavothres de
Mantinée : lorsque la surface du golfe est unie, le jet d'eau de Doïné s'élève
au-dessus de la mer en un bouillonnement de quinze mètres de largeur.
Des phénomènes analogues se produisent dans les deux vallées méridio-
nales de la Péninsule, celles de Sparte et de la Messénie. Ainsi l'Iri ou
Eurotas n'est en réalité qu'un fort ruisseau. A l'issue d'un long défilé que
les eaux du lac de Sparte se sont creusé dans quelque déluge antique, à
travers des roches de marbre, l'Eurotas se jette dans le golfe de Maratho-
nisi ; mais il est rare qu'il ait assez d'eau pour déblayer la barre qui en
obstrue l'entrée. Il se perd dans les sables de la plage. Mais le large Vasili-
Potamo ou Fleuve-Royal, qui jaillit de la base d'un rocher, à une petite dis-
tance à l'ouest de l'Eurotas, et dont le cours ne dépasse pas dix kilomètres,
roule en toute saison une masse d'eau considérable et sa bouche reste tou-
jours largement ouverte. Quant au fleuve de Messénie, l'antique Pamisos,
appelé aujourd'hui la Pirnatza, il possède avec l'Alphée, parmi tous les
cours d'eau de la Grèce, le privilège de former un port, et de se laisser re-
monter jusqu'à une dizaine de kilomètres par des embarcations d'un faible
tirant : mais c'est aux puissantes sources d'Hagios Floros, fournies par les
montagnes de sa rive orientale, qu'il doit cet avantage. Ces fontaines, qui
forment à leur sortie de terre un marais assez étendu, sont le véritable
fleuve : la terre qu'elles arrosent et qu'elles fertilisent est celle que les anciens
appelaient la « Bienheureuse » à cause de sa fécondité.
Les régions occidentales du Péloponèse, les mieux arrosées par les eaux
-du ciel, ont aussi le bassin fluvial le plus considérable, celui de l'Alphée,
appelé aujourd'hui Rouphia, de son tributaire le plus abondant, l'antique
Ladon. Ce dernier cours d'eau, qui par son volume mérite d'être, en effet,
considéré comme le véritable fleuve, était célébré par les Grecs à l'égal du
Pénée de Thessalie, à cause de la limpidité de son onde et des riants paysages
de ses bords. Il est alimenté en partie par les neiges de l'Erymanthe, mais
comme la plupart des autres rivières de la Morée, il a aussi ses affluents
souterrains provenant des gouffres du plateau central : c'est dans le Ladon
que se versent les eaux du bassin de Pheneos. L'Alphée proprement dit
reçoit le tribut des katavothres ouverts sur les bords des anciens lacs d'Orcho-
mène et de Mantinée, puis après avoir parcouru le bassin de Mégalépolis,
qui fut également un lac avant l'époque historique, il gagne sa basse vallée
par une succession de pittoresques défilés. D'après une tradition charmante,
qui rappelle les antiques relations de commerce et d'amitié entre l'Élide et
Syracuse, l'Alphée plongeait sous la mer pour reparaître en Sicile près de
i. 12
90
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
lilFURCATIOX DU GASTOUNI.
son amante, la fontaine d'Aréthuse. Après tant d'excursions faites par les eaux
duPéloponèse dans l'intérieur de la terre, un voyage sous-marin de l'Alphée
semblait à peine un prodige aux yeux des Grecs.
A leur sortie des montagnes, l'Alphée et toutes les autres rivières de
l'Élide ont souvent changé de lit et recouvert de limon les campagnes rive-
raines. Toutefois, les recherches géologiques faites à l'occasion des fouilles
d'Olympie ont prouvé que les débris des temples et des statues n'avaient pas
disparu sous les alluvions de l'Alphée. Ce sont les éboulis d'un coteau
voisin et les débris accumulés de la végétation qui ont peu à peu caché les
monuments d'Olympie et en
ont conservé pour les fouil-
leurs de ce siècle les plus pré-
cieux trésors. Depuis les tra-
vaux entrepris aux frais de
l'Allemagne, en 1875, le plan
de l'ancienne ville avec ses
places, ses colonnades et ses
temples, est connu dans tous
ses détails et l'on a retrou-
vé, outre des milliers de
sculptures diverses, l'admi-
rable statue d'Hermès , par
Praxitèle. Toutes les œuvres
de la grande époque de l'art
sont déposées dans le musée
d'Olympie; les doubles appar-
tiennent au musée de Berlin.
0 5 10 15 20 lui.
Le Pénée, aujourd'hui Gas-
touni, est, des rivières de l'Élide, celle dont le cours a subi le
plus de changements. Jadis elle s'épanchait au nord du promontoire
rocheux de Chelonatas, tandis que de nos jours elle se détourne brusque-
ment au sud pour se jeter dans la mer à vingt kilomètres au moins de son
ancienne bouche. Il est possible que des travaux d'irrigation aient facilité
ce changement de cours; mais il est certain que la nature, à elle seule,
a fait beaucoup pour modifier graduellement l'aspect de cette partie de
la Grèce. Des îles, fort éloignées du rivage primitif, ont été annexées à
la terre; de nombreuses baies ont été graduellement séparées de la mer
par des levées naturelles de sable, et transformées en étangs d'eau douce
par les ruisseaux qui s'y déversent. Une de ces lagunes, qui s'étend au sud
d'après l'Ktat-Wajor fronçais
Échelle de 1 • 400 000
LE PÉLOPONÈSE ET SES PEUPLES 91
de l'Alphée, sur la distance de plusieurs lieues, est bordée, du côté de la
mer, par une admirable forêt de pins. Ces bois majestueux, où les anciens
Triphyliens venaient rendre un culte à la «Mort sereine », les coteaux des
environs parsemés de bouquets d'arbres, et sur les flancs du mont Lycée,
la vallée charmante où plonge la cascade de la Néda, « la première née des
sources d'Arcadie et la nourrice de Jupiter », font de cette région de la Morée
celle que le voyageur aimant la nature a le plus de bonheur à parcourir.
Le Péloponèse, comme la Grèce continentale, présente un exemple des
plus remarquables de l'influence exercée par la forme du territoire sur le
développement historique des populations. Réunie à l'Hellade par un simple
pédoncule et défendue à l'entrée par un double rempart transversal de mon-
tagnes, « l'île de Pélops » devait naturellement, à une époque où les obsta-
cles du sol arrêtaient les armées, devenir la patrie de peuples indépendants :
l'isthme restait un chemin libre pour le commerce, mais il se fermait devant
l'invasion.
A l'intérieur de la Péninsule, la distribution et le rôle des peuples divers
s'expliquent aussi, en grande partie, par le relief de la contrée. Tout le pla-
teau central, ensemble de bassins fermés qui n'ont point d'issues visibles
vers la mer, devait appartenir à des tribus, comme celles des Arcadiens,
qui n'entraient guère en rapport avec leurs voisines, ni même les unes avec
les autres. Corinthe, Sicyone et l'Achaïe occupaient au bord du golfe tout
le versant septentrional des monts de l'Arcadie ; mais, séparées par de hauts
chaînons transversaux, les peuplades des diverses vallées restaient dans l'iso-
lement, et lorsqu'elles eurent enfin assez de cohésion pour s'unir en ligue
contre l'étranger, il était déjà trop tard. A l'ouest, l'Élide, avec ses larges
issues de vallées et sa zone maritime insalubre et dépourvue de ports, ne
pouvait avoir dans l'histoire de la Péninsule qu'un rôle tout à fait secon-
daire; ses habitants, incapables de défendre leur pays ouvert à toutes les
incursions, eussent même été d'avance condamnés à l'esclavage s'ils n'a-
vaient réussi à se mettre sous la protection de tous les Grecs et à faire de
leur plaine d'Olympie le lieu de réunion où les Hellènes de l'Europe et de
l'Asie, du continent et des îles, venaient pendant quelques jours de fête ou-
blier leurs rivalités et leurs haines. De l'autre côté du Péloponèse, le bassin
d'Argos et la presqu'île montueuse de l'Argolide constituaient en revanche
une région naturelle, parfaitement limitée et facile à défendre : aussi lesAr-
giens purent-ils maintenir leur autonomie pendant des siècles, et même à
l'époque homérique, c'est à eux qu'appartenait l'hégémonie des nations
grecques. Les Spartiates leur succédèrent. Le domaine géographique dans
92 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
lequel ils s'étaient établis avait le double avantage d'être parfaitement abrité
contre toute attaque et de leur fournir amplement ce dont ils avaient
besoin. Après avoir solidement assis leur puissance dans cette belle vallée de
l'Eurotas, ils purent s'emparer facilement du littoral et de la malheureuse
Hélos ; puis, du haut des rochers du Taygète, ils descendirent, à l'ouest,
dans les plaines de la Messénie. Cette partie de la Grèce formait également
un bassin naturel, bien distinct et protégé par de hauts remparts de monta-
gnes; aussi les Messéniens, frères des Spartiates par le sang et leurs égaux
par le courage, résistèrent-ils pendant des siècles. Ils succombèrent enfin;
tout le midi de la Péninsule obéit à Sparte, et celle-ci put songer à dominer
la Grèce. Alors la région du Péloponèse, toute désignée d'avance pour ser-
vir de champ de bataille entre les peuples en lutte, la « salle de danse de
Mars », fut le plateau ceint de montagnes qui se trouve sur le chemin de
Lacédémone à Corinthe et où s'élevaient les cités de Tégée et de Mantinée.
Par un contraste géographique remarquable, cette île de Pélops, aux ri-
vages sinueux, offre, comparée à l'Attique, un caractère essentiellement con-
tinental, qui s'est reflété dans l'histoire de ses populations : aux temps anti-
ques, les Péloponésiens furent beaucoup plus montagnards que marins;
sauf ta Corinthe, où viennent presque s'effleurer les deux mers, et sur quel-
ques points isolés du littoral, notamment dans l'Argolide, qui est une autre
Attique, les populations n'étaient nulle part incitées au commerce mari-
time; dans leurs hautes vallées de montagnes ou dans leurs bassins fluviaux
fermés, elles devaient demander toutes leurs ressources à l'industrie pasto-
rale et à l'agriculture. L'Arcadie, qui occupe la partie centrale de la
Péninsule, n'était habitée que de pâtres et de laboureurs, et son nom, qui
signifia d'abord « Pays des Ours », est resté celui des contrées champêtres
par excellence ; on l'applique encore à tous les pays de bosquets et de pâtu-
rages. De même, les habitants de la Laconie, séparés de la mer par des
massifs de rochers qui étranglent à son issue la vallée de l'Eurotas, gardèrent
longtemps leurs mœurs de guerriers et d'agriculteurs, et s'accoutumèrent
difficilement aux hasards de la mer. « Lorsque les Spartiates, dit Edgar
Quinet, plaçaient l'Eurotas et le Taygète à la tête de leurs héros, c'était à
bon escient qu'ils reconnaissaient ainsi un même caractère dans la nature
de la vallée et dans la destinée du peuple qui l'occupait ».
Aux âges les plus anciens auxquels remonte la tradition, les Phéniciens
avaient d'importants comptoirs sur les côtes du Péloponèse. Ils s'étaient in-
stallés à Nauplie, dans le golfe d'Argos ; à Kranse, devenu aujourd'hui le
port de Marathonisi ou Gythium, en Laconie ; ils achetaient les coquillages qui
leur servaient à teindre la pourpre. Les Grecs eux-mêmes avaient quelques
HISTOIRE DU PÉLOPONÈSE. 95
ports assez actifs, tels que la « sablonneuse Pylos », cité du vieux Nestor,
remplacée de nos jours, de l'autre côté du golfe, par la ville de Navarin.
Plus tard, lorsque la Grèce devint le centre du commerce de la Méditer-
ranée, Corinthe, si bien située à l'entrée du Péloponèse, entre les deux
mers, prit le premier rang parmi les cités grecques, non par son importance
politique, son amour de l'art ou son zèle pour la liberté, mais par la richesse
de ses habitants et le chiffre de sa population ; elle eut, dit-on, jusqu'à trois
cent mille personnes dans ses murs. Même après avoir été rasée par les
Romains, elle reprit son importance ; mais depuis, sa position exposée la fit
ravager tant de fois qu'elle cessa d'avoir le moindre commerce. Ce n'était
qu'une misérable bourgade, lorsqu'un tremblement de terre la renversa en
1858. Elle a été reconstruite à sept kilomètres de distance au bord même du
golfe auquel elle a donné son nom, mais il est douteux qu'elle reprenne son
rang de cité, tant qu'on n'aura pas creusé de canal entre les deux mers. Les
chemins de Marseille et de Trieste à Smyrne et à Constantinople se réuni-
ront alors au détroit de Corinthe, et le mouvement des navires égalera peut-
être dans ce passage celui que l'on voit en divers canaux semblables, natu-
rels ou creusés de mains d'hommes, le Sund, le Bosphore, et le canal de
Suez. En attendant le percement, que des industriels nous promettent pour
un avenir prochain, l'isthme est presque désert; il ne sert qu'au pas-
sage des voyageurs et des colis débarqués par les vapeurs grecs dans les
deux petits ports des rives opposées. Les anciens, qui n'avaient pu réaliser
leurs projets de jonction entre le golfe de Corinthe et celui d'Egïne, et qui,
d'ailleurs, avant la tentative de Néron, craignaient d'entreprendre cette œu-
vre, dans la pensée que l'une des deux niers était plus haute et submerge-
rait la rive opposée, avaient eu du moins l'ingénieuse idée de faciliter le trafic
au moyen de mécanismes qui faisaient rouler les petits navires de l'une à
l'autre plage : c'était un « portage » perfectionné1.
Après l'époque des Croisades, lorsque la puissante république de Venise
se fut rendue maîtresse du littoral de la Morée, elle attira naturellement la
population vers les côtes, et celles-ci se trouvèrent bientôt bordées de colo-
nies commerçantes, Arkadia, l'île Prodano, laProtée des Grecs, Navarin, Mo-
don, Coron, Kalamata, Malvoisie, Nauplie d'Argolide. Ainsi, grâce à l'ap-
pel des commerçants vénitiens, le Péloponèse, devenu pays d'exportation et
de trafic, perdit graduellement le caractère continental que lui donnaient
ses plateaux et ses remparts de montagnes, pour reprendre le rôle maritime
qu'il avait eu partiellement à l'époque des Phéniciens. Le régime des Turcs,
1 Moindre largeur de l'isthme. - • - 5 940 mètres.
Moindre hauteur • 40 — (76 mètres à la partie la plus étroite).
96 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
F appauvrissement du sol et les guerres civiles qui en furent les conséquences,
forcèrent de nouveau les populations à rompre leurs relations commerciales
avec l'extérieur et à se renfermer dans leur île comme dans une prison.
Alors le principal groupe d'habitants s'établit précisément au centre de la
Péninsule, dans la ville de Tripolis ou Tripolitza, ainsi nommée, dit-on,
parce qu'elle est l'héritière des trois cités antiques de Mantinée, Tégée et
Pallantium. Depuis la reconquête de l'autonomie hellénique, la vie s'est
encore une fois, comme par une sorte de rhythme, reportée vers le pourtour
duPéloponèse. De nos jours, la ville qui prime de beaucoup toutes les autres
en importance est celle de Patras, située loin de l'entrée du golfe de Co-
rinthe et au débouché des plaines les plus fertiles et les mieux cultivées de
la côte occidentale. En prévision de la grandeur future que lui promet son
trafic, déjà fort considérable, avec l'Angleterre et les autres pays d'Europe,
on a tracé les quartiers de la nouvelle ville comme si elle devait un joui-
devenir l'égale de Trieste ou de Smyrne.
En comparaison de cet emporium du Péloponèse, les autres villes de la
Péninsule, même celles qui avaient le plus d'activité à l'époque vénitienne,
ne sont que des marchés tout à fait secondaires. iEgiumou Vostitza, au bord
du golfe de Corinthe, est une simple escale, moins célèbre par son com-
merce que par son admirable platane de plus de 15 mètres de circonférence,
dont le tronc creux servait naguère de prison. Pyrgos, près de l'Alphée, n'a
point de port. Dans la belle rade de Navarin, défendue contre les flots et les
vents du large par le long îlot rocheux de Sphactérie, les carcasses des vais-
seaux turcs coulés à fond dans le combat de 1828 sont toujours plus nom-
breuses que les navires de commerce flottant sur les eaux du port. Modon,
Coron, sont également déchues. Kalamata, débouché des vallées fertiles de la
Messénie, n'a qu'une mauvaise rade, où les embarcations ne peuvent mouil-
ler en tout temps. La célèbre Malvoisie, aujourd'hui Monemvasia, n'est plus
qu'une forteresse à demi ruinée, et les vignobles des environs, qui produi-
saient le vin exquis dont le nom est appliqué maintenant à d'autres crus,
ont depuis longtemps cessé d'exister. Enfin, Nauplie, qui se rappelle les
courtes années pendant lesquelles elle servit de capitale au royaume nais-
sant, a l'avantage de posséder un bon port bien abrité; mais ses murailles,
ses bastions et ses forts en font une place plus militaire que commerciale.
Les cités de l'intérieur, quelle que soit la gloire attachée à leurs noms,
ne sont pour la plupart que de grosses bourgades. La plus célèbre de toutes,
Sparte ou « l'Eparse », ainsi nommée de ses groupes de maisons dispersées
dans la plaine et n'ayant jadis pour toute muraille que la vaillance de ses
•citoyens, promet de devenir une des villes les plus prospères de l'intérieur
VILLES DU PÉLOPONÈSE. • 9T
du Péloponèse, grâce à la fertilité de son bassin. Après avoii-été supplantée,
au moyen âge, par sa voisine Mistra, dont les constructions gothiques, à
demi ruinées et désertes, maisons, palais, églises et châteaux forts, recou-
vrent une colline abrupte à l'ouest de la plaine de l'Eurolas, Sparte
reprend pour la deuxième fois le rang de cité prépondérante en Laconie.
Àrgos, plus ancienne encore que Lacédémone, a pu comme elle renaître de
ses ruines, à cause de sa position dans une plaine souvent desséchée, mais
S* 19. — VALLÉE DE l'eUROTAS.
x- '■■
D'après h Carte de l'Etat-Mzjor Français
Echelle de r.3-]oooo
par Lrhard
d'une grande fécondité naturelle. Toutefois, si les étrangers parcourent en
grand nombre les campagnes du Péloponèse, ce n'est point pour visiter ces
villes restaurées, où quelques pierres seulement rappellent l'antiquité
grecque, ce sont les anciens monuments de l'art qui les attirent.
À cet égard, l'Argolide est l'une des provinces les plus riches de l'Hel-
lade. Près d' Argos même, dans les flancs escarpés de la colline de Larisse,
sont taillés les gradins d'un théâtre. Entre Argos et Nauplie s'élève, au mi-
lieu de la plaine, le petit rocher qui porte l'antique acropole de Tirynthe,
l- 15
98 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
aux puissantes murailles cyclopéennes de 15 mètres de largeur. Au nord,
sur des escarpements rocailleux, est la vieille Mycènes, la tragique cité
d'Agamemnon, où l'on voit les tombes de l'Acropole, que Schliemann croit
être celles d'Agamemnon, de Cassandre, d'Eurymédon, et où il a découvert
des richesses artistiques du plus grand prix. Près de là s'élève la célèbre
porte des Lions, grossièrement sculptée à la première époque de l'art grec,
et plus bas est le vaste souterrain connu sous le nom de trésor des Atrides;
ce monument, l'un des restes les plus curieux de l'architecture primitive
des Argiens, est aussi l'un des mieux conservés, et l'on peut en admirer
dans tous les détails la solide construction ; une de ses pierres, qui sert de
linteau à la porte d'entrée, ne pèse pas moins de 169 tonnes. C'est égale-
ment en Argolide, à Epidaure, sur le rivage du golfe d'Egine et près de
l'ancien sanctuaire d'Esculape, que se trouve le théâtre de la Grèce le moins
dégradé par le temps : on distingue encore, au milieu des broussailles et
des arbustes entremêlés, les cinquante-quatre gradins en marbre blanc, sur
lesquels pouvaient s'asseoir douze mille spectateurs. Parmi ses autres débris,
l'Argolide a les beaux restes du temple de Jupiter, à Némée, et les sept
colonnes doriques de Corinthe, que l'on dit être les plus anciennes de la
Grèce; mais c'est à l'exlrémité opposée du Péloponèse, dans la charmante
vallée de la Néda, que s'élève le monument le plus admirable de la Pénin-
sule, bâti par Ictinus en l'honneur d'Apollon Secourable : ce temple est
celui deBassse, près dePhigalée d'Arcadie; les grands chênes, les superbes
rochers qui l'entourent rehaussent la beauté de ce noble édifice.
Les constructions les plus nombreuses du Péloponèse sont des citadelles;
mainte place forte, avec sa muraille et son acropole, se voit encore précisé-
ment dans le même état qu'aux temps de l'ancienne Grèce. Les murs d'en-
ceinte de Phigalée,ceuxde Messène ont gardé leurs tours, leurs portes, leurs
réduits. D'autres acropoles, utilisées depuis par les Francs des Croisades,
les Vénitiens ou les Turcs, se sont hérissées de tours crénelées etde donjons.
A la porte même du Péloponèse s'élève une de ces forteresses antiques, trans-
formée en citadelle du moyen âge : c'est l'Acro-Corinthe, gardienne de la
Péninsule. Du chaos de fortifications et de masures qui la dominent, on
aperçoit presque toute la Grèce, enfermée dans le cercle de l'horizon.
Quelques-unes des îles grecques de la mer Egée doivent être considérées
comme une dépendance naturelle du Péloponèse, auquel les rattachent des
isthmes sous-marins et des chaînes d'écueils. C'est donc à bon droit qu'on
les a reliées administrativement à la Péninsule.
ILES DU PELOPONÈSE. 99
Les îles de la côte d'Argolide, peuplées de marins albanais q ai furent pen-
dant la guerre contre les Turcs les plus vaillants défenseurs de l'indépendance
hellénique, ont perdu en grande partie leur importance commerciale et poli-
tique d'autrefois. Pendant la guerre, la petite bourgade albanaise de Poros,
qui s'élève dans l'île du même nom, sur un terrain d'origine volcanique,
a servi de capitale au peuple soulevé; elle est encore assez animée, grâce à
son port et à sa rade admirable, parfaitement abritée, que le gouvernement
grec a choisie pour en faire la principale station de sa marine. Mais Hydra
et l'îlot voisin, connu sous le nom italien de Spezia, ne pouvaient que déchoir
depuis que la Grèce a reconquis son existence propre. Ce sont des masses
rocheuses, presque entièrement dépourvues de sol végétal, sans arbres, sans
eaux de source, et pourtant plus de cinquante mille habitants avaient pu
trouver à vivre par le commerce sur ces îlots rocheux. Une liberté relative
avait fait ce miracle. En 1750, quelques colons albanais, las des exactions
d'un pacha de la Morée, s'étaient réfugiés dans l'île d'Hydra. On les laissa
tranquilles et ils n'eurent qu'à payer un faible impôt/Aussi leur commerce,
mêlé parfois d'un peu de piraterie, grandit rapidement. Hydra occupe, il
est vrai, une position fort heureuse, commandant l'entrée des deux golfes
de l'Àrgolide et de l'Attique; mais elle n'a point de port ni même d'abri
véritablement digne de ce nom. C'est donc en dépit même de la nature que
les Hydriotes avaient fait de leur rocher un rendez-vous du commerce; les
navires devaient se presser dans quelque anfractuosité de la côte, serrés les
uns contre les autres, retenus immobiles par quatre amarres. Avant la
guerre de l'indépendance, les seuls armateurs d'Hydra possédaient près de
quatre cents navires de cent à deux cents tonneaux et, pendant la lutte, ils
lancèrent contre le Turc plus de cent vaisseaux armés de deux mille canons.
En luttant pour la liberté de la Grèce, les Hydriotes travaillaient aussi, sans
le vouloir, à la décadence de leur ville, et, dès que leur cause eut triomphé,
le mouvement des échanges dut se déplacer graduellement pour aller se
concentrer dans les ports mieux situés de Syra et du Pirée.
Beaucoup plus grande que les îles de l'Argolide, la Cythère de Laconie,
plus connue des marins sous le nom de Cérigo, dû peut-être à des
envabisseurs slaves, faisait naguère partie de la prétendue république Sept-
insulaire gouvernée par les Anglais. Pourtant elle n'est point située dans la
mer Ionienne et dépend évidemment du Péloponèse, qu'elle relie à l'île de
Crète par un seuil sous-marin et l'îlot de Cérigolto, peuplé de Sphakhiotes
crétois. Cythère n'est plus l'île de Vénus et n'a point de voluptueux bosquets.
Vue du nord, elle ressemble à un amas de roches stériles : cependant elle
porte de riches moissons, de belles plantations d'oliviers, et ses villages
100 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
.sont assez populeux. Jadis la position de Cérigo, entre les deux mers d'Ionie
et de l'Archipel, donnait une grande importance à son havre de refuge;
mais ce port est redevenu presque désert depuis que le cap Malée a perdu
ses terreurs. On a trouvé sur ses côtes des amas de coquillages qui provien-
nent d'anciens ateliers phéniciens pour la fabrication de la pourpre. Ce sont
les commerçants et les industriels de Syrie qui ont introduit dans l'île le
culte de la Vénus Àstarté, devenue plus tard, sous le nom d'Aphrodite, la
déesse de tous les Grecs.
IV
ILES DE LA MER EGEE
Au milieu des Ilots moutonnants qui valurent sans doute à la « grande
Mer » ou «Archipel » de Grèce son nom d'Egée ou de « mer des Chevreaux »,
sont dispersés en un désordre apparent les îles et les îlots; ils sont tellement
nombreux que, par une transposition singulière, l'appellation d'Archipel,
au lieu de s'appliquer aux bassins maritimes, ne désigne plus que des îles
groupées en multitudes. Au nord, les Sporades se développent en une longue
rangée qui se recourbe vers le mont Athos; plus au sud, Skyros, l'île où,
d'après la légende, naquit le héros Achille et où mourut Thésée, se dresse
isolément; la grande île d'Eubée se ploie et s'allonge au bord du conti-
nent ; puis on voit au large du Péloponèse surgir de toutes parts les mon-
tagnes blanches des Cyclades, que les anciens Grecs comparaient à une
ronde d'Océanides dansant autour d'un dieu.
Toutes les îles de l'archipel grec se rattachent au continent, soit par leur
formation géologique, soit par le plateau sous-marin qui les supporte. Les
Sporades du nord sont un rameau de la chaîne du Pélion. L'île d'Eubée est
dominée par des massifs calcaires d'une assez grande hauteur dont la
direction générale est parallèle aux chaînes de l'Attique, de l'Argolide, de
l'Olympe et du mont Athos. Skyros est un petit massif rocailleux parallèle
aux montagnes de l'Eubée centrale. Les sommets des Cyclades, qui conti-
nuent dans la direction du sud-est les chaînes de l'Eubée et de l'Attique,
appartiennent aux mêmes formations. « Montagnes de la Grèce égarées dans
ta mer, » elles sont aussi composées de schistes micacés et argileux, de
roches calcaires et de marbres cristallins. Athènes a le Pentélique, mais les
Cyclades ont les marbres éclatants de Naxos et ceux plus beaux encore de
Paros, dans lesquels on taillait les statues des héros et des dieux. Des grottes
CYGLADES ET EUBÉE. 101
curieuses, notamment celle d'Antiparos, que les anciens ne connaissaient
point, puisque aucun d'eux ne l'a mentionnée, et celle, plus régulière, de
Sillaka, dans l'île de Cythnos ou Thermia, célèbre par ses eaux chaudes,
s'ouvrent dans les assises calcaires. Le granit se montre aussi dans quel-
ques îles, surtout dans la petite Délos, la terre sacrée des Grecs. Enfin,
vers leur extrémité méridionale, les rangées des Cyclades, orientées dans
le sens du nord-ouest au sud-est, sont traversées par une chaîne d'îles et
d'îlots d'origine ignée, qui se continuent, d'un côté, jusqu'à la péninsule
de Methana, dans l'Argolide; de l'autre, jusqu'à l'île de Cos et aux rivages
de l'Asie Mineure.
La terre d'Eubée a de tout temps été considérée comme à demi continen-
tale. C'est une île, mais le bras de mer qui la sépare de la Béotie et de
l'Attique n'est, en réalité, qu'une vallée longitudinale, peu profonde en
certains endroits, et formant, comme les vallées terrestres, une succession
régulière d'étranglements et de bassins. Le défilé le plus étroit de cette
vallée maritime n'a que soixante-cinq mètres de largeur, de sorte que depuis
vingt-trois siècles déjà on avait pu facilement jeter entre la rive du conti-
nent et Chalcis, la capitale d'Eubée, un pont, remplacé maintenant par un
palier tournant qui laisse passer les vaisseaux. Les courants alternatifs de
marée qui se succèdent assez irrégulièrement dans le canal avaient autrefois
donné une grande célébrité au détroit de l'Euripe; ce flux et ce reflux
étaient considérés comme l'une des grandes merveilles naturelles de la Grèce :
aussi l'île entière en a-t-elle pris son nom vulgaire de 'Negrïpon, corrompu
par les Italiens en celui de Negroponte. L'île d'Eubée est trop rapprochée
du continent pour que ses vicissitudes de prospérité et de décadence n'aient
pas concordé d'une manière générale avec les destinées des contrées voisines,
l'Attique et la Béotie . Lorsque les cités grecques étaient dans leur période
de gloire et de puissance, les villes eubéennes de Chalcis, Erétrie, Cumes
étaient aussi des foyers de rayonnement et leurs populations essaimaient en
colonies vers toutes les côtes de la Méditerranée. Plus tard, les divers
conquérants qui ravagèrent l'Attique dévastèrent également Négrepont, et
maintenant cette île, simple dépendance de la péninsule voisine, participe
à tous ses mouvements politiques et sociaux
La partie septentrionale de l'Eubée est embellie par des forêts de diverses
essences, chênes, pins, aunes et platanes ; tous les villages y sont entourés
de bosquets d'arbres fruitiers et les paysages environnants ressemblent aux
sites de.l'Élide et de l'Arcadie. Mais dans le fourmillement des Cyclades
on cherche en vain ces gracieux tableaux champêtres ; un très-petit nombre
d'îles ont encore çà et là quelque reste de la beauté naturelle que donnent
102
NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE
les ombrages et les eaux courantes. La plupart semblent avoir été pétrifiées
par la tête de Méduse, comme l'antiqne légende le racontait de l'ilede Seriphos;
des olivettes, des groupes de chênes à vallonnée, quelques bosquets de pins,
des figuiers, voilà ce que possèdent les îles les plus ombragées! Mais ailleurs,
quelle nudité! quels rochers gris ! Les promontoires de la Grèce sont arides,
mais bien plus dépourvus de verdure sont la plupart de ces îlots de l'Ar-
S° 20. — EIJRIPE ET CHALCIS.
I S /'
z.r-3„
ravépjr Ki-hard
Echelle de 1 220.000
ioKil.
chipel, que néanmoins on contemple avec une sorte de ferveur, à cause du
retentissement de leur nom dans l'histoire! C'est à bon droit que la plupart
des grandes cimes des Cyclades grecques, comme celles de la Turquie hellé-
nique, ont été consacrées au. prophète Elie, successeur biblique d'Apollon,
la divinité solaire. En effet, le soleil règne en maître sur ces âpres rochers,
il les brûle, il en dévore les broussailles et le gazon.
Une de ces îles inhabitées par l'homme, Antimilo, donne encore asile à
CYCLADES. 103
un bouquetin (capra caucasica) qui a disparu du reste de l'Europe, et que
l'on retrouve seulement en Crète et peut-être à l'île de Rhodes. Des cochons
sauvages errent aussi au milieu des rochers d'Antimilo. Quant aux lapins,
importés d'Occident, ils vivent en multitudes dans les cavernes de quelques
Cyclades, surtout à Mykonos et à Délos; les anciens auteurs ne les ont
jamais mentionnés; Polybe, qui les avait vus en Italie, leur donne le nom
latin. Chose curieuse, les lièvres et les lapins n'habitent pas les mêmes îles:
chaque espèce vit à part dans son domaine insulaire. L'île d'Andros seule
fait exception ; mais les deux races n'y sont pas moins nettement séparées :
les lièvres occupent l'extrémité septentrionale de l'île, tandis que les lapins
se creusent des terriers dans la partie du midi. En fait de curiosités zoolo-
giques, il est à remarquer aussi qu'une grosse espèce de lézard, connue par
le peuple sous le nom de « crocodile », ne se trouve point sur le continent,
mais seulement dans quelques îles de l'Archipel. Il faut en conclure que les
Cyclades sont séparées de la péninsule thraco-hellénique depuis des âges
d'une longue durée.
Une chaîne d'îles volcaniques limite au sud la ronde des Cyclades en
longeant le grand fossé maritime qui sépare l'Archipel et la mer de Crète.
La plus grande de ces îles, Milo, devenue fameuse par sa « Vénus » et par
d'autres statues admirables, récemment découvertes, est un cratère irrégu-
lier, effondré au nord-ouest et laissant pénétrer les eaux de la mer à l'inté-
rieur de son bassin, qui est l'un des ports de refuge les plus vastes de la
Méditerranée. Milo n'a point eu d'éruption dans les temps modernes, mais
des solfatares et des sources thermales qui jaillissent sur le rivage et dans
la mer elle-même témoignent de l'activité des laves souterraines. D'autres
fontaines thermales, à Seriphos, à Siphnos et dans les îlots de ces parages,
sont également en rapport avec le foyer volcanique.
Actuellement le centre de la poussée intérieure se manifeste à peu près
à égale distance des côtes de l'Europe et de l'Asie dans le petit groupe des
îles généralement désignées sous le nom de Santorin ou Sainte -Irène.
Ces îles, dont le noyau consiste en roches de marbre et de schistes semblables
à celles des autres Cyclades, sont disposées circulairement autour d'un vaste
cratère qui n'a pas moins de 590 mètres de profondeur. A l'est , le
croissant de Thera présente du côté du gouffre de larges falaises à pic
d'où s'écroulent les scories, et du côté du large, de longues pentes
couvertes de vignobles aux produits exquis. A l'ouest du cratère, Therasia,
plus petite, se dresse comme la muraille à demi ruinée du volcan, et l'écueil
104
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
d'Aspronisi indique l'existence d'une paroi sous-marine. C'est près du centre
de ce bassin que brûle encore le fond de la mer. Le foyer de laves reste long-
temps presque assoupi, puis il se réveille tout à coup pour rejeter des.amas de
scories. Il y a bientôt vingt et un siècles, surgit une première île que les
anciens émerveillés nommèrent la « Sainte » et que l'on appelle aujour-
d'hui Palaea-Kaïméni (l'ancienne Brûlée). Au seizième siècle, trois années
NEA-KA1MENI.
d-' après Danf'ab'K
Terre- exhaussée^ sans accompagnement de phénomènes volcaniques.
Terre- erhaussee*. avec- accompagnement deJùmeroUes et d'éruptions.
Ancien. Rwac-c
Montagne. George-, de- 222 mètres
d'éruptions firent naître l'île plus petite de Mikra-Kaïméni. Un cône de laves
plus considérable, celui de Néa-Kaïméni, s'éleva au commencement du
dix-huitième siècle, et tout récemment encore, de 1866 à 1870, cette île
s'est agrandie de deux nouveaux promontoires, Aphroëssa et la montagne
de George, qui ont plus que doublé l'étendue primitive du massif volca-
nique, en recouvrant le petit village et le port de Vulkano et en se rappro-
chant du rivage de Mikra-Kaïméni jusqu'à l'efdeurer. Pendant les cinq
années, plus de cinq cent mille éruptions partielles ont eu lieu, lançant
CYCLADES 105
parfois les cendres jusqu'à 1,200 mètres d'élévation; même de l'île de
Crète on a pu discerner les nues de scories brisées, noires en apparence
pendiint le jour et rouges pendant la nuit.
Des milliers de spectateurs, et dans le nombre quelques savants, Fouqué,
Gorceix, Reiss et Stiibel, Schmidt, sont accourus de toutes les parties du
monde pour assister à ce merveilleux spectacle de la naissance d'une terre,
et leurs observations précises sont une grande conquête pour la science.
Grâce à eux, il reste prouvé que de véritables flammes jaillissent des vol-
cans, et que les éruptions ont leurs périodes de calme et d'exaspération, de
la nuit au jour et de l'hiver à l'été. Il paraît très-probable que le gouffre de
Santorin est le produit d'une explosion qui, dans les temps préhistoriques,
aurait fait voler en cendres toute la partie centrale de la montagne. Les
énormes quantités de tuf croulant que l'on voit sur les pentes extérieures
de l'île racontent ce cataclysme au géologue qui les étudie1.
Des Albanais habitent la partie méridionale de l'Eubée et se sont établis en
colonie autour du port de Gavrion, dans l'île d'Andros, mais dans tout le reste
de l'Archipel la population est grecque ou du moins complètement hellénisée.
Les quelques familles italiennes ou françaises de Skyros, de Syra, de Naxos,
de Santorin, sont trop peu nombreuses pour compter : elles-mêmes se disent
françaises et dans l'Archipel on leur donne le nom de « Francs* » Durant la
guerre de l'indépendance hellénique, ces familles se réclamèrent toujours de
la protection de la France. Autrefois, la classe des propriétaires se composait
presque en entier de ces Francs, qui s'étaient emparés des îles au moyen âge.
C'est même, dît-on, au régime de la grande propriété maintenue longtemps
par ces familles qu'il faut s'en prendre de la faiblesse relative de la population
de Naxos. Jadis l'île nourrissait facilement cent mille personnes ; maintenant,
elle est trop petite pour un nombre d'habitants sept fois moins considérable.
Les Cyclades, plus éloignées que l'Eubée des rivages de la Grèce, ont eu
aussi une vie politique plus distincte de celle de l'Hellade, et bien souvent
l'histoire y a suivi une marche différente. Par leur position au milieu de
l'Archipel, ces îles devaient naturellement servir d'étapes à tous les peuples
navigateurs de la Méditerranée, et par conséquent leurs habitants devaient
1 Hauteurs principales des iles :
Delphi, dans l'île d'Eubée. ... . . 1,745 mètres.
Saint -Élie, »
Mont Zia, Naxos
Saint-Élie, Siphnos. . .
» Santorin.. . ,
1 ,404 »
1,007 ,
850 »
800 »
14
106 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
être soumis aux influences les plus diverses. Jadis les marins de l'Asie
Mineure et de la Phénicie s'arrêtaient aux Cyclades en voguant vers la
Grèce ; au moyen âge, les Byzantins, puis les croisés, les Vénitiens, les
Génois, les chevaliers de Rhodes y furent les maîtres a leur tour; les
Osmanlis y passèrent, et de nos jours, grâce au commerce, ce sont les
nations occidentales de l'Europe qui, avec les Grecs eux-mêmes, ont la
prépondérance dans l'Archipel.
Toutes ces vicissitudes historiques ont déplacé d'une île à l'autre le centre
des Cyclades. Du temps des anciens Grecs, Délos, l'île d'Apollon, était la
terre sacrée, où de toutes parts accouraient les fidèles et les marchands. Les
échanges se faisaient à l'ombre des sanctuaires, et des marchés d'esclaves se
tenaient à côté des temples. La vente de la chair humaine finit môme par
devenir la spécialité de Délos, et sous les empereurs romains, jusqu'à
dix mille esclaves y furent brocantés en un seul jour. Mais les marchés, les
temples, les monuments ont disparu de Délos, et de l'île voisine, Rhéneia,
qui lui servait de nécropole, et qu'un pont réunissait à la terre sacrée. Délos
est maintenant une étendue pierreuse où quelques troupeaux de brebis
broutent de maigres pâturages : c'est dans le sol même que M. Homolle a
dû chercher les restes du temple d'Apollon délien. Au moyen âge, c'est à la
grande Naxos qu'appartint l'hégémonie. De nos jours, Tinos est l'île la
plus sainte, à cause de son église vénérée de la Panagia, et l'affluence des
pèlerins y est vraiment énorme ; mais pour le commerce, c'est la petite île de
Syra ou Syros, quoique sans arbres et sans eau, qui est devenue la métropole
des Cyclades. Sa ville, connue d'ordinaire sous le nom de l'île, quoique portant
officiellement l'appellation d'Hermoupolis, est la troisième cité de la Grèce
par sa population et la première par son commerce» Avant la guerre de
l'indépendance, Syra était une ville sans importance, mais sa neutralité
pendant la lutte, la protection efficace des escadres françaises, l'arrivée
de nombreux réfugiés des îles turques de Chios et de Psara, enfin son heu-
reuse position au centre des Cyclades en ont fait graduellement le principal
entrepôt, le chantier et la station centrale de la mer Egée. C'est dans le porl
de Syra qui viennent se nouer, comme les fils d'un réseau, les lignes de na-
vigation de la Méditerranée orientale. Hermoupolis est l'étape nécessaire des
voyageurs qui se rendent à Salonique, à Smyrne,à Constantinople. Aussi la
ville, (jui s'était réfugiée au moyen âge sur la hauteur par crainte des pirates,
a-t-elle redescendu la pente pour développer ses quais et bâtir ses magasins
sur les ruines de l'emporium antique. Vue de la rade, Hermoupolis se
montre tout entière sur le flanc de la montagne, semblable à la face d'une
pyramide aux degrés d'une blancheur éblouissante.
ILES DE L'ARCHIPEL ET DE LA MER IONIENNE. 107
Le commerce a peuplé l'âpre rocher deSyra, mais il est encore loin d'avoir
utilisé toutes les ressources de l'Archipel et d'avoir rendu à l'ensemble du
groupe l'importance qu'il avait dans l'antiquité. L'Eubée n'est plus « riche en
bœufs», ainsi que le prétend son nom, et n'exporte guère que des céréales,
des vins, des fruits et le lignite extrait en abondance des mines de Cumes ou
Koumi. Les jardins de Naxos produisent leurs oranges, leurs citrons, leurs
cédrats exquis ; Skopelos, Andros, Tinos, la mieux cultivée des îles, expé-
dient leurs vins; les bons crûs viennent de Santorin, que les Grecs d'au-
trefois avaient nommée Kallisté ou la « Meilleure », à cause de l'excellence
de ses produits. En outre, cette île et les autres Cyclades volcaniques four-
nissent au commerce des laves, des pierres meulières, des pouzzolanes, de
l'argile de Cimolos ou « terre cimolée », bonne à blanchir les étoffes, Naxos
envoie son émeri, Tinos ses marbres veinés ; mais c'est là tout. Les marbres
de Paros restent même inexploités, et rarement un navire se montre dans
l'admirable port de l'île. Sauf la culture du sol, et çà et là l'élève des vers
à soie, les habitants des Cyclades n'ont aucune industrie, et les îles surpeu-
plées, telles que Tinos et Siphnos, doivent envoyer chaque année à Constan-
tinople, à Smyrne, dans les villes de la Grèce, un certain nombre d'émi-
grants qui vont travailler comme manœuvres, cuisiniers, potiers, maçons ou
sculpteurs. Si quelques îles ont une population surabondante, combien d'au-
Ires en revanche ne sont plus habitées ou ne donnent asile qu'à des bergers !
Ainsi la plupart des îles qui se trouvent entre Naxos et Àmorgos ne sont que
des rochers déserts. Antimilo n'est, comme Délos, qu'un pâtis semé de pier-
res. Enlin Seriphos et Gioura, l'antique Gyaros, sont encore des solitudes
mornes, comme aux temps où les empereurs romains les désignèrent pour
servir de lieux d'exil ; néanmoins on espère que, grâce à ses minerais de
fer, déclarés excellents, Seriphos reprendra prochainement quelque impor-
tance. L'île d'Antiparos compte sur ses riches mines de plomb.
ILES IONIENNES
L'île de Corfou, située au large des côtes de l'Épire, l'archipel céphalo-
nien, qui se trouve à l'ouest de la Grèce continentale et péninsulaire, enfin
l'île de Cythère, que battent à la fois les flots de la mer Ionienne et ceux de
la mer Egée, ont eu depuis un siècle les plus singulières vicissitudes poli-
tiques. Seule parmi toutes les dépendances naturelles de la péninsule des
108 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Balkans, Corfou avait eu le bonheur de repousser tous les assauts des Maho-
métans et de rester terre européenne, grâce à la protection de la république
de Venise. Lorsque celle-ci fut livrée à l'Autriche par Bonaparte, en 1797,
Corfou et les îles Ioniennes furent occupées par les Français. Quelques an-
nées après, les Russes en devenaient les véritables maîtres, quoiqu'ils eussent
fait semblant d'y organiser une sorte de république aristocratique sous la
suzeraineté de la Turquie. En 1807, les Français reprenaient possession des
îles Ioniennes pour se les voir arrachées successivement par les Anglais, à
l'exception de Corfou, qu'ils gardèrent jusqu'en 1814. Sous le nom de
« république Septinsulaire », les îles Ioniennes devinrent alors des espèces
de fiefs que des familles de grands propriétaires terriens gouvernaient au
nom de l'Angleterre et avec l'appui de ses troupes. Deux fois la constitution
octroyée par les Anglais dut être modifiée dans un sens plus démocratique,
mais le patriotisme grec des Seplinsulaires ne voulut s'accommodera aucun
prix de la suzeraineté de la Grande-Bretagne. Celle-ci se résolut enfin à
lâcher sa conquête, et les populations des Sept-Iles, rendues à leurs affinités
naturelles, s'annexèrent à la Grèce, dont elles forment les communautés les
plus avancées en instruction, en bien-être et en activité. Sans doute, en ac-
cordant la liberté à ses sujels ioniens, l'Angleterre a consulté son propre
intérêt, mais elle a eu l'intelligence de le comprendre ; elle a reconnu que
l'influence morale est supérieure à la force des canons, et c'est avec une
parfaite bonne grâce qu'elle a cédé. Non-seulement elle a rendu Cythère et
l'archipel de Céphalonie, où elle n'avait que des intérêts commerciaux, mais
elle a également livré la citadelle de Corfou, qui lui permettait de commander
l'entrée de l'Adriatique, comme elle domine celles de la Méditerranée, de
la mer de Sicile et de la mer Rouge. C'est là une politique de magnanimité
qui n'a pas encore trouvé beaucoup d'imitateurs parmi les gouvernements
du monde, et que l'Angleterre elle-même aurait l'occasion d'appliquer en
mainte autre partie de la terre !
De tout temps Corfou, la Korkyra des Grecs et la Corcyra des Romains,
a été la plus importante des îles Ioniennes, grâce au voisinage de l'Italie
et aux avantages commerciaux que lui procuraient son excellent port et sa
grande rade, pareille à un vaste lac. D'après les habitants, qui aiment à
citer le témoignage de Thucydide, Corfou serait cette île des Phéaciens dont
parle l'Odyssée ; ils disent même avoir retrouvé dans la fontaine de Kressida
le ruisseau où la belle Nausicaa lavait le linge de son père, et les beaux jar-
dins où la foule se promène le soir près de la ville portent le nom de jardins
d'Alcinoùs. De toutes les îles Ioniennes, Corfou est la seule qui ait une petite
rivière, le Messongi, dont les eaux ne se dessèchent pas en été et que l'on
ILES IONIENNES. 111
peut remonter à une petite distance en barque. Les collines, placées comme
un écran devant les plaines de la basse Epire, sont exposées à toute la force
des orages qu'apporle le vent du sud-ouest, et reçoivent une grande quantité
d'eau de pluie : aussi la végétation est-elle fort riche; les orangers, les ci-
tronniers s'étendent autour de la ville en odorants bosquets, les vignes et les
oliviers cachent de leurs pampres et de leur feuillage les roches grisâtres des
collines, d'opulentes moissons de blé ondulent dans les plaines, que parcou-
rent des routes bien tracées. Malheureusement, Corfou est très-exposée au
vent du sud-est, qui souvent n'est autre que le sirocco; c'est là ce qui di-
minue beaucoup ses avantages comme station d'hiver pour les malades.
La ville, située sur une péninsule triangulaire, en face de la côte d'Épire,
est la plus considérable et la plus commerçante de l'ancienne république
Ionienne : c'est aussi une puissante forteresse, que tous ses possesseurs,
Vénitiens, Français, Russes, Anglais, ont successivement travaillé à rendre
imprenable. De ses bastions on jouit d'une vue fort belle, bien inférieure
toutefois au tableau que l'on contemple du haut du mont Pantocrator ou
« Dominateur » ; lorsque le temps est favorable, on peut apercevoir par-
dessus le détroit jusqu'aux montagnes d'Otrante, en Italie. La proximité de
cette péninsule, les relations de commerce, les traditions laissées par la
domination de Venise ont fait de Corfou une ville à demi italienne, et de
nombreuses familles appartiennent à là fois aux deux nationalités par l'o-
rigine et par le langage; c'est vers 1850 seulement que l'italien cessa d'être
la langue officielle de l'île et de tout l'archipel. Au milieu de la popula-
tion cosmopolite qui se presse dans les murs de la cité, on remarque aussi
beaucoup de Maltais, porte-faix et jardiniers, qui avaient suivi dans l'île
leurs maîtres britanniques.
Corfou possédait jadis la ville de Butrinto et quelques-uns des villages
situés en face sur la côte d'Epire ; mais un gouverneur anglais en fit présent
au terrible Ali-Pacha et maintenant les seules dépendances de l'île sont les
îlots environnants : au nord Fano, Samathraki, Merlera; au sud Paxos, aux
falaises percées de grottes, Antipaxos dont les roches suent l'asphalte. Paxos
produit, dit-on, la meilleure huile de toute la Grèce occidentale.
Leucade, Céphallénie. Ithaque, Zanteet quelques îlots voisins se déploient
en un archipel gracieusement recourbé au devant du golfe de Patras,
le long des côtes d'Acarnanie et d'Élide. Ensemble, ces îlots constituent
une chaîne de montagnes calcaires alternativement lavées par los pluies et
brûlées par le soleil. Leurs vallons cultivés produisent, comme ceux de
Corfou, des oranges, des citrons, des raisins de Corinthe, du vin, de l'huile,
qui sont l'objet d'un commerce assez actif. Par leurs habitants, ces îles
112
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
ressemblent également à leurs voisines du nord ; l'élément italien, sauf à
Ithaque, se trouve assez fortement représenté dans la population grecque.
Leucade ou et la Blanche », ainsi nommée de l'éclat de ses promon-
toires crétacés, est, en réalité, une dépendance du continent. Les anciens
lui donnaient le nom d'Acte ou « Péninsule » et racontaient que des co-
lons corinthiens l'avaient changée en île en creusant un canal à travers
l'isthme de jonction. L'examen des lieux ne confirme point cette légende. Il
est probable que les Corinthiens, comme naguère les Anglais, n'eurent qu'à
ouvrir une fosse de navigation dans la lagune qui sépare l'île du continent
et dont la profondeur ne dépasse pas soixante centimètres : si la mer lO-
tr 22. — CANAL DE SAINTE-MAURE.
20"40'F.siacCr
T> aprej I 'Liai ■ Jhjar l
Grave par Krharà
Echelle de 200.000
nienne avait des marées, l'île de Leucade, comme Noirmoutier, sur les
côtes de France, se changerait deux fois par jour en péninsule. Un pont
dont il reste d'importants débris, unissait jadis les deux rivages par-dessus
l'étroit chenal qui s'ouvre au sud de la lagune; au nord, un îlot, portant
la chapelle et la forteresse de Sainte-Maure, dont le nom est souvent attribué
à l'île de Leucade elle-même, garde l'entrée du canal. C'était naguère le
seul endroit de la Grèce occidentale où se trouvât un bosquet de dattiers. Un
magnifique aqueduc de deux cent soixante arches, servant aussi de chaussée,
réunissait la forteresse à la ville d'Amaxiki, principal port et capitale de
Leucade; mais ce monument de l'industrie turque, élevé sous le règne de
SAINTE-MAURE ET CÉPHALLÉNIE. M5
Bajazet, a été fort endommagé par les tremblements de terre. On pourrait
croire qu'au milieu des salines et des lagunes basses où les marins ne se
hasardent que sur des troncs d'arbres creusés et à fond plat, la fièvre règne
en permanence; toutefois Amaxiki, de même que Missolonghi dans sa vaste
plaine noyée, est une ville relativement salubre, et les femmes y ont une
apparence de fraîcheur et de beauté remarquables. Au sud commencent les
montagnes boisées qui vont se terminer en face de Céphallénie par le célèbre
promontoire qui portait le temple d'Apollon. Le « Saut de Leucade » est
un roc de soixante mètres de hauteur d'où les accusés, auxquels on avait
attaché aux pieds et aux mains des espèces d'ailes formées de plumes d'oi-
seaux, étaient lancés dans la mer pour y prouver leur innocence par le salut
ou leur crime par la mort; les amants s'en précipitaient aussi pour oublier
leur passion, soit dans la frayeur de la mort, soit dans la mort elle-même.
Céphallénie est la plus grande des îles Ioniennes, et la montagne qui la
domine, l'Enos ou Elatos, le Montenero des Italiens, est la cime la plus
élevée de l'archipel ; du milieu de la mer d'Ionie, les matelots peuvent, par
un temps favorable, voir d'un côté l'Etna de Sicile, de l'autre le mont de
Céphallénie. Les forêts de conifères qui avaient valu à la haute montagne
le nom italien de Montenero, ont été presque entièrement dévorées par les
incendies, mais il en reste encore des lambeaux, où se voient des sapins
magnifiques d'une espèce particulière. Sur la croupe suprême de la mon-
tagne on voit encore les restes d'un temple de Jupiter. L'île est fertile et
peuplée, mais son grand malheur est de manquer d'eau; la plupart des
ruisseaux tarissent en été et les habitants sont parfois dans une véritable
détresse. Le sol calcaire, tout fissuré, percé d'énormes entonnoirs, laisse
passer comme un crible les eaux de pluie qui vont rejaillir en fontaines
dans la mer elle-même, loin des campagnes altérées. En revanche, par un
phénomène bizarre et peut-être unique, la mer de Céphallénie verse dans
les cavernes de ses rivages deux abondants ruisseaux d'eau salée qui vont
se perdre au loin en des galeries inconnues,
Le lieu de cette étrange disparition des eaux maritimes est à quelque dis-
tance au nord d'Argostoli, ville que son port très-abrité, mais sans profon-
deur, a rendue l'une des plus commerçantes de l'île, et où se trouve une
magnifique chaussée de sept cents mètres unissant les deux bords d'un golfe.
Les deux ruisseaux marins sont assez considérables pour que leur courant
puisse mettre en mouvement les roues de grands moulins qui n'ont cessé
de fonctionner régulièrement, l'un depuis 1855, l'autre depuis 1859. Le
débit commun des deux courants est d'environ deux mètres cubes par
seconde, ou plus exactement de 160,000 mètres cubes par jxmr. Cette eau
», 43
U4
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
s'a masse-t-elle dans les profondeurs du sol, en de vastes lacs que l'évapora-
tion constante suffit pour maintenir au même niveau et où le sel s'amasse
en couches épaisses? ou bien, comme le pense le géologue Wiebel, l'excédant
de ces eaux marines, réparti dans les fissures du sol en de nombreux filets,
est-il ramené par un phénomène d'aspiration hydrostatique dans les ruis-
seaux souterrains d'eau douce qui parcourent le sol caverneux de l'île, et
forme-t-il avec eux plusieurs fontaines d'eau saumàtre qui jaillissent
K° 25. — ARGOSTOLI.
£.'?.prcs Mri£bel
Gravé rhrz Krhard.
Echelle de 78.000
en divers endroits à la base des collines? On ne sait, mais il est pro-
bable que le régime souterrain des eaux douces, salées, sulfureuses, est en
grande partie la cause des tremblements de terre qui sont si fréquents et
si redoutables à Céphallénie. Toutes les maisons d'Argostoli sont basses,
afin de pouvoir résister aux frémissements du sol. L'île d'Asteris, qu'Ho-
mère nous décrit comme ayant deux ports, et où s'éleva plus tard la ville
d'Alalkomenas, n'existe plus entre Céphallénie et Thiaki : elle a été pro-
bablement détruite par les secousses du sol, car on ne saurait voir dans le
simple écueil de Daskalion un reste de cette terre habitée.
Thiaki, la fameuse Ithaque du « divin Ulysse », peut être considérée
CÉP1IALLÉNIE, ITHAQUE, ZANTE. il5
comme une dépendance de Céphallénie, dont la sépare le canal aux rivages
parallèles de Viscardo, ainsi nommé en souvenir du conquérant Piobert
Guiscard. L'île est petite et l'on a cru y reconnaître tous les sites dont parle
l'Odyssée, la fontaine Aréthuse/la haute roche au pied de laquelle Eumce,
le divin porcher, paissait son troupeau, et, dit-on, jusqu'au palais d'Ulysse,
mais, récemment encore, les habitants des deux versants de l'île revendi-
quaient également tous* ces lieux fameux : de même qu'il y a deux Troies,
deux Pergames, deux Scamandres et deux Simoïs, de même, dit le voyageur
Gilliéron, il y a deux villes d'Ithaque, deux Aréthuses et deux Grottes des
Nymphes. L'infatigable Schliemann, qui a tant fait pour l'exploration du
monde homérique, vient de retrouver la ville qui fut certainement l'ancienne
capitale d'Ithaque et dont le site n'avait pas même été exploré par les
voyageurs précédents. Les débris cyclopéens de cette nntique cité, où se
voient encore les ruines de cent quatre-vingt-dix maisons, mais qui peut
en avoir renfermé deux mille, sont dominés par les remparts et les tours
du « château d'Ulysse », acropole située sur la plate-forme triangulaire du
sommet de l'Aétos, à 560 mètres au-dessus du niveau de la mer. Les restes
de poteries trouvées dans les ruines de l'ancienne cité ne ressemblent pas à
celles qui ont été découvertes dans les fouilles de Mycènes : elles rappellent
plutôt celles de Troie et quelques-unes portent des inscriptions non encore
déchiffrées. On ne retrouve plus les noires forêts qui recouvraient les pentes
du mont Nérite. Les habitants d'Itaque sont très-fiers de leur petite patrie
chantée par Homère, et dans chaque famille on compte au moins une
Pénélope, un Ulysse, un Télémaque, bien qu'en dépit de leurs prétentions
ils ne soient point les descendants de l'artificieux fils de Laërte. Pendant le
moyen âge, l'île fut complètement dépeuplée par les ravageurs, et le sénat
de Venise dut, en 1504, offrir gratuitement les terres d'Ithaque à des colons
du continent afin de changer ce désert en une escale de commerce. La plu-
part des immigrants viennent des côtes de l'Epire : aussi l'idiome grec des
insulaires est-il fort mélangé de mots albanais. De nos jours, Ithaque est
bien cultivée, et son port, appelé Bathy ou « le Profond », près duquel s'é-
lève une ville moderne, fait un assez grand trafic de raisins de Corinthe,
d'oranges délicieuses, d'huile et de vin. Comme au temps d'Homère, l'île
d'Ithaque est une excellente « nourrice de vaillants hommes ». Les gens de
Thiaki sont grands et forts ; d'après l'enthousiaste Schliemann, ils seraient
aussi les plus vertueux des humains, jusqu'à ignorer leur propre vertu et à
ne se faire aucune idée du mal. Ils sont fort sérieux, quelquefois même
mélancoliques, et nombre d'entre eux succombent cà la folie, ce mal si rare
chez les autres Grecs. Schliemann voit en eux les descendants de Phéniciens
116 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
et leur attribue le type sémitique ; d'ailleurs, le nom d'Ithaque, de même
que celui d'Utique, sur le sol africain, est d'origine phénicienne et signifie
« colonie ». Parmi les Thiakiotes on ne trouve ni riches ni mendiants ;
cependant l'amour des voyages pousse un grand nombre des habitants à
s'expatrier. On les rencontre dans toutes les villes populeuses de l'Orient,
surtout à Galatz et à Braïla, où ils s'occupent du transport des blés : des
Thiakiotes associés possèdent sur le Danube une flotte de vingt à trente gros
navires.
« Zante, fior del Levante », disent les Italiens. L'antique Zacynthe est,
en effet, celle des îles Ioniennes qui est la plus riche en vergers, en cultures,
en maisons de plaisance; elle a même des bosquets, restes des forêts dont
parlent Homère et Virgile. Une grande plaine, comprise entre deux arêtes
de collines d'une médiocre élévation, occupe le milieu de « l'île d'Or » : c'est
un vaste jardin entremêlé de vignes qui produisent d'excellents raisins de
Corinthe et des raisins d'autres espèces dont les vins peuvent se comparer
aux meilleurs crus de l'Espagne. Les habitants, fort industrieux, ne se
bornent pas à cultiver leur propre territoire, ce sont eux aussi qui vont
exploiter les champs des Acarnaniens, soit à gages, soit à part de la ré-
colte ; ils fabriquent des tissus de soie très-solides et d'un dessin original .
appréciés dans tout l'Orient. La ville de Zante, située sur le rivage oriental,
en face des côtes de l'Elide, est d'aspect tout italien : on pourrait croire
qu'elle est encore une colonie de Venise, comme au siècle dernier, lorsque
y naquit le poëte Ugo Foscolo. Elle est dominée par une forteresse, délabrée
maintenant, d'où l'on peut voir à l'orient « la Grèce tout entière, du Tay-
gète au Parnasse1 ». Zante est la ville la plus riche et la mieux tenue de
l'archipel céphalonien ; mais elle a beaucoup perdu de sa propreté depuis
que les Anglais ont quitté le pays, et plusieurs édifices, ébranlés et lézardés
par des secousses, que l'on croit être d'origine volcanique, n'ont pas encore
été réparés. Des sources de bitume jaillissent près de la pointe sud-
orientale de l'île, au « cap de la Cire » : exploitées déjà du temps d'Héro-
dote, ces fontaines fournissent encore environ cent barils de liquide, lors
de la récolte annuelle qui se fait au mois d'avril. En outre, des sources
d'huile, utilisées pendant quelque temps par des mineurs anglais, s'é-
panchent au bord de la mer et même jaillissent du fond ; près du cap Ski-
nari, au nord de l'île, une sorte de graisse puante recouvre constamment
les eaux.
Les seuls îlots qui dépendent de Zante sont les Strivali, les anciennes
« II. Belle, Tour du Monde, vol. XXXIV, 1877.
CÉPHALLÉNIE, ITHAQUE, ZANTE. 117
Strophades où la légende mythologique nous dit que volaient les hideuses
harpyes1.
VI
LE PRESENT ET L AVENIR DE LA GRECE
Le peuple grec a certainement fait de grands progrès depuis qu'il a secoué
le joug des Turcs, cependant il est loin d'avoir tenu tout ce que les phil-
hellènes enthousiastes attendaient de lui. En le voyant égaler en courage
les Grecs de Marathon et de Platée, on crut qu'il saurait en peu de temps
s'élever au niveau intellectuel et artistique des générations qui produisirent
Aristote et Phidias. Ces grandes espérances n'ont point été réalisées. Ce n'est
point en l'espace d'une génération qu'un peuple saurait émerger complète-
ment de la barbarie, échapper aux superstitions de toute espèce qui étei-
gnaient son esprit, changer les mœurs de violence, de ruse, de paresse que
lui avait données la servitude, et s'assimiler les conquêtes scientifiques de
vingt siècles, pour prendre lui-même sa place au rang des peuples initia-
teurs. D'ailleurs il faut tenir compte du petit nombre des Hellènes de la
Grèce, qui égalent à peine la population de deux départements français et
qui sont très-clair-semés sur un territoire montueux, âpre, sans chemins. Les
rivages des péninsules et les îles, tout dentelés déports, sont admirablement
disposés pour le commerce; aussi les habitants n'ont-ils pas manqué d'en
profiter et l'on sait avec quel succès ; mais il est peu de contrées en Europe
dont le relief soit moins favorable à l'utilisation des ressources agricoles et
industrielles du pays. La nature du sol s'oppose partout à la construction des
routes, tandis que partout aussi la mer bleue souriant dans les golfes invite
aux voyages et au commerce lointain. Aussi nul mouvement d'immigration
ne se produit de l'Empire Ottoman vers la Grèce, tandis qu'au contraire des
multitudes d'Hellènes, surtout des îles Ioniennes et des Cyclades, émigrent
chaque année pour chercher fortune à Constantinople, au Caire et jusque
dans les Indes. Les hommes de travail ou d'aventure s'éloignent, laissant
1 Iles Ioniennes.
Noms des iles. Superficie. Monts les plus élevés. Population en 1870.
Gprfou.'. 580 kil. car. Pantocrator 1,000 met. 72,450 hab.
Paxos et Antipaxos. . . 70 » ' — — 3,600 t>
Leucade 475 ». Nomali 1,180 » 21,000 »
Céphalonie. ..... 757 » Elatos 1,620 » 67,500 »
Ithaque 110 » Neriton. ..... 807 » 10,000 »
Zante. ....... 420 » Skopos 596 « 44,500 »
118 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
derrière eux la tourbe des intrigants qui font de la politique un métier lu-
cratif et les pacifiques employés dont l'avenir dépend de la faveur d'un mi-
nistre. 11 en résulte ce fait assez bizarre, que les communautés de Grecs les
plus riches et les plus prospères sont précisément celles qui se développent
à l'étranger. Elles sont aussi plus libres et mieux administrées. En dépit du
pacha qui la surveille, la moindre petite cité romaïque de la Thrace ou de
la Macédoine pourrait servir de modèle dans la gestion de la chose publique
au royaume autonome et souverain de la Grèce. C'est qu'elle a un intérêt
immédiat à bien gérer ses affaires, qui sont pour ainsi dire des affaires de
famille, tandis que dans l'Hellade une bureaucratie inquiète et rapace in-
tervient à tout propos pour gérer à son profit les deniers de la commune,
corrompt les électeurs afin de se maintenir en place, et tente de rentrer
dans ses débours, en continuant, sous mille formes vexatoires plus ou moins
légales, les traditions de piraterie et de brigandage qui ont été si long-
temps celles de leurs pays.
La population actuelle de la Grèce proprement dite, sans tenir compte des
quatre cent mille Epirotes et Thessaliens dont le territoire est réclamé par les
Grecs, peut être évaluée à dix -septcent mille personnes, soit environ les deux
cinquièmes des Hellènes d'Europe et d'Asie. A. surface égale, l'Hellade,
dont la position est si avantageuse pour le commerce, est non-seulement
beaucoup moins peuplée que les pays civilisés de l'Europe occidentale, elle
est même à cet égard inférieure à la Turquie. D'après les auteurs qui ont
le mieux étudié l'histoire du passé des Hellènes, la Grèce propre, à l'époque
de sa plus grande prospérité, n'aurait pas eu moins de six à sept millions
d'habitants. L'Attique à elle seule était dix fois plus peuplée qu'elle ne
l'est aujourd'hui, et certaines îles, où l'on voit au plus quelques bergers,
étaient couvertes de cités populeuses; au milieu de tous les plateaux dé-
serts, au bord du moindre ruisseau, sur chaque promontoire se montrent
les emplacements de villes antiques : la carte du monde hellénique, de
Chypre à Corfou et de Thasos à la Crète, fourmille de palxochori, de pa-
ixocastro, de palseopoli, et la Grèce continentale n'est pas moins riche que
les îles et les côtes de l'Asie Mineure en souvenirs de ce çenre.
Toutefois, si le pays se repeuple avec une certaine lenteur, le progrès n'en
est pas moins incontestable. Avant la guerre de l'indépendance, le nombre
des habitants de la Grèce, y compris les îles Ioniennes, dépassait peut-être
un million; mais les batailles et surtout les massacres de la Morée dimi-
nuèrent considérablement la population; en 1852, les Grecs et les Ioniens
réunis étaient 950,000 au plus. Depuis cette époque, l'accroissement an-
nuel a varié de 9,000 à 14,000 individus, mais d'une manière assez inégale,
ETAT ACTUEL DE LA GRÈCE.
119
car si les villes grandissent rapidement, en revanche plusieurs îles de l'Ar-
chipel et de la mer Ionienne, notamment Andros, Santorin, Hydra, Zante,
Leucade, perdent par l'émigration plus d'habitants que ne leur en donne
le surplus des naissances sur les morts. Dans le continent, ce sont les fièvres
paludéennes qui retardent le plus les progrès du repeuplement de la Grèce.
Parfaitement sain par son climat naturel, le sol est en maints endroits
devenu très-insalubre par les eaux qu'on laisse séjourner en marais ; la re-
conquête des terres par l'agriculture sera donc en même temps l'enrichisse-
ment de la contrée et la disparition d'un fléau terrible1.
Malheureusement, cette reconquête du sol agricole s'opère avec lenteur.
Les produits ne suffisent point à nourrir la population ; à bien plus forte
raison ne peuvent-ils alimenter un commerce d'exportation considérable.
Pourtant les terres cultivables de la Grèce se prêtent admirablement à la
production des vins, des fruits, des plantes industrielles, telles que le coton,
la garance, le tabac. Les figues et les oranges sont exquises ; les vins de
Santorin et d'autres Cyclades sont parmi les meilleurs des bords de la
Méditerranée; les huiles de l'Attique, sans être épurées comme celles de
Provence, ne sont pas moins bonnes qu'aux temps où la déesse Athéné
planta de ses mains l'olivier sacré. A l'exception des cotons de la Phthio-
tide et des raisins dits de Corinthe, que l'on exporte de Patras et des îles
Ioniennes pour une valeur de trente ou quarante millions de francs chaque
année, la Grèce ne vend à l'étranger qu'une part bien faible de produits agri-
coles, et ces produits ne doivent que peu de chose au travail de l'homme. Un
de ses principaux articles d'exportation, la vallonée, dont se servent les tein-
turiers, est la cupule d'un gland de chêne que l'on ramasse dans les forêts.
Population des principales villes de la Grèce, avec leur banlieue :
(1879)
Athènes et le Pirée .
Corfou. ....... y>
Ilcrmoupolis ou Syra. . . »
Palras.. (1870)
Zante (1870)
Lixouri (Céphallénie) . . .>
Pyrgos ou Letrini. ... «
Tripolis ou Tripolitza . . »
Chalcis, en Eubée. ... >.
Sparte ........ »
Arg-os i)
96 000 h:dj
40 000 »
35 000 ».
50 000 »>
20 500 ».
14,000 ?
15,600 »>
11,500 »>
11,000 »
..... »» 10,700 »>
»> 10,600 »»
Population de la Grèce, sans les îles Ioniennes, en 1832
» » » » en 1870
)» »> avec les îles Ioniennes. »
». » par kilom. carré
» probable He la Grèce. . . .
Argostoli (Céphallénie)
Kalamala
Histisea, en Eubée
Kiirystos »
iEgion ou Vostitza. .
Nauplie. ......
Spezia
Kranidhi, en Argolide.
Lnmia.
Missolonghi
Andros
(1870)
9,500 hab
9,400 »»
8,900 »
8,800 >»
8,800 »»
8,500 »»
8,400 »
8,400 »
8,500 »»
7,500 i»
9,500 ».
en 1879.
715,000 hab.
1,226,000 »
1,458,000 »
29 ».
1,679,775 »
420 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE
Dans un pays de si pauvre agriculture, il est tout naturel quel'induslrie
proprement dite soit à peu près nulle, si ce n'est au Pirée, où se trouvaient,
en 1876, dix-neuf usines à vapeur1. C'est de l'étranger, de l'Angleterre sur-
tout, que la Grèce fait venir tous les objets manufacturés dont elle a besoin ;
elle n'a pas même un outillage suffisant pour exploiter sérieusement ses
carrières de marbres, plus riches que celles de Carrare. Il n'existe qu'une
seule exploitation minière importante, celle du Laurion, dans toute l'é-
tendue de la Grèce. En cette partie de l'Attique, les anciens avaient utilisé
pendant des siècles de riches mines de plomb argentifère, et d'énormes
masses de déblais s'élèvent çà et là en véritables collines. Ce sont ces amas
que l'on traite maintenant dans l'usine d'Ergastiria, l'une des plus grandes
fonderies de plomb du monde entier : chaque année, on extrait de ces débris
près de dix mille tonnes de plomb, sans compter une quantité d'argent
considérable. Autour de l'usine s'est fondée une petite ville industrielle,
dont le port est un des plus actifs de la Grèce. Mais ce n'est point sans
peine que s'est créé ce remarquable établissement d'Ergastiria. Jaloux des
industriels étrangers qui exploitaient toutes ces richesses, des Grecs leur
ont suscité mille entraves et peu s'en est fallu qu'à Dropos des amas de
scories du Laurion, le gouvernement hellénique ne se brouillât complète-
ment avec la France et l'Italie.
Puisque les Grecs ne tirent de leur sol qu'une quantité de produits insuf-
fisante à leur propre entretien et que leur industrie est sans grande impor-
tance, ils seraient condamnés à mourir de faim , si par leurs cinq mille
navires, toujours en mouvement, ils n'avaient pris dans les eaux de la
Méditerranée le métier lucratif de porteurs. Leur marine marchande dépasse
cinq fois la flotte commerciale de la Belgique; encore faut-il ajouter que la
plupart des navires qui hissent le pavillon turc appartiennent à des marins
hellènes 2. C'est dans cette navigation de cabotage que se révèle tout
entier le vieil instinct de race. Tandis que les grands bateaux à vapeur à
parcours rapide appartiennent à des compagnies puissantes de l'Occident,
les marins hellènes possèdent les navires d'un faible tonnage et au char-
gement varié qui suivent la côte d'échelle en échelle, d'ordinaire ne dé
1 Usines à vapeur de la Grèce en 1876 : 112, employant 24,300 ouvriers.
Produits 154,580,000 francs.
- Commerce et navigation de la Grèce :
Flotte commerciale 5,017 navires.
Tonnage 239,640 tonnes.
Importation en 187 i.. 120,567,150 francs.
Exportation » ........ 75,485,900 »
Total des échanges en 1874 l'.'5,853,050 »
INDUSTRIE ET COMMERCE DE LA GRECE. 121
passant point les limites de l'ancien monde grec. Aucune embarcation ne
peut naviguer en Méditerranée à moindres frais que les leurs, car tous les
matelots ont un intérêt dans le chargement et tous vivent d'abstinence pour
augmenter le bénéfice ; les uns ont fourni le bois, les autres le gréement,
d'autres encore telle ou telle partie de la cargaison, et ce sont des conci-
toyens de leur ville ou de leur village qui, sur leur simple parole, ont donné
l'argent nécessaire à l'achat des marchandises. Sur maint navire , tout
l'équipage est composé d'associés, se partageant fraternellement la besogne,
mais n'ayant point de maître parmi eux. Tous sont égaux.
Mais quelles que soient la sobriété et l'intelligente initiative des marins
hellènes, ils ont à craindre le sort qui menace partout le petit commerce
et la petite industrie. Les bateaux porteurs de la Grèce pourront lutter
longtemps contre les paquebots des puissantes compagnies, mais ils finiront
par céder la place ou par se transformer en bateaux de pêche pour le co-
rail ou les éponges. Le pays est menacé de perdre son rang commercial,
s'il n'accroît rapidement ses ressources intérieures par le développement
de l'agriculture et de l'industrie et la construction de chemins qui per-
mettent le transport des produits. Actuellement la Grèce n'a que 500 kilo-
mètres en routes carrossables, non-seulement à cause des obstacles que les
rochers et les montagnes opposent aux ingénieurs, mais surtout à cause de
l'insouciance des habitants, auxquels la mer avait toujours suffi. Télémaque
ne pourrait plus aujourd'hui, comme aux temps homériques, — à moins
qu'ils ne soient fabuleux, — franchir sur son char l'espace qui sépare
Pylos de Lacédémone; il lui faudrait cheminer au bord des précipices sur
de hasardeux sentiers. De tous les pays indépendants de l'Europe, la Grèce
est, avec la Serbie, celui qui est resté le plus longtemps sans une voie
ferrée; même de nos jours, Athènes ne possède que le chemin de fer qui
mène auPirée et le petit réseau industriel du Laurion1; le chemin d'Athènes
à Patras n'est pas commencé. Si les grands travaux publics de la Grèce ont
été tellement retardés, la principale cause en est à l'état de banqueroute
perpétuelle dans lequel se trouve le gouvernement hellénique. L'équilibre
du budget grec n'est qu'une fiction. La dette, qu'il est tout à fait impossible
de payer, s'élèverait à plus d'un demi-milliard, soit à plus de trois cents
francs par tête, si l'on n'avait depuis longtemps négligé de payer les in-
térêts des premiers emprunts.2
1 Réseau télégraphique de la Grèce en 1876 : 2,576 kilomètres.
Télégrammes 244,200
Lettres expédiées 3,554,000
Journaux expédiés 2,738,000
a- Budget en 1880. . Recettes. . . . i^.OOQ.OOO fr. Dépenses. . . . 125,000,000
16
122 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
A la misère générale du pays répond la misère privée de la grande majo-
rité des habitants de la Grèce. Épuisés par le payement de la dîme, à laquelle
le fisc en ajoute parfois une deuxième ou même une troisième, la plupart des
paysans mènent une existence lamentable ; quoique d'une extrême sobriété
naturelle, leur nourriture est insuffisante ; leurs demeures sont des tanières
malsaines ; souvent ils ne peuvent faire assez d'économies pour se procurer
les vêtements et les objets indispensables. Aussi les jeunes gens des contrées
les plus pauvres de la Grèce émigrent-ils en foule, soit pour une saison, soit
pour un temps indéfini. A cet égard, l'Arcadie peut être assimilée à l'Au-
vergne, à la Savoie et à la plupart des pays de montagnes du centre de l'Europe.
Les Étoliens, qui se décident plus difficilement à quitter pour les villes de
l'étranger leurs belles vallées sauvages, ont une coutume qui témoigne de
l'état de désespoir auquel les ont réduits les exigences de l'impôt. Au lien
de combattre, comme l'eussent fait leurs rudes ancêtres avant d'avoir été
rompus par la servitude, les malheureux, ruinés par les exacteurs, sortent
de leur village, et sur le bord de la grande route élèvent un tas de pierres,
qui doit témoigner à jamais de l'injustice qu'on leur a l'ait. Ce tas de
pierres, c'est « l'anathème ». Chaque paysan qui passe à côté de ce monu-
ment d'exécration muette, ajoute religieusement son caillou : la Terre,
mère commune, est chargée du soin de la vengeance.
L'ignorance, la compagne ordinaire de la misère, est aussi fort grande
dans les campagnes de la Grèce, surtout dans les pays d'accès difficile, tels
que l'Étolie et le Magne ou péninsule du Taygète. Il y avait encore, en 1 870,
cinquante-cinq communes dont aucune femme ne savait ni lire ni écrire; à
la même époque, le nombre des hommes complètement illettrés dans l'armée
grecque était de près de moitié. En Grèce, comme dans l'Albanie et dans le
Monténégro, on croit aux perfides nymphes des fontaines, qui se font aimer
des jeunes hommes pour les noyer dans l'onde ; on croit aussi aux vampires,
au mauvais œil, aux pratiques de magie. Heureusement pour les Grecs, leur
extrême désir d'apprendre et de savoir, sinon d'approfondir, se fait jour en
dépit de l'état de misère dans lequel croupit une grande partie de la popula-
tion. C'est ainsi que dans l'île d'Ithaque les paysans arrêtent les voyageurs
instruits pour se faire lire les chants d'Homère. La pénurie du gouverne-
ment n'a pas empêché des écoles primaires de se fonder dans presque tous
les villages de la Grèce; en maints endroits, où manquent les bâtiments
d'école, les classes se tiennent en plein vent, et les enfants, loin de songer
à faire l'école buissonnière, lèvent à peine les yeux t>o leurs cahiers pourvoir
les étrangers qui passent ouïes oiseaux qui voltigent. De même, les écoliers
des gymnases et ceux des universités d'Athènes et de Corfou se consacrent
PAYSANS DES ENVIRONS L' ATHÈNES
Dessiu de D. Uaillart d'après des photographies
ETAT SOCIAL DE LA GRÈCE. 125
tous consciencieusement au travail, trop souvent, il est vrai, pour appren-
dre à pérorer : ce n'est point en Grèce que l'on voit de ces étudiants qui, sous
prétexte d'aller suivre des cours de science, ne se rendent dans les grandes
villes que pour s'y livrer à la débauche. Parmi les quatorze cents jeunes gens
qui fréquentent l'université d'Athènes, il en est qui, pour étudier le jour,
emploient une moitié de la nuit à quelque travail manuel, d'autres qui se font
domestiques ou cochers pour acquérir leur diplôme de légiste ou de médecin1.
Un pareil amour de l'étude ne peut manquer d'assurer à la nation grecque
une influence bien plus considérable que ne pourrait, le faire espérer,
relativement aux nations voisines, le nombre peu élevé des hommes qui la
composent. D'ailleurs les Grecs de toutes les parties de l'Orient, de l'Épire à
l'île de Chypre, considèrent Athènes comme leur centre intellectuel, et c'est
là qu'ils envoient étudier leurs jeunes gens. Ils font mieux encore. Pour con-
tribuera la gloire et à la prospérité de la nation renaissante, ils prélèvent une
part de leurs revenus et la destinent à la fondation ou à l'entretien des écoles
d'Athènes. Et ce ne sont pas seulement les riches négociants de Marseille,
de Trieste, de Salonique, de Smyrne, qui s'occupent ainsi des vrais intérêts
de la patrie; de simples paysans, des veuves illettrées de la Thrace et de la
Macédoine emploient également leurs économies à l'œuvre de l'instruction
publique. C'est le peuple lui-même qui élève ses écoles, ses musées et qui
paye ses professeurs. L'académie d'Athènes, l'Ecole polytechnique, l'Univer-
sité, l'Arsakéion, excellent collège consacré à l'éducation des filles, doivent
leur existence, non au gouvernement, mais au zèle des citoyens hellènes de
tous pays. On comprend avec quel intérêt la nation entière veille sur ces
établissements dus au dévouement de tous, et quelle influence salutaire
exercent à leur retour dans leurs provinces respectives les jeunes gens et
les jeunes filles sortis des écoles de la patrie commune.
Ainsi la cohésion que donnent aux Grecs une langue, des traditions, des
espérances identiques, voilà ce qui fait leur nation, voilà ce qui réalise déjà,
mieux que les traités, cette union de race qu'ils appellent la « grande idée » !
Les frontières fixées par la diplomatie n'ont aucun sens au point de vue du
patriotisme hellénique. Qu'ils résident dans la Grèce proprement dite, dans
la Turquie d'Europe ou d'Asie, les Grecs n'en forment pas moins un seul
peuple et n'en vivent pas moins d'une vie nationale commune, en dehors des
gouvernements de Constantinople et d'Athènes. C'est à l'étranger qu'ont été le
mieux gardées les traditions et la pratique de la vie municipale et que l'initia-
tive du citoyen grec s'exerce le plus librement. Aussi l'ensemble de la nation
1 Écoles de la Grèce en 1830 : 1 10 avec 1,000 élèves.
» » 1880 : 1,528 » 100,000 »
126 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
doit-il être considéré comme formé de la race tout entière, soit près de
quatre millions d'hommes. Tel est le groupe de populations dont l'influence,
déjà considérable et grandissant tous les jours, ne peut manquer d'exercer
une influence capitale sur les destinées futures de l'Europe méditerranéenne.
On a souvent prétendu que, par suite de la communauté de religion, les
Grecs étaient tout disposés à favoriser les ambitions russes et cherchaient à
frayer au tzar le chemin de Constantinople. Il n'en est rien. Les Hellènes
ne songent point à sacrifier leurs propres intérêts à ceux d'une nation étran-
gère. D'ailleurs, ce n'est point avec la Russie de tradition byzantine qu'ils
ont de ces liens naturels qui fondent les véritables alliances. Le climat, la
situation géographique, les souvenirs de l'histoire, les rapports de commerce
et surtout les liens plus intimes d'une civilisation commune rattachent la
Grèce au groupe des nations dites latines, l'Italie, l'Espagne et la France.
Dans ce grand partage qui par la force des choses s'opère graduellement en
Europe, ce n'est point parmi les Slaves, mais parmi les Latins que se rangent
les Hellènes. Récemment, lorsque la France envahie luttait pour son exis-
tence nationale, plus d'un millier de volontaires grecs accoururent à son
aide ; les Philogalates venaient acquitter la dette que la Grèce avait contractée
envers les Philhellènes pendant la première moitié du siècle.
YII
GOUVERNEMENT, ADMINISTRATION ET DIVISIONS POLITIQUES.
Les puissances protectrices de la Grèce ont donné à la nation un gouver-
nement parlementaire et constitutionnel, imité de ceux de l'Europe occi-
dentale. En théorie, le roi des Grecs « règne et ne gouverne pas » ; il a des
ministres responsables devant les chambres, dont les majorités changeantes
font osciller la prépondérance de l'un à l'autre parti, suivant les fluctuations
de l'opinion publique. En fait, « le pouvoir du roi n'est tempéré que par la
diplomatie ». D'ailleurs, les formes de la constitution importée dans
l'Hellade n'ont rien qui réponde aux traditions ni au génie des Grecs, et
depuis la proclamation de leur indépendance, ils ont trois fois modifié leur
Charte sans avoir réussi à la faire observer.
En vertu de la constitution de 1864, tous les citoyens grecs possédant
une propriété quelconque ou exerçant une profession indépendante sont
électeurs à l'âge de vingt-cinq ans, éligibles à trente. Il n'y a qu'une
chambre. Les députés, au nombre de 209, sont élus pour une période de
GOUVERNEMENT DE LÀ GRÈCE. 127
quatre ans ; ils reçoivent un traitement. Le pouvoir exécutif appartient au
ministère, composé de sept membres; en outre, un conseil d'état de 15 à
25 personnes, nommé par la couronne sur la recommandation des ministres,
examine les lois qui lui sont envoyées par la chambre et peut y proposer
des amendements. La liste civile du souverain, y compris une subvention
des puissances protectrices, s'élève à 1,125,000 francs.
L'Église orthodoxe grecque de l'Hellade est indépendante du patriarche
de Constantinople; elle est administrée par un saint-synode siégeant dans la
capitale et présidé par un archevêque métropolitain. Un commissaire royal
assiste, sans voix délibérative, aux séances du synode, et contre-signe les
copies des actes de l'assemblée. Toute décision qui ne se trouve point revêtue
du seing officiel de ce commissaire est nulle par cela même. D'autre part,
le roi ne peut destituer ni déplacer un évêque qu'après l'avis du synode et
en se conformant aux canons. Quoique tous les cultes soient libres en vertu
de la constitution, cependant les attributions officielles de l'Église lui
permettent d'exercer fréquemment un pouvoir d'inquisition et de se faire
appuyer dans cette œuvre par le pouvoir civil. Le synode veille au maintien
rigoureux des dogmes ; il signale à l'autorité tous les prédicateurs, tous les
écrivains hétérodoxes, et lui demande la répression de l'hérésie; il censure
les ouvrages, les tableaux religieux, et en dénonce les auteurs pour les
faire punir par les tribunaux civils. Les prélats de l'Église sont au nombre
de trente-quatre : les deux métropolitains d'Athènes et de Corfou, quinze
archevêques et dix-sept évêques.
Il n'y a plus de Mahométans en Grèce, si ce n'est des marins et des
voyageurs. Les derniers Turcs ont quitté l'île d'Eubée. Le seul culte qui, en
dehors de l'Église officielle, soit pratiqué par un nombre assez notable de
fidèles, est la religion catholique romaine. Elle domine dans les familles
bourgeoises de Naxos et d'autres Gyclades. Deux archevêques et cinq évêques
en ont le gouvernement.
La Grèce est divisée en treize nomes ou nomarchies, subdivisées elles-
mêmes en cinquante-neuf éparchies. Les cantons de l'éparchie portent le nom
de dime, ou dimarchies, et les diverses communes rurales qui les composent
sont administrées par des parèdres, ou adjoints du dimarque. Ils sont tous
nommés par le roi et reçoivent une légère rétribution. Le nombre des
employés, d'environ 19,000 en 1875, est proportionnellement plus considé-
rable en Grèce que dans tout autre pays d'Europe. Ils forment à eux seuls la
soixantième partie, et avec leurs familles la douzième partie de la popula-
tion du royaume ; quoique leur traitement soit des plus modiques, ils émar-
gent ensemble plus de la moitié des recettes du budget.
128
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Nomes.
Arcadie ....
Sup. 5255 kil. car..
Pop. kil. 125 hab.
Laconie. . . .
Sup.4546kil.car.,
Pop. kil 24 hab.
Éparchies.
Mantinée. .
Kynuria. . .
Gortynia . .
Megalepolis .
Population
eu 1870.
46,174
26,755
41,408
' 17,425
151,740
Lacédémonc. . . 46,425
Gythion 15,957
Itylos 26,540
Épidauros Limera. 18,951
105,851
Kalamae
Messénie \ Messini.
Sup. 51 76 kil car.< Pylia. .
Pop. kil. 41 hab./ Triphylia
Olympia
25,029
29,529
20,946
29,041
25,872
150,417
AlîGOLIDE ET CoRIN-
THIE
Sup. 5749 kil. car.
Pop. kil. 54 hab
CïCLADES
Sup. 2599 kil. car,
Pop. kil. 51 hab,
Nauplia. . . . 15,022
Argos 22,158
Corinthe. . . . 42,805
Spezia et Hermio-
nis 19,919
HydraetTrézène. 17,501
Cythère 10,657
127,820
Syros 50,645
Kea 8,687
Andros. .... 19,674
Tinos 11,022
Naxos 20,582
Thira(Théra,Snn-
torin) .... 21,901
Milos 10,784
Nomes.
Attique. . . .
Attique et Béotie A Égine . . . .
Sup. 6426 kil. car .< Mégare. . . .
Pop. kil. 21 hab./ Thèbes (Thiva)
Livadi. . . .
125,295
76,919
6,105
14,949
20,711
18,122
156,804
EUBÉE ET SPORADES.I
Sup. 407 6 kil. car. <
Pop. kil. 20 hab.i
Éparchies.
Chalcis. . .
Xérochorion.
Karystia . .
Skopelos . .
Population
en 1870.
29,015
11,215
55,956
8,577
82,541
Phthiotide et Pho-[ Phthiotis . . . . 26,747
cide." j Parnasis . . . . 20,568
Sup.5516kil.car. Lokris 20,187
Pop. kil. 20 hab.l Doris 49,119
Missolonghi (Mc-
solongion).
Acarname ft Eto-1 Valtos . . .
lie / ïrichonia. .
Sup. 7855 kil. car.\ Eurytania. .
Pop. kil. 16 hab.l Naupactia. . .
Vonitza et Xero
106,421
18,997
14,027
14,455
55,018
22,219
18,979
121,695
ACHAÏE ET ÉlIDE. .
Sup.4942kil.car.
Pop. kil. 50 hab.
Corfou ....
Sup. 1107 kil. car.
Pop. kil. 88 hab.
Céphallénie. . .
Sup. 781 kil. car..
Pop. kil. 99 hab.i
Zante
Sup. 719 kil. car.
Pop. kil. 62 hab.
Palras 46,527
Aegialia .... 12,764
Kalavryta. ... 59,204
Ilia (Elis). . . . 51,066
Corfou (Kerkyra).
Mesi. . . . . .
Oros
Paxi (Paxos). . .
Leucade ou Sainte-
Maure. . . .
149,561
25,729
21,754
24,985
5,582
20,892
96,940
Kranaea 55,558
Pâli 17,577
Sami. ..... 16,774
Ithaque 9,875
77,582
Zacynthe (Zante). 44,557
CHAPITRE V
LA PÉNINSULE DES BALKANS
TURQUIE, BULGARIE, ROUMÉLIE ORIENTALE
VUE D ENSEMBLE
Des trois péninsules de l'Europe méridionale, celle dont la position géo-
graphique est la plus heureuse et qui jouit des plus grands avantages natu-
rels est peut-être la presqu'île des Balkans. Sa forme, beaucoup plus mou-
vementée que celle de l'Espagne, dépasse môme celle de l'Italie en richesse
de contours; ses côtes, baignées par quatre mers, sont dentelées de golfes et
de ports, frangées de rameaux, bordées d'îles nombreuses. Plusieurs de ses
vallées et de ses plaines ne sont pas moins fertiles que les bords du Guadal-
quivir et les campagnes de la Lombardie; deux zones de végétation s'y
rencontrent et mêlent en gracieux paysages les flores de deux climats. Les
montagnes illyriennes ne le cèdent pas en majesté aux chaînes des autres
péninsules et quelques-unes ont encore le charme que donne la parure des
forêts. 11 est vrai que, de nos jours, le manque presque absolu de routes les
rend moins abordables que les Apennins d'Italie et les « sierras » d'Espagne ;
toutefois elles sont moins élevées en moyenne, et leurs remparts sont percés
d'un grand nombre de brèches; les plateaux qui leur servent d'appui sont
aussi beaucoup plus étroits et plus découpés de vallées que les hautes plaines
des Gastilles. Enfin, tandis que l'Espagne et l'Italie sont complètement fer-
mées au nord par des barrières de montagnes en chaînes continues et diffi-
ciles à franchir, la péninsule illyrienne se rattache au tronc continental sans
que nulle part la limite soit indiquée par des frontières naturelles. Les
i. 17
130 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
rangées des Alpes autrichiennes se continuent sans interruption dans la
Bosnie; de même les Carpates traversent le Danube pour se relier au
système des Balkans, percé de brèches nombreuses qui font communiquer
le versant danubien de la mer Noire à celui de la mer Egée.
Un avantage presque unique sur la Terre est celui que donnent à la pénin-
sule de Thrace la proximité et le parallélisme des rivages de deux conti-
nents. L'Europe et lWsie s'avancent au-devant l'une de l'autre et ne restent
séparées que par le cours d'un fleuve marin réunissant la mer Noire à la mer
Egée ou « mer Blanche » des Turcs. Ainsi deux axes se croisent en cette
région de l'Ancien Monde, celui des masses continentales et celui des mtrs
intérieures. A la fois isthmes et détroits, le Bosphore et les Dardanelles ser-
vent en même temps de chemins aux flottes de commerce et de lieux de pas-
sage aux mouvements des peuples de continent à continent. Si la mer Noire
s'étendait plus avant dans l'intérieur des terres et formait comme autrefois,
durant les âges géologiques, un bassin continu avec la Caspienne et d'autres
mers de l'Asie, Constantinople deviendrait nécessairement la « ville du
milieu »pour tout le monde ancien. Elle le fut déjà pendant mille années,
mais dût-elle ne jamais reconquérir ce titre, elle n'en sera pas moins tou-
jours l'un des centres de gravité autour desquels oscilleront les destinées des
peuples. Lt cité pourrait être rasée qu'elle renaîtrait bientôt au bord de l'un
ou de l'autre détroit dans cette région d'échange placée entre l'Europe et
l'Asie. A l'aurore de notre histoire, la puissante llion veillait à l'entrée des
Dardanelles. Elle s'est relevée sur le Bosphore; mais, à défaut de Byzance,
nombre d'autres villes, Alexandria-Troas, Chalcédoine, Nicée, Nicomédie,
quoique moins privilégiées par la nature, auraient pu lui succéder.
Ce rôle d'intermédiaire qui appartient à la région des détroits doit être
naturellement, dans une moindre mesure, celui de tout le littoral de la mer
Egée. On sait ce que fut la Grèce dans l'histoire de l'humanité; mais en lais-
sant de côté ce pays,' séparé politiquement de la Turquie, la Macédoine et
la Thrace n'ont-elles pas eu aussi une importance de premier ordre dans les
annales du monde? C'est de là qu'après l'invasion de la Grèce par les Perses
partit le mouvement de reflux vers les contrées de l'Euphrate etdel'Indus.
La puissance romaine s'y maintint pendant mille années encore, après avoir
succombé dans Rome même, et là fut sauvegardé ce précieux trésor
de la civilisation grecque, qui devait faire « renaître » l'Europe occiden-
tale. Il est vrai que l'arrivée des Turcs interrompit subitement dans le
pays toute histoire propre et toute action civilisatrice. Par suite de l'ébran-
lement général qui depuis trois mille ans n'avait cessé d'entraîner les peu-
ples de Test à l'ouest, ces conquérants de race touranicnne réussirent à
\ "■_"+ Nouvelle Géo^aphie Universelle-Tome 1
POPULATIONS DE LA TURQUIE D'EUROPE
brossérarSloni
CONFIGURATION DE LA PÉNINSULE b'ILLYRIE. 151
prendre pied dans la péninsule de Thrace. II y a plus de cinq cents ans déjà
qu'ils y sont campés ; pendant plus de quatre siècles ils ont été les maîtres
de la presqu'île entière, et durant cette longue période la Rome orientale
a été comme retranchée du reste de l'Europe. Les guerres incessantes que la
présence des mahométans a nécessairement amenées entre eux et le monde
chrétien, le fatal avilissement des nations conquises ou même réduites en
esclavage, enfin le fatalisme insouciant des maîtres du pays, ont complète-
ment arrêté le progrès normal de ces contrées, pourtant si favorisées de la
nature. Mais le temps est venu pour celte partie si importante de l'Europe
de reprendre son rôle dans l'économie générale de la Terre. Ainsi que l'a
dit Victor Hugo, « le monde penche à l'Orient ».
Dévastes régions de la presqu'île thraco-hellénique sont encore aussi peu
connues que l'Afrique centrale. Il y a quelques années à peine, le voyageur
Kanitz constatait la non-existence de rivières, de collines et de montagnes
fantastiques, dessinées au hasard par les cartographes près de Viddin, dans
le voisinage immédiat du Danube. En revanche, il signalait dans les divers
districts de la Bulgarie centrale de trois à quatre fois plus de villages que
n'en indiquaient jusqu'alors les cartes les plus détaillées. Un autre savant,
le Français Lejean, reconnaissait qu'un prétendu défilé passant à travers
l'épaisseurdes Balkans est un simple mythe. Plus tard, des géodésiens russes,
chargés de continuer la mesure d'un arc de méridien à travers toute la
Péninsule, trouvaient que la ville fréquemment visitée de Sofia est située
à près d'une journée de marche de l'endroit qui lui était assigné par les
meilleures cartes. De même, leurs mesures établissaient, pour tout l'ensemble
de la chaîne des Balkans, une situation plus septentrionale qu'on ne l'ad-
mettait jusqu'ici. Combien d'erreurs aussi graves ne faudra-t-il pas rectifier
dans les montagnes du Pinde et sur les plateaux de l'Albanie, où jusque
maintenant un si petit nombre d'hommes de science se sont hasardés? Et
si le travail préliminaire de simple découverte n'est pas achevé, à plus
forte raison l'exploration intime de la contrée, dans tous ses détails topo-
graphiques et dans ses ressources cachées, est-elle encore incomplète.
Toutefois, grâce aux voyageurs modernes et aux cartographes, parmi
lesquels il faut citer principalement Lapie, Boue, Viquesnel, Lejean, Kanitz,
Barth,Hochstetter, Kiepert, Abdullah-bey et les dessinateurs russes et autri-
chiens qui ont récemment suivi les armés d'invasion, le sol de la Péninsule
est déjà connu dans tous les grands traits de son relief et de sa constitution
géologique. C'était une œuvre difficile, car les massifs et les chaînes de la
Péninsule ne constituent point de système régulier : il ne s'y trouve point
de rangée centrale dont les branches se ramifient alternativement à droite et
132 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
à gauche et s'abaissent par degrés dans les plaines. Au contraire, le centre
même du pays est loin d'en être la région la plus élevée, et les plus hauts
sommets se groupent d'une manière fort inégale dans les diverses provinces.
L'orientation des crêtes de montagnes ne varie pas moins : elles se dirigent
vers tous les points de l'horizon. On peut dire seulement d'une façon géné-
rale que les chaînes de l'illyrie occidentale se développent parallèlement aux
rivages de la mer Adriatique et de la mer Ionienne, tandis que dans la
Bulgarie et la Roumélie Orientale les rangées de monts ont une direction
perpendiculaire à la mer Noire et à l'Archipel. Par son relief de montagnes
et sa pente générale, la péninsule illyrienne semble, pour ainsi dire, tourner
le dos au continent européen : ses plus hauts sommets, ses plus larges pla-
teaux, ses forêts les plus inaccessibles se trouvent à l'ouest et au nord-ouest,
comme pour l'éloigner des plages de l'Adriatique et des campagnes de la
Hongrie; de même, toutes ses eaux, qui s'épanchent au nord, à l'est, au
sud, finissent par se jeter dans la mer Noire ou dans la mer Egée, en
baignant des plages tournées du côté de l'Asie.
Le désordre extrême des chaînes et des massifs de montagnes a eu pour
conséquence un désordre analogue dans la distribution des peuples de la
Péninsule. Qu'ils vinssent de l'Asie Mineure par les détroits, ou des plaines
de la Scythie par la vallée du Danube, les divers groupes d'immigrants,
hordes sauvages ou colonies paisibles, se trouvaient bientôt éparpillés dans
les vallons fermés et dans les cirques sans issue. Les populations les plus
différentes, embarrassées pour se guider dans ce labyrinthe de monts, se
sont ainsi juxtaposées comme au hasard, et presque toujours sont entrées
en conflit. Les unes, plus nombreuses, plus vaillantes dans la guerre ou
plus industrieuses dans la paix, ont accru peu à peu leur domaine aux
dépens de leurs voisins; d'autres, au contraire, vaincues dans la lutte pour
l'existence, ont perdu toute cohésion et se sont partagées en d'innombrables
fractions qui s'ignorent mutuellement. Les peuples de la Hongrie, ce pays
où s'entre-mêlent en si grand nombre les races et les langues, sont homo-
gènes en comparaison de ceux de la Turquie : en certains districts, des
communautés de huit ou dix races différentes vivent côle à côte dans un
rayon de quelques lieues.
Néanmoins un tassement général ne pouvait manquer de s'opérer dans
ce chaos, et de nos jours, la guerre est venue brutalement classer les races
par les immigrations et les exils en masse, accompagnés d'épidémies et de
massacres. Actuellement, si l'on ne tient pas compte de l'infinité des
enclaves de toute forme et de toute grandeur, le territoire de la Péninsule
peut se diviser en quatre zones ethnologiques. La Crète et les îles de l'Ar-
PENINSULE D'ILLYRIE ET CRÊTE. 153
chipel, le littoral de la mer Egée, le versant oriental du Pinde et l'Olympe
sont peuplés de Grecs; l'espace compris entre l'Adriatique et le Pinde est la
contrée des Albanais; au nord-ouest, la région des Alpes illyriennes est
occupée par des Slaves, connus sous les divers noms de Serbes, Croates, Bos-
niaques, Herzegoviniens, Gsernagorsques ; enfin, les deux versants des Bal-
kans, le Despolo-Dagh et les plaines de la Roumélie Orientale, appartien-
nent aux Bulgares. Les Turcs sont épars çà et là en groupes plus ou moins
considérables Naguère la seule partie étendue de la contrée dont ils fussent
ethnologiquement les possesseurs, était l'angle nord oriental de la Pénin-
sule, entre les Balkans, le Danube et la mer Noire1.
II
LA CRETE ET LES ILES DE L ARCHIPEL.
La Crète, qui est, après Chypre, la plus vaste de toutes les îles de popu-
lation grecque, est une dépendance naturelle de la péninsule hellénique.
Les traités, qui disposent des peuples sans les consulter, ont fait de la
Crète une île turque. Elle est grecque pourtant, non-seulement par le vœu
de la grande majorité de sa population, mais aussi par le sol, le climat, la
position géographique. De toutes parts elle est entourée de mers profondes,
si ce n'est au nord-ouest, où des bancs sous-marins la relient à Cythère el
au Péloponèse.
Peu de contrées au monde ont été plus favorisées par la nature. Le climat
en est doux, quoique souvent trop sec en été, les terres en sont fertiles,
malgré le manque d'eaux courantes sur les plateaux calcaires, les ports
larges et bien abrités, les sites grandioses ou charmants. Par sa position
transversale au débouché de l'Archipel, entre l'Europe, l'Asie et l'Afrique,
la Crète semblerait devoir être le principal entrepôt du commerce qui se fait
dans ces parages; ainsi qu'Aristote le remarquait déjà il y a plus de deux
mille ans, on croirait cette île désignée d'avance pour devenir l'intermé-
diaire général des échanges de la Méditerranée orientale. Tel était, en effet,
il y a plus de trois mille ans, le rôle de cette île, d'après toutes les tradi-
tions grecques; alors la ce thalassocratie », c'est-à-dire la domination des
1 Péninsule illyrienne et îles turques :
Superficie Population.
Turquie indépendante : 178 283 kil. car. 5710000
Serbie, Bulgarie, Roumélie Orientale, Monténégro 158 576 )) 4 705 000
134 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
mers, lui appartenait : les Cyclades étaient les « îles de Minos », les colonies
Cretoises se répandaient en Sicile, les navires crétois abordaient à tous les
rivages de la Méditerranée. Malheureusement la Crète était divisée en un trop
grand nombre de petites cités jalouses pour qu'il lui fût possible de garder
longtemps la prépondérance commerciale ; d'autres populations grecques,
de race dorienne, s'en emparèrent, et les premiers habitants devinrent des
clients et des mercenaires. Plus tard, l'île fut asservie par les Romains, et
depuis cette époque elle n'a pu recouvrer son autonomie ; Byzantins et
Arabes, Vénitiens et Turcs l'ont successivement possédée, ravagée, appauvrie.
La forme très-allongée de l'île et l'arête de montagnes qui la domine de
l'une à l'autre extrémité font comprendre pourquoi la Crète, dans ces temps
antiques où la plupart des Grecs bornaient la patrie aux murs de la cité, dut
se diviser en une multitude de républiques distinctes, et comment tous les
essais de confédération ou de « syncrétisme » tentés par les divers petits
États durent misérablement échouer. Les habitants de l'île se trouvaient en
réalité beaucoup plus séparés les uns des autres que s'ils avaient peuplé des
îlots groupés en archipel. Les vallées du littoral sont presque toutes enfer-
mées entre de hauts promontoires et n'ont d'issue facile que vers la mer.
Grande ou petite, la cité qui occupait le centre de chaque vallée ne pouvait
donc communiquer avec ses voisines, si ce n'est par d'étroits sentiers, qu'une
simple tour de défense suffisait à rendre inaccessibles. Une cité parvenait-
elle à s'emparer, de vive force ou par ruse, d'une ou de plusieurs vallées de
la côte, les obstacles du sol l'empêchaient d'étendre bien loin ses conquêtes,
car sur tout le pourtour de l'île les contre-forts des monts dressent leurs
escarpements entre les petites plaines et les vallons. Dans toute la Crète il
n'existe qu'une seule campagne méritant véritablement le nom de plaine :
c'est la Messara, le grenier de l'île, au sud du groupe central ; l'Ieropotamo,
ou Fleuve Saint, y roule toujours un peu d'eau, même en été.
La forme extérieure de la Crète répond d'une manière remarquable au re-
lief de ses montagnes. Presque géométrique dans ses contours, le long rec-
tangle de l'île se fait plus large ou s'amincit suivant la hauteur des sommets
correspondants de la chaîne. Au centre de la Crète, là précisément où elle
offre la plus grande largeur, s'élève le principal massif de l'île, que domine
l'Ida (Psiloriti) où, suivant la mythologie des Hellènes, naquit autrefois
Jupiter. Sa haute cime isolée et presque toujours neigeuse, qui rappelle la
forme superbe de l'Etna, ses puissants contre-forts, les vallées verdoyantes
de sa base, lui donnent un aspect grandiose ; mais il était encore plus beau
dans l'antiquité grecque, lorsque ses forêts lui méritaient encore le nom d'Ida
ou « Boisé ». Du sommet, on a toute l'île à ses pieds, et l'on voit se déve-
MONTAGNES DE LA CRÈTE. 135
lopper, au nord, un immense horizon d'îles et de péninsules, des pointes
du Taygète aux montagnes de l'Asie Mineure; du eôté du sud, par-dessus
la petite île de Gaudo ou Gozzo, nue, dépourvue de porls, on ne distingue
pas les rivages de la Cyrénaïque, à cause de leur faible élévation relative.
Le principal groupe des montagnes occidentales de l'île, qui dépasse en
hauteur moyenne le massif de l'Ida, quoiqu'il lui cède probablement par
ses pitons suprêmes, se dresse en escarpements beaucoup plus difficiles à
gravir. Ce groupe est celui des monts Blancs ou Leuca-Ori, ainsi nommés,
soit à cause des neiges de leurs cimes, soit plutôt à cause de leurs parois
de calcaire blanchâtre; ils sont entièrement déboisés; à peine quelque
verdure se montre-t-elle au fond des vallées qui en descendent. On désigne
aussi les monts Blancs sous le nom de monts des Sphakiotes, à cause des
populations doriennes, restées pures de tout mélange, qui s'y sont canton-
nées comme dans une citadelle. Peu de massifs sont en effet plus abrupts,
mieux défendus par la nature contre toute attaque de dehors. Quelques-uns
des villages sont accessibles seulement par les lits pierreux de torrents qui
descendent en cascades; pendant les pluies, quand les ravins sont remplis
par l'eau grondante, toute communication est interrompue: on dit alors que
c< la porte est fermée ». Tel est le défilé ou « pharynx » (phary7ighi) d'Hagio-
Bouméli, sur le versant méridional des monts Blancs; quand les nuages
menacent de s'écrouler en averses, on n'ose s'engager dans l'étroite gorge,
de peur d'être surpris et emporté par le torrent. Pendant la guerre de l'indé-
pendance, les Turcs essayèrent vainement de forcer cette porte de la grande
citadelle des monts. Mais sur les hauteurs s'étendent des terrains assez unis,
qui pourraient nourrir une population nombreuse s'ils n'étaient pas aussi
froids. Ainsi les villages d'Askyfo, inhabitables en hiver, à cause de leur
grande élévation, occupent une plaine qu'entoure de tous les côtés un
rempart circulaire de montagnes. Cette plaine fut jadis un lac, ainsi que
le prouvent les anciennes berges, encore très-visibles çà et là, et les roches
insulaires situées au milieu du bassin. Les eaux qui tombent dans le vaste
entonnoir ont trouvé des katavothres (khonos), qui leur permettent main-
tenant de s'épancher directement dans la mer. Une des 'grandes sources
jaillit dans la gorge même d'Hagio-Rouméli.
Les autres chaînes et massifs de l'île sont moins élevés et beaucoup moins
âpres que les monts Blancs1. Les plus remarquables sont les monts Lassiti
et, plus à l'est encore, les monts Dicté ou Sitia, qui font, à l'extrémité orien-
tale de l'île, une sorte de pendant au groupe des sommets sphakiotes ; mais
1 Superf.de l'ile, d'après Raulin. 7,800 kil. car. Monts Blancs, d'après Raulin . . . . 2,462 met.
Ida ou Psiloriti, » 2,498 met. Lassiti. . . » ... .2,155 »
136 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
ils n'ont point défendu de la servitude les populations qui les habitent. On
remarque, sur le versant septentrional de ces montagnes, d'anciennes plages
dont les coquillages, en tout semblables à ceux des grèves actuelles, prou-
vent que l'île s'est exhaussée d'au moins 20 mètres pendant la période géo-
logique moderne. La rive du nord, des monts Blancs aux monts Dicté, est
plus découpée que les côtes du sud; projetant au loin ses caps ou « acro-
tères », elle offre plus de golfes, de baies et d'abris sûrs. Aussi est-ce de ce
côté que se sont bâties toutes les villes commerçantes : on peut dire que ce
rivage, tourné vers les eaux de la mer Egée, toute peuplée de navires, est
le littoral vivant, en comparaison de la côte du Sud, relativement déserte et
regardant vers les plages de l'Afrique, plus désertes encore. Toutes les villes
de la rive septentrionale occupent l'emplacement d'antiques cités. Megalo-
Kastron, plus connue sous le nom de Candie, que l'on donne également à
l'île entière, est l'Heracleion des Grecs, le port de la fameuse Cnosse. Retimo,
à la base occidentale du mont Ida, a changé à peine son vieux nom de
Rhytimnos. Enfin, la Canée, dont les maisons toutes blanches se confondent
presque avec les pentes arides des monts Blancs, est la Kydonie des Grecs,
célèbre par ses forêts de cognassiers. C'est actuellement le chef-lieu de l'île
et la ville, sinon la plus populeuse, du moins la plus importante de la Crète,
son grand entrepôt d'échanges1. Le gouvernement turc a tenté de la com-
pléter par un deuxième port, celui d'Azizirge, fondé à l'est de la Canée, au
bord de la Sude, havre naturel parfaitement abrité, qui promet de devenir
l'une des principales stations maritimes de la Méditerranée.
La Crète est certainement bien inférieure en population et en richesse à
ce qu'elle fut autrefois. Elle est loin de mériter le titre de « Crète aux Cent
Villes» que lui avait donné l'antiquité grecque ; de tristes villages, construits
avec les débris d'un seul mur, remplacent la plupart des antiques cités pour
lesquelles on avait dû creuser d'immenses carrières comme le prétendu
« labyrinthe » de Gortyne, au sud du mont Ida. En dépit de sa grande
fertilité, la Crète ne fournit au commerce qu'une faible quantité de
denrées agricoles ; on ne reconnaît point là cette île féconde où Cérès donna
naissance à Plutus sur un lit de gerbes. Les paysans sont censés propriétaires
de leurs champs, mais ils ne sont point libres et cultivent paresseusement le
sol. Leurs oliviers ne donnent plus qu'une huile amère, leurs vignes four-
nissent un bon vin, malgré le vigneron, mais elles ne produisent plus la
délicieuse « malvoisie » des Vénitiens ; le coton, le tabac, les fruits de toute
espèce sont fort négligés par les agriculteurs; la seule conquête qu'ils aient
1 La Canée. . . 12,000 hab. Megalo-Kastron . , . 12,000 hab. Retimo. . . 9,000 hab.
Population de J'ile entière 225,000 hab
C S
3 f
e -3
iliSi
18
VILLES ET POPULATIONS DE LA CRÈTE.
159
faile pendant le siècle est celle des orangers, dont les fruits délicieux sont
grandement appréciés dans tout l'Orient. M. Georges Perrot signale ce fait
curieux, qu'à l'exception de la vigne et de l'olivier, toutes les essences d'arbres
cultivés croissent en différentes parties de l'île. On ne voit de châtaigniers
qu'à l'extrémité occidentale de l'île ; les hautes vallées des Sphakiotes ont seules
les chênes verts et les cyprès; la province de Retimo, à l'ouest de l'Ida,
possède les chênes à vallonée, les montagnes de Dicté produisent le pin à
pignon et le caroubier; enfin, vers l'extrémité sud-orientale de la Crète, un
promontoire qui s'avance du côté de l'Afrique porte un bois de dattiers, le
plus beau de tout l'archipel grec.
La population de la Crète et des îlots voisins n'a cessé d'être hellénique
N° 25. ILE DE CRÈTE.
24"|£.rU- Gr~
53EI
"SF*
El
d après Lejean
Eclvfille de 2.4-0.1
Gravé par Erlurâ
o 10 So looKil.
Wll|IIIIHIill Zone de population turque,.
en grande majorité, malgré les invasions successives des peuples de diverses
races, et parle encore un dialecte où l'on reconnaît un dorien corrompu.
Des Slaves qui avaient envahi l'île au commencement du moyen âge, il ne
subsiste plus d'autres traces que les noms de quelques villages. Les Arabes,
les Vénitiens se sont également fondus avec les Cretois aborigènes ; mais
il reste encore un grand nombre d'Albanais , descendants des soldats
arnautes, qui gardent leurs mœurs et leur dialecte. Quant aux musulmans
ou prétendus Turcs, qui constituent à peu près un cinquième de la popula-
tion totale, ils sont en grande majorité les descendants de Cretois convertis
jadis au mahométisme afin d'échapper à la persécution : de tous les Hellènes
de l'Orient, ce sont les seuls qui aient adopté en masse le culte du vain-
queur; mais depuis que la persécution religieuse n'est plus à craindre,
-14(1 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
plusieurs familles mahométanes d'origine grecque sont revenues à la religion
de leurs ancêtres. Déjà prépondérants par le nombre, les Hellènes de la
Crète le sont aussi par l'industrie, le commerce, la fortune; ce sont eux
qui achètent la terre, et le musulman se retire pas à pas devant eux. Le
langage de tous les Cretois, à l'exception des Albanais, est le grec ; seule-
ment dans la capitale et dans certaines parties de la Messara, que les musul-
mans se sont appropriées, ceux-ci se trouvent en masses assez compactes
pour qu'ils aient pu, en haine de leurs compatriotes et par amour de la
domination, acquérir une certaine connaissance de la langue turque.
Il n'est donc pas étonnant que les Grecs revendiquent la possession d'un
pays où leur prépondérance est aussi marquée; mais, en dépit de leur
vaillance, ils n'ont pu, isolés comme ils le sont, triompher des armées
turques et égyptiennes que l'on envoyait contre eux. Peut-être est-ce avec
raison que les Cretois 4sont accusés de ressembler à leurs ancêtres par
l'avidité commerciale et le mépris de la vérité ; peut-être sont-ils encore
« Grecs parmi les Grecs, menteurs parmi les menteurs » ; mais à coup sûr
ils ne méritent pas le reproche que l'on faisait à leurs aïeux, à l'époque
où ceux-ci s'engageaient en foule comme mercenaires, de n'avoir nul souci
de la patrie. Ils ont, au contraire, beaucoup souffert pour elle, et dans
presque toutes les parties de l'île, surtout entre le mont Ida et les monts
Blancs, on montre des lieux de bataille où leur sang a été versé pour la
cause de l'indépendance. Les vastes cavernes de Melidhoni, sur les pentes
occidentales de l'Ida, ont été le théâtre d'un de ces horribles faits de guerre.
En 1822, plus de trois cents Hellènes, presque tous des femmes, des enfants,
des vieillards, s'étaient réfugiés dans la grotte. Les Turcs allumèrent un grand
feu devant l'étroite ouverture ; le vent qui les aidait dans leur œuvre
d'extermination poussait la fumée dans le souterrain. Les malheureux
s'enfuirent au fond de la grotte, mais en vain; tous périrent étouffés. Les
cadavres restèrent sur le sol, sans autre sépulture que celle du sédiment
calcaire qui les recouvrit peu à peu : çà et là se montrent encore quelques
ossements que la pierre n'a pas revêtus de son linceul grisâtre.
Au nord, l'antique « merde Minos » sépare la Crète des îles de l'Archipel
par ses profonds abîmes, dont la cavité centrale descende plus de 1000 mètres.
Presque toutes ces terres éparses appartiennent à la Grèce. Une seule des
Cyclades est restée comme la Crète sous la domination des Osmanlis : c'est
l'île d'Astypalaaa, vulgairement désignée sous le nom d'Astropala?a ou de
Stampalia : les anciens l'avaient appelée la « Table des Dieux », et pourtant
CRÈTE ET ILES TURQUES DE L'ARCHIPEL. U\
ce n'est qu'une roche aride. Bien qu'elle appartienne incontestablement à la
N° 26. PROFONDEURS DE LA MER EGÉE.
chez Hrhard
I l^raftmdears de o a 100 znètres
I id de 100 3 Soo mètres
Profondeurs de Soo a 2000 mètres .
id ds 2000 met et au-delà
Echelle de 5.ijo.c
io
chaîne orientale des Cyclades par la nature géologique du sol et par la
disposition des fosses sous-marines, la diplomatie a cru devoir la laisser
142 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE,
à la Turquie, avec tous les îlots environnants. Ainsi quinze cents Hellènes
de plus sont restés sous la domination des Osmanlis.
Des autres îles de population grecque appartenant à la Turquie, celle qui
se rapproche le plus du littoral de l'Europe, et qui peut même être consi-
dérée comme en faisant partie géologiquement, estThasos : le détroit qui la
sépare du littoral de la Macédoine n'a guère que cinq kilomètres et se
trouve, en outre, partiellement barré par l'îlot de Thasopoulo et par des
bancs de sable : pendant les gros temps, les voiliers manœuvrent difficile-
ment dans ce passage. Quoique dépendant naturellement de la Macédoine,
l'île est cependant administrée par un moudir du vice-roi d'Egypte, auquel
la Porte en a fait cadeau. Lorsque Mahomet II mit fin à l'empire deByzance,
elle formait avec les îles voisines une principauté de la famille italienne des
Gatelluzzi.
Thasos est une des terres de l'antique monde grec dont la situation ac-
tuelle contraste le plus tristement avec ce qu'elles furent jadis. Thasos, la
vieille colonie phénicienne, fut la rivale, puis la riche et puissante alliée
d'Athènes; ses habitants, qui peut-être étaient au nombre de cent mille,
exploitaient d'abondantes mines d'or, des gisements de fer, des carrières de
beau marbre blanc, cultivaient des vignobles célèbres par leurs produits et
faisaient sur tous les rivages de la mer Egée un commerce considérable. De
nos jours, mines et carrières sont abandonnées et l'on ne sait plus même où
se trouvaient les gisements aurifères qui fournirent tant de trésors aux
Thasiens; les vignobles ne donnent plus qu'un vin médiocre; les produits
de la culture suffisent à peine aux dix mille habitants, et l'ancien port de
Thasos, au nord de l'île, n'est plus fréquenté que par de pauvres caïques.
Depuis que Mahomet II fit transporter à Constantinople presque toute la
population, l'île s'est bien lentement repeuplée, et la crainte des pirates,
qui avaient fait de Thasos leur lieu de rendez-vous, a forcé les indigènes à
bâtir leurs demeures loin des côtes, dans les hautes vallées et sur les roches
abruptes. Les habitants sont d'origine hellénique, mais ils parlent un « grec
affreux, aux formes barbares et tout mêlé de mots turcs ». Ce grand désir
d'instruction, qui se manileste chez tous les autres Grecs du continent et des
îles, manque chez les Thasiens. Ce sont des Grecs déchus ; d'ailleurs ils le
confessent eux-mêmes. En conversant avec le voyageur Perrot, ils répétaient
souvent : ce Nous sommes des moutons, des bêtes de somme. »
Mais ce que Thasos a gardé, ce qui la distingue entre toutes les îles de
l'Archipel, c'est la beauté de ses montagnes boisées, de ses paysages ver-
doyants. Les pluies qu'apportent les vents dans le fond du golfe macédonien,
se déversent sur les hauteurs de Thasos et fournissent à la végétation de l'île
THASOS ET SAMOTHRACE. 145
toute l'humidité qui lui est nécessaire. Les eaux courantes murmurent dans
les vallons, de grands arbres ombragent les pentes; les villages situés
sur les premiers renflements des montagnes sont à demi-cachés derrière
des rideaux de cyprès et sous les branches des noyers et des oliviers;
plus haut, de magnifiques platanes, des lauriers, qui sont des arbres de
haute futaie, des charmes, des chênes verts groupés en désordre, remplis-
sent les vallées qui rayonnent en tous sens vers le pourtour de l'île ; enfin les
escarpements supérieurs sont recouverts d'une forêt de pins, d'espèces
diverses, dont le sombre feuillage contrasle avec le marbre éclatant des
roches. Seuls les grands sommets, le Saint-Elie, l'Ipsario, qui se dressent à
mille mètres et davantage, sont dénudés à la cime; leurs parois de calcaire
cristallin , de gneiss , de micaschiste , fréquemment lavés et polis par les
pluies, brillent d'un éclat extraordinaire; on les voit fulgurer de reflets
sous les rayons du soleil.
Samothracc, moins étendue que Thasos, est cependant beaucoup plus éle-
vée. Le Phengari et les autres montagnes de l'île sont des masses de granit,
de schisles, de marbre, de calcaire, de trachyte formant à l'est de la mer Egée
le pendant de l'Athos. Vue du nord ou du sud, l'île de Samothrace, avec sa
puissante arête presque uniforme en hauteur, ressemble à un long cercueil
posé sur la mer; mais quand on la regarde de l'est ou de l'ouest, son profil
est celui d'une gigantesque pyramide se dressant hors des flots. C'est là,
nous dit Homère, que s'assit Poséidon, pour contempler les luttes des Grecs
et des Troyens, par-dessus l'île plus basse d'Imbros ; c'est dans les forêts
sauvages de la noire montagne, presque uniquement composées de chênes,
que les Cabires célébraient leurs mystères empruntés aux cultes secrets de
l'Asie. Un mont d'un aspect aussi grandiose ne pouvait manquer, en effet,
d'être tout particulièrement vénéré dans le monde hellénique. Samothrace
était pour les anciens Grecs ce que le mont Athos est devenu pour leurs
descendants, c'était la « sainte Montagne ». Des quantités de débris, des
inscriptions nombreuses témoignent encore de l'empressement avec lequel
les voyageurs pieux y accouraient de toutes parts. Mais depuis que les dieux
païens n'ont plus d'autels, Samothrace est devenue déserte. 11 ne s'y trouve
plus qu'un village, dont les habitants, visités seulement en été par quelques
pêcheurs d'épongés, vivent comme des prisonniers, ignorant ce qui se passe
dans le monde. Les rivages absolument dépourvus de ports et le courant
redoutable qui sépare Samothrace de l'île d'Imbros ont détourné la navi-
gation, et bien que les vallées soient très-fertiles, assez, disent les indi-
gènes, « pour faire ressusciter les hommes à peine enterrés, » nul émi-
grant du continent voisin ne se sent attiré vers cette terre abandonnée.
14i NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Imbros et Lemnos, séparées de Samothrace par des gouffres marins de
mille mètres de profondeur, semblent continuer à l'ouest la chaîne de la
Chersonèse de Thrace. Imbros, la plus rapprochée du continent, est la plus
haute des deux îles; néanmoins le « Saint-Elie » qui la couronne atteint à
peine au tiers de la hauteur du pic de Samothrace. Nulle forêt ne recouvre
ses pentes; ses plaines sont nues, rocailleuses; à peine la huitième partie
du sol est-elle cultivable. Cependant la position d'Imbros sur le grand che-
min des nations, près de l'entrée des Dardanelles, lui a toujours assuré une
certaine importance. La plus forte partie de la population s'est groupée au
nord-est de l'île dans la vallée d'un petit ruisseau, souvent à sec, auquel on
a donné emphatiquement le nom de Megalos-Potamos ou Grand-Fleuve.
Lemnos (Limno), la 'Sta-Limène des modernes, est la plus grande des îles
de Thrace, mais aussi la plus basse et la plus nue : on y marche pendant
des heures sans découvrir un seul arbre. Même l'olivier manque dans les
campagnes, et les jardins des villages sont pauvres en arbres fruitiers : on
est obligé de faire venir le bois de Thasos et du continent. Pourtant Lemnos
est d'une grande fertilité : elle produit de l'orge et d'autres céréales en abon-
dance, et les pâtis de ses collines nourrissent plus de quarante mille brebis
L'île se compose en réalité de plusieurs massifs isolés, de trois à quatre cents
mètres de hauteur, qui furent des volcans et que séparent des plaines basses
couvertes de scories et des golfes profondément entaillés dans les rivages.
Au temps des anciens Grecs, les foyers souterrains de Lemnos brûlaient en-
core; Vulcain, précipité du haut du ciel, forgeait avec ses cyclopes dans les
cavernes des montagnes. Quelque temps avant notre ère, une colline, le
mont Mosychlos, et le promontoire de Chrysé s'engouffrèrent dans les eaux;
peut-être l'endroit où s'élevaient ses hauteurs est-il indiqué par de vastes
plateaux sous-marins et des écueils, qui s'étendent à l'est de l'île, dans la
direction d'Imbros. Depuis la chute de Mosychlos, Lemnos n'a point eu à
souffrir d'éruptions ni de tremblements de terre, et la population, relati-
vement assez nombreuse, n'a eu rien à craindre que des hommes. Les
habitants sont Grecs en grande majorité, et les Turcs, graduellement évincés
par la race qu'ils ont conquise, mais qui leur est supérieure en intelligence
et en activité, diminuent constamment en nombre. Le commerce, en entier
dans les mains des Hellènes, a toujours pour centre principal l'antique My-
rina, connue aujourd'hui sous le nom de Kastro et située à l'ouest de l'île,
sur un promontoire qui s'élève entre deux rades. Parmi les articles de
commerce de Lemnos se trouve une terre dite « sigillée », célèbre dans tout
l'Orient et de toute antiquité comme médicament astringent. On va la
recueillir au centre de l'île ; mais elle n'est censée avoir de vertu que. si on
TURQUIE HELLÉNIQUE. 145
l'a ramassée dans la matinée de la fête du Christ, le 6 août, avant le lever
du soleil, et avec force prières et cérémonies.
La petite île de Stratio (Hagios Eustrathios), au sud de Lemnos, en est une
dépendance politique et commerciale; elle est également peuplée de Grecs1.
Quant aux îles qui bordent le littoral de l'Asie Mineure et qui en font géo-
logiquement partie, Mitylène, Chios, Rhodes et le groupe des Sporades asia-
tiques, elles dépendent administrativementde la Turquie d'Europe ; mais ce
n'est là qu'une fiction dont la géographie n'a guère à s'occuper.
III
LE LITTORAL DE LA TURQUIE HELLENIQUE; THRACE, MACEDOINE ET THESSALIEc
Par un singulier contraste, qui prouve combien la mer a été l'élément
prépondérant dans la distribution des peuples méditerranéens et les mou-
vements de l'histoire, il se trouve que tout le littoral égéen de la Turquie
appartient ethnologiquement à la race hellénique. De même que la Grèce
se prolonge sous-marinement vers l'Egypte par l'île de Candie, de même
elle se continue au nord par une longue, mais assez étroite zone de terrains
qui bordent la mer Egée. La Thessalie, la Macédoine, la Chalcidique, la
Thrace sont des terres grecques; Constantinople même est dans l'Hellade
ethnologique. De là un complet désaccord entre la géographie des races,
de beaucoup la plus importante, et celle des montagnes, des fleuves, du
climat. La Turquie hellénique, formée de tant de bassins naturels diffé-
rents, n'a point d'unité géographique, si ce n'est relativement aux eaux de
l'Archipel qui en baignent tous les rivages.
La péninsule illyrienne, si remarquable par l'imprévu de ses formes
et les accidents de son relief, devient encore plus variée d'aspects, plus
mobile pour ainsi dire, sur les bords de la mer Egée et de son avant-
bassin, la mer de Marmara. Là des buttes isolées, des collines, des massifs
de montagnes s'élèvent brusquement du milieu des plaines ; des golfes
s'avancent au loin dans les terres; des presqu'îles ramifiées se baignent
1 Iles de la Thr
ace :
Superficie.
Montagnes les plus hautes.
Population.
192 lui. carr.
Ipsario. . . . 1,000 met.
10,000 habit
Samothvace. . .
170
Phengan . - . 1,646 »
200 (?) »
220
Samt-Élie. . . 595 »
4,000 »
].
440 »
Skopia. . . . 450 »
22,000 »
19
146
NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
dans les eaux profondes : on dirait que le continent s'essaye à former
des archipels pareils à ceux qui, plus au sud, parsèment l'étendue de la
mer.
La langue de terre sur laquelle est située Constantinople est un exemple
remarquable de l'indépendance d'allures qui distingue le littoral de cette
partie de l'Europe. Géologiquement, toute la péninsule de Constantinople
N° 27. — FORMATIONS GÉOLOGIQUES DE LA PÉNINSULE DE CONSTANTINOPLE.
fl () 1 R
MER DE MARMARA Ues ^^
Golic d'Israld
De de, Marmara
Gravé pa> trhard
Ht.
cjuuZcrTuzire,
îwV^i T. tertiaire-
It^=^1 T. cristallin,
Echelle de i.3yo ooo
\ T. oolàxrvCque-
d'après F.de Uocli jtetter.
Déoonuen. vif!"
offre un caractère essentiellement asiatique. Elle a son propre massit de
collines séparé des monts granitiques de l'Europe par une large plaine de
terrains récents : les ruines du mur d'Athanase, qui défendait autrefois les
alentours de la cité, marquent à peu près la véritable limite entre les deux
continents. Des deux côtés du Bosphore, les roches appartiennent à la
formation dévonienne, possèdent les mêmes fossiles, le même aspect, datent
de la même époque. Un lambeau de terrains volcaniques, à l'entrée septen-
trionale du détroit, présente aussi les mêmes caractères sur les deux rivages.
POSITION DE CONSTANTINOPLE. 147
On voit de la façon la plus nette que la péninsule européenne faisait partie
de l'Asie Mineure et qu'elle en a été séparée par l'irruption des eaux1.
Apollon lui-même , disait la légende byzantine , indiqua l'emplace-
ment où devait s'élever la cité qui depuis est devenue Constantinople. Nulle
part l'oracle n'aurait pu trouver mieux. La ville occupe, en effet, le point le
plus heureusement situé au bord de la grande fissure du Bosphore. En cet
endroit, une péninsule aux collines doucement ondulées s'avance eptre la
mer de Marmara et la baie sinueuse à laquelle sa forme et la richesse de son
commerce ont valu le nom de « Corne d'Or ». Le rapide courant du Bosphore
qui pénètre dans le havre et le purifie des boues descendues de la ville, va
plus loin se perdre dans la mer au détour de la presqu'île extérieure,
permettant ainsi aux navires à voiles de se glisser jusqu'au lieu d'ancrage
sans avoir beaucoup à lutter contre la violence des eaux. L'excellent mouil-
lage du port, si heureusement disposé pour abriter tout un monde d'embar-
cations, est en même temps un réservoir naturel de pêche et, malgré l'inces-
sante agitation des flots remués par les rames des caïques, les roues et les
hélices des vapeurs, les thons et d'autres poissons entrent chaque année en
longs convois dans la Corne d'Or. Le port de Constantinople, tout accessible
qu'il est aux paisibles flottes de commerce1, peut néanmoins se clore sans
peine aux navires de guerre; les rives, sans être trop escarpées, sont assez
hautes pour dominer tous les abords, et l'entrée du mouillage est resserrée
par une sorte de détroit où, plus d'une fois, les habitants assiégés ont tendu
une chaîne de fermeture. La ville elle-même, occupant une péninsule élevée,
que des terres basses séparent du tronc continental, est très-facile à fortifier
contre toute attaque du dehors; pour tenter un siège, il faut que l'ennemi,
déjà maître des Dardanelles et du Bosphore, puisse disposer à la fois d'une
flotte et d'une puissante armée de terre. A tous ces avantages locaux, qui
devaient assurer à Constantinople une importance considérable, il faut ajou-
ter le privilège d'un climat un peu moins rude que celui des villes situées
au bord de la mer Noire ou sur la rive asiatique du Bosphore. Grâce au
massif de hauteurs qui s'élève au nord de la cité, celle-ci est partielle-
ment garantie des âpres vents polaires.
Aux premiers temps de l'histoire, lorsque le commerce naissait à peine,
le site si favorisé de Byzance ne pouvait attirer que les populations voisines;
mais dès que les grandes navigations eurent commencé, des « aveugles »
seuls, ainsi que le dit un oracle d'Apollon, auraient pu méconnaître les
avantages que leur offrait la Corne d'Or. C'est à Constantinople même que
1 Mouvement du port de Constanlinople en 1875 :
20,074 navires jaugeant 4,006,500 tonnes.
148 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
"viennent se croiser la diagonale du monde européen et asiatique et l'axe
maritime de la Méditerranée. En outre, la voie naturelle qui longe
dans l'Archipel les rivages de Thrace, se continue à l'est dans la mer
Noire le long des côtes de l'Asie Mineure; de même la ligne du littoral
tracée du nord au sud, entre le golfe danubien et le Bosphore, reprend au
sortir des Dardanelles et se poursuit dans la direction de Smyrne, de Samos
et de Rhodes. Constantinople se trouve donc à la fois sur la plus grande
route continentale des peuples et sur plusieurs de leurs grandes routes
maritimes; géographiquement elle est située aux bouches du Danube,
du Dnestr, du Unepr, du Don, du Rion, du Kizil-Irmak, puisqu'elle en
garde le déversoir commun par le détroit du Bosphore. Choisie pour devenir
la Rome d'Orient, une ville aussi admirablement située que l'est Byzance ne
pouvait donc manquer de s'accroître rapidement en population et en pros-
périté; elle devait mériter bientôt le titre de ville par excellence (Polis), et
c'est, en effet, ce que signifie son nom actuel de Stamboul Çs tèn Polin).
Pour les tribus éloignées qui vivent dans les montagnes de l'Asie Mineure et
par delà l'Euphrate, Constantinople s'est tout simplement substituée à
l'ancienne Rome. Elles ne lui connaissent pas d'autre nom que « Roum »r
et le pays dont elle est la capitale est devenu la « Roumélie » .
Par la beauté de son aspect, Constantinople est aussi l'une des premières
cités de l'univers : c'est la « Yille-Paradis des Orientaux ». Elle peut se
comparer à Naples, à Rio de Janeiro, et nombre de voyageurs la proclament
la plus belle des trois. Quand on vogue à l'entrée de la Corne d'Or sur un
léger caïque, plus gracieux que les gondoles de Venise, on voit à chaque
coup de rame changer l'aspect si varié de l'immense panorama. Au delà des
murs blancs du sérail et de ses massifs de verdure, les maisons de Stam-
boul, les tours, les vastes dômes des mosquées avec leur collier de petites
coupoles, et les élégants minarets tout brodés de balcons, s'élèvent en am-,
phithéâtre sur les sept collines de la péninsule. De l'autre côté du port, que
franchissent des ponts de bateaux, d'autres mosquées, d'autres tours,
entrevues à travers les cordages et les mâts pavoises, s'étagent sur les pentes
d'une colline que couronnent les maisons régulières et les palais de Péra. Au
nord, une ville continue de maisons de plaisance borde les deux rives du
Bosphore. A l'orient, la côte d'Asie s'avance en un promontoire également
couvert d'édifices qu'entourent les jardins et les ombrages. Voilà Scutari, la
Constantinople asiatique, avec ses maisons roses et son vaste cimetière aux
admirables bois de cyprès; plus loin, on aperçoit Kadi-Keuï, l'antique
Chalcédoine, et le bourg de Prinkipo, sur une des îles de l'archipel des
Princes, parsemant du vert de leurs bosquets et du jaune de leurs roches
w -g
CONSTANTINOPLE. 15J
les eaux bleues de la mer de Marmara. Entre toutes ces villes qui baignent
leur pied dans le flot, vont et viennent incessamment les navires et les
embarcations de toutes formes, à la rame, à la voile, à la vapeur, animant
l'espace de leur mouvement et donnant la vie à ce tableau magnifique.
Des hauteurs qui dominent Constantinople et Scutari, le spectacle est peut-
être encore plus beau, car on voit se dessiner tous les contours des rivages
d'Europe et d'Asie, on suit du regard les sinuosités du Bosphore et du golfe
de Nicomédie, et dans le lointain, au-dessus des vallées ombreuses, on voit
pyramider la masse de l'Olympe de Bithynie, presque toujours revêtue de
neiges.
Cette grande cité de Constantinople, d'un aspect si féerique à l'extérieur,
est, on le sait, fort sale encore dans la plupart de ses quartiers. En maintes
parties de la ville, le visiteur hésite à s'engager entre les maisons sordides,
dans les sinuosités de ces ruelles immondes que parcourent les chiens errants
et où gîtent les pourceaux; l'insouciance turque laisse complaisamment les
maladies germer dans ces chaos de masures. Au point de vue de la salubrité
générale, il est donc presque heureux que de fréquents incendies viennent
nettoyer la ville. Même en Russie, même dans l'Amérique du Nord, il n'est
pas de cité dont les maisons flambent plus souvent en une mer de feu.
Quelquefois le veilleur qui, du haut de la tour du Séraskier, voit toute la
ville et ses faubourgs étendus à ses pieds, signale dix ou douze incendies par
semaine et il ne se passe guère d'années que des milliers de constructions
n'aient été dévorées par le feu. Ainsi Constantinople , purifiée par les
flammes, se renouvelle peu à peu ; mais avant que les Francs eussent construit
leur ville de pierre sur la colline de Péra, c'est-à-dire « Au-Delà », les
quartiers incendiés se relevaient à peu près aussi misérables qu'au jour
où le feu les avait dévorés. Heureusement l'usage de la pierre se répand de
plus en plus; maintenant les maisons de bois sont, remplacées par des
constructions plus durables, bâties d'un calcaire blanchâtre et rempli de
fossiles qui se trouve en abondance aux portes mêmes de Constantinople.
Pour les édifices de luxe, les architectes ont à leur disposition les marbres
bleus et gris de Marmara et les beaux marbres couleur de chair du golfe de
Cyzique, dans l'Asie Mineure.
Les nombreux incendies de Stamboul, ainsi que les violences de guerre
que la cité a dû subir tant de fois avant le triomphe des mahométans, ont
fait disparaître presque tous les monuments de la Byzance antique ; seule-
ment on voit encore, sur la place de l'Hippodrome, le précieux trépied de
bronze, aux trois serpents enroulés, que les Platéens avaient déposé dans le
temple de Delphes, en souvenir de leur victoire sur les Perses. Même de
152 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
l'époque des Césars byzantins il ne reste que des colonnes, des obélisques,
des arches d'aqueducs, les murailles un peu ébréchées de la ville, les débris
récemment retrouvés du palais de Justinien et les deux églises de Sainte-
Sophie, aujourd'hui transformées en mosquées. La grande Sainte-Sophie,
qui s'élève sur la dernière pente de la presqu'île de Constantinople, à côté
du sérail, n'est plus, comme au temps de Justinien, le plus magnifique
édifice de l'univers. Elle est loin d'avoir la grâce et la merveilleuse élégance
de l'Àhmédieh et d'autres mosquées à minarets arabes bâties par les
musulmans ; d'énormes substructions, des murs de soutènement, des contre-
forts extérieurs, entremêlés d'échoppes et de maisons lépreuses, donnent à
l'édifice un aspect de lourdeur extrême. A l'intérieur, d'autres piliers de
consolidation et le badigeon des Turcs appliqué sur les éclatantes mosaïques
ont changé le caractère de l'église ; mais la puissante coupole produit un
effet prodigieux : c'est une merveille de force et de légèreté. Quatre colonnes
de brèche verte qui s'élèvent entre les piliers du grand dôme proviennent,
dit-on, du temple d'Ephèse.
Le sérail occupe à la Pointe des Jardins l'emplacement de l'antique
Byzance. Il a ses charmants pavillons, ses beaux ombrages, mais aussi ses
affreux souvenirs de crimes et de massacres : c'est ainsi que l'on montre
encore, en dehors de la muraille extérieure, -le plan incliné sur lequel les
esclaves lançaient pendant les nuits les sacs où se trouvaient enfermées des
sultanes ou des odalisques vivantes ; l'eau qui recevait leur corps passe au
pied de la glissoire, rapide comme un fleuve, et tournoyant en sinistres
remous. Bien plus remarquables que l'ancien palais des sultans sont les
merveilleux édifices d'architecture arabe ou persane qui bordent les rives du
Bosphore, avec leurs kiosques, leurs fontaines, leurs ponts, leurs arcades,
leurs bosquets de verdure. Embellies par la nature environnante, par le
rayonnement du ciel et des eaux, ces constructions charmantes donnent
aux faubourgs de la grande cité l'aspect le plus séduisant de splendeur
orientale.
Les édifices les plus curieux à visiter dans l'intérieur de Constantinople
sont les bazars, non pas seulement à cause des richesses, des marchandises
de toute espèce qui s'y trouvent entassées, mais surtout à cause des hommes
de toute race et de tout climat qu'on y voit réunis . Entre les pays
d'Europe, la Turquie est celui où l'on observe les plus étonnants contrastes
de peuples et de langues ; mais nulle part, pas même dans la Dobroudja, on
ne peut voir un chaos de nations plus grand qu'à Stamboul. C'est que la
capitale de l'empire ottoman attire vers elle, en sa qualité de métropole, les
populations de l'Ànatolie,de la Syrie, de l'Arabie, de l'Egypte, de la Tunisie,
CONSTANTINOPLE. 155
des oasis même, aussi bien que les habitants de la péninsule turco-hellénique.
En même temps, les Francs de l'Europe entière, Italiens et Français, Anglais
et Allemands, accourent en foule pour prendre leur part de bénéfice dans le
commerce grandissant du Bosphore. La variété des types de toute couleur et
de toute race est encore accrue par le trafic interlope des esclaves que les
caravanes vont chercher au fond de l'Afrique jusqu'aux sources du Nil.
Officiellement, la vente de chair humaine est interdite à Constantinople ;
mais, en dépit de toutes les affirmations diplomatiques, la « très-honorable
corporation des marchands d'esclaves » fait encore d'excellentes affaires en
négresses, en Circassiennes , en eunuques blancs et noirs. En peut-il être
autrement clans un pays où le souverain et les principaux dignitaires estiment
qu'il est de leur dignité de posséder un harem bien rempli? L'Anglais
Millingen évalue à 50,000 le nombre des esclaves de Constantinople, en
grande majorité importés du centre de l'Afrique. Il est très-remarquable,
au point de vue de l'anthropologie, que les familles des nègres amenées
à Stamboul n'aient point fait souche. Depuis quatre cents ans, on a certai-
nement iniroduit plus d'un million de noirs en Turquie; mais les difficultés
de l'acclimatement, les sévices et la misère ont fait disparaître presque en
entier cet élément de population.
Les statistiques plus ou moins approximatives que l'on a essayé de
dresser relativement aux six cent mille habitants de Constantinople et de ses
faubourgs ne sont point assez solidement établies pour qu'il soit possible de
dire à quelle race appartient la majorité de la population. Une grande cause
d'erreur est que l'on confond ordinairement les musulmans avec les Turcs.
Dans les provinces , il est souvent facile de rectifier cette méprise , car
Bosniaques, Albanais ou Bulgares se reconnaissent, quelle que soit leur reli-
gion ; mais dans le tourbillon de la grande ville, où les mœurs se modifient
si vite, où les types se mélangent diversement, tous ceux qui fréquentent les
mosquées finissent par être confondus sous le même nom. Des prétendus
Osmanlis de Constantinople, un tiers peut-être se compose de Turcs ; les
autres sont des Arnautes, des Bulgares ou des Asiatiques, et des Africains de
diverses races; un grand nombre de bateliers sont des Lazes des confins
de la Géorgie. D'ailleurs, les Mahométans eux-mêmes sont en minorité
depuis au moins une vingtaine d'années et l'écart ne cesse de s'accroître au
profit des « rayas » qui affluent en plus grand nombre à cause de leur
supériorité d'initiative industrielle et commerciale. Dans la vieille Stamboul,
où naguère les Francs osaient à peine s'aventurer, les Musulmans ont
toujours la prépondérance numérique, mais dans « l'agglomération
constantinopolitaine», de Prinkipo à Thérapia, ils sont de beaucoup dépassés
i. 20
m NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
par les Grecs, les Arméniens et les Francs. Certains villages ne sont habités
que par des chrétiens 1„
Parmi les rayas de Constantinople et de la banlieue, ce sont les Grecs qui
l'emportent en influence et peut-être aussi en nombre. Comme les Turcs
eux-mêmes, ils ont leur quartier général à Stamboul, aux églises et aux
solides maisons de pierre du Phanar, qui dominent les eaux de la Corne
d'Or. C'est là que réside le patriarche de Constantinople et que vivent les
grandes familles grecques. Jadis la faveur du sultan leur avait concédé
l'exploitation politique et commerciale d'une grande partie des populations
chrétiennes de l'empire, et notamment des provinces roumaines. La puis-
sance des Phanariotes, bien déchue depuis que la Grèce rebelle a reconquis
son autonomie, provenait de la dépendance religieuse dans laquelle tous les
chrétiens orthodoxes de la Turquie, Slaves, Albanais, Roumains ou Bulgares,
se trouvaient à l'égard des Grecs. Tous les fidèles de la religion orthodoxe
forment pour la Porte « la nation des Romains », et comme tels ils dépen-
dent en grande partie, même pour le civil, de l'administration des évêques;
c'est à ces prélats grecs qu'ils doivent s'adresser pour les mariages, les
divorces, les successions, c'est devant eux qu'ils règlent leurs différends, à
eux qu'ils doivent laisser la direction de leurs écoles et de leurs hospices.
L'indépendance des églises de Serbie et de Roumanie et la séparation par-
tielle du clergé bulgare ont grandement affaibli l'influence politique du
Phanar sur les populations chrétiennes de l'Orient ; si les Grecs veulent en-
core garder leur rôle prépondérant, ils ne peuvent compter pour cela que
sur leur intelligence toujours en éveil, sur leur habileté commerciale, leur
amour de l'instruction, leur patriotisme et leur esprit de solidarité.
La « nation » des Arméniens est également fort nombreuse à Constanti-
nople, et peut-être même dépasse:t-elle les Turcs en importance numérique :
on dit qu'elle s'y élève à près de deux cent mille personnes, et au double pour
tout l'empire. De même que la « nation des Romains », elle s'administre
elle-même pour toutes ses affaires d'intérieur et choisit son conseil exécutif.
Les Arméniens ont entre les mains une grande partie du trafic de Constan-
tinople; mais, quoique établis en Turquie et dans la capitale dès les pre-
1 Population constantinopolitaine en 1875, d'après Sax :
Stamboul 210,000 hab.
Péra 130,000 »
Faubourgs d'Europe 150,000 »
Faubourgs d'Asie. 110,000 »
600,000 hab.
Ensemble 200,000 musulmans, 400,000 rayas.
POPULATION DE CONSTANTINO-PLE. 155
miers temps de la conquête musulmane, ils ont toujours gardé dans leurs
mœurs quelque chose de l'étranger; ils sont froids, réservés, se maintiennent
dans l'isolement. Ils ont de la tenue et le respect de leur propre personne et
diffèrent à leur avantage de leurs rivaux en affaires, les Juifs, que les gens
polis appellent Bazirghian ou « Négociants », et que l'on voit se glisser fur-
tivement vers leur pauvre faubourg de Balata, dont les ruines ont en partie
comblé l'extrémité supérieure de la Corne d'Or. Les Arméniens s'entr'aident.
volontiers et, comme les Parsis de Bombay, aiment à faire des actes de muni-
ficence; mais ils ne sont point soutenus, comme les Grecs, par une ardente
foi dans les destinées de leur nation. La plupart d'entre eux ont même,
perdu leur langue : ils ne parlent leur idiome national, le haïkane, que mêlé
d'une foule de mots étrangers ; d'ordinaire ils se servent du turc ou du
grec, suivant la population avec laquelle ils habitent.
Encore très-inférieurs en nombre aux Osmanlis, aux Grecs, aux Armé-
niens, les « Francs » exercent clans la cité du Bosphore une influence bien
autrement décisive que celle de leurs rivaux. Ce sont eux qui rattachent
Constantinople au monde de la civilisation occidentale, et qui par leurs
journaux, leurs sociétés, leurs entreprises, triomphent peu à peu du vieux
fatalisme de l'Orient. C'est à eux que l'on doit les faubourgs d'usines qui
s'élèvent à l'ouest de Constantinople et aux abords de Scutari, ainsi que les
chemins de fer qui vont se rattacher au réseau des lignes européennes et qui
pénètrent au loin dans l'intérieur de l'Asie Mineure. Comme les Arméniens
et les Grecs, les Francs se sont groupés en diverses « nations » et jouissent
de certains privilèges d'autonomie garantis par les ambassades. Tous les
peuples civilisés sont représentés dans ce monde cosmopolite, même les
Américains du Nord, auxquels revient l'honneur d'avoir fondé, dans leur
Robert' s Collège, le premier musée géologique de Constantinople ; mais à en
juger par les langues qui se parlent à Péra, le quartier européen par excel-
lence, ce sont les Français et les Italiens qui ont parmi les étrangers l'avan-
tage de l'influence et du nombre1.
Grâce à l'immigration des Francs, Constantinople n'a cessé de grandir,
surtout depuis la guerre de Crimée. L'estuaire de la Corne d'Or est bordé
de maisons, et les constructions remontent au loin dans les deux vallées du
Cydaris et du Barbyzès. Aux bords de la mer de Marmara, les quartiers
industriels se prolongent à l'ouest de l'antique forteresse des Sept-Tours et
au sud-est de Chalcédoine vers le golfe de Nicomédie. Enfin, le long des deux
rives du Bosphore, s'étend un quai de villas, de palais, de kiosques, de cafés
* Journaux de Constantinople enl878 : 72; Français, 20; Turcs, 16; Arméniens, 15; Grecs, 12;
Bulgares, 4; autres langues, 7.
156
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
et d'hôtels. Cette avenue liquide et le vaste bassin qui la précède, entre
Constantinople et ses faubourgs d'Asie, ont un développement d'environ
(rente kilomètres, et sur ce parcours quelle étonnante succession de sites
X° 28. BOSPHORE.
Gravé par Erhard
£<ieïïi; de V 262 000
merveilleux ! Semblable à une vallée de montagnes, le détroit serpente en
brusques sinuosités; chaque rive se creuse en golfe, puis s'avance en promon-
toire; ici le fleuve marin se resserre, pour s'élargir au delà, puis se rétrécir
encore, et s'ouvrir enfin sur l'infini de la mer Noire, aux eaux si souvent
bouleversées par les vents du nord. Entre la mer inquiète, que dominent de
ENVIRONS DE CONSTANTINOPLE. 157
sombres rochers habités par les hirondelles de mer, et le détroit tranquille,
le contraste est parfait. A la mer uniforme et sauvage s'opposent les
paysages du Bosphore qui mêlent partout à leur beauté le charme de l'im-
prévu; les groupes que forment les rochers, les palais, les ombrages, les
embarcations de toute espèce, les échafaudages bizarres des pêcheurs bul-
gares et la nappe des eaux courantes varient à l'infini.
De tous ces lieux de villégiature charmants, Balta-liman, Thérapia,
Buyuk-déré sont les plus célèbres, à cause des événements qui s'y sont
accomplis et des personnages qui y résident; mais toute la vallée marine
est si belle, que l'admiration s'égare impuissante. Il est probable qu'avant
peu une merveille du travail humain va s'ajouter à ces merveilles de la
nature. A l'endroit le moins large, entre les deux châteaux de Roumélie et
d'Anatolie bâtis par Mahomet II, le canal, dont la largeur moyenne est de
1600 mètres, a seulement 550 mètres de rive à rive : c'est près de là que
Mandroclès de Samos bâtit le pont sur lequel Darius fit défiler son armée
de 700 000 hommes marchant contre les Scythes ; peut-être y construira-t-on
aussi le pont de chemin de fer qui doit mettre un jour le réseau de l'Eu-
rope en communication avec celui de l'Asie; mais d'après le projet d'Eads
et de Lambert, il unirait directement Fera et Scutari, porté sur 15 piles de
fer. Il est fort regrettable que l'on n'ait pas encore procédé au nivellement
des eaux du Bosphore et que l'on ne puisse encore affirmer avec certitude
que le niveau de la mer Noire et celui de la mer de Marmara ne diffèrent
nullement l'un de l'autre. D'après Véiîukov, le doute ne serait pas permis ;
le fleuve marin aurait une pente sensible de la mer Noire à la Corne d'Or.
11 est vrai que le courant sorti du Pont-Euxin se porte vers la mer de Mar-
mara avec une vitesse moyenne de 5 à 8 kilomètres par heure, mais il se
peut néanmoins que ce courant se produise sans qu'il y ait pente de l'une
à l'autre mer. Le Bosphore, comme le détroit de Gibraltar, est un canal
d'échange entre deux courants, l'un plus abondant, formé d'eau moins
saline et coulant à la surface, l'autre qui se meut dans les profondeurs du
canal, portant une eau plus chargée de sel. La profondeur extrême du
Bosphore est de 52 mètres, mais en moyenne elle n'atteint pas
50 mètres.
Deux anciens châteaux génois qui gardent un défilé duBosphore, Roumili-
kavak et Anadoli-kavak, peuvent être considérés comme formant la limite
septentrionale de cette ligne continue de palais et de maisons de plaisance
que projette vers la mer Noire la cité de Constantinople. Cette limite coïncide
exactement avec celle des terrains géologiques. Là commencent les falaises
escarpées de dolérite et de porphyre, qui se prolongent jusqu'à l'entrée du
158 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Pont-Euxin et que terminent les roches Cyanées ou Symplégades, les célèbres
écueils mobiles dont parle le mythe des Argonautes. Sur les deux rives
d'Europe et d'Asie, les terrains volcaniques sont nus, tandis que la partie
méridionale ou dévonienne du détroit , de beaucoup la plus longue, est
bordée des plus charmants ombrages. Il est heureux que les Turcs, bien
différents en cela des Espagnols et d'autres peuples du Midi, aiment et
respectent la nature ; ils ont le goût des beaux massifs d'arbres et cherchent
à les conserver, autant du moins que le permet leur indolence. Grâce à eux,
les platanes, les cyprès et les térébinthes embellissent encore les rives du
détroit ; de même, la vaste forêt de Belgrad recouvre à l'est de Constanti-
nople le massif de collines où jaillissent les eaux d'alimentation destinées à
la cité. Les oiseaux sont aussi plus respectés en Turquie que dans la plupart
des pays chrétiens; on entend partout le roucoulement plaintif des colombes;
des volées d'hirondelles et d'oiseaux de mer tourbillonnent à la surface du
Bosphore, et çà et là se montre la grave cigogne, perchée sur le sommet d'un
arbre ou sur la pointe d'un minaret. Ces bizarres échassiers contribuent avec
la physionomie générale de la végétation et le style des édifices à donner à
cette partie de l'Europe un aspect tout méridional.
Néanmoins le climat de Constantinople est beaucoup plus boréal qu'on
ne serait tenté de le croire. Les vents froids des steppes de la Russie
pénètrent librement dans le détroit, dont la bouche est précisément tournée
vers le nord; aussi les rigueurs de l'hiver sont-elles fort sensibles à Stamboul,
et parfois le thermomètre descend à 20 degrés au-dessous du point de glace.
Chose plus grave encore, quoique l'influence des mers voisines égalise un
peu le climat, cependant le manque d'obstacles à la marche des vents a pour
conséquence de très-brusques alternatives de température. Suivant les
années, le climat moyen diffère de la manière la plus étonnante : tantôt il
est celui de Peking ou de Baltimore, tantôt celui de Toulon, même celui de
Nice. Il est arrivé, dans les années tout exceptionnelles, que le Bosphore a été
pris par les glaces, de sorte que la température de Constantinople devait être
alors aussi basse que celle de Copenhague. Mais les débâcles étaient rapides
et l'on contemplait bientôt le spectacle, à la fois effrayant et magnifique, des
blocs de glace venant se heurter sur la Pointe du Sérail et flottant au loin en
archipels tournoyants sur la mer de Marmara. En l'année 762, les masses
cristallines provenant de la nier Noire et du Bosphore étaient si nombreuses,
qu'elles se reformèrent dans les Dardanelles en un immense pont de glace :
la tiède mer Egée avait pris l'aspect d'un golfe de l'océan Polaire.
De même que la presqu'île de Constantinople, tout le littoral de la
BOSPHORE ET DARDANELLES. 159
mer de Marmara présente dans sa formation géologique une indépendance
complète du reste de la Turquie. Le large bassin moderne de l'Erkene le
sépare des montagnes de l'intérieur, et la région côtière elle-même possède
sa petite chaîne de collines, bordant le rivage. Assez basses au nord de la
mer de Marmara, ces hauteurs se redressent vers l'ouest et forment les escar-
pements duTekir-dagh ou Saintes-Montagnes, en partie granitiques. De la mer
on voit les pentes grisâtres, çà et là revêtues de broussailles et de pâlis,
s'élever jusqu'à la hauteur de sept à huit cents mètres.
La péninsule dcGallipoli, l'ancienne Chersonèse deThrace, se rattache à
cette chaîne côtière par un isthme étroit et d'une faible élévation, le seuil
deBoulaïr; mais elle-même consiste en terrains de formation quaternaire,
qui sont identiquement les mêmes des deux côtés du détroit des Darda-
nelles. Les falaises de la côte d'Europe correspondent assise par assise
à celles de la côte d'Asie, et les fossiles que Sprat t et d'autres géologues ont
recueillis de part et d'autre, appartiennent aux mêmes espèces. Jadis un
vaste Jac d'eau douce occupait une partie de la Thrace et plus de la moitié
de l'espace qui est devenu la mer Egée. Lorsque ces diverses contrées émer-
gèrent des eaux lacustres, la Chersonèse était partie intégrante du continent
d'Asie. Plus tard seulement, les eaux sorties duPont-Euxin par le Bosphore
se frayèrent aussi leur voie par la fente de l'Hellespont ou des Dardanelles,
détroit qui porte encore le nom des antiques Dardaniens. Les sondages des
mers voisines démontrent que par le relief de son plateau sous-marin, aussi
bien que par sa formation géologique, la péninsule de Gallipoli appartient
à l'Asie; le golfe allongé et profond deSaros la sépare du littoral de la Macé-
doine comme un véritable abîme. Peut-être les éruptions volcaniques dont
on voit les traces à l'est et à l'ouest de la presqu'île, dans le petit archipel
de Marmara et près des bouches de la Marilza, ont-elles coïncidé avec le
mouvement de rupture.
Si les mesures données par Pline et Strabon sont exactes, l'Hellespont,
dont la largeur moyenne est d'environ 4 kilomètres, aurait entamé ses rives
depuis l'antiquité grecque. A l'étranglement d'Abydos, aujourd'hui Nagara,
il n'aurait eu que sept stades de largeur, soit environ 1,295 mètres, tandis
qu'il a maintenant près de deux kilomètres. C'est là que Xerxès fit con-
struire un double pont de bateaux pour le passage de son armée. Le lit du
fleuve marin est en cet endroit d'une grande profondeur, mais le courant
est fort rapide, de sorte qu'il serait impossible, du moins à une flotte en
bois, de forcer le passage des Dardanelles, si les batteries qui arment les
deux rives d'Europe et d'Asie étaient bien défendues. De même que le Bos-
phore, l'Hellespont est un détroit à double courant. En hiver, lorsque les
îeo
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
fleuves qui se jettent dans la mer Noire sont arrêtés par les glaces et que la
mer de Marmara n'est plus alimentée par les eaux du Bosphore, le courant
d'eau salée venant de l'Archipel pénètre dans les Dardanelles avec une force
plus considérable; mais il se meut constamment sur le fond, à cause du
poids que lui donne sa teneur en sel. Deux fleuves se superposent toujours
dans le détroit : en bas celui de l'eau salée qui se dirige vers la mer de Mar-
mara ; à la surface, une nappe d'eau relativement douce descendant vers la
K° 20. — DARDANELLES ET GOLFE DE SAROS.
24°50-
CPer
Échelle de 1 • 220 000
mer Egée. L'endroit le plus profond du détroit est à 97 mètres de la surface.
Gallipoli,laConstantinople de l'Hellespont, assemblage de masures à toits
rouges, que dominent de hauts minarets blancs, bâtie à l'extrémité occiden-
tale delà mer de Marmara : c'est la première ville conquise par les Turcs sur
le territoire d'Europe. Ils la possédaient près de cent années avant de s'être
emparés de Stamboul. Toutefois Gallipoli, pas plus que la capitale, n'est peu-
plée en majorité d'Osmanlis; comme h Rodosto et dans les autres ports
GALUPOLI, RODOSTO, ANDRINOPLE. 161
du littoral de la Propontide, on y trouve des musulmans de diverses races,
des Grecs, des Arméniens, des Juifs, vivant tous en communautés distinctes,
quoique dans l'enceinte d'une même cité. La population des villages et des
campagnes est composée presque exclusivement de Grecs ; ils possèdent le
sol et le cultivent. Par un remarquable contraste, c'est précisément en vue
de l'Asie, dans la partie de la péninsule des Balkans où les Turcs se sont
installés depuis le plus grand nombre d'années, que les Grecs ont, en de-
hors de la région du Pinde, leur plus vaste domaine. Là ils n'occupent point
seulement le littoral, on les voit aussi dans l'intérieur de la contrée ; ils par-
tagent avec les Turcs et les Bulgares toute la Thrace orientale ; du Bosphore
à Andrinople et des Dardanelles à Midia, on se trouve partout en territoire
hellénique.
La partie basse de cette région, vaste plaine triangulaire, limitée au sud
par le Tekir-Dagh et les collines du littoral, à l'ouest par les contre-forts
de Rhodope, au nord-est par les monts granitiques de Strandcha, est une
des contrées les plus monotones de la Turquie; des bas-fonds marécageux,
des jachères y font penser aux steppes ; en été, quand le vent soulève des
tourbillons de poussière, on pourrait se croire dans le désert. La morne
uniformité des plaines n'est rompue que par les silhouettes éloignées des
monts et par des groupes de buttes artificielles d'origine inconnue. Ces
anciens monuments, qui sans doute servirent de tombeaux, sont si nom-
breux dans les campagnes de la Thrace et de la Bulgarie qu'ils y semblent
un élément nécessaire du paysage ; « un peintre pécherait contre la vraisem-
blance, s'il négligeait, en représentant un site de cette contrée, de mettre
un ou deux tumuli dans son tableau. » En un seul itinéraire de moins de
200 kilomètres, M. Weisera reconnu plus de trois cent vingt buttes : ce sont
les hunyi, souvent fouillés par les chercheurs de trésors.
La ville d'Adrianople ou Andrinople, située non loin de l'extrémité sep-
tentrionale de cette plaine, produit un effet enchanteur par la verdure de
ses jardins contrastant avec les étendues sans arbres que l'on a parcourues.
Aucune cité n'est plus riante, plus mêlée de campagnes et de iosquets. Si
ce n'est au centre de la ville, dans les quartiers qui entourent la citadelle,
Andrinople, l'Édirneh des Turcs, ressemble à une agglomération de villages
distincts ; les divers groupes de maisons sont séparés les uns des autres par
des vergers et des rideaux de cyprès et de peupliers, au-dessus desquels
s'élèvent çà et là les minarets de cent cinquante mosquées. Les eaux vives
des aqueducs, de nombreux ruisseaux et les trois rivières abondantes de la
Marifsa, de la Toudja et de l'Arda égayent les faubourgs et les jardinsMe
cette ville éparse. Andrinople n'est pas seulement une cité charmante, elle
i. 21
162 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE
est aussi le centre de population le plus important de l'intérieur de la
Turquie ; le confluent des trois rivières, la convergence des routes qui des-
cendent du bassin supérieur de la Maritsa et du versant septentrional des
Balkans, et de celles qui montent de la mer de Marmara et de la mer Egée,
toutes les conditions du milieu faisaient de ce site l'emplacement néces-
saire d'une ville considérable. Là s'élevait l'antique Orestias, qui devint la
capitale des rois thraces;là les Romains bâtirent leur Adrianopolis. Les
Turcs y installèrent le siège de leur empire avant que Constantinople fût
tombée en leur pouvoir, et l'on y voit encore le beau palais d'architecture
persane, malheureusement fort mal conservé, que les sultans avaient
construit à la fin du quatorzième siècle. Mais dans l'antique capitale, aussi
bien qu'à Stamboul, les Osmanlis sont en minorité. Les Grecs les égalent en
nombre et les dépassent en activité ; les Bulgares, qui se trouvent en cet
endroit sur la limite de leur domaine ethnologique, sont aussi représentés
dans la ville par une communauté considérable ; naguère, on y voyait
aussi, comme dans toutes les villes d'Orient, la foule bariolée des hommes
de toutes races, depuis le musicien tsigane jusqu'au marchand de la Perse.
Les Juifs sont proportionnellement plus nombreux à Andrinople que dans
les autres villes de Turquie.
Après Andrinople, la plus grande ville de la plaine est Kirk-Kilissia ou
Saranta-Ecclesise, dont la population est en majorité composée de Bulgares.
Cette ville, située sur le penchant occidental d'un chaînon parallèle aux
monts Slrandcha, est comme séparée de la mer et n'offre pas à Andrinople
de communications faciles avec Midia, vieille cité grecque aux temples sou-
terrains, ni avec d'autres ports de la mer Noire. Les deux issues naturelles
du bassin sont le chemin que lui ouvre la vallée de l'Erkene vers la ville de
Tchorlou et vers Rodosto, sur la mer de Marmara, et la voie qui descend
directement au sud par la ville industrieuse de Demotika et dans laquelle
serpentent les eaux delà Maritsa. Naguère les bouches de ce fleuve étaient
évitées par les marins, à cause des marécages qui en empestent les campagnes
riveraines ; mais la compagnie des chemins de fer rouméliens y a fait abou-
tir la voie ferrée d'Andrinople à la mer Egée. En cet endroit, le golfe d'Enos
s'avance au loin dans l'intérieur des terres et fournit aux navires un excel-
lent abri contre tous les vents, à l'exception de celui du sud-ouest. Depuis
quelques années, le havre artificiel de Dede-Agatch permet aux vaisseaux
d'accoster les jetées; mais les habitants d'Enos ne se hâtent nullement d'o-
béir à l'invitation du commerce et de descendre de leur acropole pittoresque,
-à la fière enceinte de remparts et de tours, pour aller respirer l'atmosphère
mortelle des lagunes inférieures.
Cavalier musulman d'Andrinoplc
Femme musulmane fie Prisren.
Habitant musulman
d'Andrinople.
A \ II II I Ml PO 1,1 ï AIN:
VALLEE DE LA MARITSA ET CHALCIDIQUE. 465
A l'ouest de la Maritsa, la zone du territoire grec se rétrécit beaucoup.
La ville importante de Gomouldjina, située pourtant sur le versant de l'Ar-
chipel, cà la base méridionale du Karlik-Dagh, est peuplée surtout de
mahométans. Le littoral seul est occupé par des pêcheurs de race hellénique,
mais les hauteurs qui s'élèvent au nord sont peuplées presque exclusivement
de paysans turcs et de pâtres ou cultivateurs bulgares. Les escarpements du
Rhodope forment dans cette partie de la Turquie comme un mur de sépa-
ration entre les races. La région marécageuse de la côte, les petits bassins
fluviaux du versant méridional des monts et quelques massifs isolés de
roches volcaniques et cristallines constituent une zone de jonction d'une
très-faible largeur entre les Grecs de la Tlirace et ceux de la Chalcidique et
de la Thessalie. Même en certains endroits, des Turcs, connus par leurs
compatriotes sous le nom de Yuruks ou « Marcheurs », parce qu'ils ont
conservé leurs mœurs de nomades, parcourent la contrée jusqu'aux bords
mêmes de la mer. Ils vivent notamment dans le massif du Pangée ou Pilav-
Tépé, qui se dresse au nord-ouest de Thasos. Ce sont les montagnes qui, du
temps des rois de Macédoine, étaient si riches en métaux précieux : à celte
époque, suivant la tradition populaire, « l'or enlevé par la pioche se refor-
mait tout aussitôt dans les entrailles de la terre, comme repousse dans nos
champs l'herbe coupée par la faux ». Immédiatement à l'ouest des masses
granitiques de Pilav-Tépé, aux bords du Strymon ou Karasou, qu'alimentent
les nombreuses sources du bassin de Drama, jaillissant du sol en véritables
rivières, s'étend une plaine des plus fertiles, parsemée de villages qui se
groupent autour de la grande ville de Seres, célèbre par ses écoles, centre de
la civilisation en Macédoine. Des centaines de villages sont épars autour de
ce chef-lieu, parmi les vergers, les champs de cotonniers et de riz. Du haut
des montagnes du Rhodope, la plaine tout entière a l'air d'une immense
ville aux innombrables jardins; malheureusement, elle est fort insalubre en
certains endroits.
La triple péninsule de la Chalcidique, qui s'avance au loin dans la mer
comme une gigantesque main étendue sur les eaux, est complètement sé-
parée de tous les contre-forts du Rhodope et ne tient au continent que par
un mince pédoncule de terres un peu élevées : presque toute la racine de la
presqu'île est occupée par des lacs, des marécages et des plages d'alluvions.
C'est une Grèce en miniature par la forme de ses côtes, bizarrement décou-
pées en baies et en promontoires, et par ses massifs de montagnes distinctes
se dressant, au milieu des terres plus basses, comme les îles au milieu des
eaux de l'Archipel. Un premier groupe de sommets schisteux, dominé par
le mont Kortiach, couvert de broussailles, s'élève dans le tronc même de la
166
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
péninsule, et chacune de ses trois ramifications possède également son
système de hauteurs escarpées. Grec par l'aspect, cet étrange appendice du
continent est également grec par la population : chose rare en Turquie, les
habitants n'appartiennent qu'à une seule race , saut' dans la petite ville de
Nisvoro, où vivent des Turcs, et sur le mont Athos, où quelques moines sont
d'origine slave.
Des trois langues de terre que la Chalcidique projette dans la mer Egée,
celle de l'Orient est presque complètement isolée : jadis même elle fut
séparée du continent lorsque Xerxès fit creuser un canal de 1 200 mètres à
N° 30. — PRESQU ILE DU MONT ATHOS.
VE.de Gr.
d'après Htdte-Erun.Kicpcrt.etc
Echelle de 1 1 0 20 0OO
Sp ],,
Grave par Erhard
5o. Kilomètre?
travers l'isthme de jonction, soit afin d'éviter à sa flotte la dangereuse
circumnavigation du promontoire d'Acte, soit plutôt pour donner aux
populations émerveillées un témoignage de sa puissance. Cette presqu'île
est celle de l'Hagion Oros, le Monte Santo des Italiens. Une montagne
superbe de roches calcaires, la plus belle peut-être de tout l'Orient méditer-
ranéen, dresse sa pointe à l'extrémité de la péninsule : c'est le célèbre mont
Athos, dans lequel un architecte, Dinocrate ou Démophile, voulait tailler la
statue d'Alexandre, tenant une ville dans une main, la source d'un torrent
dans l'autre ; c'est aussi le sommet où, d'après la légende locale, le diable
transporta Jésus pour lui montrer tous les royaumes de la terre étendus à ses
pieds. Quoi qu'en disent les moines grecs, le panorama n'est point auss>i vaste ,
mais tout le littoral de la Chalcidique, de la Macédoine et de la Thrace, les
MONT ATHOS. 167
vagues linéaments de la côte d'Asie, le cône abrupt de Samothrace et les
eaux bleues de la mer n'en forment pas moins un spectacle admirable : le
regard se promène dans un immense espace, de l'Olympe thessalien au mont
Ida de l'Asie Mineure. Les lignes vigoureuses des édifices fortifiés que l'on
voit surgir çà et là sur les pentes de la montagne du milieu des bois de
châtaigniers, de chênes ou de sapins, contrastent de la manière la plus
heureuse avec l'horizon fuyant des côtes indistinctes1.
Cette péninsule, qu'un voyageur compare à un « sphinx accroupi sur les
eaux », appartient à une république de moines nommant leur propre
conseil et s' administrant à leur guise. Eux seuls, moyennant tribut, ont droit
de l'habiter, et l'on ne peut y pénétrer que muni de leur permission. Une
compagnie de soldats chrétiens veille à l'isthme de frontière pour empêcher
qu'aucune femme ne vienne souiller de sa présence la terre sacrée ; le
gouverneur turc lui-même doit laisser son harem en dehors de l'Hagion-
Oros; depuis quatorze siècles, dit l'histoire du mont Athos, nulle personne
du sexe féminin n'a mis le pied sur la Sainte Montagne. Bien plus, l'intro-
duction de tout animal femelle est très-sévèrement interdite ; les poules mêmes
profaneraient les couvents par leur voisinage ; aussi faut-il importer tous les
œufs de Lemnos. A l'exception des fournisseurs qui vivent dans le village
de Karyès, au centre de la presqu'île, les autres habitants, au nombre
d'environ six mille religieux et servants, résident dans les couvents ou les
ermitages épars autour des 955 églises de la contrée. Presque tous les moines
sont Grecs ; cependant, parmi les vingt grands couvents, un est de fondation
russe et deux ont été construits aux frais des anciens souverains de la Serbie.
Ces édifices, bâtis sur les promontoires en forme de citadelles, avec hautes
murailles et tours de défense , offrent pour la plupart un aspect très-
pittoresque; l'un d'eux, Simopetra, dressé sur un roc de la côte occidentale,
semble absolument inaccessible. C'est dans ces retraites que les « bons
vieillards », ou caloyers, passent leur vie d'inaction contemplative ; d'après
leur règle, ils doivent prier huit heures par jour et deux heures par nuit,
sans jamais s'asseoir pendant leurs oraisons. Aussi les moines n'ont-ils plus
de force ni de temps pour la moindre étude ou les plus simples travaux
manuels. Les livres de leurs bibliothèques, plusieurs fois explorées par des
érudits, sont pour eux un incompréhensible grimoire, et, malgré leur so-
briété, ils risqueraient de mourir de faim si les frères laïcs ne travaillaient
pour eux et s'ils ne possédaient sur le continent de nombreuses métairies.
1 Mont Pangée (Pîiav-Tépé) .... 1 885 mètres.
» Kortiach 1 187 »
» Athos. ......... 2 066 »
168 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Quelques cargaisons de noisettes, ce sont là tous les produits de la fertile
péninsule du mont Athos.
Les deux cités d'Olynthe et de Potidée, qui se trouvaient à la racine
de la presqu'île occidentale de la Chalcidique, sont maintenant remplacées
par d'insignifiants villages ; mais l'antique Therma, devenue plus tard la
Thessalonique des Macédoniens, puis la Salonique des Orientaux et des
Francs, ne pouvait disparaître. Elle occupe une situation trop heureuse
pour qu'elle ne se relevât pas constamment de ses ruines après les sièges et
les incendies : on y voit encore des restes de toutes les époques, des murs
cyclopéens et helléniques, des arcs de triomphe, des fragments de temples
romains, des constructions byzantines, des châteaux vénitiens. L'excellence
de son port, la beauté de sa rade bien abritée, dont les eaux sont paisibles
comme celles d'un lac, la convergence des deux grandes vallées du Yardar
et de l'Indjé-Karasou, qui ouvrent les chemins de la Haute-Macédoine et de
l'Épire, enfin sa position à l'angle de la mer Egée, précisément à la racine
de la péninsule grecque, ont fait de Salonique une cité nécessaire ; elle est
actuellement la deuxième de la Turquie d'Europe par ordre d'importance.
Comme dans les autres cités de l'Orient, toutes les races s'y trouvent
représentées, mais les Israélites y sont proportionnellement fort nombreux ;
ils descendent en majorité des Juifs expulsés d'Espagne par l'inquisition :
leur langage usuel est encore le castillan. Pour éviter de nouvelles persécu-
tions, un grand nombre avaient cru devoir se convertir extérieurement au
mahométisme ; mais les musulmans les repoussèrent toujours avec mépris.
Ils sont en général connus sous le nom de Mamins.
Déjà fort commerçante, la ville de Salonique, près de laquelle naquit
jadis la puissance des Macédoniens, a de très-hautes visées pour l'avenir.
Elle aussi, comme Marseille, comme ïrieste, comme Brindisi, veut servir de
point d'attache au commerce des Indes avec l'Angleterre. En effet, lorsque
le chemin transcontinental de la Manche à la mer Egée sera terminé,
Salonique sera la tête de ligne du réseau européen dans la direction de
l'isthme de Suez, et cet avantage, ajouté à ses autres privilèges, ne peut
manquer de lui assurer une très-grande importance dans le commerce du
monde. Au point de vue ethnologique, l'emporium de la Macédoine est
également destiné à un rôle considérable, car la race dominante de la
Turquie, la nation slavisée des Bulgares, qui partout ailleurs, si ce n'est à
Bourgas, sur le Pont-Euxin, reste séparée de la mer par des populations
d'autre origine, est arrivée dans cette partie de la Macédoine jusqu'aux bords
de la Méditerranée ; par Salonique, elle se trouve en rapport d'échanges
avec le reste de l'Europe. Après le régime politique, la grande cause qui
SALONIQUE ET MONT OLYMPE. 169
retarde les hautes destinées de Salonique, ce sont les marécages des envi-
rons ; en été, toute la population aisée s'enfuit pour aller habiter à l'ouest
de la ville la localité plus saine des Kalameria. D'ailleurs ce fléau de l'insa-
lubrité miasmatique désole toute la côte septentrionale de la mer Egée. Par
ses golfes nombreux et la richesse de sa formation péninsulaire, la Macédoine
semblerait être un des pays les mieux situés pour le commerce ; mais si ce
n'est à Salonique, elle est restée jusqu'à maintenant en dehors du grand
mouvement des échanges ; ses lacs et ses bassins marécageux, bien plus que
ses montagnes, ont séparé commercialement les vallées de l'intérieur et la
zone du littoral.
Sur la rive occidentale du golfe de Salonique, au delà du Yardar aux
bouches errantes, et de l'Indjé-Karasou ou Haliacmon aux eaux salines, les
terres, d'abord basses et marécageuses, se relèvent peu à peu ; des collines,
puis de vraies montagnes redressent leurs pentes, et bientôt d'énormes
contre-forts, laissant à peine un étroit sentier le long du rivage, s'étagent de
croupe en croupe jusqu'aux superbes cimes que couronne l'Olympe, le
« triple Pic du Ciel » . Parmi les nombreuses montagnes qui ont porté ce nom
d'Olympe, synonyme d'Eclatant, celle-ci est la plus haute et la plus belle ;
c'est aussi, grâce aux enchantements de la poésie grecque, celle que nous
nous représentons toujours comme servant de trône à une assemblée de
dieux. C'est à l'ombre de l'Olympe, dans les plaines de la Thessalie, que les
Hellènes vivaient au printemps de leur histoire; leurs traditions les plus
chères se rattachaient à ces beaux sites. Les monts qui avaient abrité leur
berceau restaient pour eux le siège de leurs divinités protectrices. Même
de nos jours, si Jupiter, Bacchus et les autres grands dieux ont disparu de
l'Olympe, des prophètes et des apôtres, saint Elie, saint Denys, ont pris
leur place et des moines ont bâti leurs couvents dans les forêts sacrées que
parcouraient les Bacchantes : un sommet, le Kalogheros, est, d'après la
légende, le couvercle du tombeau de saint Denys; un autre, le pic Métamor-
phosis, fut le lieu de la Transfiguration.
Naguère des klephtes ou bandits, parmi lesquels les insurrections grecques
trouvèrent des héros, étaient avec les moines les seuls habitants des hautes
vallées de l'Olympe, où les soldats arnautes ne pouvaient que difficilement
les poursuivre. Le massif forme, en effet, comme une sorte de monde à part,
présentant de tous les côtés des escarpements formidables : « quarante-deux
pics sont les créneaux de cette citadelle, cinquante-deux fontaines y jaillis-
sent. » Comment donc le Turc abhorré aurait-il pu ravir au klephte sa fièro
i. 22
170 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
« liberté sur la montagne? » Les plus belles forêts de lauriers, de platanes,
de châtaigniers et de chênes couvraient aussi les pentes maritimes du bas
Olympe et pendant les époques de troubles servaient de refuge à des popu-
lations entières ; mais des spéculateurs italiens en ont obtenu la concession,
et bientôt peut-être l'Olympe, privé de ses ombrages, ne sera plus qu'une
pyramide nue comme la plupart des montagnes de l'Archipel. D'ailleurs la
limite supérieure de la végétation forestière est assez basse sur le massif de
l'Olympe, comme sur les autres montagnes élevées de la Péninsule. Des
chamois bondissent encore sur les escarpements rocailleux du haut Olympe ;
plus bas, les chats sauvages sont fort nombreux. Quant aux ours, ils ont
disparu : saint Denys, ayant eu besoin d'une monture, les a tous changés en
chevaux.
Un géomètre ancien, Xénagoras, avait déjà tenté de mesurer la hauteur
de l'Olympe. Il lui trouva plus de dix stades d'élévation verticale, soit
environ 1877 mètres; il se trompait d'un tiers, puisque le plus haut
sommet a près de trois kilomètres. Il est possible que l'Olympe soit la
montagne la plus élevée de la péninsule thraco-hellénique : il conserve
toujours quelque neige dans ses plus hautes anfractuosités, et les saillies
abruptes de ses roches suprêmes le rendent difficile à vaincre; il n'est pas
certain que ses gravisseurs aient pu en escalader le point culminant.
D'après le mythe grec, le Pélion entassé sur l'Ossa n'aurait pas suffi aux
Titans révoltés contre les Dieux pour qu'ils pussent se dresser à la hauteur
de l'Olympe, et réellement ces deux montagnes, empilées l'une sur l'autre,
ne dépasseraient que faiblement l'altitude de l'Olympe1. Mais en dépit de
leur infériorité relative , l'Ossa « pointu » et le « long » Pélion , connus
aujourd'hui sous les noms de Kissovo et de Zagora, n'en produisent pas
moins un très-grand effet, à cause de leurs vallons sauvages, de leurs
roches abruptes et des falaises de leurs promontoires. Cette chaîne, qui se
termine au nord de l'île d'Eubée par la bizarre péninsule de Magnésie,
contournée en forme de crochet, était pour la Grèce antique le plus solide
boulevard de défense. Les envahisseurs barbares s'arrêtaient devant ce mur
infranchissable. C'est à l'ouest de cette chaîne qu'ils devaient passer, en
remontant la vallée du Pénée, souvent considérée à bon droit comme la
frontière naturelle de l'Hellade. De là l'extrême importance qu'avait, au
point de vue stratégique, la position de Pharsale, qui commande au sud de
la Thessalie l'accès des gorges de l'Othrys et de la plaine du Sperchius. A
Olympe. ......„,.'..'. 2 972 mètres.
Ossa 1 600 »
réhon ......... 1 564 »
:.,W." ~ ,'.,'". ' '■'■,>■■:;;■! , ■
OLYMPE ET OSSA.
173
l'extrémité septentrionale de l'Olympe, le col de Petra était, pour des
raisons analogues, un passage surveillé avec soin.
Une grande partie de l'espace compris entre les arêtes cristallines de
l'Olympe et de l'Ossa et le système parallèle des montagnes crétacées du
Pinde est occupée par des plaines unies que recouvraient autrefois les eaux
de vastes lacs. Le golfe de Volo, qui lui-même diffère à peine d'une mer
intérieure, se rapproche du lac de Karlas ou de Baebeïs, reste d'un bassin
N° 51, L'OLYMPE ET LA. VALLÉE DE TEMPE.
22° E.de Cr.
d'apresHe-uzey- el Kiepert
Gravé -par Erhard ,12, rue Duïmay ■ Troiun.
Echelle de 660000
3oBl
considérable, dans lequel se déversent les eaux de la plaine encore maréca-
geuse de Larissa; les habitants riverains du lac de Karlas racontent que
parfois des grondements sourds sortent de ses profondeurs, et ils attribuent
ce bruit, qui peut provenir de la soudaine compression de l'air dans les
cavités profondes, au mugissement de quelque animal invisible. D'autres
fonds lacustres entourent la base de l'Olympe à l'ouest et au nord-ouest ;
enfin diverses vallées des bassins supérieurs du Pénée et de ses affluents sont
revêtues de terres alluviales laissées par les eaux. Hercule, disent les uns,
174 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Neptune, suivant les autres, vida tous ces lacs de la Thessalie en ouvrant
entre l'Olympe et l'Ossa l'étroite issue de dégorgement que les anciens
appelaient la vallée de Tempe. Cette gorge, due sans doute au lent mais
incessant travail d'érosion exercé par la masse des eaux supérieures, était
pour les Grecs la vallée par excellence, le lieu idéal de fraîcheur et de
grâce. Si grande était la renommée de Tempe parmi les Hellènes, sans
doute à cause des souvenirs légendaires qui s'y rattachaient, que tous les
neuf ans une théorie envoyée de Delphes allait y cueillir les lauriers
destinés aux vainqueurs des jeux pythiens. Certes, la vallée de Tempe
est fort belle ; les eaux rapides et claires du Pénée, le branchage étalé des
platanes, les bouquets de lauriers-roses, les parois rougeâtres du déiilé
forment çà et là des paysages à la fois charmants et grandioses ; mais, dans
son ensemble, la vallée, trop étroite et trop sombre, mérite bien son nom
moderne de Lykostomo ou « Gueule du Loup ». Dans la Thessalie même,
surtout dans les vallons du Pinde, combien de sites nous paraissent plus
riants et plus beaux !
Les hautes vallées du Salambria sont, comme la partie inférieure de son
cours, fort riches en curiosités naturelles, défilés, gouffres et cavernes.
Au nord-ouest de l'Olympe, un affluent de « l'aimable » Titarèse coule
dans l'étroite gorge de Sarandoporos ou des « Quarante Gués », qui fut
considérée jadis comme une des portes de l'enfer. Plus à l'ouest, les monts
Lyngons ou Khassia, dont les sommets calcaires et schisteux se dressent à
1,500 mètres entre les tributaires tortueux du Pénée, et les contre-forts
du Pinde sont devenus célèbres par leurs « œuvres divines » (theoctista) .
Ce sont des tours, des aiguilles, des prismes d'un conglomérat rougeâtre,
d'origine miocène, qui se dressent isolément. Parmi ces piliers naturels,
les plus connus s'élèvent au bord du Salambria, non loin de Trikala,
capitale de la Thessalie. Des moines, zélés imitateurs de Siméon le Stylite,
ont eu l'idée de percher leurs couvents sur ceux des rochers qui se terminent
par une plate-forme assez large pour les porter. Juchés là-haut et con-
damnés à ne point en descendre, ils ne reçoivent leurs vivres et leurs
visiteurs que par le moyen d'un filet qui se balance en tournoyant à
l'extrémité d'une corde mue par un cabestan. Au couvent de Barlaam,
la hauteur de l'ascension aérienne qu'il faut exécuter ainsi, en oscillant
au bout de la corde et en se heurtant de temps à autre contre la pierre,
n'est pas moindre de 67 mètres ; des échelles appliquées bout à bout contre
la paroi permettent d'accomplir le voyage d'une façon plus périlleuse
encore. Du reste, le zèle religieux qui portait les moines à vivre dans
ces aires d'aigles diminue peu à peu; des vingt couvents qui existaient
THESSALIE. 175
autrefois, il n'en reste plus que sept; un seul, celui de Météore, est
assez considérable : on y compte une vingtaine de caloyers.
De toutes les contrées grecques appartenant encore à l'empire turc, nulle
ne s'est plus souvent agitée pour échapper à la domination des Osmanlis,
nulle n'est revendiquée avec plus d'ardeur par les Hellènes eux-mêmes
comme un fragment de la patrie commune et comme le berceau de leur
race. Par les traditions historiques, par la langue des habitants, par l'aspect
général de la terre et du ciel, la Thessalie est bien, en effet, une partie de la
Grèce à laquelle ses districts méridionaux doivent bientôt faire retour; elle
s'en distingue seulement avec avantage par une plus grande fertilité du sol,
par une végétation beaucoup plus riche, par des paysages plus riants. Il est
vrai qu'en Thessalie, comme dans la Basse-Macédoine, l'atmosphère a rare-
ment cette sérénité, ce bel azur profond que l'on admire dans la Grèce mé-
ridionale. Les vapeurs qui s'élèvent de la mer Egée vers l'Olympe et les
autrçs montagnes rendent parfois l'air nébuleux et trouble; mais elles prê-
tent plus de charme aux lointains, et surtout elles contribuent à la fécondité
du sol en empêchant les fortes chaleurs estivales de le dessécher, de le cal-
ciner comme les terres de l'Afrique et de l'Argolide.
La population grecque de la Thessalie est assez fortement mêlée d'éléments
étrangers qu'elle s'est graduellement assimilés. Il ne reste plus de Serbes ni
de Bulgares dans le pays, quoique le nom d'une des principales branches du
Titarèse porte encore le nom de Vourgaris, ou « rivière des Bulgares ».
Quant aux Zinzares ou Macédo-Valaques, si nombreux au moyen âge sur les
deux versants du Pinde, ils occupent entièrement quelques villages, surtout
dans le massif de l'Olympe. Quoique très-fiers de leur origine roumaine, ils
ne peuvent que s'helléniser peu à peu, à cause du milieu qui les entoure :
presque tous les mots de leur idiome qui désignent des objets de la vie civi-
lisée sont de racine hellénique; leurs prêtres, leurs instituteurs prêchent et
enseignent en grec; eux-mêmes savent tous le grec et, comme nationalité, ils
se perdent par une émigration à outrance; même les cultivateurs parmi eux
ont conservé quelque chose du nomade : la vie errante du pâtre ou du mar-
chand forain leur plaît. Les Turcs habitent encore en masses compactes les
basses plaines qui entourent Larissa, et cette ville est, de même que Trikala,
en grande partie musulmane. Les pays montueux qui se trouvent plus au nord,
entre la vallée de l'Indjé-Karasou et les lacs d'Ostrovo et de Gastoria, sont
également peuplés de Turcs, qui se distinguent d'ailleurs de tous les autres
Osmanlis de l'empire : ce sont les Koniarides; ils habitent aussi en petits
groupes une partie de l'Ossa, mais de loin on peut toujours reconnaître si
les villages sont peuplés de Turcs ou de Grecs. Suivant la remarque
176 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
de M. Mézières, les Turcs « plantent des arbres pour en avoir l'ombre, les
Grecs pour en avoir le profit » : d'un côté sont les cyprès et les platanes, de
l'autre les vergers et les vignobles. D'après quelques auteurs, les Koniarides
seraient venus en Macédoine et en Thessalie dès le onzième siècle, appelés
en qualité de colons par les empereurs d'Orient. Ils se gouvernent eux-mêmes
par des assemblées républicaines et sont respectés de tous à cause de leur
probité, de leurs mœurs hospitalières, de leurs vertus rustiques.
Inférieurs aux cultivateurs turcs par leurs qualités morales, les Grecs leur
sont de beaucoup supérieurs par leur vive intelligence et leur activité. Au
dix-septième siècle, ils eurent même une sorte de Renaissance, analogue à
celle de l'Europe occidentale, et l'amour des arts se développa suffisamment
parmi eux pour faire naître une école de peinture dans les villages de
l'Olympe. Fidèles à leurs traditions de l'antiquité et à leurs instincts de
race, les Grecs de la Thessalie, comme ceux de tout l'empire, ont cherché à
se constituer en communes autonomes , en petites cités républicaines,
auxquelles manque seulement l'indépendance politique. Dans les kephalo-
khori ou villages libres, ils élisent leurs propres chefs, organisent leurs
écoles, choisissent les professeurs qui leur conviennent et, grâce à leur intime
cohésion, grâce aussi à leurs sacrifices pécuniaires, ils trouvent le moyen
de désintéresser les pachas de tout souci d'administration dans leurs cités.
Comme aux temps où leurs aïeux payaient le tribut aux Athéniens ou à
d'autres Grecs, ils acquittent les impôts exigés par le Turc ; mais pour tout
le reste, ils s'administrent eux-mêmes, ils sont des citoyens libres. Le
contraste est grand entre ces communes autonomes et les tchiflik où les
propriétaires musulmans ont parqué les Grecs en qualité de métayers.
Chose curieuse, grâce à la liberté des cultivateurs, ce sont précisément les
terrains les plus âpres, les champs les plus froids et les plus rocailleux qui
donnent le plus de produits et entretiennent la population dans la plus large
aisance !
Le principal soin des Grecs de Thessalie, et c'est en cela surtout qu'ils
font preuve de sens et d'une noble ambition, est de veiller à l'instruction
de la génération naissante. Les villages grecs les plus misérables des mon-
tagnes du Pinde entretiennent à leurs frais des écoles que fréquentent les
jeunes gens jusqu'à l'âge de quinze ans. Pour donner une idée de l'esprit
pratique des Thessaliens, on doit signaler ce fait que, dès le siècle
dernier, les tisserands du district d'Ambelakia, ville charmante située au
milieu des arbres fruitiers et des vignobles, sur les hauteurs qui dominent
au sud la vallée de Tempe, s'étaient associés par groupes participant aux
bénéfices les uns des autres. Cette république ouvrière, qui avait eu la
THESSALIE ET VERSANT DE L'ADRIATIQUE. 177
sagesse de réduire son dividende annuel à dix pour cent et d'employer le
reste du gain à l'accroissement des affaires, jouit longtemps d'une grande
prospérité. Les guerres de l'empire la ruinèrent en lui fermant le marché de
l'Allemagne, où se vendaient presque tous ses tissus; mais elle s'est enrichie
de nouveau : un véritable palais scolaire a été construit pour les enfants
ambélakiotes par un négociant de Syra. C'est aussi par l'association que
Portaria, Makrinitzaet vingt-deux autres villages grecs de la péninsule de Ma-
gnésie, au nord du golfe de Volo, ont pu développer leurs fabriques d'étoffes,
qui donnent tant d'aisance aux habitants. Peut-être ce district républicain,
que ne visite pas le soldat turc, mais où le percepteur vient toucher régu-
lièrement les impôts, est-il, avec celui de Yerria, au nord del'Indjé-Karasou,
le plus prospère de toute la Turquie hellénique. D'ailleurs il a eu la chance
d'être presque toujours épargné par les guerres, grâce à son heureuse posi-
tion en dehors des voies stratégiques1.
IV
L ALBANIE ET L EPIRE
Le nom de Chkiperi, que les Albanais eux-mêmes donnent à leur patrie,
signifie très-probablement « Pays des Rochers » et nulle désignation ne fut
mieux justifiée. Des montagnes pierreuses recouvrent toute la contrée, du
Monténégro aux frontières de la Grèce. La seule plaine assez étendue que
l'on rencontre en Albanie est le bassin de Skodra ou Scutaiï (Alexandrie), qui
peut être considéré comme la frontière naturelle du territoire albanais. Le
fond de ce bassin est occupé par le lac Blato ou de Skodra, reste d'une mer
intérieure beaucoup plus considérable. C'est aussi dans la môme plaine que
vient déboucher le Drin, le plus grand fleuve de l'Albanie et l'un des seuls
de la péninsule turque où quelques embarcations s'avancent à une certaine
distance de la mer. Naguère le Drin, formé par deux rivières, la « Blanche »
et la « Noire » , n'était qu'un affluent temporaire du lac de Skodra : pen-
dant les crues, il commençait par inonder sa plaine inférieure, puis il se
jetait latéralement dans le lac, malgré les digues par lesquelles on avait
1 Villes principales de la Turquie hellénique, avec leur population approximative :
Andrinople; d'après Sax. . . . 60,000 hab.
Salonique 80,000 »
Seres 50,000 »
Larissa.. ........ 25,000 »
Rodosto 17,000 )>
Kirk-Kilissa 16,000 »
Trikala 15,000 hab.
Gallipoli . 10,000 »
Gomouldjina 10,000 »
Verria. 10,000 »
Demotika 8,000 »»
Enos 7,000 »
25
178 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
essayé de le contenir, et devenait ainsi le tributaire de la Boïana. En 1858,
le fleuve s'ouvrit un nouveau lit, en face du village de Miet, à une quaran-
taine de kilomètres en amont de son entrée en mer, et maintenant il dirige
la plus grande masse de ses eaux vers Skodra, dont il inonde souvent
les quartiers inférieurs. Les terrains marécageux du bas Drin, à pentes
incertaines et changeantes, sont fort dangereux à traverser pendant la saison
des chaleurs : la « fièvre de la Boïana » est une des plus redoutées et des
plus meurtrières de tout le littoral.
La plupart des ramifications méridionales du grand massif des Alpes
bosniennes sont habitées par des Albanais ; mais elles restent séparées de
l'Albanie proprement dite, à l'est du lac de Skodra, par la déchirure au
fond de laquelle coule le Drin ; c'est une sorte de canon, semblable à ceux
des Rocheuses de l'Amérique du Nord, un défilé où ne se hasarde aucun
sentier et que resserrent des parois à pic de mille mètres de hauteur. Les
deux systèmes de montagnes ne se rejoignent qu'indirectement par une série
d'arêtes et de plateaux qui se dirigent au sud-est, de la montagne de
Glieb vers le Skhar, le Scardus des anciens. Ce massif, qui se distingue des
autres chaînes de la Turquie occidentale par la direction de sa crête, perpen-
diculaire à l'ensemble des masses soulevées, peut être considéré comme le
« nœud » central des monts de la Péninsule. Ses principaux sommets, parmi
lesquels se distingue la pyramide isolée du Lioubatrin, n'ont pas la hauteur
des géants de la Slavie turque, le Kom et le Dormitor, mais c'est là que le
système des Balkans vient s'unir à ceux de la Bosnie et de l'Albanie. Le
Skhar est d'une grande importance dans le régime des eaux de la Turquie,
puisque deux rivières considérables, la Morava bulgare et le Vardar, s'épan-
chent de ses flancs pour descendre, l'une vers le Danube, l'autre vers le
golfe de Salonique. Comme dans les chaînes du Pinde et du Rhodope, on
y trouve encore des chamois et des bouquetins ; M. Wiet mentionne égale-
ment parmi les bêtes fauves de ses forêts un animal que les Mirdites
connaissent sous le nom de lucerbal et qui appartient à la famille des lynx
ou des léopards,
A l'ouest du Skhar, de l'autre côté de la profonde vallée du Drin noir,
s'élève un pâté montagneux, haut de 1,000 mètres à peine, mais fort
difficile d'accès : c'est la citadelle de la Haute-Albanie, le pays des Dukagines
et des Mirdites. Là d'énormes roches de serpentine ont fait éruption à travers
les terrains calcaires, de hautes murailles se dressent de toutes parts autour
des vallées, et les pentes extérieures, où les torrents se sont creusé de
rapides couloirs, sont fort inclinées. Dans leur ensemble, ces montagnes
tourmentées suivent une direction normale vers le sud et le sud-est, pa-
MONTAGNES DE L'ALBANIE ET DE L'ÉPIRE. 179
rallèlement aux contre-forts méridionaux du Skhar, et s'abaissent peu à
peu en prenant un aspect moins formidable et en s'ouvrant de larges
bassins où s'amassent les eaux. Les sites de cette région lacustre sont d'une
grâce extrême. Le lac d'Okrida, la plus grande des nappes d'eau de la
Haute-Albanie, a même pu être comparé au lac de Genève. Son eau, encore
plus bleue que celle du Léman, est aussi plus transparente, et par quinze et
vingt mètres on voit les poissons se pourchasser dans ses profondeurs : de
là son ancien nom grec de Lychnidos. La charmante petite ville d'Okri, bâtie
en amphithéâtre, et le mont Pieria, portant un vieux château romain,
gardent l'issue du lac; une dizaine de villages blancs apparaissent sur
les pentes au milieu des bois de chênes. Il est possible qu'autrefois le
lac d'Okrida, au lieu de s'écouler au nord par l'étroite vallée du Drin noir,
étranglée de défilés, épanchât le surplus de ses eaux, du côté du sud-ouest,
dans le petit lac Malik, que traverse la rivière Devol. Si l'on en croit les
indigènes, le lac d'Okrida aurait pour tributaires les deux nappes de Prespa
ou de Drenovo, situées à l'est, au milieu d'une profonde cavité d'écroule-
ment ; des torrents souterrains que l'on voit jaillir en puissantes fontaines
d'eau bleue seraient les émissaires de ce double bassin.
Au sud de celte région des lacs, dominée à l'occident par la superbe cime
isolée du Tomor, que gravissent les pèlerins d'Albanie, commence le Pinde,
ici, connu sous le nom de Grammos. D'abord assez bas, et coupé de cols
nombreux offrant un passage facile vers la Macédoine, il s'élève graduelle-
ment, et précisément à l'est deYanina, il forme le massif de Metzovo, point
de départ du Pinde proprement dit, la grande arête de l'Epire, « continent »
des anciens Grecs de Corfou. Ce groupe, où se réunissent quatre chaînes,
est inférieur en altitude aux pics de la Bosnie et du Skhar; mais il est plus
beau à cause du désordre pittoresque de ses pyramides, des forêts de pins et
de hêtres qui en recouvrent les pentes, surtout sur le versant oriental, et de
l'aspect plus méridional des plaines qui s'étendent à sa base. La montagne
de roches éocènes qui forme le centre même du massif, le Zygos, Lakhmon
des anciens Grecs, n'est pas assez élevée pour commander l'admirable pano-
rama; il faut gravir, dans le voisinage, les cimes déchiquetées et rocail-
leuses du Peristera-Youna ou du Smolika pour apercevoir à la fois les eaux
de la mer Egée et celles de la mer Ionienne : on distingue même les rivages
de la Grèce au delà du golfe d'Arta.
Des phénomènes voicani îues ont eu lieu dans ce golfe et le géologue De-
kigalla put y observer le soulèvement d'une butte sous-marine de 50 mè-
tres de large et de 7 mètres de haut; mais dans le territoire d'Épire, aucune
région ne présente de plus curieux phénomènes que les bords du lac célèbre
180 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
de Yanina, qui occupe le fond du large bassin calcaire situé à la base occi-
dentale du massif de Metzovo. Cette nappe lacustre, peu profonde, puisque
Guido Cora n'y a trouvé que des sondes inférieures à une moyenne de 1 0 mè-
tres, ne reçoit guère pour affluents que d'abondantes sources jaillissant du
pied des rochers; elle n'a point un seul émissaire visible, mais, d'après le
voyageur Leake, chacun des deux bassins qui la composent, et qui sont réunis
l'un à l'autre par un canal marécageux, a son écoulement caché. Le lac du
nord ouLabchistas se déverse dans un gouffre ou voinikora pour aller repa-
raître au sud-ouest en un torrent considérable qui entre dans la mer Ionienne,
vis-à-vis de Corfou : c'est le Thyamis, le Mavropotamos de nos jours, réclamé
par les Grecs comme leur frontière politique. Plus au sud, jaillit des rochers
l'antique Achéron, que vient gonfler plus bas un autre torrent non moins
célèbre, le Gocyte aux eaux insalubres ou le Bobos des indigènes ; le golfe,
clans lequel se jette ce courant, avait du temps des anciens le nom de « Baie
des Eaux douces » à cause du flot qui s'y déverse. Le lac de Yanina propre-
ment dit n'a, lors de l'étiage, qu'un seul émissaire plongeant en cascade
dans un abîme au-dessus duquel s'élève un moulin : les ruines cyclopéennes
de la cité pélasgique d'Hella dominent cet entonnoir aux eaux grondantes.
La rivière souterraine rejaillit aune grande distance au sud pour se déverser
dans le golfe d'Àrta. Lorsque le niveau du lac est plus élevé, quatre autres
« avaloirs » ou khoneutra, ouverts en forme de crible dans les rochers,
reçoivent l'excédant de la masse liquide, la « digèrent », ainsi que le disent
les Grecs du pays, et la portent dans le même canal d'écoulement : de petits
lacs placés de distance en distance au-dessus du canal souterrain sont comme
des « regards » par lesquels se révèle le courant caché.
L'importance considérable que les déversoirs du lac de Yanina ont prise
dans la mythologie grecque, ces noms si redoutés des rivières infernales, le
Cocyte et l'Achéron, témoignent de l'influence que durent exercer les Pélas-
ges de ces contrées sur la civilisation hellénique. Les mythes des antiques
Hellopiens étaient devenus ceux de tous les Grecs, et nul temple del'Hellade
n'était plus vénéré que leur principal sanctuaire, la forêt de Dodone, où l'on
entendait murmurer l'avenir dans le feuillage des chênes et sur le lit cail-
louteux des ruisseaux. On a cherché ce lieu sacré près des ruines de quel-
ques-unes de ces villes cyclopéennes, fort nombreuses dans le pays; quelques
auteurs pensaient que l'emplacement précis de la forêt mystérieuse était in-
diqué par le château fort où vivait au commencement du siècle le terrible
Ali-Tepeleni, pacha d'Épire, ce monstre qui se faisait gloire d'être une
« torche ardente pour consumer les hommes ». On sait maintenant, grâce à
Garapanos, que les ruines de Dodone se trouvent à 18 kilomètres au sud-
LAC DE YANINA ET MONTAGNES D'ÉPIRE.
181
ouest de Yaiiina, dans la vallée de Tcharakovista, à peu près à l'endroit où
Kiepert en avait indiqué d'avance la position probable.
À l'ouest du bassin de Yanina,îes montagnes du pays de Souli atteignent
encore un millier de mètres, mais les autres massifs, quoique fort abrupts
et d'un abord difficile, sont beaucoup moins élevés, et près de la mer
consistent seulement en dunes ou en promontoires rocailleux, maigrement
revêtus de broussailles et parcourus des chacals ; des étangs en communi-
cation avec la mer, des vallées fermées où séjournent les eaux de pluie, des
K 32. — EPIRE MERIDIONALE.
-
d'après Kiepert
Kcheffc de i.^oo.ooo
Gravé par Erhurd
îdKil.
K.,Kalavollira
lits de torrents lleuris de lauriers-roses interrompent les chaînons, et pen-
dant les chaleurs de l'été répandent leurs miasmes dans les villages des
alentours. Mais au nord de l'étang de Butrinto et du canal de Corfou, et à
l'ouest du superbe mont isolé de Koundousi ou Kondouz, le littoral se re-
dresse pour former l'âpre chaîne de Chimsera-Mala ou de l'Acrocéraunie, si
redoutée des anciens à cause des orages qui s'amassaient autour de ses
rochers et des torrents ou « chimères » qui se précipitaient de ses pentes.
C'est au sommet des monts Acrocérauniens que siégeait Jupiter « Lanceur
de Foudres ». Les vents se déplacent souvent en brusques rafales à la base
182 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
du promontoire le plus avancé, la langue de pierre (linguetta ou glossa),
qui marque l'entrée de la mer Adriatique : ce sont là les « infâmes écueils »
dont parle le poëte latin et sur lesquels tant de matelots ont naufragé;
encore maintenant, d'après Lehnert, ils jettent en passant une pièce de
monnaie ou du pain à la « Marna Giossa » pour que roches et pirates veuil-
lent bien les épargner. En cet endroit, le canal qui sépare la Turquie de la
péninsule Italique n'a que 72 kilomètres de largeur et moins de 200 mètres
de profondeur sur le seuil. Il est possible qu'un isthme ait autrefois réuni
les deux terres voisines l.
Les populations albanaises ou chkipétares se parlagent en deux races
principales, les Toskes et les Guègues, qui sans doute descendent l'une et
l'autre des anciens Pélasges, mais qui sont en maints endroits mélangées
d'éléments slaves, bulgares et roumains. Peut-être aussi d'autres souches
ethnologiques se trouvent-elles représentées dans les tribus chkipétares, car
s'il en est dont les traits olfrent le type hellénique le plus noble et dont les
crânes sont de forme admirable, d'autres, au contraire, ont le masque d'une
laideur repoussante. Sous divers noms, les Guègues, les plus purs de race,
occupent toute l'Albanie du nord jusqu'à la rivière Chkoumb. Au sud de
cette limite, d'ailleurs assez peu respectée, s'étend le territoire des Toskes,
desquels on sépare quelquefois les Liapes et les Djames de l'Acrocéraunie
et de la frontière d'Epire. Les dialectes des deux nations, très-riches l'un et
l'autre, diffèrent beaucoup et ce n'est pas sans peine qu'un Toske du sud
arrive à comprendre un Mirdite ou tel autre Albanais du nord : on n'a pas
même résolu la question d'un alphabet commun, et naguère les lettres
arabes étaient proposées par quelques-uns contre l'alphabet grec ou latin
ou contre des signes spécialement albanais. A la différence d'idiomes
s'ajouta souvent l'hostilité de race. Guègues et Toskes se détestaient, si bien
que dans les armées turques on les séparait, de peur qu'ils n'en vinssent
aux mains. Quand il s'agissait d'étouffer une insurrection de Chkipétars, le
gouvernement employait pour la répression des troupes albanaises de la
race ennemie : il était servi avec la fureur de la haine.
Avant la migration des Barbares, les Albanais occupaient jusqu'au Danube
toute la partie occidentale de la péninsule de l'Hémus. Mais ils furent obligés
1 Cime la plus haute du Skhar. 2.500 (?) met.
Tomor 2,200 »
Zygos ou Lakhmon 1,678 »
Smolika. 1,820 »
Koundousi (Kondouz) 1 ,900 met.
Monts Acrocérauniens 2.045 (?) »
Lac d'Okrida 655 »
Lac de Janina» . ... 550 (?) »
POPULATION DE L'ALBANIE. 183
de reculer, et tout le territoire de l'Albanie fut occupé par les Serbes et les
Bulgares. Une foule de noms slaves, que l'on rencontre dans toutes les
parties de la contrée, rappellent cette période de conquête pendant -laquelle
l'histoire ne prononce même pas le nom des populations autochthones. Mais
dès que la puissance des Serbes eut succombé sous les coups des Osmanlis,
les Albanais reparurent. Au nord-est, ils se sont avancés peu à peu dans la
vallée de la Morava bulgare ; une de leurs colonies a même pénétré dans la
Serbie indépendante. Comme une mer montante, ils ont entouré de leurs flots
des îles et des archipels de populations slaves ; c'est ainsi que des groupes de
Serbes éloignés de leur corps de nation se trouvent encore dans le voisinage
de l'Acrocéraunie, aux bords du lac d'Okrida, et sur toutes les montagnes
qui entourent la plaine de Kossovo, où furent massacrés leurs ancêtres. Les
envahissements des Albanais s'expliquent surtout par l'expatriation des
Serbes : pour se soustraire à la domination turque, ceux-ci émigrèrent par
centaines de mille sous la conduite de leurs patriarches et se réfugièrent en
Hongrie ; les Chkipétars envahisseurs, en grande majorité musulmans, n'eu-
rent qu'à remplir les vides; mais çà et là restent encore des espaces déserts,
attendant les habitants. Les Serbes de la contrée devinrent rapidement Al-
banais par la langue, la religion, les coutumes : ils se disaient Turcs comme
les Arnautes, et pour eux le nom de Serbes ne s'appliquait plus qu'aux
chrétiens d'outre-frontière. D'ailleurs les mœurs des Guègues se rapprochent
de celles de leurs voisins slaves par tant de traits, qu'on y voit un témoi-
gnage évident d'un mélange intime entre les deux races.
Si les Albanais ont gagné du terrain vers le nord, en revanche ils en per-
dent du coté du sud. Quoique certainement d'origine épirote, c'est-à-dire pé-
lasgique, les habitants d'une partie de l'Albanie du Sud parlent grec. Tandis
que les Grecs de Berat ont les habitudes des musulmans, Arta, Yanina,Pre-
vesa, sont des villes hellénisées ou même grecques ; seules quelques familles
musulmanes y ont conservé l'usage de l'albanais. Presque tout l'espace com-
pris entre le Pinde et les chaînes de montagnes riveraines de l'Adriatique est
un domaine de la langue grecque, en attendant qu'il fasse partie de l'Hellade
politique. Dans les régions montueuses qui s'étendent à l'ouest jusqu'à la
mer, toutes les populations parlent à la fois les deux idiomes. Tels, par
exemple, les célèbres Souliotes, qui se servent du tosque dans leurs familles
et qui s'entretiennent en grec avec les étrangers. Du reste, là où les deux
races sont en présence, ce sont toujours les Albanais qui se donnent la peine
d'apprendre la langue des Hellènes ; ceux-ci ne daignent pas étudier un
idiome qui leur paraît méprisable. La littérature albanaise, suivant Benloew,
offre un caractère vraiment national; mais, encore très pauvre, elle se com-
184 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
pose seulement de livres religieux, de poésies erotiques, de contes et de
chants populaires et de fragments épars d'une grande épopée, qui raconte
les luttes des tribus chkipétares contre les Turcs.
Outre les Grecs vivent aussi dans les montagnes de l'Épire et de l'Albanie
méridionale les représentants d'une autre race, dont les groupes sont par-
semés au milieu des populations chkipétares en beaucoup plus grand
nombre que parmi les Grecs de l'Olympe et de l'Acarnanie. Cette race est
celle des Zinzares, appelés aussi Macédo-Valaques, « Valaques Boiteux, »
Àrmengs, ou simplement Roumains méridionaux. Ces hommes vêtus de bleu
sont, en effet, les frères de ces Roumains qui habitent au nord les plaines de
la Valachie et de la Moldavie. Ils se présentent en masses assez considérables
pour former presque un corps de nation sur les deux versants du Pinde, au
sud et à l'est du lac de Yanina. De même que les Roumains du Danube, ce
sont probablement des Daces latinisés. Ils ressemblent aux Valaques, de
traits, de tournure, de caractère, et comme eux parlent une langue néo-
latine, mélangée néanmoins d'un grand nombre de mots grecs et slaves. Dans
les vallées du Pinde, les Zinzares sont en majorité pasteurs nomades et sou-
vent leurs villages restent abandonnés pendant des mois. Beaucoup appli-
quent aussi à d'autres métiers leur habileté de main et leur intelligence,
qui sont fort grandes. Presque tous les maçons de la Turquie, excepté dans
les capitales, sont des Zinzares. Souvent le même individu fera le plan de
la maison et la bâtira seul, tour à tour architecte, charpentier, menuisier,
serrurier. Les Roumains du Pinde deviennent aussi de très-habiles orfèvres*
Rompus au maniement des affaires, ils remplissent dans l'intérieur de la
Turquie ce rôle d'intermédiaires naturels du commerce qui, sur le littoral,
appartient aux Grecs; on raconte qu'autrefois les Valaques de Metzovo étaient
sous la protection immédiate de la Porte, sans doute en leur qualité de prê-
teurs d'argent; tout voyageur, chrétien ou musulman, était tenu de déferrer
ses chevaux avant de sortir du territoire de Metzovo, « de peur qu'il n'em-
portât par mégarde quelque parcelle d'un sol qui n'était point à lui. » Les
comptoirs des Valaques du Pinde se trouvent dans toutes les villes de l'Orient
et jusqu'à Vienne, où l'une des plus puissantes maisons de banque a été
fondée par un des leurs. A l'étranger, on les prend en général pour des
Grecs, car ils parlent tous le romaïque, et ceux d'entre eux qui ont de l'ai-
sance envoient leurs enfants dans les écoles d'Athènes. Perdus au milieu des
musulmans, les Zinzares du Pinde éprouvent le besoin de se rattacher de
cœur à une patrie d'où puisse leur venir la liberté. Longtemps ils crurent que
cette patrie serait ce monde grec, auquel une partie de leur pays natal doit
s'unir bientôt. Ils n'ont appris que récemment à se sentir solidaires des
ZINZARES ET ALBANAIS. 185
Roumains du nord, et d'ailleurs, isolés comme ils le sont, ils ne sau-
raient guère espérer de pouvoir se maintenir comme une race distincte. Il
paraît que, par une de ces transformations graduelles si fréquentes en his-
toire, de nombreuses populations macédo-valaques se sont complètement
hellénisées. Au moyen âge, la Thessalie presque tout entière était peuplée de
Zinzares : aussi les auteurs byzantins lui donnaient-ils le nom de Grande-
Valaquie. Qu'ils aient émigré dans la Roumanie actuelle, comme le pensent
certains auteurs, ou bien qu'ils aient été graduellement assimilés par les
Grecs, ils sont maintenant peu nombreux sur le versant oriental du Pinde et
distribués en petites colonies éparses. Enfin des milliers de familles rou-
maines, qui vivent dans les cités du littoral, Avlona, Rerat, Tirana, sont
devenues musulmanes, quoique leur idiome soit toujours le valaque.
En dehors de ces Zinzares, des Epirotes grecs, des Serbes et des Osmanlis
peu nombreux des grandes villes, la population de la Turquie occidentale,
entre les montagnes de la Rosnie et la Grèce, est composée de Guègues et de
Tosques à demi barbares, dont l'état social ne s'est guère modifié depuis
trois mille années. Leur figure est presque toujours régulière : ils ont la tête
allongée, le nez effilé, l'œil petit et fixe; la plupart sont blonds et la nuance
de leur iris est le gris ou le bleu. Ils ont la poitrine bombée, la taille fine,
les membres gracieux et forts ; d'après Yirchow, les Albanais sont parmi les
Européens ceux dont le crâne a la forme la plus noble. Gais, audacieux,
habiles à la répartie, les Albanais ressemblent aux Grecs; par leurs mœurs,
leur manière de sentir et de penser, les Albanais de nos jours nous repré-
sentent encore les Pélasges des anciens temps : mainte scène à laquelle
assiste le voyageur le transporte en pleine Odyssée. George de Hahn, le
savant qui a le mieux étudié les Chkipétars, croyait voir en eux de vérita-
bles Doriens, tels que devaient être ceux que conduisaient les Héraclides, en
sortant des forêts de l'Épire pour aller à la conquête du Péloponèse. Ils ont
même courage, même amour de la guerre et de la domination, même esprit
de clan ; ils ont aussi à peu près le même costume : la blanche fustanelle,
élégamment serrée à la taille, n'est autre que l'ancienne chlamyde. Parmi
tant d'autres traits de ressemblance, les Guègues, comme les Doriens d'au-
trefois, éprouvent cette passion mystérieuse que les historiens de l'antiquité
ont malheureusement confondue avec un vice sans nom, et qui lie les
hommes faits à des enfants par une affection pure et dévouée, par un amour
idéal où les sens n'ont aucune part.
Il n'est pas un peuple moderne dont les annales militaires offrent des
exemples de vaillance plus étonnants que ceux des Albanais. Au quinzième
siècle, ils ont eu leur Scander beg, leur « Alexandre le Grand », qui sut
• 24
186 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
accomplir le miracle de réconcilier pour un temps les Toskes et les
Guègues. Et quelle peuplade dépassa jamais en courage ces montagnards sou-
liotes où sur des milliers il ne se trouva pas un vieillard, pas une femme,
pas un enfant pour demander grâce aux massacreurs envoyés par Ali-
Pacha ? L'héroïsme de ces femmes souliotes qui mettaient le feu aux cais-
sons de cartouches, qui se précipitaient du haut des rochers ou s'élançaient
dans les torrents en se tenant par la main et en chantant leur chant de
mort, restera toujours l'un des étonnements de l'histoire.
Mais à cette vaillance se mêle encore chez maintes tribus albanaises une
grande sauvagerie. La vie humaine est tenue pour peu de chose parmi ces
populations guerrières; dès qu'il est versé, le sang appelle le sang, les
victimes se vengent par d'autres victimes. On croit aux vampires, aux fan-
tômes, et parfois on a brûlé des vieillards, soupçonnés de pouvoir tuer par
leur haleine. L'esclavage n'existe point, mais la femme est toujours serve;
elle est considérée comme un être tout à fait inférieur, sans droit et sans
volonté. La coutume élève entre les deux sexes une barrière plus difficile
à franchir que ne le sont ailleurs les murs du gynécée le mieux gardé. La
jeune fille n'a le droit de parler à aucun jeune homme : pareil acte serait
un crime que le père ou le frère laveraient peut-être dans le sang. Les
parents écoutent parfois les vœux du fils quand ils songent à le marier,
jamais ils ne consultent la fille. Souvent ils l'ont déjà fiancée dès le
berceau; quand elle atteint sa douzième année, ils la cèdent au jeune
homme choisi moyennant un trousseau complet et une somme d'argent
fixée par la coutume , ne dépassant pas une moyenne de vingt-cinq
francs. C'est à ce prix que les pères se débarrassent de leurs filles et que
l'acheteur en devient à son tour le maître absolu, non sans avoir, suivant
la coutume de presque tous les peuples antiques, procédé à un simulacre
d'enlèvement. Désormais la pauvre femme vendue comme une esclave doit
travailler à outrance pour son mari et à sa place; elle est à la fois ména-
gère, laboureur, ouvrier; les poésies la comparent justement à la «navette
toujours active », tandis que le père de famille est représenté comme « le
bélier majestueux qui précède le troupeau en faisant résonner sa clochette».
Et pourtant cette femme si méprisée, cette bête de somme abrutie par le
travail, est parfaitement à l'abri de toute insulte; elle pourrait traverser
le pays d'un bout à l'autre sans avoir à craindre qu'on lui adresse une
seule parole inconvenante : le malheureux qui se met sous sa protection est
un être sacré.
Les liens de la famille sont très-puissants chez les Albanais. Le père
garde ses droits de maître souverain jusque dans l'âge le plus avancé, et
ALBANAIS. 187
tant qu'il existe, tout ce que gagnent enfants et petits-enfants lui appar-
tient ; souvent la communauté n'est point brisée après sa mort ; le fils aîné
le remplace. La perte d'un membre de la famille, surtout celle des jeunes
hommes, est de la part des femmes l'objet de pleurs et de lamentations
effroyables, qui ont quelquefois pour suite de longs évanouissements
et même la démence; mais on pleure à peine la mort de ceux qui ont
atteint le terme naturel de la vie. Les diverses générations d'une descen-
dance commune n'oublient point leur parenté, même quand le nom
de leur ancêtre s'est depuis longtemps perdu ; elles restent unies en
clans appelés phis ou pharas, qui se groupent solidement pour la défense,
pour l'attaque ou pour la gérance d'intérêts communs. Chez les Albanais,
comme chez les Serbes et chez maints peuples anciens, la fraternité du choix
n'est pas moins solide que celle du sang : les jeunes gens qui veulent deve-
nir frères se lient par des serments solennels en présence de tous et
s'ouvrant une veine, boivent quelques gouttes du sang l'un de l'autre. Si
puissant est en Albanie ce besoin d'association familiale, que très souvent
des enfants élevés ensemble restent unis pendant toute leur vie et consti-
tuent des sociétés régulières ayant un budget commun.
On admet généralement que le nombre des Albanais mahométans, pres-
que tous de la secte sunnite, dépasse celui des chrétiens de diverses con-
fessions, mais le manque de statistiques sérieuses ne permet pas à cet égard
d'affirmations positives. Lorsque les Turcs furent devenus les maîtres du
pays et que les plus vaillants des Albanais se furent réfugiés en Italie pour
échapper à l'oppression de leurs ennemis, la plupart des tribus restées en
arrière furent obligées de se convertir à l'Islam; en outre, nombre de chefs
qui vivaient de brigandage trouvèrent leur intérêt à se faire musulmans afin
de continuer sans danger leurs déprédations ; sous prétexte de guerre sainte,
ils ne cessaient d'accroître par la violence leurs domaines et leurs richesses.
Telle est la cause de ce fait général que la population mahométane de l'Al-
banie représente l'élément aristocratique, du moins dans toutes les villes. Ce
sont eux qui possèdent la terre, et le paysan chrétien, quoique libre d'après
la loi, n'en reste pas moins asservi au seigneur qui lui fait des avances et le
tient toujours à sa merci par la faim. D'ailleurs les Albanais musulmans ont
plus de fanatisme guerrier que de zèle religieux, et nombre de cérémonies,
surtout celles qui se rapportent aux souvenirs de la patrie, ne diffèrent en
rien de celles des chrétiens. Ils se sont convertis, mais sans la moindre con-
viction; ainsi qu'ils le disent eux-mêmes: «Là où est l'épée, là est la
foi! » Le croissant, la croix sont des signes extérieurs moins importants
pour eux que les signes symboliques des tribus. En beaucoup de districts
188 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
aussi, la conversion n'eut lieu que pour la forme et les chrétiens zélés con-
tinuèrent de pratiquer secrètement leur culte.
Encore à la fin du siècle dernier, l'Albanie du Sud et l'Épire étaient
un pays tout féodal. Les chefs de clans et les pachas turcs, eux-mêmes à
demi indépendants du sultan, habitaient les châteaux forts perchés sur les
rochers, et de temps en temps ils descendaient suivis de leurs hommes
d'armes, ou pour mieux dire des brigands qu'ils avaient à leur solde. La
guerre était en permanence, et les limites des possessions changeaient
incessamment avec le sort des armes entre les diverses tribus et les sei-
gneurs. Le terrible Ali de Yanina changea cet état de choses, il fut le
Richelieu de l'aristocratie chkipétare. Depuis qu'il a promené le niveau
sur les petits et les grands à la fois, la paix s'est faite dans la servitude,
et le pouvoir central a gagné en force ce qu'ont perdu les seigneurs et les
chefs de famille en indépendance.
C'est dans l'Albanie septentrionale, parmi les populations indépendantes,
qu'il faut aller pour voir encore un état social qui rappelle le moyen âge.
Dès qu'on a passé la Mat, au nord de Tirana, on s'aperçoit du chan-
gement. Tous les hommes sont armés ; le berger, le laboureur lui-même
ont la carabine sur l'épaule; les femmes et jusqu'aux enfants ont le pistolet
à la ceinture : chacun a dans sa main la vie d'un autre homme et la
défense de la sienne propre. Les familles, les clans, les tribus, ont leur
organisation militaire toujours complète : qu'on les appelle au combat,
tous sont debout, prêts à la bataille. Souvent les fusils partent d'eux-
mêmes. Qu'une tête de bétail manque dans un troupeau, qu'une insulte
soit proférée dans un moment de colère , et la guerre sévit entre les
tribus. Naguère le grand ennemi était le Serbe monténégrin, car le pauvre
montagnard, relégué dans ses hautes vallées au milieu de rochers stériles,
était souvent obligé pour vivre de faire le métier de brigand et de mois-
sonner pour son compte les terres du voisinage. Les maîtres turcs s'em-
ployaient soigneusement à entretenir ces haines. Les tribus de la Kraïna,
entre la Montagne-Noire et le lac de Skodra,les clans des Malissores,les Kle-
menti, les Dukagines, étaient récompensés de leurs services guerriers par
une exemption d'impôts. Quoique nominalement sujets de la Porte, ces
Albanais du Nord sont indépendants de fait; que l'on touche à leurs immu-
nités, et ils se retournent contre les pachas pour faire cause commune avec
leurs ennemis héréditaires de la Montagne-Noire.
On peut considérer les Mirdites comme le type de ces tribus indépendantes
de l'Albanie du Nord. Habitant les hautes vallées qui se dressent en citadelle
au sud de la gorge du Drin, ils sont peu nombreux, vingt-quatre mille à
TYPES ET COSTUMES. — ALBANAIS
Dessin de Yalerio, d'après nature.
CLANS ALBANAIS. 191
peine, mais leur qualité d'hommes libres et leur valeur guerrière leur assu-
rent une influence considérable dans toute la Turquie occidentale. Enfermés
dans une enceinte de montagnes où l'on ne peut pénétrer que par trois
gorges difficiles, les Mirdites commandent les défilés par lesquels doivent
passer nécessairement les armées turques lorsqu'elles opèrent contre le Mon-
ténégro. Aussi la Sublime-Porte, comprenant combien il serait difficile de
dompter ces redoutables montagnards, a-t-elle préféré longtemps se les atta-
cher par des honneurs et par la reconnaissance de leur complète autonomie
administrative. De leur côté, les Mirdites, quoique chrétiens, avaient tou-
jours combattu, avant la dernière guerre, dans les rangs de l'armée turque,
soit en Morée ou en Crimée, soit dans l'empire même, contre leurs core-
ligionnaires de la Montagne-Noire. Militairement, ils se divisent en trois
« bannières » de montagnes et en deux bannières de plaine; cinq autres
bannières, celles du district de Lech ou d'Alessio, viennent se ranger à côté
des bandes mirdites en temps de guerre. C'est le drapeau du clan d'Oroch,
le moins nombreux, mais le plus réputé par sa vaillance, qui a l'honneur
de flotter en tête,
La Mirditie ou Mirdita est constituée en république oligarchique se
gouvernant par les anciennes coutumes. Le prince ou pacha d'Oroch
est le premier par son titre, mais il ne peut donner aucun ordre;
toutes les questions sont réglées par les anciens ou « vieillards »
de chaque village, par les délégués des différentes bannières et par
les chefs de clans réunis en conseil; ceux-ci n'ont d'autorité réelle
que grâce à l'influence morale qu'ils savent acquérir. Du reste les
vieilles traditions du clan ont une force suffisante pour remplacer
toute autre loi. Naguère la femme devait être enlevée à l'ennemi, et
dans nombre de villages de la plaine les jeunes filles musulmanes s'at-
tendent, sans trop d'effroi, à être ravies par les guerriers mirdites dans
quelque expédition de maraude. Les parents eux-mêmes prennent leur
parti de ces enlèvements, sachant d'ailleurs qu'on leur paiera tôt ou tard le
prix du rapt : prendre femme dans sa propre tribu est considéré par le
Mirdite comme une sorte d'inceste. Les jeunes filles du pays vont se marier
en d'autres tribus.
La vendetta mirdite s'exerce d'une façon inexorable : chez ces hommes
encore barbares, le sang ne peut être lavé que par le sang. La violation de
l'hospitalité est aussi punie de mort. La femme adultère est ensevelie sous
un tas de cailloux par son parent le plus rapproché, et la tête du complice
est d'avance livrée au mari : telle est la justice sommaire des populations
mirdites. Il va sans dire que l'instruction est nulle dans ce pays ; les écoles
192 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
n'v existent point. En 1866, à peine cinquante chrétiens de la Mirditie et
de tout le district de Lech savaient lire avec difficulté; une dizaine signaient
leurs noms. Grâce aux leçons de la mosquée, les enfants musulmans de
Lech étaient les seuls qui eussent le privilège d'étudier quelque peu.
M. Wiet nous apprend qu'en revanche l'agriculture est relativement déve-
loppée chez les Mirdites; obligés pour vivre de cultiver avec soin les val-
lées de leurs âpres montagnes, ils réussissent à leur faire rendre de plus
belles récoltes que celles de la plaine, habitée par une population plus
indolente.
Par un singulier contraste historique, les descendants les plus directs de
ces antiques Pélasges auxquels nous devons les commencements de notre
civilisation européenne sont encore parmi les populations les plus barbares
du continent. Mais eux aussi doivent se modifier peu à peu sous l'influence
générale du milieu qui change sans cesse. Un des exemples les plus remar-
quables de cette transformation graduelle est fourni par les émigrations des
Epirotes et des Chkipétars du Sud. Récemment encore, ces terribles batail-
leurs, bien différents des montagnards des autres races, et notamment des
Zinzares, qui vont toujours gagner leur vie par le travail ou le commerce,
s'expatriaient uniquement pour aller combattre ; comme les anciens hoplites
de l'Epire que l'on voyait sur tous les champs de bataille de la Grèce et de la
Grande-Grèce, ils n'aimaient que le métier facile et dégradant de soldats
mercenaires. Au siècle dernier, les jeunes gens de l'Acrocéraunie se vendaient
en assez grand nombre au roi de Naples pour lui former tout un régiment,
le «Royal Macédonien ». Encore de nos jours, beaucoup de musulmans et
même des Tosques chrétiens continuent d'aller se mettre à la solde des pachas
et des beys. Connus en général sous le nom corrompu d'Arnautes, on les
voit dans les parties les plus éloignées de l'empire, en Arménie, à Ragdad,
dans la péninsule Arabique. Après un temps de service plus ou moins long,
la plupart des vétérans se retirent dans les terres que le gouvernement
leur concède : de là ce nombre considérable de « villages des Arnautes »
(Arnaout-Keuï) que l'on rencontre dans toutes les contrées de la Turquie.
Toutefois les guerres devenant de plus en plus rares, le métier de soldat
mercenaire a graduellement perdu de ses avantages, et par suite le nombre
des Albanais qui émigrent pour gagner honnêtement leur vie par le travail
augmente chaque année. Comme les Suisses des Grisons, et sous la pres-
sion des mêmes nécessités économiques, les Chkipétars quittent leurs mon-
tagnes avant le commencement de l'hiver, et vont au loin dans les plaines
exercer leur industrie. La plupart reviennent au printemps, avec un petit
pécule que n'eût pu leur procurer la culture de leurs rochers ingrats ; mais
INDUSTRIE, ÉTAT SOCIAL DE L'ALBANIE. 193
il on est aussi qui émigrent sans esprit de retour, et quelquefois par bandes
entières. Depuis longtemps déjà, les industriels nomades de l'Épire et. de
l'Albanie du sud ont reconnu les avantages de la division du travail; aussi
chaque vallée a-t-elle sa spécialité" l'une fournit des bouchers, une autre
des boulangers, une autre encore des jardiniers ; un village des environs
d'Argyro-kastro donne à Constantinople tous ses artisans fontainiers ; le
district de Zagori, d'où venaient peut-être les anciens Asclépiades de la Grèce,
expédie ses médecins, ou, pour mieux dire, ses « rebouteux », dans toutes
les villes de la Turquie d'Europe et d'Asie. Un grand nombre d'Albanais
enrichis reviennent finir leurs jours dans la patrie et s'y bâtissent de belles
maisons, qu'on est tout étonné de rencontrer au milieu de ces âpres rochers
de l'Epire. En quelques localités écartées, de riches demeures remplacent
les anciennes forteresses seigneuriales, espèces de tours grossièrement
bâties, et sans autres ouvertures aux étages inférieurs que des meurtrières,
où brillaient souvent les canons de fusils.
L'ancien état de guerre entre les tribus et les familles albanaises tend à
disparaître de jour en jour. Jadis une grande cause de luttes entre les
Albanais de diverses races provenait de la différence des religions et c'est
principalement à cause de cette différence que les Chkipélars n'ont pas
réussi jusqu'à maintenant à reconquérir leur indépendance, comme
l'ont fait les Serbes. Les clans guerriers des montagnes, mirdites, souliotes,
acrocérauniens, plus libres que les Albanais des plaines, qui avaient dû se
convertir au mahométisme, étaient restés chrétiens de l'Eglise romaine ou
de l'Eglise grecque et les haines religieuses s'étaient ajoutées aux rivalités
des tribus. Entre les deux cultes, la limite est à peu près la même que la
ligne de séparation entre les Guègues et les Tosques : au nord du Chkoumb
vivent les Albanais catholiques, au sud, les orthodoxes grecs. Egalement
soumis au croissant, grecs et latins se vengeaient de leur servitude com-
mune en se haïssant les uns les autres.
Mais les guerres qui ont permis à la Roumanie, à la Serbie, au Monténé-
gro, à la Bulgarie, à la Roumélie orientale, de se constituer en Etats indépen-
dants ont eu pour conséquence de montrer aux Ghkipétars qu'ils seraient à
jamais perdus comme nation, s'ils ne parvenaient pas à oublier leurs
anciennes haines de religions et de races. Craignant de voir leur patrie
partagée entre Grecs, Serbes du nord, Monténégrins, les Albanais musul-
mans se liguèrent et firent appel à leurs ennemis d'hier, les catholiques,
afin que le Dieu des chrétiens prêtât le serment avec Allah ! « Trois fois
maudit», proclama la diète des guerriers assemblés à Prizrend, «trois fois
maudit soit l'homme qui pense à ses intérêts quand la patrie nous appelle !
i. 25
194 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Décidons que dans noire ligne il n'y a plus de religions et que nous con-
naissons seulement des Chkipétars. » Les tribus « latines » des Poulati,
des Malissores, des Ilolti , des Clementi , des Mirdites, d'autres encore,
s'unirent avec les musulmans en « ligue » ou kongra, et tous les guerriers
prêtèrent le serment solennel de suspendre les vengeances privées « pour
les temps éternels. » Le croissant fut remplacé, sur les drapeaux, par le
lion d'Albanie rouge sur fond d'or; tous s'engagèrent à payer une contribu-
tion annuelle de 12 francs par tète de guerrier et cet impôt volontaire fut
acquitté d'avance. Sans porLcr ce nom, leur république fédérale était consti-
tuée : les tribus devaient être absolument autonomes clans leurs affaires
intérieures, mais en face de l'étranger, elles ne devaient former qu'une
seule nation. Déjà leur armée, composée des contingents de tous les clans,
s'organisait solidement . de 14 à 60 ans, tous les hommes valides devaient
leurs bras à la patrie1. Néanmoins, les Chkipétars n'ont pas été assez forts
pour garder, au nord de la Boïana, la ville d'Olgun, — en italien Dulcigno,
f — que le traité de Berlin avait donnée au Monténégro, bien que cette ville
se trouve en plein territoire albanais et que la guerre des Balkans se fût
faite au t,om du « principe des nationalités. » Les habitants résistèrent
pendant des mois entiers aux flottes envoyées par les gouvernements d'Eu-
rope, mais le moment vint où ils durent émigrer de leur ville natale. Mal-
gré de sanglants combats, ils n'ont pas non plus réussi à maintenir leur
autonomie contre les Turcs, et les espérances qu'ils avaient de voir l'Austro-
Hongrie, l'Angleterre, l'Italie, intervenir en leur faveur ne se sont point
réalisées. Mais quelle que soit leur destinée politique prochaine, ils n'en
sont pas moins arrivés à se reconnaître comme frères, indépendamment des
formes religieuses, des institutions féodales et des intrigues de leur gou-
vernement : on peut dire que de nos jours seulement le moyen âge s'est
terminé pour eux,
Ainsi les Albanais eux-mêmes sont entraînés dans le mouvement général
de progrès, et quand ils seront entrés en relations suivies avec les autres
peuples, on peut espérer à bon droit qu'ils auront un rôle important, car
ils se distinguent, en général, par la finesse de l'esprit et la force du
caractère. Les montagnards de l'Albanie ont possédé de tout temps l'avan-
tage d'avoir un littoral maritime; toutefois ils n'en ont guère profité, non
seulement à cause du brigandage et du manque d'industrie, mais aussi à
cause des obstacles que leur opposent les escarpements de leurs montagnes,
le manque de ponts et de routes, les fièvres de la côte et les envasements
' Spiiidion Gopcevic, Oberalbamen und saine Liga.
TYPES ET COSTUMES. RICHES ARXACTEi
Dessin de P. Frilel d'après une photographie.
LIGNE ALBANAISE, DURAZZO. 197
continuels de leurs rivages, sans cesse agrandis par les alluvions de leurs
boueuses rivières. Si grandes que soient les difficultés, on s'étonne néan-
moins de voir combien faible est la navigation sur les côtes de l'Albanie.
Epirotes et Guègues ne sont-ils pas de la môme race que ces corsaires
hydriotes qui, lors de la guerre de l'indépendance hellénique, ont su faire
naître de l'Archipel des flotles entières, et qui, depuis, sont restés les pre-
miers parmi les excellents marins de la Grèce? Et pourtant les ports de la
côte albanaise n'ont qu'un tout petit commerce de détail, desservi pour les
deux tiers par des navires de Trieste et leurs équipages austro-dalmates : le
total des échanges de la côte atteint à peine vingt millions de francs. A
l'exception des Acrocérauniens, nul Albanais turc ne se hasarde sur la
mer pour la pêche ou le commerce. Malgré la fécondité naturelle des val-
lées, les articles d'exportation manquent presque complètement. On n'ex-
ploite point de mines en Albanie, et l'agriculture y est à l'état rudimen-
taire. En Epire, on ne connaît guère que l'élève des moutons et des chèvres.
Chaque famille y possède en moyenne un troupeau d'une quarantaine de
têtes.
A l'époque romaine, ces contrées étaient également fort délaissées ; seu-
lement une cité somptueuse, Nicopolis, bâtie par Auguste, pour rappeler
le souvenir de sa victoire d'Actium, s'élevait sur un promontoire au nord
de la ville actuelle de Prevesa : des troupeaux en parcourent maintenant les
ruines. Les Turcs avaient récemment fortifié Prevesa pour commander l'en-
trée du golfe d'Arta, dont le littoral appartient maintenant presque en en-
tier au royaume de Grèce. Elle est entourée d'une vaste forêt d'oliviers,
tandis qu'au nord, Parga, que les Anglais livrèrent jadis aux fureurs d'Ali-
Pacha, est surtout la ville des citronniers. Parga, voisine de Corfou, en
serait une dépendance naturelle, si les douanes et les dissensions politiques
ne l'empêchaient pas de commercer avec la cité voisine. Butrinto, en face de
Corfou, n'est qu'un simple débarcadère pour les passagers. Au nord du
détroit d'Otrante, l'antique cité d'Epidamnos ou Dyracchium, le Durazzo
des Italiens, le Durres des Albanais, avait une certaine importance comme
lieu de débarquement des légions romaines et comme point d'attache de
la Via Egnatia, qui traversait de l'est à l'ouest toute la péninsule thraco-
hellénique : c'était la ville qui reliait l'Orient à l'Italie; des masures ac-
tuelles de Durazzo sont construites avec des débris de la cité romaine' et
byzantine, et l'on y voit encore mainte inscription et des sculptures; les
églises et les chapelle sont devenues des mosquées. Autour de Durazzo des
tentes de Tziganes campent près d'une lagune malsaine, ancien bras de
mer séparé maintenant de l'Adriatique par une flèche de sable. La rade de
198 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Durazzo est peu fréquentée. Il est possible que, dans un avenir prochain,
lorsque la Turquie fera de nouveau partie dans son entier du monde euro-
péen, le port d'Avlona ou Valona remplace Dyracchium dans le rôle d'inter-
médiaire entre les deux pays : ce serait, relativement à Brindisi, le Calais
de ce Douvres italien; de nos jours c'est là que vient aboutir le télégraphe
transadriatique. Aussi bien située que Durazzo comme point de départ d'un
chemin de fer transpéninsulaire, Avlona a l'avantage d'être beaucoup plus
rapprochée de la côte d'Italie et d'avoir un port sûr et profond, parfaite-
ment abrité par l'île de Suseno et la « languette » d'Acrocéraunie. C'est le
chef-lieu de la tribu des Liapes ou Arberi, jadis les plus redoutés des Alba-
nais parmi les soudards qui allaient guerroyer au service du plus offrant.
Sur la rive septentrionale de l'Albanie, la rade de Saint-Jean (San Giovanni)
de Medua, est visitée par quelques embarcations de cabotage qui portent du
sel et quelques denrées coloniales, en échange de sumac et de maïs. Medua
est le port de Les (Alessio ou Alexandrie), bourg dominé par une superbe
citadelle et par un mont de 407 mètres de hauteur, que couronne un vieux
monastère : c'est là que descendent les guerriers mirdites pour échanger des
laines et de la chair de mouton contre les marchandises d'Europe.
En attendant qu'une ville de commerce s'établisse sur la côte et remplace
les misérables « échelles », auxquelles on donne le nom de ports, le
mouvement des échanges se concentre dans quelques villes de l'intérieur.
La plus considérable est Prizrend, située sur le torrent de Maritsa, tri-
butaire du Drin , à l'insu d'une cluse de montagnes, mais à l'extrémité
méridionale de la plaine très fertile de Metoya, par laquelle on peut
rejoindre sans peine la vallée de Vardar et la grande route d'Autriche à
Salonique. Prizrend est une ville de marchés pour tous les hauts Albanais,
et ses grands, enrichis par le commerce, se vantent de la magnificence de
leurs costumes et de la beauté de leurs armes. Au nord-ouest de Prizrend,
les villes de Diakova, Ipek, Goussinye, toutes situées en d'âpres régions
de montagnes, sont les chefs-lieux naturels des tribus les plus guerrières de
la Haute Albanie et c'est là que la ligne des Chkipétars avait son plus so-
lide point d'appui. A l'est du bassin du Drin, dont les eaux serpentent
dans les plaines de la Metoya, s'étend une autre plaine, le fameux Kossovo-
polie ou « Champ-des-Merles » où la puissance serbe succomba en 1589.
Les Turcs possèdent encore ce lieu de victoire et le tombeau de Mourad Ier
qui périt dans son triomphe. La ville de Pristina, située à l'est du Champ-
des-Merles, près de la frontière serbe, commande cette magnifique plaine,
où doivent nécessairement s'opérer les échanges entre la Macédoine et la
Bosnie, entre les Serbes et les Albanais.
DURAZZO, PRIZREND, ELBASSAN.
199
Dans la région voisine de la mer, mais déjà montueuse, la pittoresque
Krouya ou « ville des Fontaines », située sur la pente des rochers d'Ak his-
sar ou de la « Blanche Citadelle » qui résista jadis à de grandes armées ;
Tirana, la « ville la plus belle et la mieux située de la Haute Albanie » ;
Elbassan, l'antique Albanon, dont le nom se confond avec celui du pays
lui-même; Berat ou Beligrad, la « Ville Blanche », ont aussi quelque impor-
tance. Enfin, Koritza (Goritsa), au sud du lac d'Okrida, est également un
— IÎKG10N DES LACS ALBANAIS.
20° 40'
E de G
81° 20'
C Perron
Echelle 1 780 000
-I
20 kil.
lieu de trafic assez fréquenté, grâce à sa position sur le seuil de passage
entre le versant de la mer Adriatique et celui de la mer Egée. Plus au sud,
Kastoria n'a guère que sa situation pittoresque sur l'isthme de sa roche
insulaire. A la base orientale dès massifs albanais, les villes appartien-
nent déjà à demi au monde bulgare par l'origine de leur population.
L'une d'elles, Kalkandele, est déjà située dans le haut bassin du Vardar, que
200 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
le haut massif du Skhar sépare de Prizrend et de la vallée du Drin. Plus à
l'est, Skoplie, l'Uskiub des Turcs, et Kiôprili ont les avantages com-
merciaux que leur donne leur position sur le chemin de fer de Salonique.
Krouchevo, Prilip et la grande ville de Monastir sont en dehors de cette
grande voie de commerce. Monastir ou Bitolia,une des villes les plus impor-
tantes de la Péninsule par ses foires, où se pressent des marchands de toute
race, occupe le fond d'un bassin que le géologue Grisebach compare à un de
ces énormes cratères découverts par le télescope à la surface de la lune.
De même que Prizrend, Skodra et Yanina (Yoanina) occupent, au débouché
des montagnes, des sites où devaient s'agglomérer les populations à cause
des avantages naturels qui s'y trouvent réunis. De ces deux cités, la plus
pittoresque est la ville d'Épire, assise au bord de son beau lac, en face des
masses un peu lourdes du Pinde, mais en vue des montagnes de la Grèce,
« au gris lumineux, brillant comme un tissu de soie. » Du temps d'Ali-
Pacha, Yanina, devenue capitale d'empire, était aussi beaucoup plus popu-
leuse que Skodra. Celle-ci, souvent désignée du nom de Scutari (Iskenderye),
a maintenant repris le dessus. Elle est admirablement située à 2 kilomètres
au sud de l'extrémité méridionale du lac de son nom, à l'endroit précis où,
des contrées du Danube et des bords de la mer Egée, convergent les routes
de la basse vallée du Drin et du golfe Adriatique. Skodra, la première
cité de l'Orient que l'on rencontre en venant d'Italie, paraît d'abord assez
bizarre avec ses nombreux jardins, entourés de murs élevés, ses rues dé-
sertes, le désordre de ses constructions. Le voyageur se demande encore où
se trouve la ville, lorsqu'il a déjà depuis longtemps pénétré dans l'enceinte.
Mais qu'il monte sur la butte calcaire qui porte l'ancien château de Piosafa,
récemment ruinée par l'explosion d'une poudrière, et le plus admirable
panorama se déroulera sous son regard. Les dômes de Skodra, ses vingt
minarets, la riche verdure de sa plaine çà et Là marécageuse, son amphi-
théâtre de montagnes étrangement découpées, son lac étincelant nu soleil et
les eaux sinueuses du Drin et de la Boïana forment un spectacle d'une rare
magnificence. La mer, quoique peu éloignée, manque pourtant à ce tableau *.
1 Villes principales de l'Albanie et de l'Épire grecque, avec leur population approximative :
Prizrend. 46,000 hab. I Uerat 12 000 hab.
Monastir (Bitolia) 40,000
Skodra. 50,000
Yanina (Joanina, Janina). . . 25,000
Skoplie (Uskiub) 25,000
Diakova, ....... . . 25,000
Kalkandele 22,000
Jpck. . 20,000
Elbassan. 42,000
Pristina . 11,000 »
Tirana 10,000 »
Goritza (Koritza) 10,<i00 »
Prevesa 7,000 »
Avions 6,000 »
Krouya 6,000 »
Les (Alessio) 2,000 »
Durazzo 1,200 »
ROUMÉLIE ORIENTALE. 201
LE DESPOTO-DAGIF ET LA. ROUMÉLIE ORIENTALE.
En vertu du traité de Berlin, une partie de la Turquie, située au sud de
la principale chaîne des Balkans et comprenant tout le haut bassin de la
Maritsa, celui delà Toundja et quelques vallées tributaires du golfe deBour-
gas, a été constituée en une principauté distincte, dont la situation politique
n'est pas encore définitivement fixée. Tributaire et vassale de la Porte, elle
se trouve cependant sous la protection réelle des puissances d'Europe, et
récemment, avant que la Bulgarie du nord, soumise au gouvernement
absolu, fût devenue une simple province russe, la plupart des habitants de
la Roumélie, Bulgares en. grande majorité, considéraient leur petit État
comme devant se rattacher prochainement à la principauté plus vaste et
plus peuplée de la Bulgarie, dont elle n'est séparée, au nord que par la
crête des Balkans et, à l'ouest, par un tracé conventionnel et par un faîte
peu élevé entre les bassins de la Maritsa et celui de l'Isker. Au point de
vue ethnologique, de même qu'au point de vue géographique, la Roumélie
orientale n'a point d'unité : pour la race, elle appartient au même groupe
que la Bulgarie du nord, tandis que pour le climat et la pente générale
du sol, elle fait partie de la Thrace proprement dite1.
La Roumélie orientale est de trop faible étendue pour qu'il s'y trouve des
chaînes de montagnes ; elle ne possède que de simples versants, au nord
celui du Balkan, au sud-ouest celui du Despoto-dagh. Cependant plusieurs
chaînons parallèles au grand Balkan forment au nord du pays une suite de
longues vallées serpentines, abondamment arrosées et d'une admirable fer-
tilité. Ces chaînons distincts, sorte de rempart extérieur longeant à dis-
tance la grande muraille du Balkan, sont désormais désignés sur les cartes
par leurs noms bulgares, SrednaGora ou « Montagne du Milieu, » et Tserna
Gora ou « Montagne Noire ». A l'est, les petits massifs du Vodo Balkan et
du Rutchuk Balkan appartiennent aussi à celte série de monts avancés du
Balkan; les plus hautes croupes, celles de la Sredna Gora, ne dépassent
pas 1300 mètres.
1 Superficie de la Roumélie Orientale. Population probable. Population kiloraé'rique
55,587 kilomètres carrés. 820,000 habitants. 25 habitants.
20
202 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Au sud ouest de la Roumélie Orientale, les montagnes sont plus élevées.
Le pays montueux du Rubdjuz, découpé en de nombreuses vallées, forme
le boulevard avancé du Karakolas-dagh et va se rattacher à l'ouest au massif
du Karlouk-Balkan, qui dépasse l'altitude de 2000 mètres, et au Despoto-
dagh, dont quelques cimes sont plus limites encore. Cette chaîne, qui
sépare le bassin de In Maritsa de celui de la Mesta, la Roumélie Orientale
de la Macédoine restée turque, est l'arête principale de l'ancien Rhodope.
Les sommets en sont revêtus d'une belle végétation de sapins, de mélèzes, de
hêtres, s'étalant en forêts, retraites des ours ou des chamois, ou se dissé-
minant en bosquets entremêlés de cultures ; dans les vallons, des prairies,
des vignobles et des groupes de chênes entourent les villages. De nombreux
couvents, aux dômes pittoresques, sont épars sur les pentes : de là le nom
turc de Despoto-dagh ou de « mont des Curés », sous lequel on désigne
généralement le Rhodope.
Dans la contrée qui a pris le nom de Roumélie Orientale, l'élément turc
n'a pas encore perdu toute importance ; mais les massacres, l'exil volon-
taire, les conversions forcées ont fait disparaître en partie cet élément de
population. Les Hellènes, qui naguère prétendaient au gouvernement du
pays, sont encore assez nombreux1. On en voit dans chaque village un
ou deux, qui vivent de négoce et pratiquent tous les métiers : ce sont
les hommes indispensables; ils savent tout faire, sont prêts à tout,
mettent toutes les affaires en train, animent toute la population de
leur esprit. Solidaires les uns des autres et formant dans le pays une
grande franc-maçonnerie, toujours curieux de savoir, ils ne manquent
jamais d'acquérir une influence bien supérieure à leur importance nu-
mérique: à peine sont-ils deux ou trois, qu'ils s'attribuent déjà le rôle
d'une petite communauté. D'ailleurs ils forment aussi çà et là quelques
groupes considérables au milieu des Bulgares , surtout à Philippopoli
et à Bazardjik ; dans une vallée du Rhodope, ils possèdent à eux seuls
une ville assez populeuse, Stenimakho; Turcs ni Bulgares n'ont pu s'y
établir. Les vestiges d'édifices antiques et le dialecte spécial des habitants,
qui contient plus de deux cents mots d'origine hellénique et cependant
inconnus au romaïque moderne, prouvent bien que, depuis plus de
vingt siècles au moins, Stenimakho est une cité grecque ; jugeant d'après
1 Population de li Roumélie Orientale, par races, en 1880
Rulgares et autres habitants de langue slave. .....,.,.. 610,000 hab.
Turcs. ... 170,000 »
Grecs. . . . .. , . 40,000 »
ROUMÉLIE ORIENTALEJ : ' '.'. 203
une inscription en mauvais état, Dumont pense que ce serait une colonie
de l'Eubée.
Les habitants du Rubdjuz, au sud de Philippopoli, sont dès musulmans
classés au nombre des Bulgares à cause de leur idiome slave. On les connaît
sôus le nom de Pomari ou Pomaker. Grands, bruns de chevelure, pleins
d'élan et de gaieté, enthousiastes et poètes, ils sont considérés par les his-
toriens de la Péninsule comme les descendants des anciens Thraces. Récem-
ment la découverte de leur riche trésor de chants populaires a dirigé sur
eux l'attention de tous les hommes d'étude1. Ces chants, sobres de langue,
mais passionnés et véhéments, ont un caractère d'originalité remarquable ;
ils ne ressemblent nullement à ceux des Bulgares et l'on peut même y
retrouver les vestiges d'une mythologie antérieure au christianisme : plu-
sieurs historiens ne craignent pas de voir en eux un héritage des temps
orphiques et c'est le personnage d'Orphée qu'ils retrouvent dans l'Orfen ou
Ourfen de ces chants, roi magicien qui fait pleurer les arbres et les pierres,
force les oiseaux à s'arrêter dans l'air pour l'écouter, pétrifie les hommes
par la puissance de la musique. Quelques mots et diverses tournures qui
subsistent dans ces chants ne peuvent s'expliquer ni parle grec, ni par
l'albanais, ni par les langues slaves : on y voit des restes de l'ancien
idiome thrace.
La région la plus peuplée de la principauté est naturellement la vallée
fertile de la Maritsa (Marica), que suit le chemin de fer menant à Constan-
tinople. La première ville importante de la haute vallée est celle qui avait
mérité des Turcs le nom de Bazardjik ou « Marché » et que l'on désigne
improprement par l'appellation de Tatar-Bazardjik, quoiqu'il n'y ait point de
Tartares. Plus bas, dans la vallée, vient la capitale du pays, la belle Phi-
lippopoli, la Félibe des Turcs, dominée par une « triple montagne ». C'est
dans cette ville que viennent converger les routes du Rhodope, celle de
Stenimakho et le chemin qui se dirige au nord vers les bourgs indus-
triels de Karlovo et de Kalofer et vers la Bulgarie proprement dite. Entre
Philippopoli et Andrinople, les deux villes les plus importantes, quoique
situées loin du chemin de fer, sont Tchirpan, au nord de la Maritsa et
Kaskiôj, au sud de la même rivière. Les contrées de la Roumélie Orientale
les plus riches par leurs cultures sont celles de la base méridionale des
Balkans de Chipka. L'admirable plaine de Kazànlik (Kezanlik) est célèbre dans
tout l'orient, la ville elle-même est entourée de noyers magnifiques et de
1 Etienne Verkovic,le Veda Slave ; — Auguste Dozon, les Chants populaires bulgares ; — FJigier,
Ethnolocjische Enideckungen îrri Rhodope-Gebirge.
204
NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
champs de rosiers d'où l'on extrait l'essence précieuse, objet d'un commerce
considérable en Turquie. Plus au sud, Eski Zagra (Eski Zara) produit les meil-
leures soies et le plus excellent froment de la Péninsule, celui qu'on emploie
toujours pour préparer le pain et les gâteaux servis sur la table du sultan.
Slivno (Sliven), située également à la base du Balkan, sur un petit affluent
de la Toundja, est une ville fort industrieuse, célèbre par ses foires, mais
elle n'a pas de communications faciles avec les autres cités de la Péninsule,
tandis que Iamboli, au sud-est, sur la Toundja, est reliée par un chemin de
fer à Andrinople et au reste de la Turquie. Karnabad, Aïdos sont aussi
N° 51. — LE BALKAN DE CHIPKA ET LA PLAINE DE KEZANLIK-
WiK ïï^rxï^'
°30'
:f \ ^L-sh-Za^Jefen.M
25°
25° 30
Perron
E -belle 1 : 923000
des villes de quelque importance dans le voisinage de la mer. Le port le
plus animé de la contrée est Bourgas, le Pyrgos des Grecs rouméliotes,
situé sur une péninsule entre un lac et un golfe; de bons mouillages
découpent la côte environnanle. Au nord du golfe de Bourgas, qui forme
la partie la plus occidentale de la mer Noire, se succèdent trois caps de
forme triangulaire, dont les deux premiers, ceux d'Ahiolu et de Misivri,
se terminent en mer par une flèche de sable rattachant un îlot à la
grande terre. Chacun de ces îlots était une forteresse naturelle que l'on
utilisa pour y construire une villle, et celle du nord, Misivri, est l'antique
KARALIK, ESKI ZAGRA, BALKANS. 205
et glorieuse Mesembria, encore dominée par les ruines de ses monuments
byzantins1.
La Roumélie Orientale ou YAvtonomia, ainsi que les habitants ont
l'habitude de nommer leur patrie « autonome », est administrée par un
gouverneur général que le sultan nomme pour cinq années et par une
assemblée provinciale que les habitants envoient siéger dans la capitale. La
contrée est divisée en 6 départements, Philippopol, Tatar-Bazardjik, Haskiôj,
Eski Zagra, Slivcn et Bourgas, subdivisés eux-mêmes en 28 cantons. Les
rois langues, bulgare, turque, grecque, sont les idiomes officiels et les
hommes de toute race sont également admissibles aux emplois.
En 1881, le budget de la Roumélie Orientale était d'environ 16 millions
de francs et l'armée, commandée par des officiers étrangers, s'élevait à
5500 hommes, appartenant aux Irois nations du pays; en oulre, des
« gymnastes » armés, au nombre de 56000 individus, pouvaient être con-
sidérés comme formant une milice régulière, et plusieurs fois déjà leurs
compagnies ont répondu à l'appel du gouvernement.
VI
LES BALKANS ET LA BULGARIE.
L'intervention de la Russie, en 1879, dans les affaires de la pénin-
sule thraco-hellénique eut pour résultat principal la constitution de l'État
indépendant de la Bulgarie qui, pour l'étendue et la population, est loin
d'être le dernier d'Europe. D'ailleurs, les patriotes bulgares considèrent leur
principauté comme étant encore en voie de formation; non seulement ils
espèrent que la Roumélie Orientale s'annexera tôt ou tard à la Bulgarie du
nord, ils revendiquent en outre, comme devant leur revenir, en vertu du
droit des nationalités, tout le territoire de population bulgare qui s'étend
au sud dans la vallée du Vardar, jusque dans le voisinage de Salonique ou
1 Villes principales de la Roumélie Orientale, avec leur population approximative :
Philippopoh (Felibe). .... 50,000 hab. , Tchirpan 12,000 hab.
Slivo(Sliven). . .' 22,000 »
Eski Zagra (Eski Zara) 48,000 »
Tatar-Bazardjik . 15,000 »
askiôj. ... ...... 12,000 » 1 Bourgas 5,500
Kazanlik ... 10,000 »
Stenimakbo 10,000 »
Yamboli 10,000 >
2C0
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
même jusqu'à ce port, convoité aussi par les Albanais, les Grecs, les.
Autrichiens. Comme pour prendre pied déjà sur le territoire macédonien,
la principauté bulgare s'est emparé, au sud de la Serbie, des versants
méridionaux des Balkans et de tout le haut bassin du Strymon1.
Le plateau central de la Péninsule, que dominent à l'ouest les hautes
cimes du Skhar, est une des régions les moins étudiées de la Péninsule, bien
que ce soit précisément la contrée où viennent se croiser les routes diago-
N- 2t. VITOCH ET MASSIFS ENVIRONNANTS.
d' après Ferdinand vutiScchstett
Echelledei: iob8ooo
° p 1,0 zo Kil
nales de Thrace en Bosnie et de la Macédoine au Danube. Ce plateau de la
Mésie supérieure, ainsi désigné par les géographes à défaut d'un nom local,
est une vaste table granitique, d'une élévation moyenne de six cents mètres;
plusieurs planinas ou chaînes de montagnes, d'un effet peu grandiose à'
cause de la hauteur du piédestal qui les porte, en accidentent la surface;
çà et là se dressent quelques coupoles de trachyte, restes d'anciens volcans.
Jadis de nombreux lacs emplissaient toutes les dépressions du plateau. Ils
ont été graduellement comblés par les alluvions où vidés par les rivières
1 Bulgarie, en 1880 :
Superficie, 63,863 kilomètres carrés.
1,965,500 habitants.
51 par kilomètre carré.
BALKANS. 207
qui en traversent le bassin, maison en reconnaît encore parfaitement les
contours. Parmi ces fonds lacustres, transformés en fertiles campagnes, il
faut citer surtout les plaines de Sofia et d'Ichtiman.
Le groupe superbe des montagnes syénitiques et porphyriques de Vitoch
(Vitos) forme le bastion oriental du plateau de la Mésie. C'est immédiate-
ment cà l'est que s'ouvre la profonde vallée de la rivière Isker, qui, plus bas,
traverse le bassin de Sofia et perce toute l'épaisseur des Balkans granitiques
pour aller se jeter dans le Danube. Naguère encore on croyait que le Vid,
autre tributaire du grand fleuve, passait également d'outre en outre à tra-
vers les Balkans, et sur la plupart des cartes cette percée imaginaire était
soigneusement figurée; mais, ainsi que le voyageur Lejean l'a constaté le pre-
mier, le Vid prend tout simplement sa source sur le versant danubien des
monts. La haute vallée de l'Isker et le bassin de Sofia peuvent être consi-
dérés comme le véritable centre géographique de la péninsule thraco-hellé-
nique. Sofia est précisément le point où convergent, par les passages les
plus faciles, le chemin du bas Danube par la vallée de l'Isker, celui de la Ser-
bie par la Morava, ceux de la Thrace et de la Macédoine par la Maritsa et
le Strymon. On a prétendu que le premier Constantin, frappé des grands
avantages que présentait Sardica, la Sofia de nos jours, se demanda s'il
n'y transférerait pas le siège de son empire. D'ailleurs, il n'a point été
trouvé de trace de cette idée de Constantin dans les textes authentiques.
Les Turcs ont donné le nom de Balkans à toutes les chaînes et à tous les
massifs de la Péninsule, quelles que soient leur forme et leur direction ;
mais les géographes ont pris l'habitude de n'appliquer ce nom qu'à l'IIémus
des anciens. Ce rempart de hauteurs commence à l'est du bassin de Sofia.
Il ne constitue point une chaîne de montagnes dans le sens ordinaire du
mot ; il forme plutôt une espèce de haute terrasse doucement inclinée, ou
s'abaissant par gradins vers les plaines danubiennes, tandis que sur le
versant méridional il présente une déclivité rapide : on dirait que de
ce côté le plateau s'est effondré. Les Balkans n'offrent donc l'apparence
d'une chaîne que sur une seule de leurs faces. D'ailleurs, même vu des
plaines et des anciens bassins lacustres qui s'étendent au sud, le profil de
leurs crêtes paraît très-faiblement ondulé ; on n'y remarque point de brusques
saillies ni de pyramides rocailleuses ; les cimes se développent en croupes
allongées sur tout l'horizon du nord. Les monts porphyriques de Tchatal,
qui se dressent au sud de la chaîne principale, entre Kezanlik et Sliven ou
Slivno, font seuls exception à celte douceur de contours ; quoique inférieurs
en élévation aux sommets des Balkans, ils étonnent par leurs parois abruptes,
leurs crêtes déchiquetées, leur chaos de rochers amoncelés. Le contraste
208 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
est grand entre ce puissant massif de roches éruptives et les coteaux de
marnes calcaires qui se groupent à l'entour.
L'uniformité des pentes septentrionales du Balkan est telle, qu'en maints
endroits on peut s'élever jusqu'à la croupe la plus haute sans avoir encore
vu les montagnes. Lorsque l'Hémus sera déboisé, si, par malheur, les popu-
lations ont l'inintelligence de couper les forêts des hauteurs, ses pentes et
ses ondulations perdront singulièrement de leur charme; mais, avec la
parure de végétation qui l'embellit encore, le haut Balkan est parmi les
contrées les plus gracieuses de la Turquie. Des eaux courantes ruissellent
dans tous les vallons, au milieu de pâturages aussi verts que ceux des Alpes;
les villages, assez nombreux, sont ombragés par les hêtres et les chênes;
l'aspect des monts est partout souriant; ainsi que le dit un voyageur, la
nature est un véritable « paradis ». En revanche, les plaines qui s'étendent
vers le Danube sont nues ; il en est où l'on ne voit pas un arbre. Manquant
de bois de chauffage, n'ayant pour tout combustible que de la bouse de
vache séchée au soleil, les indigènes sont obligés de se creuser des tanières
dans le sol, afin de passer plus chaudement l'hiver.
Du bassin de Sofia à celui de Slivcn, le noyau des Balkans est formé de
roches granitiques, mais les diverses terrasses en gradins qui vont en
s'abaissant vers le Danube offrent toute une série d'étages géologiques,
depuis les terrains de transition jusqu'aux formations quaternaires. Les
diverses roches de l'époque crétacée sont celles qui occupent le plus de
argeur dans cette région de la Bulgarie; ce sont également celles que les
rivières descendues des Balkans découpent de la manière la plus pitto-
resque en cirques et en défilés. D'anciennes forteresses gardent les passages
de toutes ces vallées, et des villes sont assises à leur débouché dans la
plaine. Tirnova, l'antique cité des tsars de Bulgarie, qui dispute main-
tenant le titre de capitale d'État à Sofia et à Sistov, est la plus remarquable
de ces vieilles citadelles de défense entre la plaine et la montagne. À son
issue des Balkans, la Iantra se déroule, comme un ruban qui flotte, en sept
méandres ployés et reployés, au-dessus desquels s'élèvent de hautes falaises
en amphithéâtre et deux îles de rochers, jadis hérissées de murailles et de
tours. Les maisons de la ville recouvrent les talus et s'allongent en fau-
bourgs à la base des rochers abrupts.
Sur le versant septentrional des Balkans, on remarque un singulier pa-
rallélisme entre tous les accidents du sol ; croupes des grandes montagnes,
cimes des chaînons secondaires, limites des formations géologiques, lignes
de failles où se produisent les méandres des rivières, enfin le cours du
Danube lui-même affectent la même direction régulière de l'ouest à l'est.
BALKANS.
209
Par suite, chacune des vallées parallèles qui descendent des Balkans offre
à peu près mêmes gorges, mêmes bassins, mêmes séries de méandres; les
populations y sont distribuées de la même manière; les villes et les villages
y occupent des positions analogues. La vallée du Lom présente seule une
exception remarquable : elle débouche dans celle du Danube à Roustchouk,
après avoir coulé du sud-est au nord-ouest. Les vergers, les charmants
jardins de ses bords sont limités des deux côtés par des parois calcaires
d'une trentaine de mètres de hauteur moyenne, dont la blancheur éblouit
>' 55. EMINE-BALKAN ET GOLFE DE BOURG AS.
D'après divers documents
Q. Perron
à travers la verdure. La dépression dans laquelle coule le Lom fait partie
d'un sillon transversal où serpente la rivière de Kamtchik, sur le versant de
la mer Noire. Parallèlement à ce cours d'eau, le Dcvno, qui se jette dans un
ancien fjord à demi comblé se terminant par la baie de Varna, s'écoule
dans le même sens. De ce côté, les derniers renflements du Balkan sont limi-
tés par une petite chaîne bordière, le Deli-Orman ou la Forêt Folle »,
encore habitée par des Turcs, pacifiques descendants des anciens envahis-
seurs. Au delà, vers le nord-est, la plaine qui descend vers la basse
Dobroudja offre déjà le caractère de la steppe.
A son extrémité orientale, la chaîne du Balkan se termine non par une
i. 27
210 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
arête unique, mais par des rangées parallèles orientées dans la direction
de l'ouest à l'est. Un affluent du Kamtchik, le Deli Kamtchik ou Kamtchik
« Fou », ainsi nommé sans doute de la rapidité de son cours, sépare du
Balkan proprement dit ces derniers chaînons. Le promontoire le plus avancé,
le cap superbe d'Emineh ou Eminé, est un massif de porphyres éruptifs se
terminant en pointe aiguë, comme les caps voisins : au nord, Karabouronn,
au sud, Misivria, Àhiolu, Sizeholu. L'escarpement qne viennent heurter les
flots de la mer Noire est le Finis Hsemi des Romains, et là se dressait un
temple de Jupiter, remplacé maintenant par le couvent grec de Saint-
Nicolas, près du village de Monastirkoï. La route qui escalade les rochers
extrêmes de l'Hémus est celle que suivit Darius dans son expédition contre
les Scythes, et que choisirent aussi les Paisses en 1829, dans leur invasion
de la Péninsule. Pour le commerce, cette route n'avait pas moins d'impor-
tance que pour la guerre, et c'est par là que se firent longtemps tous les
échanges entre Constantinople et le pays des Scythes, devenu celui des
Russes. Maintenant cette route n'a plus qu'une valeur locale, pour les
villages situés à la base de l'Emineh-Ralkan. D'un côté, les bateaux à
vapeur, et de l'autre, la route de Yamboli à Choumla, destinée à être
bientôt remplacée par un chemin de fer, permettent au mouvement com-
mercial d'éviter l'Emineh.
On a cru longtemps que le grand Ralkan était une chaîne de montagnes
très-difficile à escalader, et les auteurs anciens parlent de la traversée de
l'Hémus par une armée macédonienne comme d'un fait prodigieux. Encore
au commencement du siècle, l'historien de Hammer ne connaissait que huit
passages praticables dans toute la chaîne du Ralkan. Kanitz énumère
trente routes carrossables, dont la plus élevée, au col de Rosalita, entre
Kalofer et Lovec, franchit le seuil à 1,950 mètres de hauteur; mais la
moyenne des seuils ne dépasse pas 1000 mètres, et même l'un d'eux, celui
de Rogasdéré, au nord d'Aïdos, n'a que 158 mètres1. Outre ces routes
signalées par Kanitz, il en existe plusieurs autres de moindre importance
commerciale, où l'on peut sans crainte se hasarder en char ou à cheval.
Stratégiquement, cette ligne des Ralkans, dont il a été si souvent question
dans les ouvrages militaires, n'est point un obstacle sérieux, là où elle
n'est point défendue par des ouvrages considérables et par des hommes
vaillants, comme l'étaient, de part et d'autre, lors de la dernière guerre,
les combattants de Chipka.
A l'ouest du chaînon parallèle de la Sredna Hora, qui domine les vallées
1 Kanitz, Donau-Buîg arien und der Balkan.
BALKANS. 211
de la haute Maritsa et de ses affluents, le Balkan se rattache aux massifs du
Rhodope, sinon par des montagnes, du moins par un seuil très-montueux,
que l'on pourrait appeler « seuil d'Ichtiman »,'du nom de la ville princi-
pale qui s'y trouve. Dans son ensemble, tout le bassin supérieur de la
rivière Maritsa, entre le Balkan et le Rhodope, a la forme d'un triangle
allongé, dont le sommet, pointant vers la plaine de Sofia, indique la jonc-
tion des deux systèmes. Des lacs, remplacés par des fonds d'une merveilleuse
fertilité, occupaient autrefois le grand espace triangulaire et les cavités
latérales. Les cols de séparation, au sommet du triangle, sont naturelle-
ment des points stratégiques et commerciaux d'une extrême importance.
L'un d'eux, où l'on voit encore les ruines aune célèbre « porte de Trajan »
et qui en garde toujours le nom, servait de passage à la grande voie mili-
taire des Romains, et c'est là aussi que la principale ligne de fer franchira
le seuil, entre les deux versants de la Péninsule. Là est le vrai portail de
Constantinople, et depuis les temps les plus reculés de l'histoire les peuples
ont combattu pour en avoir la possession. Des buttes tumulaires qui par-
sèment en grand nombre les vallées avoisinantes témoignent des luttes qui
ont eu lieu dans ce pays des Thraces.
Les monts Rhodope projettent leurs contreforts au nord vers le seuil
d'Ichtiman, au nord-ouest vers le Yitoch, et le passage le plus bas qui
sépare les deux massifs, près de Dubnitsa, dépasse encore la hauteur d'un
kilomètre. Le Rilo-dagh, qui est le groupe le plus élevé du Rhodope, en
occupe précisément l'extrémité septentrionale et forme, suivant l'expression
de Barth, « l'omoplate » de jonction. Il dresse à près de 5,000 mètres, bien
au-dessus de la zone de végétation forestière, les dents, les aiguilles, les
pyramides rocheuses de son pourtour et les tables mal nivelées de son pla-
teau suprême, si différentes des croupes allongées des Balkans. Mais, au bas
de l'amphithéâtre imposant des grandes cimes nues, les sommets secon-
daires sont revêtus d'une belle végétation de sapins, de mélèzes, de hêtres,
s'étalant en forêts, retraites des ours et des chamois, ou se disséminant en
bosquets entremêlés de cultures ; dans les vallons, des prairies, des
vignobles et des groupes de chaînes entourent les villages. De nombreux cou-
vents, aux dômes pittoresques, sont épars sur les pentes : de là le nom turc
de Despoto-dagh ou de « mont des Curés», sous lequel on désigne générale-
ment l'ancien Rhodope. Le Rilo-dagh, célèbre aussi par ses riches monas-
tères de Rilo ou Rila, dont l'un est la résidence d'été du prince de Bulga-
rie, a tout à fait l'aspect d'un massif des Alpes suisses. En hiver et au
printemps, les nuages de la Méditerranée lui apportent une grande quan-
tité de neige ; mais en été ces nuages se déversent seulement en pluies, qui
212 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
font disparaître rapidement les restes d'avalanches des flancs de la mon-
tagne. Le spectacle de ces orages soudains est des plus remarquables. Dans
l'après-midi, les brumes qui voilaient les hauts sommets s'épaississent peu
à peu, et les lourdes nues cuivrées s'amassent sur les pentes. Vers trois
heures, ils fondent en pluie; on les voit s'amincir graduellement : une cime
se montre à travers une déchirure des vapeurs, puis une autre, puis une
autre encore ; enfin, quand le soleil va disparaître, l'air s'est purifié de
nouveau, et les monts s'éclairent des reflets du couchant.
Au sud du Rilo-dagh s'élève le massif de Perim ou Perin, qui lui est
à peine inférieur en altitude : c'est l'antique Orbelos des Grecs et l'une de
ces nombreuses montagnes où l'on montre encore les anneaux auxquels fut
amarrée l'arche de Noé, quand s'abaissèrent les eaux du déluge; les musul-
mans s'y rendent en pèlerinage pour contempler ce lieu vénérable. Là est,
du côté du sud, le dernier grand sommet du Rhodope. Au delà, la hauteur
moyenne des monts diminue rapidement, et, jusqu'aux bords de la mer
Egée, ne dépasse guère 1000 et 1200 mètres, mais, en s'abaissant, l'en-
semble des massifs granitiques dont se compose le système s'étend sur une
énorme largeur, des plaines de la Thrace aux montagnes de l'Albanie. Des
groupes d'anciens volcans, aux puissantes nappes de trachyte, accroissent
encore l'étendue de la région montagneuse dépendant du Rhodope1. Les
fleuves qui descendent des plateaux du centre de la Turquie n'ont pu gagner
la mer Egée qu'en sciant ces granits et ces laves par de profondes cou-
pures : telle est, par exemple, la fameuse « Porte de Fer » du Vardar,
devenue si célèbre sous son nom de Demir-kapu, que jadis la plupart des
cartes la marquaient au centre de la Turquie comme une ville considérable.
D'après Viquesnel et Hochstetter, il ne se trouverait de boues glaciaires
dans aucun de ces anciens bassins lacustres, et les flancs des montagnes qui
les dominent ne présenteraient nulle part les traces du passage d'anciens
fleuves de glace. Chose curieuse, tandis que toutes les chaînes peu élevées
de l'Europe occidentale, comme les Vosges et les monts d'Auvergne, ont eu
1 Altitudes probables de la Bulgarie d'après Hochstetter, Viquesnel, Boue, Barlh, Kanitz et l'état-
major russe.
Col de Trajan 1,653 mètres.
Porte de Trajan 800 »
Col de Dubnitsa 1,085 »
Pointe de Lovnitsa (Rilo-dagh). 2,900 »
Perim-dagh 2,400 »
AUTRES MASSIFS.
BALKANS.
Balkans, en moyenne 1,700 mètres.
Col de Rosalita. ...... 1,951 »
Goumrouktchal 2,376 »
Col de Chipka (Sipka) .... 1,407 »
Défilé de Bogasdéré 138 »
Col de Bana (Eraineb) .... 437 » Vitoch (Vitos) • . . 2,462
Muraldaiar 419 » Bassin de Sofia 522
BALKANS ET RILO-DAGH. 213
leur période glaciaire, ni le Rilo-dagh, ni les Balkans, sous une latitude à
peine plus méridionale que les Pyrénées, n'auraient eu leurs ravins remplis
par des glaciers mouvants ! Ce serait là un phénomène des plus remar-
quables dans l'histoire géologique de l'Europe.
Les fleuves proprement dits de la Péninsule coulent tous dans la région
bulgare de l'Hémus et du Rhodope, quoique l'Etat de Bulgarie ne possède
que les sources de ces cours d'eau. La Bosnie n'a que de petites rivières
parallèles s'écoulant vers la Save, l'Albanie n'a que des torrents à défilés
sauvages, comme le Drin ; les seuls cours d'eau de la Turquie que l'on
puisse comparer aux fleuves tranquilles de l'Europe occidentale, la Maritsa,
le Strymon ou Karasou, le Vardar, l'Indjé-Karasou, descendent du versant
méridional des Balkans et des massifs cristallins appartenant au système
du Rhodope. D'ailleurs le régime n'en a pas été suffisamment étudié ; on
n'a pas encore évalué la quantité d'eau qu'ils déversent dans la mer et l'on
n'a su les utiliser en grand ni pour la navigation ni pour l'arrosement des
campagnes. Ils ont tous pour caractère commun de traverser des fonds
d'anciens lacs, qui ont été graduellement changés par les alluvions en
plaines d'une grande fertilité. Le travail de comblement continue de s'ac-
complir sous nos yeux dans la partie inférieure de ces vallées fluviales :
dans toutes s'étalent de vastes marais et même des lacs profonds qui se
rétrécissent peu à peu et d'où l'eau du fleuve sort purifiée. D'après quel-
ques auteurs, un de ces lacs, le Tachynos, que traverse le Strymon immé-
diatement avant de se jeter dans la mer Egée, serait le Prasias d'Hérodote,
si fréquemment cité par les archéologues ; ses villages aquatiques n'é-
taient autres, en effet, que des « palafittes » semblables à ceux dont on a
trouvé les traces sur les bas-fonds de presque tous les lacs de l'Europe
centrale.
Des deux faîtes de partage les plus importants de l'ancienne Turquie, un
seul tombe dans les limites politiques de la Bulgarie. Le seuil oriental, le
« Champ des Merles », entre le Vardar et la Morava serbe, est encore un ter-
ritoire turc, mais les garnisons autrichiennes de Mitrovitsa le surveillent de
près. L'autre faîte de partage, attribué à la Bulgarie, est le bassin de Sofia,
où le Strymon, l'Isker et les affluents de la Morava bulgare rayonnent vers le
sud, le nord et le nord-ouest, tandis que la Maritsa naît sur un seuil voisin
pour s'écouler vers l'est. En donnant à la Bulgarie cette position stratégique
capitale, la Russie s'emparait ainsi, au sud des Balkans, du point de con-
vergence de toutes les grandes routes naturelles de la Péninsule. Il est peu
de contrées en Europe où les grandes voies internationales soient mieux
indiquées qu'en Bulgarie. Le premier de ces chemins des nations est le
214 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Danube lui-même , dont la première ville riveraine, en aval de la Serbie,
est l'ancienne Yiddin ou Vidin, la Bononia des Romains, qui devint plus
tard l'une des principales citadelles des Turcs. En 1878, les Russes en ont
fait sauter les ouvrages de défense, et maintenant la ville, quoique encore
turque d'aspect, a pris, au moins le long du quai, grâce à ses hôtels et à ses
promenades, une physionomie occidentale. Rahova, dont le vrai nom bul-
gare est Orjahavo, s'est blottie, pour ainsi dire, dans un étroit ravin au nord
du Danube et projette une rue dans chacune des brèches du plateau d'argile
qui la domine : des ruines romaines que les Turcs avaient transformée en
citadelle s'élèvent à l'ouest de la cité. Nicopoli se trouve aussi sur l'empla-
cement d'une ancienne station romaine, que Lejean et Kanitz ont reconnue
être Asomus (ou Anasemus). Nicopoli, moins animée que sa voisine rou-
maine Turnu Magurelli, située en face sur la rive gauche du Danube, est
l'une des principales colonies des juifs espagnols, dont le quartier est le
plus riche et le plus élégant de la ville. -Sistov (Svistov, Sevejestov), est une
des principales escales du commerce de la Bulgarie et l'une des premières
villes où s'ouvrirent des écoles pour l'enseignement en langue bulgare;
souvent détruite pendant les guerres, elle s'est toujours relevée et main-
tenant a pris rang parmi les capitales de la Bulgarie. Roustchouk(Ruscuk),
l'ancienne Prisca, a cessé de menacer Giurgevo, la ville roumaine, et Silis-
trie, le Dorosturum de la Mésie romaine et le Drster des anciens Russes, a
perdu définitivement le rôle militaire qu'elle eut pendant tant de siècles.
En aval, la voie naturelle du Danube se continue vers la mer Noire par
de nombreuses escales ; mais elle n'est pas assez courte au gré du com-
merce; il a fallu l'abréger par un chemin de fer, qui coupe l'isthme de
la Dobroudja, sur un territoire appartenant désormais à la Roumanie,
puis par une voie ferrée plus longue, qui traverse toute la Bulgarie
orientale , de Roustchouk au port de Varna, en passant à Rasgrad et
près de Choumla. Un autre chemin de fer, non encore terminé, suit
le passage direct que la nature a ouvert, du bas Danube à la mer Egée par
la dépression des Balkans, au sud de Choumla, et par les plaines où se sont
bâties les villes de Yamboli et d'Àndrinople. Plus à l'ouest, Tirnova, l'an-
tique cité des tsars de Bulgarie, Elena et l'industrieuse Slivno, sont les
étapes d'un autre chemin entre le Danube et le littoral de la Thrace,
tandis qu'une route, partie de Tirnova, franchit les Balkans entre Kazanlik
et Eski-Zagra. Enfin des événements récents ont prouvé l'importance de
la voie qui de Nicopoli se dirige vers la plaine de Sofia par la fameuse
Plevna et par Orkhanie (Samoun djevo). D'après les stipulations des nou-
veaux traités, les forteresses qui commandaient les chemins de la Bulgarie
BALKANS 217
et qui ont tant de fois arrêté les Russes dans leur marche sur Conslan-
tinople doivent être complètement rasées. Le formidable « quadrilatère »
de défense formé par Roustchouk, Silistrie, Choumla et Varna disparaît de
la carte militaire.
Maintenant il s'agit d'éviter en entier les détours du fleuve, en adaptant
aux besoins des échanges de continent à continent, d'un côté la route de
Rosnie à Salonique par Mitrovitsa, Uskiub, Kiôprili et la basse vallée du
Vardar, et d'un autre côté la grande voie que suivaient autrefois les légions
romaines, entre la Pannonie et Ryzance, et que les sultans avaient reprise
au seizième siècle en faisant construire une grande route dallée de Belgrade
à Rodosto ; il faut détourner le courant commercial du Danube et lui
donner le port de Constantinople pour embouchure directe. La ligne
occidentale, qui doit faire de Salonique un port autrichien et mettre en
communication Vienne et toute l'Europe du centre et de l'Occident avec
les villes de l'Orient turc et hellénique offre de trop grands avantages au
commerce de l'Austro-Hongrie et de l'Allemagne pour que le tracé n'en
ait pas été définitivement fixé ; quant à la grande ligne de l'est, qui doit
passer dans la plaine de Sofia, les compétitions sont en jeu entre les divers
Etats de la Péninsule et les deux grandes puissances qui les protègent, et
jusqu'à maintenant aucune décision n'a été prise. Néanmoins la voie natu-
relle entre la Hongrie et Constantinople par Sofia est tout indiquée; elle
doit traverser le Danube près Belgrade, au confluent de la Save, remonter
le cours de la Morava , puis de la Nichava, et pénétrer dans la vallée de la
Maritsa par le seuil d'ichtiman.
Le vaste espace quadrangulaire occupé par les systèmes montagneux de
l'Hémus et du Rhodope et limité au nord par le Danube, — environ la moitié
de l'ancienne Turquie, — est le pays des Bulgares. Quoique le nom de Bul-
garie soit appliqué officiellement au seul versant septentrional des Balkans,
augmenté du bassin de Sofia, la véritable Bulgarie s'étend sur un territoire
au moins deux fois plus considérable l. Des bords du Danube inférieur aux
versants du Pinde, tout le sol de la Péninsule appartient aux Bulgares, saut
pourtant les îlots et les archipels ethnologiques où vivent des Turcs, des
Valaques, des Zinzares ou des Grecs. Au moyen âge, ils occupaient un
territoire beaucoup plus vaste encore, puisque l'Albanie tout entière se
1 Bulgarie, d'après le traité de Berlin ■
Supeificie. Population probable. Population kilométrique.
65,865 kilomètres carrés. 1,265,500 habitants. 51 habitants.
ï. 28
218 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
trouvait dans les limites de leur royaume. Leur capitale était la ville
d'Okrida. , ,
Quelle est donc cette race qui, par le nombre et l'étendue de ses domaines,
est certainement la première de la péninsule de T h race? Ceux que les Byzan-
tins appelaient Bulgares et qui, dès la fin du cinquième siècle, vinrent
dévaster les plaines de la Thrace, ces hideux ravageurs dont le nom, légè-
rement modifié, est devenu un terme d'opprobre dans les jargons de nos
langues occidentales, étaient probablement de race ougrienne comme les
Huns; leur langue était analogue à celle que parlent actuellement les
Samoyèdes, et l'on pense qu'ils étaient les proches parents de ces peu-
plades misérables de la Bussie polaire. Toutefois, depuis que ces conqué-
rants farouches ont quitté les bords de la Volga, à laquelle, suivant
quelques auteurs, leurs ancêtres auraient dû leur nom, ils se sont singu-
lièrement modifiés, et c'est en vain qu'on a cherché à découvrir dans .leur
langue les traces de leur ancienne origine. Ils sont devenus Slaves, comme
le sont leurs voisins les Serbes et les Busses.
La slavisation rapide des Bulgares est un des phénomènes ethnologiques
les plus remarquables qui se soient opérés pendant le moyen âge et l'on
doit l'attribuer, ainsi que le fait remarquer Virchow, soit à leur grande
infériorité en nombre ou en civilisation aux peuples conquis, soit à l'in-
fluence exceptionnelle exercée sur eux par la religion chrétienne qu'appor-
tèrent chez eux des apôtres serbes. Dès le milieu du neuvième siècle, tous
les Bulgares comprenaient le serbe, et bientôt après, ils cessèrent de parler
leur propre langue. A peine trouve-t-on encore quelques mots khazares dans
leur idiome slave ; ils parlent toutefois moins correctement que les Serbes,
et leur accent est plus rude; n'ayant, récemment encore, ni littérature ni
cohésion politique, ils n'ont pu fixer leur langue et lui donner un caractère
distinctif ; c'est dans le district de Kalofer, au sud du Balkan, que leur
idiome a, dit-on, le plus de pureté. D'après quelques auteurs, la prodigieuse
facilité d'imitation qui distingue les Bulgares suffirait à expliquer leur
transformation graduelle en un peuple slavisé ; mais il est beaucoup plus
simple de supposer que, dans leurs flux et reflux de migrations et d'incur-
sions guerrières, les Serbes conquis et les Bulgares conquérants se sont
mélangés intimement, les premiers donnant leurs mœurs, leur langue,
leurs traits distinctifs et les seconds imposant leur nom de peuple. Quoi
qu'il en soit, il est certain que les populations de la Bulgarie font mainte-
nant partie du monde slave. Avec les Basciens, les Bosniaques et les Serbes
encore soumis à la domination turque, elles assurent à l'élément yougo-
slave une grande prépondérance ethnologique dans la Turquie d'Europe. Si
TYPES ET COSTUMES
1- Bulgare chrétien de Viddin. — ?. Dames chrétiennes de Skodia. — 5. Bulgares musulmans de Viddin. —
'*. Bulgare dû Koyoutêpé.
Dessin de P. Fritcl, d'après une photographie
BULGARES. 221
l'hégémonie de l'empire devait appartenir aux plus nombreux, c'est aux
Serbo-Bulgares qu'elle reviendrait, et non point aux Grecs, ainsi qu'on le
croyait naguère.
En général, les Bulgares sont plus petits que leurs voisins les Serbes,
trapus, fortement bâtis, portant sur de larges épaules une tête remarqua-
blement ronde et bien formée. Pourtant plusieurs crânes de Bulgares, 'étu-
diés par Kopernicki, Virchow, Beddoe, se distinguent par quelques traits
qui se retrouvent chez des sauvages australiens : c'est la partie postérieure
de la tête qui est la plus large et la plus haute, le front est étroit, peu
développé et la racine du nez naît en arrière des arcades. Souvent les
narines sont très-larges et fortement relevées. Les yeux bleus ou gris et les
cheveux châtains semblent être plus fortement représentés chez les Bulgares
que les nuances plus foncées. Beaucoup de voyageurs, entre autres Lejean,
Breton lui-même, leur ont trouvé une ressemblance frappante avec les
paysans de la Bretagne. En certains districts, ils se rasaient la chevelure,
à l'exception d'une queue qu'ils laissaient croître et tressaient soigneuse-
ment à la façon des Chinois. Dans les diverses contrées de la Péninsule où
ils ne possèdent pas encore la suprématie politique, les Grecs, les Yalaques
se moquent d'eux, et mainte expression proverbiale les tourne en dérision
comme inintelligents et grossiers. Ces moqueries sont injustes. Sans avoir
la vivacité du Boumain, la souplesse de l'Hellène, le Bulgare n'en a pas
moins l'esprit fort ouvert; mais l'esclavage a lourdement pesé sur lui, et
dans les régions méridionales, où il est encore opprimé par le Turc, exploité
par le Grec, il a l'air malheureux et triste; au contraire, dans les plaines du
Nord et dans les villages reculés des montagnes, où il a moins à souffrir,
il est jovial, porté au plaisir; sa parole est vive et sa répartie des plus heu-
reuses. C'est aussi sur le versant septentrional des Balkans que la popu-
lation, peut-être à cause de son mélange intime avec les Serbes, présente le
plus beau type de visage et s'habille avec le plus de goût.
Pris dans leur ensemble, les Bulgares, surtout ceux de la plaine, sont un
peuple pacifique, ne répondant nullement à l'idée qu'on se fait de leurs
féroces ancêtres, les dévastateurs de l'empire byzantin : on a remarqué
toutefois que ce sont précisément ces peuples paisibles qui, soudainement
déchaînés, commettent le plus d'atrocités1. Bien différents des Serbes, ils
n'ont aucune fierté guerrière; ils ne célèbrent point les batailles d'autrefois
et même ils ont perdu tout souvenir de leurs aïeux. Dans leurs chants, ils se
bornent à raconter les petits drames de la vie journalière ou les souffrances
1 John Beddoe, On the Bulgarians.
222 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
de l'opprimé, ainsi qu'il convient à un peuple soumis ; l'autorité, repré-
sentée par le gendarme, le « modeste zaptié », jouait un grand rôle dans
leurs courtes poésies. Le vrai Bulgare est un paysan tranquille, laborieux
et sensé, bon époux et bon père, aimant le confort du logis et pratiquant
les vertus domestiques. Presque toutes les denrées agricoles que la région
des Balkans expédie à l'étranger, elle les doit au travail des cullivateurs
bulgares. Ce sont eux qui changent certaines parties de la plaine méridio-
nale du Danube en de vastes champs de maïs et de blé, supérieurs même à
ceux de la Roumanie. Enfin les Bulgares qui habitent le versant septentrio-
nal des Balkans, entre Pirot et Tirnova, ont aussi une grande activité
industrielle. Là chaque village a son travail particulier : ici l'on fabrique
des couteaux, ailleurs des bijoux en métal, plus loin les poteries, les étoffes,
les tapis, les passementeries, et partout les simples ouvriers du pays donnent
la preuve de leur grande habileté de main et de la pureté de leur goût. A
l'entrée septentrionale du col de Chipka, rendu fameux à jamais par
l'acharnement sans nom des armées qui s'y sont récemment combattues,
la ville toute moderne de Gabrova ou Gabrovo est une cité d'industrie active :
ses couteaux et ses yatagans, ses toiles, ses peaux, ses draps, sont connus
dans la Péninsule entière; l'eau de la Iantra fait mouvoir des outils dans
chaque maison. C'est à Gabrova, dit Kanitz, que fut ouverte, en 1835, la
première école où l'on ait enseigné en langue bulgare. À l'est de Gabrova,
la gracieuse Travna est le « Nurnberg » des Bulgares, la ville des sculp-
teurs sur bois et des fabricants d'images.
Ces Bulgares si pacifiques, si bien façonnés au travail et à la peine,
commençaient à se lasser de leur longue sujélion, même bien avant que les
Russes ne les eussent armés contre les Turcs. Sans doute ils ne songeaient
point à se révolter, et les quelques soulèvements qui avaient eu lieu étaient
le fait de quelques montagnards ou de jeunes gens revenus de Serbie ou des
pays roumains avec l'enthousiasme de la liberté ; mais si les Bulgares
étaient restés en majorité des sujets dociles, il n'en relevaient pas moins
peu à peu la tête; ils se reconnaissaient les uns les autres comme apparte-
nant à la même nationalité ; ils se groupaient plus solidement, s'associaient
pour la défense commune. Après mille ans d'oubli de soi-même, le peuple
bulgare s'est retrouvé. C'est, dans l'ordre religieux qu'il fit le premier pas
pour la reconquête de sa nationalité. Lors de l'invasion des Turcs, un
certain nombre de Bulgares, les plus opprimés sans doute, s'étaient faits
mahométans, et parmi ces Slaves circoncis il faut citer principalement les
Pomatses, qui vivent au nord des Balkans, entre les rivières Isker et Osma;
mais quoique visiteurs des mosquées, la plupart de ces Bulgares convertis,
BULGARES ET GRECS. 223
auxquels on a donné le même nom qu'aux populations indigènes du Rho-
dope, n'en avaient pas moins gardé la religion de leurs pères, vénérant les
mêmes fontaines sacrées et croyant aux mêmes talismans. Depuis la conquête,
une faible proportion de la population bulgare s'est convertie au catholi-
cisme occidental; mais la très -grande majorité delà race appartient à la
religion grecque. Naguère encore, moines et prêtres grecs jouissaient de la
plus grande influence; pendant de longs siècles d'oppression, les religieux
avaient maintenu les vieilles traditions de la foi vaincue : par leur existence
même, ils rappelaient vaguement un passé d'indépendance, et leurs églises
étaient Je seul refuge ouvert au paysan persécuté : de là le sentiment de
gratitude que le peuple leur avait voué. Pourtant les Bulgares ne voulaient
plus être gouvernés par un clergé qui ne se donnait même point la peine
de parler en leur langue et qui prétendait les soumettre à une nation aussi
différente de la leur que le sont les Hellènes. Sans vouloir opérer de schisme
religieux, ils voulaient se soustraire à l'autorité du patriarche de Constan-
tinople, comme l'avaient fait les Serbes et même les Grecs du nouveau
royaume hellénique : ils voulaient constituer une Eglise nationale, maîtresse
d'elle-même. Malgré les protestations du « Phanar », le Vatican de Constan-
tinople, malgré la mauvaise grâce du gouvernement, qui n'aime point à
voir ses peuples s'émanciper, la séparation des deux Eglises était à peu près
opérée avant l'invasion russe ; le clergé grec avait dû se retirer, même
s'enfuir de quelques villes en toute hâte. L'événement se serait accompli
beaucoup plus tôt, si les femmes, plus attachées que les hommes aux anciens
usages, n'avaient prolongé la crise, le moindre changement dans le rite ou
dans le costume du prêtre leur paraissant une hérésie lamentable. Quoique
faite contre les Grecs, cette révolution pacifique n'en avait pas moins une
grande portée contre les Turcs eux-mêmes. Les Bulgares, du Danube au
Vardar, avaient agi de concert dans une œuvre commune; en dépit de leur
sujétion, ils s'étaient essayés, sans le savoir peut-être, à devenir un peuple.
Depuis leur constitution en Etat autonome, leur premier effort s'est porté
vers les écoles : l'instruction obligatoire pour tous, gratuite pour les
pauvres, a été décrétée et des instituteurs ont été envoyés dans tous les vil-
lages.
Une population aussi souple, aussi malléable que l'est la nation bulgare,
modifiera certainement assez vite ses mœurs et ses habitudes sous l'influence
de la civilisation moderne à laquelle ils prennent part. Elle a grand besoin
de se relever. Les Albanais se sont ensauvagés par la guerre, les Bulgares
ont été avilis par l'esclavage. Dans les villes surtout, ils étaient fort bas
tombés. Les insultes que leur prodiguaient les musulmans, le mépris dont
224 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
ils les accablaient avaient fini par les rendre abjects, méprisables à leurs
propres yeux. D'ailleurs, les choses avaient déjà changé lorsque la guerre
est venue constituer la Bulgarie du nord en Etat distinct. Peut-être, pris en
masse, les Turcs ont-ils gardé sur les Bulgares l'immense supériorité que
donnent la probité et le respect de la parole donnée ; mais ils travaillent
moins, ils se laissent paresseusement entraîner par la destinée, et peu à
peu, de maîtres qu'ils étaient, ils perdent les positions acquises et tom-
bent dans une pauvreté méritée. Dans les campagnes, la terre passe gra-
duellement aux mains des « rayas » ; dans les villes, ceux-ci ont presque
entièrement accaparé le commerce. Enfin, chose bien plus importante
encore, les Bulgares, comprenant la nécessité de l'instruction, se sont mis
à fonder des écoles, des collèges, à faire publier des livres, à envoyer
des jeunes gens dans les universités d'Europe. Dans les collèges mixtes de
Constantinople, ce sont régulièrement les jeunes Bulgares qui ont le plus
de succès dans leurs études. C'est un grand signe de vitalité. Qu'elle con-
tinue dans cette voie, et la race bulgare, qui depuis si longtemps avait
été pour ainsi dire supprimée de l'histoire et que l'on traite encore comme
un vil troupeau d'esclaves, pourra rentrer dignement sur la scène du
monde.
Les Turcs étaient relativement très-peu nombreux dans les campagnes
du pays bulgare qui s'étendent à l'ouest de la vallée du Loin ; mais dans les
villes, surtout celles qui ont une grande importance stratégique, ils for-
maient des communautés considérables. En outre, la plus grande partie de
la Bulgarie orientale, entre le Danube et le golfe de Bourgas, était peuplée
de Turcs et de Bulgares tellement identifiés aux conquérants par la langue,
le costume, les habitudes, la manière de penser, qu'il était impossible de
les distinguer. On ne voit pas même dans leur pays un seul monastère chré-
lien, tandis qu'il s'y trouve plusieurs lieux de pèlerinages musulmans. C'est
là que se trouvait le plus solide point d'appui des Osmanlis dans toute la
Péninsule : mais les massacres et les émigrations en masse ont fait dispa-
raître la plus grande partie de la population. On évalue déjà à près d'un
million le nombre des malheureux qui ont dû s'expatrier.
Bulgares et Turcs, Grecs et Valaques, et çà et là des colonies de Serbes
et d'Albanais, des communautés d'Arméniens, des groupes assez nom-
breux de Juifs « Spanioles », comme ceux de la Bosnie et de Salonique,
les commerçants européens des cités, des colonies de Boumains Zin-
zares et# des bandes errantes de Tsiganes, réputés musulmans , font
de la contrée des Balkans un véritable chaos de nations ; naguère la con-
fusion était presque aussi grande que dans le réduit de la Dobroudja, situé
POPULATIONS DIVERSES DE LA BULGARIE. 225
entre le bas Danube et la mer. Là des Tartares Nogaïs, de même origine
que ceux de la Crimée, viennent s'ajouter aux représentants de toutes les
races qui se sont établies au sud du Danube; non mélangés comme le
sont leurs frères de sang les Osmanlis, ils ont assez bien conservé leur
type asiatique.
Après la guerre de Crimée, quelques milliers de Nogaïs, compromis par
l'aide qu'ils avaient fournie aux alliés, quittèrent leur beau pays de
montagnes et vinrent se grouper en colonies à côté de leurs compatriotes
tartares de la Dobroudja. En revanche, environ dix mille Bulgares de la
contrée, s' effrayant à la vue de ces Nogaïs de la Crimée qu'on leur avait
dépeints, bien à tort, comme des êtres abominables de vices et de férocité,
s'enfuirent de leur pays pour aller se mettre sons la protection du tsar, et
les domaines qu'on leur assigna furent précisément ceux des Tartares
émigrés. Ce fut un échange de peuples entre les deux empires; malheu-
reusement, les fuyards des deux nations eurent beaucoup à souffrir, dans
leurs nouvelles patries, de l'acclimatement et de la misère; de part et
d'autre, les maladies et le chagrin firent de nombreuses victimes. Bien
plus lamentable encore fut le sort des Tcherkesses et des autres immi-
grants du Caucase, qui, soit fuyant les Russes, soit bannis par eux,
vinrent en 1864 et dans les années suivantes, demander un asile à la Porte!
Ils étaient au nombre de quatre cent mille; ce ne fut donc pas sans
peine qu'on put leur préparer des villages de refuge en Europe et dans la
Turquie d'Asie. Le pacha que la Porte avait chargé de surveiller l'immi-
gration prit soin d'installer les nouveau-venus dans les régions de la
Bulgarie situées à l'ouest, espérant ainsi, mais en vain, rompre la cohésion
ethnique des Serbes et des Bulgares. Naturellement, on força les « rayas »
à leur céder des terres, à leur bâtir des villages et même des villes
entières, à leur donner des animaux et des semences, mais on ne put aussi
facilement leur inspirer l'amour du travail. En Bulgarie, ils ne trouvèrent
qu'une hospitalité défiante, et bientôt désabusés, ils s'enfermèrent dans
leur insolent orgueil et refusèrent de s'assouplir au labeur. On raconte
que nombre de chefs, en arrivant dans la contrée, plantèrent leur épée
dans le sol pour annoncer ainsi que la terre leur appartenait et que
désormais la population leur était asservie. La faim, les épidémies, le
climat si différent de celui de leurs montagnes, les firent périr en multi-
tudes; dès la première année, plus d'un tiers des réfugiés avait succombé.
Quant aux jeunes filles et aux enfants, il s'en fit un commerce hideux, et
les bénéfices qu'en retirèrent certains pachas permirent de se demander si
l'on n'avait pas à dessein affamé tout ce peuple. Les harems regorgèrent de
i.
29
226 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE
jeunes Circassiennes, qui se vendaient alors en moyenne pour le quart ou
le huitième de leur prix ordinaire. Constantinople, encombrée, versait son
excédent sur la Syrie et l'Egypte. Après que les maladies, l'oisiveté, le vice
eurent prélevé leur proie, la population tcherkesse s'était à peu près accom-
modée à son nouveau milieu, lorsque la guerre vint réveiller ses instincts
de lutte et de carnage. Ce sont principalement les cavaliers tcherkesses
qui eurent à soutenir le choc des Cosaques : les ennemis qui combattirent
tant de fois dans les gorges du Caucase se retrouvèrent sur les cols des
Balkans. Les Tcherkesses défendirent avec héroïsme le pays qui leur avait
donné asile ; mais que de fois ils se sont laissé emporter par la fureur,
non-seulement à massacrer les blessés, mais aussi à détruire des popula-
tions entières, n'épargnant ni les vieillards ni les enfants! A leur tour, ils
ne trouvèrent point de pitié • il n'y en a plus en Bulgarie et les terres que
le sultan leur avait données ont été reprises par les communes ou par les
anciens propriétaires1.
La Bulgarie actuelle n'est pas constituée en Etat complètement indépen-
dant : quoique « autonome » , elle est censée se trouver encore sous la
haute puissance du sultan ; en outre, la nomination du prince doit être
ratifiée par les grands Etats de l'Europe. En réalité le suzerain, bien autre-
ment puissant que le padichah, est l'empereur de Bussie, C'est lui qui a
fait déchirer la constitution parlementaire de l'Etat et qui l'a remplacée
par la dictature « septennaire » du prince de Bulgarie. Un général russe
commande l'armée bulgare, forte d'environ 16,000 hommes; un autre
général russe préside le conseil des ministres. Le budget de l'Etat est de
28 à 50 millions de francs, sur lesquels le prince prélève 1 500000 francs
pour sa liste civile.
VII
LA SITUATION PRESENTE ET L AVENIR DE TA TURQUIE.
Les prophéties dans lesquelles on se complaisait, au sujet de la Turquie,
ne sont pas encore complètement réalisées. « L'Homme malade », ainsi
1 Villes principales de la Bulgarie, avec leur population approximative :
Choumla (Sumla) 40,000 hab.
Tirnova 50,000 »
Roustchouk (Ruscuk) .25,000 »
Sofia. . . , 20,000 »
Viddin 20,000 »
Silistrie 20,000 hab.
Sistova (Svistov) 20,000 »
Varna 20,000 »
Rasgrad ■ . . 15,000 »
Samakov , . , . 10,000 »
Plevna. ...... 10,000 hab.
ÉTAT SOCIAL DE LA TUIVQUiE
227
qu'on nommait plaisamment l'empire des Osmanlis, a résisté contre la mort
plus vaillamment qu'on ne s'y attendait, et les puissances voisines n'ont
pu se mettre d'accord pour partager ses dépouilles. Il est vrai que, sans
l'appui de l'Angleterre, sans la rivalité de l'Autriche et de la Russie, il eut
S" 37. — EMPIRE TURC.
E de G
C Perron
Echelle de 1 : 45 000 000
certainement succombé ; malgré les traités de « paix perpétuelle », « il reste
menacé des plus grands dangers, car ses ennemis, c'est-à-dire les Etats
limitrophes, ont dans les populations serbes et bulgares de l'empire des
éléments toujours prêts à susciter des révolutions intérieures. Les intérêts
de « l'équilibre européen », ou plutôt les jalousies rivales des différents
États sont jusqu'à maintenant la meilleure sauvegarde de la Turquie ; mais
le vaste empire qui s'étend au loin jusqu'en Arabie, et qui, par son vassal,
le khédive d'Egypte, est devenu suzerain de la Nubie, du Darfour, du
228 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Ouadaï, et de quelques points du littoral del'Abyssinie, est lézardé de toutes
parts : dans plusieurs de ses domaines, notamment en Egypte, les étrangers
sont plus maîtres que les mahométans eux-mêmes. Tout le versant septen-
trional des Balkans, du Vitos,du Skar ne se trouve plus que nominalement
sous la suprématie de la Turquie; pas une goutte d'eau se déversant dans le
Danube ne coule maintenant sur le territoire ottoman, et même les sources
de maintes rivières qui se jettent dans la mer Egée ont cessé d'arroser les terres
desOsmanlis.Batoum est annexée à la Transcaucasie russe. Chypre est deve-
nue île anglaise et Tunis est désormais une dépendance politique de l'Algé-
rie. Le centre de gravité de l'empire s'est déplacé; il n'est plus en Europe, et
l'Asie Mineure, au centre de laquelle il se trouve actuellement, est ruinée
par la famine, exposée presque sans défense aux aggressions de la Russie.
L'Empire Ottoman occupe une surface immense, de peut-être six millions
de kilomètres carrés, dont il est même impossible d'indiquer les limites,
car, au sud et au sud-ouest, le domaine du sultan va se perdre dans les
déserts inexplorés du haut Nil et du Soudan. Toutefois la plus grande
partie de ces vastes territoires n'est point sous la dépendance directe du
padichah de Stamboul. L'intérieur de l'Arabie appartient aux Ouahabîtes;
les côtes méridionales de l'Hadramaut sont habitées par des peuplades libres
ou bien inféodées à l'Angleterre; enfin, même entre la Syrie et l'Euphrate,
nombre de districts, nominalement administrés par des pachas turcs, sont
pour les Bédouins un territoire de courses et de pillage. L'Empire Ottoman
proprement dit, comprend, avec ses provinces d'Europe, l'Asie Mineure, la
Syrie, la Palestine, le double bassin du Tigre et de l'Euphrate, le Hedjaz et le
Yémen en Arabie, Tripoli en Afrique. Ce territoire s'étend sur un espace de
400 millions d'hectares, huit fois la surface de la France; mais la popu-
lation, beaucoup moins dense que celle de l'Europe occidentale, s'élève au
plus à 28 millions d'habitants. Quelques statisticiens pensent même que ce
nombre est trop fort de deux ou trois millions.
La Turquie d'Europe, dans laquelle on ne doit plus compter la Bosnie,
l'Herzégovine, la Bulgarie et qui possède seulement de nom Novibazar et la
Roumanie orientale, est un Etat de moyenne grandeur, dont l'étendue est
évaluée approximativement aux deux cinquièmes du territoire de la France.
En dehors de Constantinople et de sa banlieue, qui forme un district dépen-
dant du ministère de la police, le pays est divisé en cinq vilayet ou pro-
vinces; en outre, Lemnos, Imbros, Samothrace, Astypalœa constituent,
avec Rhodes et les îles du littoral de l'Anatolie, un sixième vilayet. Du
reste, les divisions conventionnelles de l'empire sont assez fréquemment
modifiées. Les vilayet se divisent en moutesariflik ou mncljak; ceux-ci se
GOUVERNEMENT DE LA TURQUIE.
229
partagent en kaza, qui répondent aux cantons français, et les kaza en
communes ou nahié1.
Le sultan ou padichah, qui est en même temps émir el moumenin, c'est-
à-dire chef des croyants, concentre en sa personne tous les pouvoirs ; il n'a
d'autre règle de conduite que les prescriptions du Coran et les traditions
de ses ancêtres. Après lui, le personnage le plus considérable de l'empire
est le cheik d-hlam (ancien de l'Islam) ou grand-mufti, qui préside aux
cultes et à la justice. Le premier ministre n'a plus le rang de grand-vizir,
ne commande plus à touLe l'administration : le conseil des ministres
ou mouchir communique directement avec le sultan. Le kislar-agasi ou
chef des eunuques noirs, auquel est confiée la direction du harem impérial,
est aussi l'un des grands dignitaires de la Turquie et souvent celui qui
jouit en réalité de la plus haute influence et qui distribue les faveurs à son
gré. Les membres jurisconsultes des divers conseils des ministères sont
désignés sous le nom àemoufti. Les titres effendi ou « lettré », aga ou
« homme du sabre », sont des termes de politesse appliqués aux employés
ou à des personnages considérables. Souvent aussi le nom de pacha, répon-
dant à celui de « grand chef », est donné à tous ceux qui remplissent une
haute fonction civile ou militaire. On sait que leur dignité est symbolisée,
suivant le rang, par une, deux ou trois queues de cheval flottant au bout
d'une lance : c'est un usage qui rappelle les temps, déjà légendaires, où les
Turcs nomades parcouraient à cheval les steppes de l'Asie centrale.
Le conseil d'État (chouraï devlet) et d'autres conseils, fonctionnent pour
chaque ministère, et, par l'ensemble de leurs bureaux, constituent la chan-
cellerie d'État ou divan. En outre, une cour suprême, divisée en deux
sections, s'occupe des affaires civiles et des affaires criminelles. Les membres
des corps officiels sont nommés directement par le pouvoir; la seule appa-
rence de droit accordée aux diverses « nations » de l'empire est que deux
représentants de chacune d'elles, d'ailleurs soigneusement choisis par le
premier ministre, prennent place au conseil de l'administration ou conseil
1 Vilayet.
1. Edirneh ou Andrinople (Thrace)
2 Salonique ou Selanik. (Macédoine)
5. Monastir et Prizrend (Haute Macédoine et
llaule Albanie). . . . ...
4. Yanina (Epire et Thessnlie) ....
5. Crète ou Candie
Iles européennes du vilayet de l'Archipel
Conslanliuople et sa banlieue européenne
Sandjakde Novibazar (avec garnison autrichienne)
Superficie
Population
Capitale.
approximative.
probable.
35,000
1,250,000
Andrinople
50,000
650,000
Salonique.
55,000
1,500,000
Monastir.
56,000
720,000
Yanina.
7,800
210,000
La Canée.
1,200
40,000
Dardanelles
500
490,000
8, -400
125,000
Novibazar.
Turquie d'Europe.
190,300
4,985,000
250 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
d'État. Il en est de même dans les provinces. Un vali gouverne le vilayet,
uu moutesarifle sandjak, un caïmacan le kaza, un moudir la commune.
Tous ces chefs sont assistés, mais pour la forme seulement, par un conseil
composé des principaux fonclionnaires civils et religieux, et de quelques
membres musulmans et non musulmans choisis sur une liste de notables
éligibles. En réalité, c'est le vali qui nomme les membres des conseils. Aussi
ces assemblées sont-elles désignées en langage populaire sous le nom de
« conseils des Oui » ; elles n'ont d'autre fonction que d'approuver. Les
conditions que le gouvernement suprême a daigné se faire à lui-même sont
résumées dans le hatti-chérif de Gulhané, promulgué en 1859, dans le
hatti-houmayoum de 1856 et dans la constitution de 1876. Depuis, ces
promesses, qui garantissent à tous les habitants de l'empire une entière
sécurité quant à leur vie, leur honneur et leur fortune, ont été converties
en articles de loi partiellement appliqués.
L'organisation religieuse et judiciaire, jalousement surveillée par le cheik-
el-Islam et par les prêtres, ne pouvait être l'objet d'aucun changement. Le
corps spécialement religieux, celui des imam, comprend les cheik, qui ont
pour devoir la prédication, les khatib, qui récitent les prières officielles, et
les imam proprement dits, qui célèbrent les mariages et les enterrements.
Les juges, qui composent avec les imam le groupe des ouléma , ont pour
supérieur immédiat un cazi-asker ou grand-juge, et se divisent, suivant la
hiérarchie, en mollah, cazi (cadis) et naïb. Ils ne sont point rétribués
par l'Etat et prélèvent eux-mêmes leurs émoluments sur la valeur des
biens en litige et sur les héritages : c'est dire que la loi même les encourage
à l'improbité. Des tribunaux mixtes offrent quelque garantie aux habitants
de l'empire non mahométans.
Le patriarche de Constantinople, comme chef de la religion grecque
dans la Turquie d'Europe et comme directeur civil des communautés de sa
nation, dispose d'une influence très-considérable. Il est désigné par un
synode de dix-huit membres, qui administre le budget religieux et décide
souverainement en matière de foi. Les trois personnages principaux du rit
latin sont un patriarche siégeant dans la capitale et les deux archevêques
d'Antivari et de Durazzo. Les deux cultes arméniens ont chacun leur pa-
triarche résidant à Constantinople.
Il serait trop dangereux pour la puissance des Ottomans en Europe que les
sujets chrétiens pussent entrer en grand nombre dans l'armée. Jadis ils en
étaient complètement exclus et devaient payer de lourds impôts de capitation
en échange du service militaire. Actuellement, il est convenu officiellement
que les « rayas » peuvent contribuer à la défense nationale et monter de
ETAT SOCIAL DE LA TURQUIE 251
grade en gracie jusqu'à celui de ferik (général) et de mouchir (maréchal) ;
mais, en réalité, l'armée n'en continue pas moins d'être presque exclusive-
ment composée d'Osmanlis et de mahométans de diverses races. C'est même
afin de classer ses sujets en recrutables et en corvéables que le gouvernement
turc fait procéder de temps en temps dans ses provinces à des recensements
sommaires. L'armée active (nizam), organisée sur le modèle prussien, com-
prend environ 50,000 soldats, auxquels s'ajoutent les deux réserves, Yida-
tyal et le rédif. En cas de nécessité, l'armée se grossit d'un nombre indé-
fini de volontaires irréguliers, les bachi-bozouk, dont le nom rappelle tant
de scènes de meurtres et d'horreurs,
La flotte de guerre est très-puissante en comparaison de la marine
commerciale : à la fin de l'année 1877, elle comptait quinze grands navires
cuirassés, dix-huit bâtiments également cuirassés, de faible tonnage et qua-
rante-cinq autres bateaux à vapeur. Complètement armée, elle aurait dû
porter plus de cinquante mille marins.
La nation turque se trouve encore en plein moyen âge, et sans doute elle
a devant elle bien des étapes de révolutions intestines avant qu'elle puisse
se placer au rang des nations policées de l'Europe et de l'Amérique. Des
races hostiles occupent le territoire, prêtes à se précipiter les unes contre
les autres si elles n'étaient maintenues de force. Les Serbes s'armeraient
contre les Albanais, les Bulgares contre les Grecs, et tous s'uniraient contre
le Turc. Les haines de religion s'ajoutent aux animosités de races, et dans
maints districts les ennemis les plus acharnés sont des frères de langue et
d'origine. D'ailleurs les Osmanlis, maîtres de ces populations diverses, les
oppriment sans scrupule, et leur grand art est précisément de les opposer
les unes aux autres pour régner en paix au-dessus de leurs conflits.
Il n'en saurait être autrement dans un empire où le caprice est souverain
Le padichah est à la fois* le maître des âmes et des corps, le chef militaire,
le grand juge et le pontife suprême. Jadis son pouvoir était pratiquement
limité par celui des feudataires éloignés, qui souvent réussissaient à se rendre
à peu près indépendants; mais depuis la chute d'Ali-Pacha et le massacre
des janissaires, les seules bornes de la toute-puissance du sultan sont la
coutume, les traditions de ses ancêtres et les intérêts des gouvernements
européens. Toutefois, il a bien voulu, par certains actes de sa libre initia-
tive, régulariser l'exercice de son autorité. C'est ainsi qu'il a institué pour
tout l'empire un budget dont il s'attribue le dixième environ. Le plus absolu
des monarques d'Europe, il est aussi celui dont la liste civile est la plus
forte en proportion des revenus du pays; encore ce budget particulier
n'est-il pas suffisant, et très-fréquemment doit-on en combler le déficit par
252 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
des emprunts à quinze et vingt du cent, pour lesquels on hypothèque le
produit des impôts, des dîmes et des douanes. Le train de maison du sultan
et des membres de sa famille est effréné. En outre, la domesticité est elle-
même entourée d'une tourbe de parasites qui vivent autour du palais et que
nourrissent les cuisines impériales. Les dépenses courantes s'accroissent
des frais de construction pour les palais et les kiosques, de l'achat de toutes
les féeries d'Orient, fabriquées a Paris, et des collections de fantaisie, des
prodigalités de toute nature, de vols et de dilapidations sans fin.
Les ministres, lesvali et autres grands personnages de l'empire travail-
lent de leur mieux à imiter leur maître, et, comme lui, doivent forcément
dépasser les limites que leur trace un budget fictif. D'ailleurs ils sont
richement payés, car il est admis, en Orient, que les hautes dignités doivent
être rehaussées par l'éclat de la fortune et les prodigalités du luxe. Aussi
ne reste-t-il rien pour les travaux utiles. Quant aux employés inférieurs, ils
ne touchent que des honoraires dérisoires, si même on veut condescendre
à les payer; mais il est tacitement convenu qu'ils peuvent se dédommager
de leur mieux sur la foule des corvéables. Tout se vend en Turquie, et
surtout la justice. L'état des finances turques est tellement lamentable, les
emprunts se font à des taux tellement usuraires, la désorganisation des
services est si complète, qu'on a souvent proposé de faire gérer le budget
ottoman par un syndicat des puissances européennes ; mais parmi ces
puissances, combien en est-il qui puissent se vanter elles-mêmes d'avoir
parfaitement équilibré leurs recettes et leurs dépenses1!
Sous un pareil régime, l'agriculture et l'industrie de l'empire turc ne
peuvent se développer que très-lentement. La terre ne manque point. Au
contraire, de vastes étendues du sol le plus fécond sont en friche; nul ne
s'occupe de savoir à qui elles appartiennent, et le premier venu peut s'en
emparer ; mais gare à lui s'il tire grand profit de ses cultures et s'il lui prend la
fantaisie de s'enrichir! Aussitôt le sol qu'il labourait se trouve avoir fait
partie des terres appartenant au culte, ou bien il est à la convenance d'un
pacha qui s'en empare après en avoir fait bâtonner le possesseur! En maints
districts, c'est de propos délibéré que le paysan, même le plus économe et
le plus actif, limite sa récolte au strict nécessaire; il serait désolé d'une
moisson abondante, car l'accroissement de production est en même temps
un accroissement d'impôt et peut attirer les inquisitions soupçonneuses de
l'exacteur. De même, dans les petites villes, le commerçant dont les affaires
1 Recettes du budget turc en 1876. 580,000,000 francs. Répenses. . . 820,000,000 francs.
Dette intérieure et extérieure en 1875 5.500.000,000 francs.
ÉTAT SOCIAL DE LA TURQUIE, 233
sont en voie de prospérité se gardera bien de montrer sa richesse; il se fera
tout humble, tout petit, et laissera sa maison s'érailler de misère.
Afin de jouir en paix de leur propriété territoriale, les familles musul-
manes ont en très-grand nombre cédé leurs droits de possesseurs aux mos-
quées; ils ne sont plus que de simples usufruitiers, mais ils ont ainsi l'avan-
tage de n'avoir pasà payer d'impôts, puisque leur terre est devenue sainte, et
leurs descendants pourront jouir des revenus du domaine jusqu'à extinction
de la famille. Ces terres, que l'on désigne sous le nom de vakouf, consti-
tuent peut-être le tiers de la superficie du territoire. Elles ne rapportent
absolument rien à l'Etat; elles n'ont qu'une faible valeur pour les usufrui-
tiers eux-mêmes, routiniers fatalistes qui se sont débarrassés de leurs titres
de propriété précisément à cause de leur manque d'initiative; enfin, lors-
qu'elles ont agrandi l'immense domaine du clergé, la plus forte part est
laissée inculte. Tout le poids de l'impôt retombe donc sur la terre que la-
boure le malheureux chrétien; encore le produit de cet impôt doit-il forcé-
ment diminuer à mesure que s'accroît l'étendue des terrains vakouf. Aussi
faudra-t-il en venir tôt ou tard à la sécularisation des biens de main-morte,
du moins si la Porte doit se maintenir encore en Europe pendant quelques
années, et déjà le gouvernement turc, au grand scandale des vieux croyants,
a timidement étendu la main vers le territoire appartenant aux mos-
quées de Stamboul.
Actuellement, on peut le dire, c'est en dépit de ses maîtres que le paysan
slave, albanais ou bulgare réussit à maintenir le sol en état de production.
On peut en juger par un seul fait. Afin d'éviter la fraude, certains collec-
teurs de dîmes n'ont pas trouvé de moyen plus ingénieux que d'obliger les
cultivateurs à entasser le long des champs tout le produit de leur récolte ;
tant que les agents du trésor n'ont pas prélevé chaque dixième gerbe, il faut
que les amas de maïs, de riz ou de blé restent dans la campagne, exposés au
vent, à la pluie, à la dent des animaux. Souvent, lorsque le gouvernement
perçoit enfin sa dîme, la moisson a perdu la moitié de sa valeur. Quelque-
fois les paysans ne touchent pas à leur récolte de raisins ou d'autres fruits
afin de n'avoir pas à payer l'impôt. Du reste, ce n'est pas du fisc seulement
que le cultivateur a le droit de se plaindre; il est également rançonné par
tous les intermédiaires qui lui achètent sa récolte. « Le Bulgare laboure et
le Grec tient la charrue », dit un ancien proverbe. Ce dire est encore assez
vrai, du moins sur le versant méridional des Balkans, où le paysan bulgare
n'est pas toujours propriétaire du sol qu'il ensemence; mais là même où il
possède son propre champ et ne travaille pas directement pour un maîlre
grec ou musulman, sa moisson appartient souvent à l'usurier, même avant
t. r.o
234 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
d'avoir été coupée; et, dans le vain espoir de se libérer un jour, il travaille
toute sa vie comme un misérable esclave.
Cependant telle est la fertilité du sol sur les deux versants de l'Hémus,
dans la Macédoine et la Thessalie, que, malgré l'absence des routes, malgré
les mosquées et le fisc, malgré l'usure et le vol, l'agriculture livre au com-
merce une grande quantité de produits. Le maïs ou « blé de Turquie » et
toutes les céréales sont récoltées en abondance. Les vallées du Karasou et du
Vardar donnent le coton, le tabac, les drogues tinctoriales; le littoral et les
îles fournissent du vin et de l'huile, dont il serait facile avec un peu d'art
de faire des produits exquis; le vin est excellent dans la vallée de la Maritsa,
enfin des mûriers s'étendent en forêts dans certaines parties de la Thrace et
de la Roumélie, et l'expédition des cocons en Italie et en France prend
chaque année une plus grande importance. Avec leur sol fécond, leurs belles
vallées' humides et tournées vers le midi, les diverses contrées de la Pénin-
sule ne peuvent manquer de prendre, dans un avenir prochain, l'un des
premiers rangs en Europe par la bonté et la variété de leurs produits. Quant
à l'industrie, il est probable qu'elle se déplacera comme celle de tous les
pays ouverts au libre commerce avec l'étranger, par la construction de nou-
velles routes. Les manufactures des villes de l'intérieur, fabriques d'armes,
d'étoffes, de tapis, de bijouterie, auront à souffrir beaucoup de la concur-
rence étrangère, et sans doute nombre d'entre elles succomberont, à moins
qu'elles ne passent en d'autres mains que celles des indigènes.
11 est certain que, dans ces dernières années, le mouvement des échanges
n'a cessé de s'accroître dans les ports de la Turquie, grâce aux Hellènes,
aux Arméniens et aux Francs de toute nation. On évalue actuellement le
commerce de l'Empire Ottoman d'Europe et d'Asie à un milliard de
francs environ : c'est une somme d'échanges bien faible pour des contrées
dotées d'un sol fertile, de produits si variés, de ports si nombreux et si
admirablement situés au centre de l'Ancien Monde, au point de croisement
de ses grands chemins naturels *.
Les Turcs d'Europe ne prennent qu'une part fort minime au travail qui
se fait dans leur empire. Bien des causes spéciales contribuent à les rendre
moins actifs que les représentants des autres races. D'abord c'est parmi eux
que se recrutent les maîtres du pays, et leur ambition se porte naturelle-
ment vers les honneurs et les voluptés du kief, c'est-à-dire de la molle
oisiveté. Par mépris de tout ce qui n'est pas mahométan, non moins que
1 Mouvement des ports turcs . . . . en 1878: 185,750 navires, jaugeant 19,515,000 tonnes
» du port de Constantinople » 37,454 » 7,025,000 ' »
ÉTAT SOCIAL ET RACES DE LA TURQUIE. 257
par insouciance et lenteur d'esprit, ils n'apprennent que rarement des
langues étrangères et, par conséquent, se trouvent à la merci des autres
races, dont la plupart sont plus ou moins polyglottes. D'ailleurs leur propre
langue est un instrument difficile à manier utilement, à cause des divers
systèmes de caractères que l'on emploie et du grand nombre de mots
persans et arabes qui se trouvent dans la langue littéraire. En outre, le
fatalisme que le Coran enseigne aux Turcs leur enlève toute initiative; en
dehors de la routine ils ne savent plus rien faire. La polygamie et l'escla-
vage sont aussi pour eux deux grandes causes de démoralisation. Quoique
les riches seuls puissent se donner le luxe d'un harem, les pauvres appren-
nent par l'exemple de leurs maîtres à ne point respecter la femme, se
corrompent, s'avilissent et prennent part à ce trafic de chair humaine que
nécessite la polygamie. Du reste, en dépit de ces innombrables esclaves qui,
depuis plus de quatre siècles, ont élé amenés de tous les confins de l'em-
pire ottoman et qui ont accru la population turque, en dépit de ces mil-
lions de jeunes filles du Caucase, de la Grèce, de l'Archipel, de la Nubie,
de l'intérieur du Soudan, qui ont peuplé les harems de la Turquie, le
nombre des Osmanlis est resté très-inférieur relativement à celui des autres
éléments ethniques de la Péninsule : à peine la race dominante, si l'on
peut donner le nom de race à des hommes provenant de tant de croisements
divers, représente-t-elle le cinquième des habitants du reste d'empire que
les puissances Européennes ont laissé au padichah. Et cette infériorité ne
pourra que s'accuser de plus en plus, car, précisément à cause de la
polygamie, le nombre des enfants qui survivent est moindre dans les
familles mahométanes que dans les familles chrétiennes. Quoiqu'on ne
puisse à cet égard s'appuyer sur aucun dénombrement précis, il paraît
incontestable que la population turque diminue réellement. La conscrip-
tion, qui naguère pesait uniquement sur eux, devenait de plus en plus
difficile, à cause du manque de recrues.
Depuis Chateaubriand, on a souvent répété que les Turcs ne sont que
campés en Europe et qu'ils s'attendent eux-mêmes à reprendre bientôt le
chemin des steppes d'où ils vinrent jadis. Ce serait par une sorte de pres-
sentiment que tant de Turcs de Stamboul demandent à être ensevelis dans
le cimetière de Scutari : ils voudraient ainsi sauver leurs ossements du
pied profanateur des Giaours, lorsque ceux-ci rentreront en maîtres dans
Constantinople. En maints endroits, les vivants imitent les morts, et des
îles de l'Archipel, du littoral de la Thrace, un faible courant d'émigration
entraîne chaque année vers l'Asie quelques vieux Turcs, mécontents de
toute cette activité européenne qui se manifeste autour d'eux. Toutefois ces
238
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
mouvements n'ont pas grande importance en comparaison de l'exode causé
par la guerre dans toute la région des Balkans. Sax évalue à un million
d'hommes le nombre des malheureux mahométans qui ont dû s'expatrier
depuis l'occupation russe. Certains districts ont été complètement aban-
donnés par une race, et des hommes d'une autre origine l'ont remplacée :
tout a changé, langue, religion, mœurs. Cet exode doit-il continuer plus
tard, lorsque la domination ottomane aura été entièrement renversée? Pour-
tant les Yuruks de la Macédoine, et ces Koniarides qui habitent les mon-
tagnes de la Roumélie depuis le onzième siècle, ne songent point à quitter
S° 38. ÉTATS DE L 'ANCIENNE TURQUIE D'EUROPE.
E deP
C. Perron
Echelle de 1 : 9000000
la terre qui est devenue leur patrie. Pour supprimer l'élément turc dans la
péninsule thraco-hellénique, il faudrait procéder par extermination, c'est-
à-dire être plus féroce à l'égard des Osmanlis qu'ils ne le furent eux-mêmes
à l'époque de la conquête, lorsqu'ils se vantaient de ne pas laisser repousser
l'herbe sous les pas de leurs chevaux. D'ailleurs ne doit-on pas tenir compte
de ce fait que les Turcs, si peu nombreux qu'ils soient en proportion des
autres races, s'appuient néanmoins sur des millions de mahométans albanais,
bosniaques, bulgares, tcherkesses et nogaïs?Dans la péninsule Ulyrienne,
les musulmans représentaient naguère le tiers de la population, et les haines
religieuses les forcent, malgré les différences de races, à rester solidaires
les uns des autres. Il ne faut pas oublier non plus que les musulmans de
AVENIR DE LA TURQUIE.
259
Turquie sont les représentants de cent cinquante millions de coreligionnai-
res dans le reste du monde, et que ces peuples prennent une part de plus
en plus large au mouvement générai de l'humanité en Afrique et en Asie *.
En vertu des lois, toutes les nationalités de l'empire, sans distinction
d'origine ni de culte, sont considérées comme égales, et les chrétiens de
toute race peuvent occuper les divers emplois de l'empire au même titre que
les musulmans. Il va sans dire que partout où l'occasion se présente, les
Turcs font de leur mieux pour mettre à néant toutes ces belles affirmations
du droit. Très-fins sous leur apparente lourdeur, les pachas savent fort bien
rebuter les impatients de liberté par leurs formalités, leurs lenteurs, leurs
atermoiements continuels. Dans certains districts éloignés de Constanti-
nople, les réformes sont encore lettre morte. Toutefois il serait injuste de
ne pas reconnaître que dans l'ensemble de la Turquie de très grands pro-
grès se sont accomplis vers l'égalisation définitive des races. D'ailleurs c'est
aux populations elles-mêmes à vouloir avec persévérance ; elles deviennent H-
bresàmesure qu'elles arrivent à la consciencede leur valeur et deleur force.
Heureusement le despotisme turc n'est pas un despotisme savant, basé
sur la connaissance des hommes et visant avec méthode à leur avilissement.
Les Osmanlis ignorent l'art « d'opprimer sagement ». Pourvu que le pacha
et ses favoris puissent s'enrichir à leur aise, vendre chèrement la justice et
les faveurs, bâ tonner de temps en temps les malheureux qui ne se rangent
pas assez vite, ils laissent volontiers la société marcher à sa guise. Ils ne
s'occupent point curieusement des affaires de leurs administrés et ne se
Statistique approximative des races et religions de la Turquie d'Europe, avant la guerre de 1878 :
Population
probable.
1,775,000 650,000 945,000 180,000
60,000 4,400,000 40,000
Slaves .
Latins .
Grecs. .
Albanais
Races
Serbes. . .
Bulgares . .
Russes, Ruthè
nés, Cosaques
Polonais . .
Roumains
Zinzares
Catholiques Catholiques Autres
Musulmans. grecs. latins. Arméniens, chrétiens. Juifs.
Turcs.
Sémites
Guègues
Tosques
Osmanlis
Tar tares
[ Arabes.
| Israélites
Arméniens. . . .
tcherkesses. . ,
Tsiganes . . .
Francs ... . .
4,500,000
10,000
—
—
_ _ 10,000 —
5,000
— "
—
5,000 — — —
75,000
—
75,000
— — — —
200,000
—
200,000
— — — —
1,200,000
—
1,200,000
— — — —
600,000
400,000
50,000
150,000 — — -
800,000
600,000
200,000
— — — —
1,500,000
1,500,000
—
— — — —
55,000
55,000
—
— — — —
5,000
5,000
—
— — — —
95,000
—
—
— — — 95,000
400,000
—
—
20,000 580,000 — —
90,000
90,000
—
— — —
140,000
—
—
— — — —
50,000
—
—
45,000 — 5,000 —
Population totale. . 11,480,000 5,480,000 7,070,000 440,000 580,000 15,000 95,000
240 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
font point adresser de rapports et de contre-rapports sur les individus et les
familles. Leur domination est souvent violente et cruelle, mais elle est tout
extérieure pour ainsi dire et n'atteint pas les profondeurs de l'être. Sans
doute l'esprit public ne peut naître et se développer que bien difficilement
sous un pareil régime, mais les individus isolés peuvent garder leur ressort,
et les fortes institutions nationales, telles que la commune grecque, la tribu
mirdite, la communauté slave, peuvent résister facilement à une domination
capricieuse et dépourvue de plan. Aussi, par bien des côtés, l'autonomie des
groupes de population est-elle plus complète en Turquie que dans les pays
les plus avancés de l'Europe occidentale. En présence de ce chaos de nations
et de races, qu'il serait difficile d'assouplir à une discipline uniforme, la
paresse des fonctionnaires turcs a pris le parti le plus simple ; elle laisse
faire. Les Francs qui servent le gouvernement turc à Constantinople sont en
mainte occurrence plus tracassiers et plus gênants pour leurs administrés
que les pachas musulmans de vieille roche.
Quoi qu'il en soit, on ne saurait douter que, dans un avenir prochain, les
populations non mahométanes de la Turquie, déjà bien supérieures aux
Turcs par le nombre, par l'activité matérielle, par la vivacité de l'esprit et
l'instruction, n'arrivent aussi à dépasser leurs maîtres actuels par l'impor-
tance de leur rôle politique. C'est là une nécessité de l'histoire. Les admi-
rateurs du bon vieux temps, les Osmanlis qui ont gardé le turban vert de
leurs ancêtres, voient avec désespoir se rapprocher l'inévitable échéance. Ils
s'opposent de toutes leurs forces à tous les changements matériels qui peu-
vent hâter l'émancipation des rayas méprisés. Les inventions européennes
leur paraissent, comme elles le sont, en effet, le prélude d'une révolution
qui s'accomplira contre eux. Ne sont-ce pas les rayas surtout qui profitent
des écoles et des livres, qui utilisent les routes, les chemins de fer, les ports
de commerce et les nouvelles machines agricoles et industrielles! Grâce aux
arts et aux sciences de l'Europe, tous les anciens sujets des conquérants
d'Asie en viennent à se reconnaître Européens, préparant ainsi la future
confédération du Danube.
Parmi les révolutions matérielles qui s'accomplissent en Turquie, l'une
des plus importantes pour les intérêts généraux de l'Europe et du monde est
l'ouverture prochaine du chemin de fer direct de Vienne à Constantinople.
Cette voie ferrée, depuis si longtemps promise, et dont les malversations
financières avaient retardé la construction d'année en année, complétera la
grande diagonale du continent sur la route de l'Angleterre aux Indes, et du
coup oblige, pour ainsi dire, la Péninsule à faire volte-face. Celle-ci, qui
regardait seulement vers l'Archipel et l'Asie Mineure, commence à regarder
GOUVERNEMENT DE LA TURQUIE, 241
aussi vers l'Europe, dont elle était réellement séparée par le Skhar et les
Balkans : c'est là un changement économique des plus considérables. Dé-
sormais voyageurs et marchandises, au lieu de faire un grand détour par le
Danube ou par la Méditerranée, pourront suivre le chemin direct du Bos-
phore à l'Europe centrale; Constanlinople utilisera toutes les voies com-
merciales dont elle est le centre de convergence, et par suite tout l'équi-
libre des échanges en sera modifié de proche en proche jusqu'aux extré-
mités du monde. Mais bien autrement sérieux sont les changements qui ne
manqueront pas de s'accomplir dans le sein des populations elles-mêmes!
Rattachées les unes aux autres, les diverses nationalités de la péninsule des
Balkans et de l'Austro-Hongrie verront s'élargir pour elles le théâtre de
leurs conflits. Des bords de la Baltique à ceux de la mer Egée, sur plus d'un
quart de l'Europe, tous ces peuples ou fragments de peuples qui réclament
l'égalité des droils et l'autonomie politique vont chercher à se grouper sui-
vant leurs affinités naturelles, et se préparer, par la solidarité morale, à
l'établissement de fédérations libres. Quelle que doive être l'issue des événe-
ments qui se préparent en Turquie, il est certain que, dans son ensemble,
ce pays devient de plus en plus européen par le mouvement politique, les
conditions sociales, les mœurs et les idées. Le temps n'est plus où les di-
plomates de Stamboul, ne comprenant rien au sens du mot République, se
décidaient pourtant à reconnaître la Rebaubïika des Francs, par la consi-
dération spéciale qu'elle ne pouvait pas épouser une princesse d'Autriche.
5i
CHAPITRE VI.
LA ROUMANIE
Le peuple roumain, héritier du grand nom des conquérants de l'Ancien
Monde, est un des plus curieux de la Terre, à cause de son origine et de la
position isolée qu'il occupe à l'orient de toutes les races latinisées. Du côté
de l'Asie, c'est le groupe le plus avancé de ces nations de langue la-
tine qui peuplent la majeure partie de l'Europe occidentale et possèdent
plus de la moitié du continent américain. Il y a peu d'années encore, ce
groupe était presque entièrement ignoré. En le voyant perdu au milieu des
populations les plus diverses de races et d'idiomes, on était tenté de le con-
fondre avec elles en un même chaos; mais les graves événements qui se
sont accomplis depuis le milieu du siècle dans le bassin du bas Danube ont
appelé l'attention sur les Roumains, et l'on sait maintenant qu'ils se distin-
guent absolument de leurs voisins les Serbes, les Bulgares, les Magyars, les
Turcs, les Grecs et les Russes. On sait aussi que leur importance est grande
dans l'ethnologie générale de l'Europe orientale et que, du moins par le
nombre, ils occupent le premier rang parmi les nations danubiennes. Si
la confédération de l'Europe orientale doit se constituer un jour, c'est
dans la Roumanie que se trouvera le centre naturel de ce groupe nouveau
des peuples.
Au point de vue de la race et non de la politique officielle, la vraie
Roumanie est bien autrement grande que les cartes ne la représentent. Non
seulement elle comprend la Valachie et la Moldavie du versant danubien
des Carpates, ainsi que la Bessarabie russe, mais elle se prolonge aussi sur
une moitié de la Bukovine, et, de l'autre côlé des monls, englobe la plus
forte part de la Transylvanie, ainsi qu'une large zone de terrain dans le
Banat et la Hongrie orientale. Les Roumains ont aussi franchi le Danube et
colonisé de nombreux districts de la Serbie et diverses régions de cette pé-
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
ninsule de la Dobroudja,qui leur appartient politiquement depuis le traité de
Berlin; enfin, leurs frères les Zinzares ou Macédo-Va laques peuplent sporadi-
quement le Pinde et d'autres montagnes de l'Albanie, de la Thessalie et de
la Grèce; on en trouve jusqu'en Islrie. Tandis que la Roumanie proprement
dite, diminuée de la Bessarabie, augmentée de la Dobroudja, s'étend sur
un espace de 127,584 kilomètres carrés, égal au quart de la France, tous
les pays roumains ont ensemble une superficie presque double. La popula-
tion se trouverait également doublée par l'union politique de toute la race :
des plaines hongroises aux montagnes de la Grèce on doit compter au moins
M" 38 . LES ROUMAINS.
2V> 2S° 26° 12" 28° 29° 30° 31° 32° 33°
MER IVOIRE
; P-oumains f=pf Susses i i J[aSyars y;v,m
1 =■ berces ' ' C*7 cassa
0 Echelle de 9.T60.000
„ Cravé-par-ïchiT fi.
Tartares -
i£o
huit millions et demi de Roumains1. Des patriotes, qui forcent la stalL-
tique à parler suivant leurs désirs, n'hésitent pas à compter quinze millions
<de Latins appartenant à ce groupe oriental.
1 Populations roumaines : valaques, moldaves, transylvaines, bessarabes et macédo-valaqueSc
Valachie 3,220,000
Moldavie 1,960,000
5,180,000 (avec Juifs, Tsiganes, etc.) 4,760,000 Roumains.
Austro-IIongiie. .
Bessarabie et autres provinces russes.
Serbie
Turquie . . .
Grèce « . . .
2,896,000
»
600,000
»
J,000
»
275,000
»
4,00
»
8,995,000 Roumains.
TERRITOIRE DES ROUMAINS. 245
En laissant de côté les Valaques du Pinde, on reconnaît que le territoire
latin des régions danubiennes s'arrondit autour du massif oriental des
Carpates en un cercle presque parfait; mais une moitié seulement de ce
cercle est constituée en pays autonome : le reste appartient à l'Austro-Hon-
grie et à la Russie. Si le vœu des Roumains pouvait se réaliser et que la
patrie tout entière se trouvât réunie en un seul corps politique, le centre
naturel de la Roumanie ne serait plus dans les limites actuelles du pays; il
faudrait le chercher à Hermannstadt, la Sibiu des Valaques, ou dans telle
autre ville de la haute vallée de l'Oit, sur le versant septentrional des Car-
pates, où elle se trouvait autrefois. Mais, réduite comme elle l'est au versant
extérieur des Carpates, entre les Portes de Fer et les hauts affluents du
Prut, la Roumanie a pris une forme bizarre et mal équilibrée; elle a dû
se scinder en deux parties dont la frontière commune, désignée par le
cours du Seret et d'un petit affluent, réunit l'éperon le plus avancé des
Carpates orientales au grand coude du bas Danube. Au nord de cette limite
est la Moldavie, ainsi nommée d'un affluent du Seret; au sud-ouest et à
l'ouest s'étend la Valachie, ou « plaines des Yelches », c'est-à-dire des
Latins. Celte plaine, la tzara rumaneasca, ou terre Roumaine proprement
dite, est interrompue de distance en distance par des cours d'eau parallèles
qui constituent des limites secondaires, et coupée par la rivière Oit ou
Aluta en deux parties : à l'est la Grande, à l'ouest la Petite Valachie. Le
Danube sert aussi de frontière politique dans la partie de son cours com-
prise entre les Portes de Fer et Silistrie. Au sortir des Carpates, le Danube
est trop large, trop sinueux, trop bordé de lacs, de forêts et de marécages
pour que les peuples en marche et les conquérants aient pu en faire leur
grand chemin, comme en Autriche et en Bavière; au contraire, ceux qui
voulaient continuer leur marche vers l'occident, cherchaient à éviter le
fleuve, en passant par les défilés des montagnes. Le Danube est une formi-
dable barrière, que, même de nos jours, de puissantes armées ne peuvent
tenter de franchir sans danger. D'ailleurs le brusque méandre que le bas
Danube décrit vers le nord, et le large étalement de son delta servent, pour
ainsi dire, de bouclier aux plaines valaques, et jadis obligeaient les peuples
non navigateurs à se détourner vers les Carpates. Les cours parallèles du
Dniepr, du Boug, du Dniestr, du Prut, protégeaient aussi, bien que dans
une moindre mesure, les terres de la basse Moldavie.
Néanmoins c'est un phénomène vraiment étrange, et qui témoigne d'une
singulière ténacité chez le peuple roumain, qu'il ait pu maintenir ses tra-
ditions, sa langue, sa nationalité au milieu des chocs violents qui n'ont pas
manqué de se produire sur son territoire entre les ravageurs de toute race.
246 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE
Depuis la retraite des armées romaines, tant de bandes détachées du gros
des envahisseurs goths, avares, huns et petchénègues, tant d'oppresseurs
slaves, bulgares et turcs ont successivement opprimé les paisibles cultiva-
teurs du pays, que leur disparition, comme race distincte, aurait pu sem-
bler inévitable. Mais, en dépit des inondations et des remous de peuples
qui ont, à diverses époques, recouvert la population des Daces latinisés,
ceux-ci ont toujours fini par émerger du déluge dans lequel on les croyait
engloutis. Les voici maintenant qui, dégagés de tout élément étranger, se
présentent au milieu des autres peuples et réclament leur place, comme
nation indépendante! Ils justifient amplement leur vieux proverbe iRomoun
no père! « Le Roumain ne périra pas! » D'ailleurs leur nombre s'accroît,
sinon par l'excédant des naissances sur les morts, du moins par l'immigra-
tion. Sur 20,000 Roumains qui viennent chaque année de l'Aulriche-
Hongrie dans h principauté Danubienne, plus de la moitié s'y établissent à
demeure, grâce à la loi qui accorde de plein droit, sur sa demande, l'indi-
génat à tout Roumain venu de l'étranger.
Les Alpes transylvaines sont aux Roumains, puisqu'ils en occupent les
deux versants; mais, de part et d'autre, les hautes vallées sont faiblement
habitées, et l'on peut voyager pendant des journées entières sans rencontrer
d'autres demeures que d'informes huttes de bergers. La frontière politique,
tracée entre l'Austro-Hongrie et la Roumanie sur la principale arête des
monts, est donc une simple ligne, idéale traversant la solitude des forêts.
Sauf dans le voisinage de la grande route, du chemin de fer, encore
unique, et des sentiers qui passent de l'un à l'autre versant, les hautes Alpes
qui séparent la Transylvanie des plaines valaques sont restées une nature
vierge, où le chasseur va poursuivre le chamois, où naguère vivait le bison,
figuré sur le blason de la Moldavie. Le Tsigane s'y rend aussi pour capturer
les ours, bruns ou noirs, qu'il fera danser de village en village.
Sur le versant extérieur des Carpates, la configuration physique de la
Roumanie est d'une grande simplicité. En Moldavie, les chaînes basses, pa-
rallèles aux grandes montagnes, se prolongent du nord-ouest au sud-est, et,
séparées les unes des autres par les vallées de la Ristritsa, de la Moldava,
du Seret, s'abaissent insensiblement pour aller mourir dans les plaines du
Danube. En Valachie, les chaînons des Alpes transylvaines se ramifient au
sud avec une remarquable régularité, et les torrents qui en descendent se res-
semblent par leur direction générale. Toutes les rivières, celles qui naissent
dans les vallées méridionales, et les cours d'eau plus abondants qui tra-
versent l'épaisseur des monts et coupent les Carpates en deux fragments
séparés, le Sil, Jil ou Jiul, l'Oit ou Aîuta, le Ruseo, décrivent unifor-
ALPES TRANSYLVAINES.
249
mément une courbe vers l'est avant de se mêler, soit directement, soit
indirectement, dans le grand courant danubien ; seulement, la courbe
K° :0. LE JIL ET L'OLTO.
est d'autant plus forte que la rivière elle-même débouche plus en aval.
De l'arête suprême des montagnes à la plaine du Danube, l'inclinaison
moyenne des pentes est à peu près la même dans les divers chaînons, et,
250 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
par suite, les zones de température et de végétation se succèdent du nord
au sud avec une, singulière uniformité. En haut, sur la frontière transyl-
vaine, se dressent l<:s cimes revêtues de forêts de conifères H de bouleaux,
et toutes blanches de neige en hiver; j > u i s viennent les croupes des mon-
tagnes secondaires, où dominent le hêtre et l<; châtaignier, où se mêlent
pittoresquement toutes les essences dos forêts d'Europe ; plus bas encore,
les collines doucement ondulées sont parsemées de bouquets de chênes et
d'érables, et les vignes occupent les pentes ensoleillées. Enfin viennent la
grande plaine unie et les lacs riverains du Danube avec les arbres fruitiers
de toute espèce, le:; peupliers et les saules. La zone moyenne, entre les
grandes Alpes et les campagnes basses, abonde en sites ravissants par la
forme pittoresque des rochers, la richesse et la variété de la verdure, la
limpidité des eaux. C'est dans cette « Àrcadie heureuse» que se Lrouvent la
plupart des grands monastères, magnifiques châteaux forts, couronnés de
dômes et de tours, entourés de jardins et de parcs. Quant à la plaine, elle
est en maints endroits nue et monotone; mais ses villages, à demi enfouis
dans le sol et se confondant avec les herbes, ont du moins l'admirable ho-
rizon des montagnes Meuies par la distance. Les objets qui arrêtent le plus
le regard sur la terre sont les liantes meules de foin, déjà figurées par les
sculpteurs romains sur la colonne Trajane.
La campagne roumaine est une autre Lombardie, non certainement par
la perfection de l'agriculture, mais par l'exubérance spontané*; du sol et par
la beauté du ciel et des lointains. Malheureusement, elle n'est point, comme
le Milanais et le Vénitien, protégée par son rempart de montagnes contre les
vents polaires du nord-est, qui sont les plus fréquents de l'année. Le climat
y est extrême;, alternativement très chaud et d'un froid rigoureux1. En hi-
ver, il faut proléger les vignes en en recouvrant les sarments d'une couche
de terre. Il arrive parfois, dans la partie sud-orientale de la plaine va laqué,
la plus exposée à la violence «lu vent, que des troupeaux entiers de bœufs
et de chevaux, surpris par des tempêtes de neige, vont, en s'enfuyant de-
vant l'orage, se précipiter de la haute berge, dans le Danube. Quelques dis-
tricts, où l'eau du ciel ne tombe pas en assez grande; abondance;, sont même
de véritables steppes; telles sont, entre le Danube et la Jalomitsa, les plaines
du Baragan, où les outardes vivent en compagnies nombreuses; sur des
étendues de plusieurs lieues, on n'aperçoit pas un arbre.
1 Climat de Bucarest : Température moyenne » . . . . 8° C.
» la plus haute 45°
» la plus basse — 30°
Écart 75°
CARPATES ET DANUBE. 251
Géologiquement, la Roumanie présente aussi, de l'arête des montagnes cà
la plaine du Danube, une succession assez régulière de terrains depuis le
granit des sommets jusqu'aux alluvions modernes que le fleuve a déposées
sur ses bords. Par une remarquable analogie, le versant méridional des
Carpates se compose d'une série de terrains analogues à ceux que l'on ob-
serve en Galicie, sur le versant septentrional, et les mêmes produits miné-
raux, le sel gemme, dont il existe de véritables montagnes, le gypse, les
calcaires lithographiques, le pétrole, coulant en abondance, invitent le tra-
vail de l'homme. Des strates de terrains tertiaires forment la plus grande
partie des plaines, mais toutes celles qui s'étendent à l'est de Ploiesti et de
Bucarest sont en entier recouvertes de couches quaternaires d'argile et de
cailloux roulés, dans lesquelles on a trouvé en abondance des ossements de
mammouths, d'éléphants et de mastodontes. Les rivières troublées qui tra-
versent ces campagnes se sont creusé, entre les berges de cailloux, des lits
sinueux, semblables à de larges fossés.
Comme la Lombardie, à laquelle tant de traits physiques, ses monts et son
fleuve la font ressembler, la plaine de Roumanie est un ancien-golfe marin
comblé par les débris descendus des montagnes. Mais si la mer a disparu,
le Danube, qui développe sa vaste courbe de 850 kilomètres au sud de la
plaine valaque, est lui-même une autre mer par la masse de ses eaux et par
la facilité qu'il offre à la navigation. Précisément à son entrée clans les
campagnes basses, au célèbre défilé de la « Porte de Fer », son lit, profond
de 50 mètres, se trouve à 20 mètres au-dessous du niveau de la mer Noire,
et la portée moyenne de son courant égale celle de tous les fleuves réunis
de l'Europe occidentale, du Rhône au Rhin. Pourtant les Romains avaient
déjà jeté sur le Danube, immédiatement en aval de la Porte de Fer, un pont
considéré a bon droit comme l'une des merveilles du monde. Pour éco-
nomiser un poste militaire, l'empereur Hadrien fit démolir ce monument
qu'Apollodore de Damas avait élevé à la gloire de Trajan. On n'en voit
plus que les culées des deux rives et, lorsque les eaux sont très basses, les
fondements de seize des vingt piles qui soutenaient l'ouvrage ; sur le terri-
toire valaque, une tour romaine, qui a donné son nom à la petite ville de
Turnu-Sevcrin, désigne aussi l'endroit où les légions de Rome posaient le
pied sur la terre de Dacie. Le lieu de passage entre la Serbie et la Roumanie
a gardé son importance, mais l'industrie moderne n'a pas encore remplacé
le pont de Trajan : c'est la guerre qui a fait construire le pont de Zimnitsa,
non loin de Svistov, et d'autres ponts temporaires par lesquels les troupes
russes ont envahi la Turquie. Encore en 1881, le dernier pont du Danube
est le viaduc qui traverse le fleuve en aval de Buda-Pest ; deux autres ponts
252
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
doivent être prochainement construits, près de Belgrade et près de Silistrie.
Au sud des plaines de la Roumanie, le Danube, de môme que presque
tous les fleuves de l'hémisphère septentrional, ne cesse d'appuyer à droile,
du côté de la Bulgarie. 11 en résulte un contras(e remarquable entre les
deux rives. Au sud, la berge rongée par le flot s'élève assez brusquement
en petites collines et en terrasses; au nord, la plage, égalisée par le fleuve
pendant ses crues, s'étend au loin et se confond avec les campagnes basses.
N° 40, — DANUBE ET JALOMITSA.
Echelle àe 1:1.443.000
Gravé par Ei-imrd-
Des marécages, des lacs, des coulées, restes des anciens lits du Danube,
s'entre-mêlent de ce côté en un lacis de fausses rivières entourant un grand
nombre d'îles et de bancs à demi noyés. Sur cet espace, où les eaux se sont
promenées de-ci et de-là, on voit môme, au sud de la Jalomilsa, les traces
de toute une rivière qui a cessé d'exister en cours indépendant pour em-
prunter le lit d'un autre fleuve, et dont il ne reste plus que des lagunes et
des marais. Tous les terrains bas, que le fleuve a nivelés et délaissés, se
trouvent appartenir à la Valachie, dont ils accroissent la zone marécageuse et
déserte, tandis que la Bulgarie perd sans cesse du terrain; mais elle a pour
elle la salubrité du sol, les beaux emplacements commerciaux, et c'est de ce
côté qu'ont dû être bâties presque toutes les cités riveraines. On dit que les
BAS DANUBE. 253
castors, exterminés dans presque toutes les autres parties de l'Europe,
sont encore assez communs dans les terres à demi noyées de la rive valaque.
Arrivé à une soixantaine de kilomètres de la mer en ligne droite, le
Danube vient se heurter contre les hauteurs granitiques de la Dobroudja et
se rejette vers le nord pour contourner ce massif et s'épanouir en delta clans
un ancien golfe conquis sur la mer Noire. C'est à ce détour du fleuve que
ses derniers grands affluents, le Seret moldave et le Prut, à demi russe par
sa rive orientale, lui apportent leurs eaux. Mais le Danube, gonfle par ces
deux rivières, ne garde tout son volume que sur un espace de 50 kilomètres
environ : il se bifurque. Le grand bras du fleuve, connu sous le nom de
branche de Kilia, emporte environ les deux tiers de la masse liquide, et
forme la frontière entre la Roumanie russe et le territoire cédé aux Roumains
par la Turquie. La branche méridionale ou de Toultcha, qui se subdivise
elle-même, coule en entier sur le territoire roumain : c'est la grande artère
de navigation, par sa bouche turque de la Soulina.
La maîtresse branche du fleuve est fort importante dans l'histoire actuelle
de la Terre, par les changements rapides que ses alluvions accomplissent
sur le rivage de la mer Noire. En aval d'Jsmaïl, le Danube de Kilia se ra-
mifie en une multitude de branches qui changent incessamment, suivant
les alternatives des maigres et des inondations, des affouillements et des ap-
ports de sable. Deux fois les eaux se réunissent en un seul canal avant de
s'étaler en patte d'oie au milieu des flots marins et de former leur delta se-
condaire en dehors du grand delta. La côte de ces terres nouvelles, dont le
développement extérieur est d'environ 20 kilomètres, s'accroît tous les ans
d'une quantité de limon égale à 200 mètres de largeur sur des fonds de 10
mètres seulement1. Au temps de Strabon, la surface des terres paraît avoir
été d'environ 2000 kilomètres inférieure à ce qu'elle est de nos jours. Pour-
tant, en dépit de la marche rapide des alluvions au débouché de la Kilia, la
ligne normale de rivage se trouve en cet endroit beaucoup moins avancée à
l'est qu'à la partie méridionale du delta. On peut en conclure que le Danube
de Kilia a eu à combler de ses alluvions des bassins intérieurs beaucoup
plus vastes et plus profonds que les anciens golfes du sud. En étudiant la
carte du delta danubien, on voit que le cordon littoral, d'une si parfaite
régularité, qui forme la ligne de la côte, en travers des golfes salins de la
1 Portée moyenne du Danube, d'après Ch. Hartley. 9,200 mètres cubes par seconde
» la plus forte 28,000 » »
)) moyenne de la bouche de Kilia 5,800 » »
» » » Saint-Georges . . . 2,600 » )>
» » )) Soulina 800 » »
Alluvions moyennes du Danube 60,000,000 » par an.
254
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Bessarabie fusse et moldave, se continue au sud à travers le delta en s'in-
fléchissant légèrement vers l'est; c'est l'ancien rivage. 11 se relève au-dessus
des plaines à demi noyées comme une espèce de digue, que les diverses
bouches du fleuve ont dû traverser pour se jeter dans la mer. Les alluvions
portées par les bras de Soulina et de Saint-Georges se sont étalées en une
vaste plaine en dehors de cette digue, tandis que le grand bras actuel n'a pu
déposer au-devant du rempart qu'un archipel d'îles encore incertaines. Il
N° 41. — DELTA DU DANUBE.
So- 23°
Gravé _par ErharcL
Echelle 3e >.ioo.oo<
est donc plus jeune dans l'histoire du Danube. La petite île des « Serpents »,.
le Phidonisi des Grecs et Jilanadassi des Turcs, se trouve à une cinquan-
taine de kilomètres en mer, en face des bouches de la Kilia. Dans combien
de siècles l'atteindront les alluvions danubiennes?
La grande plaine triangulaire dont le fleuve a fait présent au continent
n'est encore qu'à demi émergée; des lacs, restes d'anciens golfes, dont les
eaux salées se sont peu à peu changées en eaux douces, des nappes en crois-
sant, méandres oblitérés du Danube, des ruisseaux errants qui changent à
chaque crue du fleuve, font de ce territoire une sorte de domaine indivis
entre le continent et la mer ; seulement quelques terres plus hautes, an-
BAS DANUBE. 255
ciennes plages consolidées par l'assaut des vagues marines, se redressent çà
et là au-dessus de la morne étendue des boues et des roseaux, et portent des
bois épais de chênes, d'ormes et de hêtres, dans l'un desquels, au milieu
de l'île de Saint-Georges, des Cosaques Zaporogues, fugitifs de Russie,
avaient jadis leur « Paradis. » Des bouquets de saules bordent de distance
en distance les divers bras du fleuve qui parcourent le delta en longues
sinuosités, déplaçant fréquemment leurs cours. Il y a dix-huit cents ans, les
bouches étaient au nombre de six; il n'en existe plus que trois aujourd'hui.
Depuis la récente guerre, la Roumanie a dû céder à la Russie la rive
gauche du bras septentrional, celui de Kilia, qui porte à la mer plus de la
moitié des eaux danubiennes. Elle est ainsi devenue maîtresse de tout ie
delta, dont la superficie est d'environ 4000 kilomètres carrés. Actuelle-
ment, la Kilia est barrée à son entrée par un seuil de sables trop élevé
pour que les navires, même ceux d'un faible tirant d'eau, osent s'y hasar-
der. La bouche méridionale, celle de Saint-Georges ou Chidrillis, est égale-
H° 41 BIS. — DÉBIT COMPARÉ DES BOUCHES DANUBIENNES.
Bouche de Kilia, Louche de Soulina. Bouche de Suint-Georges.
ment inabordable. C'est la bouche intermédiaire, connue sous le nom de
Soulina, qui offre la passe la plus facile, celle que depuis un temps immé-
morial pratiquaient tous les navires. Cependant le canal de la Soulina serait
également interdit aux gros bâtiments de commerce, si l'art de l'ingénieur
n'en avait singulièrement amélioré les conditions d'accès. Naguère la pro
fondeur de l'eau ne dépassait guère deux mètres sur la barre pendant les
mois d'avril, de juin et de juillet, et lors des crues elle était seulement de
trois et quatre mètres. Au moyen de jetées convergentes, qui conduisent
l'eau fluviale jusqu'à la mer profonde, on a pu abaisser de 5 mètres le
seuil de la barre, et des bâtiments calant près de 6 mètres ont passé fré-
quemment. La Soulina est devenue un des ports de commerce les plus impor-
tants de l'Europe et en même temps un havre de refuge des plus précieux dans
la mer Noire, si redoutée des matelots à cause de ses bourrasques soudaines.
Il est vrai que ce grand travail d'utilité publique n'est point dû à la Tur-
quie, à laquelle l'embouchure de la Soulina appartenait naguère, mais à
une commission européenne exerçant à Soulina et sur toute la partie du
Danube située en aval de Galatz une sorte de souveraineté. C'est un syn-
Ib'ô NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
dicat international ayant son existence politique autonome, sa flotte, son
pavillon, son budget de 5 millions de francs, et, cela va sans dire, ses em-
prunts et sa dette. Le delta danubien, désormais débarrassé des forteresses
riveraines, se trouve ainsi pratiquement neutralisé au profit de toutes les
nations d'Europe. Environ la moitié du commerce s'y fait sous pavillon
de la Grande-Bretagne ; mais la présidence de la commission a été prise
par l'Austro-IIongrie, et les peuples riverains craignent que le Danube ne
devienne de plus en plus, à leur détriment, un fleuve autrichien, c'est-à-
dire allemand. Déjà de grands débats ont eu lieu à ce sujet dans le parle-
ment roumain.
Tout en gagnant peu à peu sur la mer, le fleuve en a aussi graduellement
isolé des lacs d'une superficie considérable. Entre la bouche du Dniestr et
le delta danubien, on remarque sur la côte plusieurs golfes ou « limans »
d'une très faible profondeur, dans lesquels les eaux s'évaporent pendant les
chaleurs, en laissant sur le sol une mince couebe saline. La forme générale
de ces nappes d'eau, la nature des terrains qui les entourent, la disposition
parallèle des ruisseaux qui s'y jettent, les font ressembler complètement à
d'autres lacs que l'on voit plus à l'ouest jusqu'à l'emboucbure du Prut ;
seulement ces derniers sont remplis d'eau douce, et le cordon de sable qui
les barre à l'entrée les sépare non des flots de la mer Noire, mais de ceux
du Danube. Sans aucun doute tous ces lacs riverains du fleuve étaient
autrefois des limans d'eau salée comme les lagunes de la côte; mais à
mesure que le Danube a comblé son golfe, ces lacs, graduellement séparés
de la mer, se sont vidés de leurs eaux salées et se sont remplis d'eau douce :
que le fleuve continue d'empiéter dans la mer, et les nappes salines du lit-
toral, alimentées en amont par des ruisseaux d'eau pure, se transformeront
de la même manière.
Immédiatement au nord de ces lacs du littoral maritime et danubien,
l'entrée des plaines valaques était défendue par une ligne de for ti-fica Lions
romaines ou autres, connues sous le nom de « val de Trajan », comme les
fossés, les murailles et les camps retranchés de la Dobroudja méridionale;
le peuple les attribue d'ordinaire au césar, quoiqu'elles aient été élevées
beaucoup plus tard, par le général Trajan, contre les Yisigoths. Cette barrière
de défense, qui coïncide à peu près avec la frontière politique tracée naguère
entre la Moldavie et la Bessarabie russe, est devenu très difficile à recon-
naître sur une partie notable de son parcours. l\ est probable qu'à l'ouest
du Prut elle se continuait par un autre rempart traversant la basse
Moldavie et la Valacbie tout entière; les traces, encore visibles çà et là,
en sont désignées sous le nom de « chemin des Avares. » Entre le Prut
BAS DANUBE ET B0UMA1NS. 257
et le Dniestr, le mur de Trajan était double; une deuxième muraille, dont
les vestiges se trouvent en entier sur le territoire russe, entre Leova et
Bender, couvrait les approches de la vallée danubienne. Ce n'était pas trop,
en effet, d'une double ligne de défense pour interdire l'accès d'une plaine
si fertile, dont les richesses naturelles devaient allumer la cupidité de tous
les conquérants !
Malgré les populations si diverses qui ont parcouru, conquis ou dévasté
leur territoire, les habitants de la Roumanie ont gardé sur tous leurs limi-
trophes le privilège d'une beaucoup plus grande cohésion nationale : ils ont
ce qui manque à la Hongrie, à la Transylvanie, à la Bukovine, à la Bulgarie,
l'unité de race et de langue. Yalaques et Moldaves ne forment qu'un seul
peuple, et loin de laisser envahir leur territoire, ce sont eux, au contraire,
qui débordent sur les pays environnants. Dans toutes les provinces de la
Roumanie, à l'exception de la Dobroudja, qui lui a été donnée par le traité
de Berlin, après la guerre des Balkans, les habitants non roumains sont
en minorité.
L'origine de ce peuple de langue latine est encore enveloppée de mystère.
Les Roumains, habitants de l'antique Dacie, sont-ils exclusivement les
descendants de Gètes et de Daces latinisés, ou bien, comme on l'a souvent
prétendu, le sang des colons italiens amenés par Trajan, légionnaires et sol-
dats des cohortes, prédomine-il chez eux ? Dans quelle proportion se sont
mêlés au peuple roumain les divers éléments des populations environnantes,
slaves et illyriennes? Quelle part ont eue les Celtes dans la formation de la
nationalité valaque? Leurs descendants seraient-ils les « Petits Yalaques »,
des bords de l'Olto, les « hommes à vingt-quatre dents », ainsi nommés à
cause de leur bravoure? On ne saurait le dire avec certitude, puisque
des savants de premier ordre, tels que Miklosic, font à ces diverses questions
des réponses contradictoires. Quelques écrivains pensent que les Roumains
émigrèrent en masse de l'autre côté du fleuve, au troisième siècle, pour
obéir aux ordres de l'empereur Aurélien. S'il en était ainsi, cà quelle
époque les arrière-petits-fils des émigrants seraient-ils retournés dans leur
patrie, pour y remplacer les Slaves, les Magyars, les Petchénègues ? Mais
il est probable qu'il n'y eut point d'immigration nouvelle et que le résidu
des populations romanisées du pays suffit pour reconstituer peu à peu la
nationalité. Quoi qu'il en soit, ce petit peuple, dont les commencements sont
tellement incertains, a grandi d'une manière surprenante, puisqu'il est deve-
nu la race prépondérante sur le bas Danube et dans les Alpes transylvaines,
i. 35
258 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Encore au dix-seplième siècle la langue roumaine était tenue pour un
patois et les Yalaques eux-mêmes devaient parler slave dans les églises et
devant les tribunaux. De nos jours, au contraire, les patriotes roumains tra-
vaillent activement à purifier leur idiome d'un certain nombre de mots slaves,
qui s'y trouvent, d'après le dictionnaire de Cihac, dans la proportion des deux
cinquièmes environ, et des termes turcs et grecs introduits dans la langue
lors de la domination des Osmanlis. De même que les Grecs modernes cher-
chent à rapprocher le romaïque du langage des auteurs classiques, de même
les « Romains » du Danube s'occupent de policerleur latin, afin de le placer
sur le même rang que les langues romanes occidentales, le français et l'ita-
lien. Ils se sont également débarrassés de l'écriture slave pour prendre les
caractères français ; malheureusement, cette réforme s'est faite d'une manière
un peu violente, en désaccord avec la prononciation vraie des mots, et les
grammairiens ne sont pas encore unis pour fixer la véritable orthographe :
Bukoviniens, Transylvains, Valaques, veulent tous faire prévaloir leur mode
de transcription. Ces derniers, grâce à leur indépendance politique, l'em-
porteront sans doute. Quoi qu'il en soit, la langue roumaine devient chaque
année plus néo-latine par le vocabulaire aussi bien que par la syntaxe. La
lecture des ouvrages français, qui constituent la principale littérature de la
Roumanie, aide à cette transformation. Par un remarquable contraste,
l'idiome des villes, qui jadis, à cause du va-et-vient des étrangers, étaient
beaucoup plus impur que celui des campagnes, est devenu maintenant le
plus latin des deux, le moins patoisé d'éléments slaves. Mais il y reste encore
un fonds de deux cents mots environ qui ne se retrouve dans aucune langue
connue et que l'on croit être un débris de l'ancien dace, parlé avant l'occu-
pation romaine. En outre, le valaque se distingue foncièrement des langues
romanes de l'Occident par l'habitude de placer l'article et le pronom dé-
monstratif après le substantif. Ce phénomène se présente aussi dans l'alba-
nais et le bulgare, ce qui autorise Miklosic à supposer que c'est là un trait
de l'ancienne langue des aborigènes, transmis depuis aux autres habitants
du pays. Un trait non moins caractéristique de l'idiome roumain se
retrouve dans la façon de prononcer les voyelles.
Mais, si ce sont là des indices précieux pour le linguiste, le peuple rou-
main, pris en masse, les ignore, et s'il les connaissait, il ne s'arrêterait
point à de pareils détails. Encore tout fier de la gloire des anciens conqué-
rants de sa patrie, le paysan valaque se croit descendu des patriciens de
Rome. Plusieurs de ses coutumes, à la naissance des enfants, aux mariages,
aux cérémonies mortuaires rappelleraient encore celles des Romains : la
danse des Calouchares ne serait autre, dit-on, que celle des anciens colons
ROUMAINS. 259
d'Italie. Le Valaque aime à parler de son « père » Trajan, auquel il attribue
tout ce qu'il voit de grand dans son pays, non-seulement les ruines de ponts,
de forteresses et de chemins, mais jusqu'aux œuvres que d'autres peuples
attribueraient à Roland, à Fingal, aux puissances divines ou infernales.
Maint défilé de montagne a été ouvert d'un coup parle glaive de Trajan; l'a-
valanche qui se détache des cimes, c'est le « tonnerre de Trajan » ; la Voie
lactée même est devenue le « chemin de Trajan » : pendant le cours des
siècles, l'apothéose est devenue complète. Ayant choisi le vieil empereur
pour le représentant même de sa nation, le Roumain se refuse donc à con-
sidérer comme ses ancêtres les Gètes et les Daces ; il ignore ce que furent les
Goths, quoiqu'il soit peut-être leur parent par l'origine première, et qu'il
leur ressemble encore dans les montagnes, où l'on voit beaucoup d'hommes
grands, aux yeux bleus, à la blonde chevelure flottante, comme devaient
être probablement les anciennes populations du pays. Mais, par la grâce et
la souplesse, les montagnards, aussi bien que les gens des campagnes danu-
biennes, se distinguent des hommes du Nord et se rapprochent des peuples
méridionaux. Les Vrangianes, à l'ouest de Jassy, sont ceux qui ont gardé le
type le plus pur.
En général, les Roumains de la campagne, de même que ceux des Car-
pates, ont de beaux visages basanés, entourés de cheveux blonds, des yeux
expressifs, une bouche finement dessinée montrant dans le rire deux rangées
de dents d'une éclatante blancheur. Ils aiment à laisser croître leur cheve-
lure, et l'on raconte que nombre de jeunes hommes se font réfractaires au
service de l'armée, uniquement pour sauver les belles boucles flottant sur
leurs épaules. Adroits de leur corps, lestes, gracieux dans tous leurs mou-
vements, ils sont, en outre, infatigables à la marche et supportent sans se
plaindre les plus dures fatigues. Ils portent leur costume avec une aisance
admirable, et même le berger valaque, avec sa haute cachoula ou bonnet
de poil de mouton, la large ceinture de cuir qui lui sert de poche, la peau
de mouton jetée sur une épaule, et ses caleçons qui rappellent la braie des
Daces sculptés sur la colonne de Trajan, impose par la noblesse de son atti-
tude. Dans les grandes villes, le type brun prédomine à cause des croise-
ments avec les Grecs Phanariotes, les Russes du midi, les Hongrois. Partout
les Roumaines sont la grâce même. Soit qu'elles observent encore les an-
ciennes modes nationales et portent la large chemisette brodée, la veste
flottante, le grand tablier multicolore où dominent le rouge et le bleu, la
résille d'or et de sequins sur les cheveux, soit qu'elles aient adopté la toi-
lette moderne, elles charment toujours par leur élégance et leur goût. A ses
avantages extérieurs, la Roumaine ajoute une intelligence rapide, une gaieté
260 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
communicative, un esprit de repartie qui en font la Parisienne de l'Orient.
Ce sont les femmes si gracieuses de la Valachie, et non les ondes, d'une lim-
pidité douteuse , de la rivière de Bucarest, qui ont fait naître le proverbe :
« 0 Dimbovitsa ! celui qui a bu de ton eau ne peut plus te quitter ! »
Au milieu des populations valaques homogènes, on rencontre çà et là
quelques groupes de colons bulgares. Les Bulgares natifs de la Roumanie
et descendants des anciens ravageurs du sol paraissent avoir été singulière-
ment modifiés par les croisements; ce sont maintenant les plus laborieux
des cultivateurs, et dans les alentours des grandes villes ils ont la spécialité
du jardinage et de l'industrie maraîchère. Ploïesti, l'une des villes les plus
prospères de la Valachie, a commencé par être une colonie de Bulgares. Dans
les villes, ces étrangers, devenus Valaques par la langue, sont tanneurs,
merciers, marchands de nouveautés, c'est par leurs mains que passent
presque tous les petits objets importés d'Allemagne.
Le paysan roumain est sédentaire ; il reste attaché au sol qui l'a vu
naître et n'émigre que forcé par la dure nécessité. Il en est autrement des
voisins du Valaque, Bulgares et Hongrois, d'un naturel beaucoup plus
nomade que le Roumain. Le mouvement d'immigration en Roumanie est
beaucoup plus fort que le courant inverse et contribue pour une part
notable au peuplement de la contrée. D'ailleurs, l'accroissement normal
par le surplus des naissances est de 30,000 individus en moyenne; mais
après les années de disette, il arrive exceptionnellement que le nombre des
décès l'emporte sur celui des naissances1. D'après les statistiques, la
proportion des naissances mâles serait beaucoup plus considérable en
Roumanie que dans tous les autres pays d'Europe2.
Quelques groupes de Russes se trouvent aussi en diverses parties de la
Moldavie, notamment à Jassy, à Berlad. Ils sont presque tous commerçants;
cependant ils jouissent d'une grande réputation de probité, justifiée sans
doute, car ce sont presque tous des hommes qui ont dû s'enfuir de Russie,
il y a un siècle, pour obéir à leur foi religieuse et pratiquer leurs rites en
paix : ce sont des Vieux-Croyants ou Lipovanî, ainsi nommés d'un ancien
évêque Philippe; ils parlent tous roumain. Quelques Russes de la contrée
appartiennent aussi à la secte des Origénistes ou « Mutilés » (Skoptzi), que
1 Mouvement de la population en Roumanie :
1871 (année normale) . . . 145,010 naissances; 114,576 morts.
1874 (année anormale). . . 149,442 » 152,247 »
2 Proportion des naissances mâles aux naissances femelles :
France. . . . 1,052 garçons; 1,000 filles.
Roumanie. . . 1,160 » » »
POPULATIONS DU BAS DANUBE.
26-2
l'on dit recruter leurs communautés par le vol des enfants. On les reconnaît
à leur corpulence et à leur visage glabre. A Bucarest, ce sont eux qui ont la
réputation d'être les meilleurs cochers.
Des Hongrois appartenant à la race des Szekely de la Transylvanie, et
connus dans le pays sous le nom, chinois en apparence, de Tchangheï ou
Tchangs, complètent la série des populations étrangères établies sur le
territoire roumain en colonies distinctes. Les Moldaves leur donnent le
nom d'Oungours. Ces Tchanghei, dont l'entrée dans la Moldavie centrale
date de l'époque où les rois de Hongrie étaient les maîtres de la vallée du
N° 42. — BESSARABIE MOLDAVE, CÉDIÎE A LA RUSSIE EN 1878.
Gjavé cKea^Echari.
dapres Leieajt
BuloaTes —I Russes
Roumains I5s
Régions inhabitées
Albanais
io ao 3o tfco SoEU
Séret, et que l'on dit avoir été jadis au nombre de 170,000, se roumani-
sent peu à peu ; leurs maisons sont mieux bâties et plus propres que celles
de leurs voisins daces, mais ils ne se distinguent plus par le costume et
cessent graduellement de parler leur rude patois magyar; s'ils ne sont
point encore fondus dans la population moldave, cela tient sans doute à la
différence de religion, car ils sont catholiques romains. D'ailleurs ils se
recrutent chaque année par un certain nombre d'émigrants de Transyl-
vanie, qu'attirent le climat plus doux et les terres plus fertiles de la Mol-
davie. Au printemps et en automne les laboureurs et les moissonneurs
hongrois descendent en caravanes dans les plaines. 11 y a un siècle environ,
plusieurs milliers de familles szekel y émigrèrent aussi sur le versant oriental
des Carpates pour échapper au régime militaire.
£32 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Parmi les étrangers civilisés, les Allemands d'Autriche sont de beaucoup
les plus nombreux : ce sont eux qui ont fondé la plupart des grands établis-
sements industriels et qui ont dirigé la construction des chemins de fer.
Quant aux Français, ils forment une colonie moins considérable qu'on ne serait
tenté de le croire en constatant l'influence de la littérature et des mœurs
françaises en Roumanie. Mais cette influence provient surtout de la sympathie
qui porte les Roumains vers leurs frères de langue. Des centaines de jeunes
gens venus de la plaine du bas Danube étudient à Paris, tandis que bien peu
se sont dirigés vers les universités allemandes.
Au siècle dernier, lorsque le gouvernement des principautés roumaines
était affermé par le sultan aux Phanariotes ou riches négociants grecs du
Phanar de Conslantinople, l'élément hellénique était aussi très-fortement
représenté en Moldo-Valachie ; mais, de nos jours, il est presque sans im-
portance numérique; peut-être, en y comprenant les Zinzares hellénisés
de Macédoine, ne sont-ils qu'une dizaine de mille, mais ils savent se faire
leur place comme intendants des grands seigneurs, entrepositaires, expé-
diteurs et négociants en gros. L'exportation des céréales dans les villes du
bas Danube est presque entièrement entre leurs mains. Les traces de l'an-
cienne domination phanariote ne se retrouvent que dans la langue et dans
les relations de parenté provenant du croisement des familles seigneuriales.
Beaucoup plus nombreux que les Grecs et d'un poids bien plus considé-
rable dans les destinées futures du pays sont les races sans patrie qui
vivent sur le territoire roumain, les Juifs et les Tsiganes. Quelques Israé-
lites de provenance espagnole se rencontrent dans les grandes villes, mais
la race, presque tout entière, appartient à la souche des Juifs « alle-
mands ». Ceux-ci, qui immigrent en foule de la Pologne, de la Petite-
Russie, de la Galicie, de la Hongrie, se trouvent en contact journalier avec
le pauvre peuple en qualité d'aubergistes, d'intermédiaires de tout le
petit commerce ; ils sont universellement haïs, non point à cause de
leur religion, mais à cause de l'art merveilleux qu'ils déploient pour
faire passer les épargnes des familles dans leur escarcelle. En outre, on
leur attribue toutes sortes de crimes imaginaires, et fréquemment la popu-
lation s'est ruée contre eux avec fureur pour venger le prétendu massacre
d'enfants qui auraient été égorgés en guise d'agneaux à la fête de Pâques.
Pourtant les Roumains ne savent pas se passer de ces Juifs qu'ils exècrent,
et chaque jour ils fortifient le monopole commercial de la race envahissante,
quoique, récemment encore, ils leur eussent interdit l'acquisition de pro-
priétés territoriales. Déjà, si les évaluations faites dans le pays ne sont pas
exagérées, — et l'ubiquité des Juifs les montre plus nombreux qu'ils ne le
POPULATIONS DE LA ROUMANIE. 263
sont en réalité, — les Israélites constitueraient le cinquième de la population
totale dans la Moldavie et la natalité augmente incessamment leurs essaims,
car jamais chez eux, comme chez les chrétiens, le nombre des morts n'ex-
cède celui des naissances. Leur dialecte usuel est un jargon allemand
mêlé d'un grand nombre de mots empruntés à toutes les langues orientales,
et ce langage même contribue à les faire haïr, car on voit en eux les
avant-coureurs des Allemands et l'on se demande si leurs invasions com-
merciales ne sont pas le prélude d'une autre invasion, dans laquelle som-
brerait l'indépendance politique du pays. « Ce que les Roumains détestent
chez le Juif, dit-on fréquemment, ce n'est pas l'Israélite, c'est l'Allemand. »
Quant à l'autre race des commerçants orientaux, celle des Arméniens, elle
est représentée par quelques colonies florissantes, surtout en Moldavie. Ces
Haïkanes, descendus d'émigrants qui vinrent à diverses époques, du
onzième au dix-septième siècle, ne se distinguent point de leurs coreligion-
naires de la Bukovine et de la Transylvanie; ils vivent dans l'isolement, et
si le peuple ne les aime pas, du moins ont-ils le talent de ne pas se faire
exécrer. Un petit nombre d'Arméniens venus de Constantinople et parlant le
turc résident aussi sur le bas Danube.
La race jadis méprisée des Tsiganes entre peu à peu dans la masse de
la population ; ces parias deviennent Roumains et patriotes par la vertu
d'une liberté relative. Naguère encore les Tsiganes étaient esclaves : les uns
appartenaient à l'Etat, les autres étaient la chose des boyards ou des cou-
vents; néanmoins la plupart d'entre eux restaient nomades, travaillant,
trafiquant ou volant pour le compte de ceux qui les employaient. Ils se di-
visaient en véritables castes, dont les principales étaient celles des lingou-
rari ou fabricants de cuillers, des oursari ou montreurs d'ours, des fer-
rari ou forgerons, des aurari ou orpailleurs, des lautari ou louangeurs.
Ces derniers, les plus policés de tous, étaient les musiciens chargés de cé-
lébrer la gloire et les vertus des boyards ; maintenant ce sont les méné-
triers des villages et les musiciens des villes, les troubadours de la Rou-
manie. S'ils diffèrent socialement des paysans, c'est peut-être par une liberté
plus grande. En 1857, les Tsiganes de la A'alachie furent assimilés aux
autres cultivateurs, et, depuis, l'émancipation s'est faite sans distinction de
races pour tous les serfs de la glèbe. Très-peu nombreux sont les Tsiganes
netotzi, êtres dégradés qui vaguent à moitié nus dans les bois ou sous la
tente, vivent de maraude, se nourrissent des restes les plus immondes et
n'enterrent point leurs morts. Presque tous les Tsiganes sont désormais fixés
au sol, qu'ils savent cultiver avec soin, ou bien ils exercent un métier régu-
lier. La fusion des races, entre Tsiganes et Roumains, s'opère d'autant plus
204 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
facilement que la religion est la même et que tous les anciens nomades
parlent la langue du pays: Le type étant beau de part et d'autre, les croi-
sements deviennent de plus en plus nombreux et il est à croire que dans
quelques générations les Tsiganes de Roumanie seront une race du passé.
Telle est la cause principale de l'énorme écart, de 100,000 à 500,000,
donné par les diverses statistiques pour le nombre des Tsiganes1.
La nation roumaine est encore dans sa période de transition entre l'âge
féodal et l'époque moderne. Les révolutions de 1848, peut-être plus im-
portantes dans l'Europe danubienne qu'elles ne le furent en France et en
Italie, ne firent qu'ébranler l'ancien régime dans les Principautés roumai-
nes, mais elles ne le détruisirent point. Encore en 1856 les paysans vala-
ques et moldaves étaient asservis à la glèbe; sans droits, sans avoir person-
nel, presque sans famille, puisqu'ils étaient à la merci du caprice, les
malheureux passaient leur existence à cultiver la terre des seigneurs ou des
couvents et vivaient eux-mêmes dans de misérables tanières boueuses, que
souvent on ne distinguait pas même des broussailles et des amas d'immon-
dices. Les maîtres du sol et de ses habitants étaient environ cinq ou six mille
boyards, descendants des anciens « braves », ou devenus nobles à prix d'ar-
gent; mais parmi ces seigneurs eux-mêmes régnait une grande inégalité :
la plupart n'étaient que de petits propriétaires, tandis que soixante-dix feu-
dataires en Valachie et trois cents en Moldavie se partageaient avec les mo-
nastères la possession du territoire presque tout entier.
Un pareil état social devait avoir pour conséquence une affreuse démo-
ralisation chez les maîtres aussi bien que chez les esclaves. Même les qua-
lités naturelles du Roumain, son élan, sa générosité, sa promptitude en
amitié, tournaient à mal sous un pareil régime. Les nobles, possesseurs du
1 Population approximative de la Roumanie en 1878 :
Valachie. Moldavie. Total.
Roumains 3,040,000 1,420,000 ■ 4,460,000
Rulgares — 30,000- 30,000
Russes et autres Slaves. . . . — 10,000 10,000
Hongrois. . , - 50,000 50,000
Tsiganes 100,000 50,000 150,000
Juifs 100,000 300,000 400,000
Arméniens — 10,000 10,000
i 3,240,000 1,870,000 5,110,000
Étrangers.
Autrichiens de diverses langues. . 30,000
Grecs. 10,000
I Allemands 5,000
Français 1,500
Autres 6,000
MŒURS DES ROUMAINS. 265
sol, fuyant leurs terres où la vue de la souffrance les eût gênés, allaient
vivre au loin dans l'intrigue et la débauche, dépensant sur les tables de jeu
des cités occidentales l'argent que des intendants, Grecs en majorité, leur
envoyaient après avoir largement prélevé leur part. Quant à la masse asser-
vie de la population, elle était paresseuse, parce que la terre, du reste si
féconde, ne lui appartenait point; elle était méfiante et menteuse, parce
que la ruse et le mensonge sont les armes de l'esclave ; elle était ignorante
et superstitieuse, parce que toute son éducation lui avait été donnée par
un clergé ignare et fanatique. Leurs popes étaient en même temps magiciens
et guérissaient les maladies par des incantations et des philtres sacrés. Parmi
les moines, les uns, grands propriétaires de serfs et possédant la sixième
partie des terres de la Roumanie, étaient des boyards en robe, non moins
âpres à la curée que les seigneurs temporels; les autres, vivant d'aumônes,
n'étaient guère que des paysans ayant échangé l'esclavage pour la mendicité.
Dépourvus de toute instruction, si ce n'est de celle que leur transmet-
taient les doïnas ou chants des aïeux, gouvernés comme ils l'étaient par
les anciennes coutumes, les Roumains devaient à une époque récente rap-
peler les populations perdues dans la nuit du moyen âge; maintenant en-
core plusieurs coutumes de leurs ancêtres subsistent dans les campagnes.
Ainsi, lors des enterrements, les pleureuses à gages poussent des cris dé-
chirants auxquels les parents mêlent leurs adieux. On place dans le cercueil
un bâton dont le mort se servira pour traverser le Jourdain, un drap dont
il se couvrira comme d'un vêtement, une pièce de monnaie qu'il donnera
à saint Pierre pour se faire ouvrir les portes du ciel ; on n'oublie pas non
plus le pain et le vin dont il aura besoin pendant son voyage. Mais si le
défunt avait les cheveux rouges, il est fort à craindre qu'il ne tente de re-
venir sur la terre sous forme de chien, de grenouille, de puce ou de pu-
naise, et qu'il ne pénètre la nuit dans les maisons pour sucer le sang des
belles jeunes filles. Alors il est prudent de clouer fortement le cercueil, ou,
mieux encore, de traverser d'un pieu la poitrine du cadavre.
De pareilles hallucinations cesseront bientôt, sans aucun doute, de hanter
l'esprit des campagnards. Depuis que le paysan cultive sa propre terre, les
progrès intellectuels et moraux de la nation ont au moins égalé ses progrès
matériels, et ceux-ci sont vraiment considérables. Libéré officiellement en
1856, mais encore retenu longtemps par les liens d'un demi-servage, le
paysan a fini par posséder au moins une partie du sol. Tant que le seigneur
resta l'unique possesseur de la terre, il fut aussi le « maître du pain »
et l'ancien serf n'avait qu'une liberté presque illusoire. Enfin la loi de
1862, plus ou moins bien appliquée pendant les années suivantes, re-
i. 54
266 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
mit à chaque chef de famille agricole une parcelle des terrains qu'il culti-
vait, variant de 5 à 27 hectares ; et, depuis cette époque, les paysans, deve-
nus plus libres, ont aussi gagné singulièrement en dignité et en amour du
travail. Leur terre, si fertile, quoique si mal labourée par la vieille charrue
romaine et privée de tout engrais, produit des quantités énormes de céréa-
les, dont le prix, soldé en beaux écus sonnants, réjouit le cultivateur et l'en-
courage à une plus grande activité. La Roumanie est désormais une des
principales contrées d'exportation pour les blés ; et, dans les années favora-
bles, quand les sauterelles d'Orient ne sont pas venues s'abattre sur ses cam-
pagnes, quand les violences d'une température extrême n'ont pas tué les
plantes, elle est même pour l'Europe occidentale un grenier plus riche que
la Hongrie. En moins de dix ans, l'exportation des céréales, blé, maïs, orge,
seigle, a doublé, et la somme annuelle qu'elle vaut au pays varie de cent à
deux cents millions de francs. Malheureusement, le paysan ne mange guère
le froment qu'il produit ; il garde pour lui le maïs, qui lui sert à préparer
sa bouillie ordinaire ou mamaliga et à fabriquer la mauvaise eau-de-vie qui
le console de ses cent quatre-vingt-quatorze jours de jeûne annuel. Durant"
plus de la moitié de l'année, les villages, surtout ceux des bords du Danube,
sont à demi noyés par une boue infecte où pataugent bêtes et gens : les
cabanes sont ouvertes au vent et à la pluie ; la fièvre règne en souveraine et
termine l'œuvre de la faim. La culture de la vigne, jadis absolument
négligée, s'accroît chaque année, et les collines avancées qui forment
les contre-forts des Carpates, produisent d'excellents crus1. Le temps n'est
plus où, par suite du dégoût que le travail inspirait au Roumain, le nom
de Valaque était dans tout l'Orient synonyme de berger2. Toutefois les
terrains improductifs s'étendent encore sur plus d'un quart de la Roumanie,
1 Agriculture de la Roumanie :
Terrains. Production moyenne.
Régions incultes ..«.-. 5,800,000 hect.
Prairies et pâturages. . . . 5,850,000 »
Forêts 2,100,000 »
Terrains cultivés en céréales. 2,225,000 »
Vignobles . 100,000 »
Jardins, etc 50,000 »
Biais 20,000,000 hectolitres
Froment 15,000,000 »
Orge 8,000,000 »
Vins 1,000,000 «
12,125,000 hect.
- Animaux domestiques en 1874 :
Bœufs et vaches, etc 2,900,000
Buffles 100,000
Chevaux.. ......... 600,000
Porcs.. 1,200,000
Brebis 5,000,000
Chèvres . 500,000
AGRICULTURE ET COMMERCE DE LA ROUMANIE. 267
et le système de culture, qui est l'assolement triennal, laisse chaque
troisième année le sol en jachère. Il paraît que, dans l'ensemble, les
terres de la Moldavie sont beaucoup mieux cultivées que celles des plaines
valaques. Cela tient surtout à ce que nombre de grands propriétaires ;
moldaves, bien différents à cet égard de leurs voisins, les boyards de
Valachie, vivent sur leurs terres et tiennent à honneur d'en diriger eux-
mêmes l'exploitation; mais de proche en proche les améliorations se répan-
dent dans toute l'étendue de la Roumanie, et déjà les batteuses à vapeur fonc-
tionnent dans la plupart des grandes propriétés. Les bonnes méthodes de
culture gagnent aussi peu à peu parmi les petits propriétaires ; d'ailleurs
ceux-ci ont, en maints districts, l'intelligence de s'associer pour exploiter en
commun de vastes étendues. Souvent des communes entières afferment des
terrains d'une étendue considérable; chacun des participants paye une taxe
proportionnelle à la surface des champs qu'il cultive.
Pays essentiellement agricole, la Roumanie n'exploite guère que les ri-
chesses fournies spontanément par la nature. Les veines de métaux divers,
si nombreuses dans les Carpates, sont laissées sans emploi à cause du
manque de routes d'accès; les veines de pétrole, exploitées par des groupes
de sept ouvriers, qui creusent un puits à forfait, ne donnaient en 1875
que 175,000 hectolitres d'huile minérale. Quatre salines principales sont
exploitées pour le compte du gouvernement, surtout par des ouvriers libres,
mais aussi par des condamnés. En 1875, la production, qu'il serait facile
de centupler, s'élevait à plus de 80,000 tonnes, mais elle s'accroît chaque
année. La pêche est aussi l'une des industries de la Roumanie. Les rive-
rains du bas Danube salent et expédient les poissons qui se trouvent en
abondance dans le fleuve et les lacs avoisinants et préparent le caviar que
leur donnent les grands esturgeons. C'est à peu près tout : la Roumanie
n'a d'industrie manufacturière que dans le voisinage des grandes villes; elle
n'a même de véritable spécialité que pour les tapis, les draps et les cuirs
brodés, les poteries . Les confitures sont le triomphe de ses ménagères. On
peut juger du peu d'importance de la grande industrie dans les pays roumains
par ce fait, que sur plus de 80,000 industriels, on compte 60,000 patrons.
Néanmoins le commerce ne cesse de s'accroître l . La Roumanie exporte non-
1 Commerce delà Roumanie en 1880 :
Importation , 255,540,000 francs) ,,,„.„.,,„.
^ • n.onnnnnx 471,200,000 frailCS .
Exportation 218,920,000 » j
Part de l'Auslro-Hongrie 209,562,500 »
» • de l'Angleterre 114.775,000 »
» delà France 46,157,000 »
2 Sorties du port de la Soulina, en 1880 : 1815 navires, jaugeant 658,065 tonnes.
268 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE
seulement des blés et des farines, mais aussi des animaux vivants, des peaux
et des laines, des conserves alimentaires, des fromages. Naturellement, elle
n'avait autrefois qu'un débouché pour ses produits, celui des « chemins
qui marchent ». Le Danube était la seule porte ouverte au grand mouve-
ment des échanges, et presque toutes les marchandises devaient s'entreposer
à Galatz, situé précisément à l'angle du fleuve où viennent converger, par
le Seret, les principales routes de la Valachie et de la Moldavie. Long-
temps encore le Danube restera la grande voie commerciale, du moins
pour les marchandises; de même, le Prout, que les bateaux à vapeur re-
montent depuis 1861 jusqu'à Sculeni, à une faible distance au nord de Yassi,
continuera de rendre des services aux expéditeurs de denrées; la Bistrilsa
et lés autres rivières descendues des Garpates seront les grands véhicules
des trains de bois, mais les chemins de fer ont donné à la Roumanie
d'autres issues vers l'extérieur. Par Yassi et la Bukovine, le delta du Da-
nube se relie à la Pologne, à l'Allemagne du Nord et aux rivages de la
Baltique ; par la ligne de Yassi au Prout, que traverse un magnifique pont
international, elle se rattache à Odessa, à la mer Noire et à tout le réseau
russe; par le pont de Silistrie ou tel autre viaduc franchissant le Danube,
il rejoindra le chemin de Yarna et les plaines valaques seront en communi-
cation directe avec la mer Noire; au nord, le col du Predeal est franchi,
et bientôt d'autres voies ferrées iront rejoindre à travers les Carpates,
par les défilés de la Tour-Rouge et du Jil, les hautes vallées transyl-
vaines et les plaines de la Hongrie. Comme le Piémont et la Lombardie,
les campagnes moldo- valaques ne peuvent manquer de devenir, grâce à
l'horizontalité du sol, une des régions les plus importantes de l'Europe pour
la jonction et les croisements des chemins de fer. Mais ce n'est point sans
appréhension que Moldaves et Valaques voient s'approcher cette ère com-
merciale. Ils se disent que les chemins de fer d'outre-Carpates profiteront
surtout aux Autrichiens, juifs ou teutons, comme leur ont profité déjà la
voie ferrée de Czernovitz à Yassi et les bateaux à vapeur du Danube ; ils
comprennent fort bien à quels dangers politiques les expose cette prise de
possession commerciale par les Allemands, surtout sous une dynastie germa-
nique ; mais c'est à eux de montrer si leur force de cohésion est suffisante
pour qu'ils puissent maintenir, en dépit des nouveau venus, une solide
individualité nationale1.
1 Bateaux à vapeur du Danube, en 1872 29, jaugeant 7,620 tonneaux.
Grandes routes en 1876 4,266 kilomètres.
Chemins de fer en 1879 1,241 »
Télégraphes en 1878 , . 4,365 *
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11
MHuHUutnN
COMMERCE ET VILLES DE LA ROUMANIE 271
Les Roumains se plaignaient naguère de ce que le traité de Paris n'eût pas
complété leur territoire, du côté de la mer Noire, en lui donnant une des rives
de la Soulina. Jadis le delta danubien appartenait à la Moldavie, ainsi que le
prouvent les ruines d'une ville construite par les Roumains en face de Kilia,
sur la rive méridionale du fleuve. Jusqu'à la fin du siècle dernier, le préfet
moldave d'Ismaïl avait juridiction sur le port de la Soulina et s'occupait du
curage de la passe. Néanmoins les puissances occidentales, attribuant la pos-
session du delta tout entier à la Turquie, n'avaient laissé aux Roumains que
la rive gauche du fleuve de Kilia et les îles de ses bouches. La Moldavie n'a-
vait donc point d'issue directe sur le Pont-Euxin, si ce n'est pour les embar-
cations d'un très-faible tonnage; des barres de sable ferment toutes les em-
bouchures aux grands navires. M. Desjardins et divers ingénieurs avaient
étudié pour le gouvernement roumain le projet d'un canal de grande navi-
gation reliant le fleuve à la baie de Djibriani, au nord du delta. Ce canal,
qui n'aurait pas plus de douze kilomètres de longueur, offrirait certaine-
ment de grands avantages ; mais son port terminal, si soigneusement qu'on le
construise, aurait l'inconvénient de s'ouvrir dans une baie fort tempétueuse,
où soufflent en plein les vents du nord-est, les plus dangereux de la mer Noire.
Maintenant le territoire que devait traverser le futur port de Carolt appartient
à la Russie et les Roumains possèdent l'embouchure de la Soulina, qui
d'ailleurs est ouverte librement au commerce de toutes les autres nations
d'Europe. C'est la Roumanie qui en profite le plus pour l'exportation de ses
grains, et cependant elle n'a qu'à prendre une part minime aux grands tra-
vaux que la Commission européenne a dû entreprendre et continue sans cesse
aux frais des puissances, pour approfondir la passe de cette bouche du fleuve.
Rucarest ou Rucuresci, capitale de la Valachie et de l'Union roumaine,
compte déjà parmi les grandes cités de l'Europe. Après Constantinople
et Pest, c'est la ville la plus populeuse de toute la partie sud-orientale
du continent; elle se donne à elle-même le nom de « Paris de l'Orient ».
Naguère pourtant c'était plutôt une collection de villages, fort pittoresques
de loin, à cause de leurs tours et de leurs dômes brillant au milieu des
bosquets de verdure, mais assez désagréables à l'intérieur, mal bâtis, tra-
versés de rues toujours infectes, remplies, suivant les saisons, de poussière
ou de boue. Mais, grâce à l'affluence de la population, à l'accroissement
rapide du commerce et de la richesse, Rucarest se transforme rapidement,
et de grandes rues, propres et bordées de beaux hôtels, des places fort ani-
mées, de vastes parcs bien entretenus, lui donnent dans les quartiers du
272 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
centre l'apparence d'une capitale européenne, méritant son nom qui signifie,
dit-on, « ville joyeuse ».
La ville de Jassy, Yassi, ou Yachi, qui fut après Suciava, aujourd'hui
annexée par l'Autriche, la capitale de la Moldavie, occupe une position
moins centrale que Bucarest; mais la fertilité de ses campagnes, le voisinage
du Prout et de la Russie, à laquelle elle sert d'entrepôt, sa situation sur le
grand chemin commercial qui réunit la mer Baltique à la mer Noire, de-
vaient lui donner aussi une population nombreuse; comme Bucarest,
elle est devenue florissante, quoique l'union des deux principautés rou-
maines en un seul État l'ait privée de son titre de capitale. Bâtie sur les
derniers renflements de collines exposées au soleil du midi, baignée par la
petite rivière de Bahlui, qui serpente au milieu des ombrages, Yassi se
présente sous un aspect assez grandiose, que ne dément point la vue des
beaux quartiers de l'intérieur. La population a déjà une physionomie
orientale : on se croirait snr le seuil de l'Asie. L'église des Trois-Saints,
fort originale, est un chef-d'œuvre d'ornementation en arabesques.
Toutes les autres villes de la Roumanie doivent aussi leur importance à
la position qu'elles occupent sur des chemins de commerce. Botochani, au
nord de la Moldavie, est une ville de transit pour la Pologne et la Galicie;
on peut en dire autant de Folticiani, aux foires internationales très-fré-
quentées. Le commerce fait grandir les cités du Danube. Galatz ou Gallati,
que l'on dit être une ancienne colonie des Galates, est aujourd'hui la grande
cité commerçante du bas Danube, le principal marché des céréales vendues
à l'étranger et le siège de la commission européenne des embouchures ;
Braïla, jadis pauvre village, quand elle était une forteresse turque, est
maintenant une cité fort importante par ses minoteries, que possèdent des
Italiens; elle est aussi un centre littéraire bulgare. Stirbei on Gallarasi, sur
une coulée du Danube , fait face à la ville bulgarienne de Silistrie, près
de laquelle, au fort d'Arab-tabia, un pont doit traverser le fleuve; en cet
endroit, le Danube a de 7 à 12 mètres de profondeur, 1100 mètres
de largeur à l'étiage et 8 kilomètres en crue. Giurgiu (San -Giorgio)
est le port de Bucarest sur ls Danube ; Turnu-Severinu, la porte d'en-
trée de la Valachie, en aval des grands défilés du fleuve ; Craïova,
Pitesti, Ploïesti, Buzeu, Focsani, s'élèvent à l'issue des chemins qui descen-
dent des hautes vallées de la Transylvanie. Ploïesti ou Ploesci, la deuxième
ville de la Yalachie par le nombre des habitants, doit son nom, disent
les indigènes, aux pluies abondantes qui se déversent au nord, sur les ver-
sants des Carpates, « Dieu te garde de la boue de Ploïesti », dit un proverbe
roumain. Le principal commerce du district est celui des laines, mais il
VILLES ET GOUVERNEMENT DE LÀ ROUMANIE.
27;
expédie aussi d'excellents vins. Alexandria, ville nouvelle bâtie au milieu
des plaines qui s'étendent de Bucarest à l'Olto, est aussi un entrepôt de
produits agricoles.
Jadis, pendant les temps des incessantes guerres du moyen âge, alors
que la forte position stratégique était un plus précieux avantage que
les facilités du commerce, les capitales de la « Domnie » avaient dû s'é-
tablir au cœur même des Carpates. Au treizième siècle, la métropole
était à Campu-Lung, au milieu des montagnes. Celle qui lui succéda fut
la Curtea d'Argesiu ou « cour d'Argis», fondée au commencement du
seizième siècle, par le prince Negoze ou Nyagon Bessaraba; il n'en reste
plus qu'un monastère et une église merveilleuse, dont les murailles, les
corniches, les quatre tours aux toits d'étain brillant sont ciselées comme
un bijou d'orfèvrerie; pas une pagode indoue n'est plus ornée que cette
grande châssse byzantine. Quant au beau palais élevé par les domni dans
la troisième capitale, qui fut Tirgu-vestéi (Tirgoviste), sur la lalomitia (Ja-
lomitza), on n'en voit plus que des murs noircis par l'incendie1.
La Roumanie, formée des deux anciennes Principautés-Unies de Moldavie
et de Valachie, s'est constituée en un État unitaire, indépendant, sous la
protection des grandes puissances européennes et ne reconnaissant l'an-
cienne suzeraineté du sultan que par un tribut de moins d'un mil-
lion de francs. Elle s'est donné un prince héréditaire tenu de gouverner
d'après les formes constitutionnelles et pris dans la famille prussienne
des Hohenzollern. Ce prince, qui s'est récemment fait proclamer roi,
nomme les titulaires de toutes les fonctions publiques, confère tous
les grades militaires, commande l'armée, fait battre monnaie, sanctionne
1 Population approximative des villes principales de la Roumanie, en 1875 :
VALACHIE.
Bucarest .......
Ploïesti (Ploesci). . . .
Braïla
Craïova
Giurgiu ou Giurgevo. . .
Pitesti (Pitesci) . . . .
Bouzeu. .......
Campu-Lung ....
Alexandria.. . . • ■
Calarasii (Stirbey) . . .
Turnu-Séverinu ...
MOLDAVIE.
Tassi (Yassi)
244,000 hab
30,000 »
28,000 »
22,000 »
15,000 »
15,000 »
11,000 »
11,000 »
10,000 »
5,000 »
3,000 x
90,000 »
Galalz (Gallati).
Botosiani. . .
Berlad. . . .
Focsani . . .
Pietra
Houssi. . . .
Roman. . . .
Bacau ....
Folticiani. . .
Dorohoiu. . .
80,000 hab.
Toultcha.
Bababagh
40,000
»
26,000
»
20,000
»
20,000
»
18,000
»
17,000
»
15,000
»
15,000
»
9,000
»
12,000
»
10,000
)>
35
274 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
les lois ou leur refuse sa signature, amnistie les condamnés ou com-
mue leur peine. Il est assisté par des ministres. Son traitement annuel est
de 1,200,000 francs.
Le pouvoir législatif est composé de deux chambres, nommées suivant
une procédure assez compliquée, destinée à favoriser surtout les intérêts
de fortune. A l'exception des serviteurs à gages, tous les Roumains âgés
de vingt et un ans et payant à l'Etat un impôt de quelque nature que ce
soit, sont inscrits sur les listes électorales, mais ils se divisent en quatre
collèges, dont la puissance votative diffère singulièrement. Le premier
collège de chaque district est composé des électeurs ayant un revenu foncier
de 5,300 francs et au-dessus ; les électeurs dont le revenu foncier est de
1,100 à 3,500 francs font partie du deuxième collège; les commerçants
et les industriels des villes payant un impôt d'au moins 29 francs, les
pensionnaires de l'Etat, les officiers en retraite, les professeurs et les
gradués universitaires forment le troisième collège; enfin tous les autres
électeurs sont groupés dans la quatrième catégorie. Les deux premiers
collèges nomment chacun un député par district; le troisième, beaucoup
plus nombreux, élit un député dans les petits chefs-lieux, deux dans les
villes plus considérables, trois dans les villes importantes, quatre à Jassy,
six à Bucarest. Quant au quatrième collège, il est privé du vote direct;
en droit, il est censé nommer par groupe de cinquante électeurs un certain
nombre de délégués qui choisissent leur représentant; en réalité, il se
trouve à peu près sans pouvoir électoral.
Le Sénat représente surtout la grande propriété territoriale. Tandis que
Je député n'est point astreint à des conditions de cens supérieures à celles
de ses mandants, le candidat à la première chambre doit justifier d'un
revenu d'au moins 8,800 francs, à moins qu'il n'ait exercé quelque haute
fonction dans l'Etat. Les électeurs au Sénat sont divisés en deux collèges
par district, celui des propriétaires de campagne et celui des propriétaires
de villes, jouissant les uns et les autres d'un revenu d'au moins 5,500 francs.
Dans les villes où le nombre des électeurs n'atteint pas la centaine, on la
complète par des propriétaires moins imposés, mais de manière à procéder
toujours par ordre de richesse. En outre, les professeurs des universités de
Bucarest et de Yassi ont le droit de nommer respectivement un sénateur.
L'héritier du trône, les métropolitains et les évoques diocésains sont de
droit membres du Sénat. La durée de chaque législature est de quatre ans.
A la fin de chaque période, la députation se renouvelle en entier, tandis
que les sénateurs, élus pour huit ans, tirent au sort pour savoir quel
membre de chaque district doit se représenter aux suffrages des électeurs.
GOUVERNEMENT DE LA ROUMANIE. 275
D'après la lettre de la constitution, les Roumains jouissent de toutes les
libertés formulées dans les documents de cette nature. La liberté d'associa-
tion et de réunion est affirmée ; la presse n'est entravée ni par l'autorisa-
tion préalable, ni par la censure, ni par les avertissements ; les municipa-
lités sont élues, ainsi que les maires ; seulement, dans les communes
composées de plus de mille familles, le prince a le droit d'intervention
directe dans le choix des autorités municipales. La peine de mort est abolie,
si ce n'est en temps de guerre. L'instruction est libre, gratuite et obligatoire
« dans les communes où se trouvent des écoles », et deux universités ont été
fondées, à Bucarest et à Iassi. Enfin, tous les cultes sont libres, mais la re-
ligion « orthodoxe de l'Orient » est déclarée religion dominante, et les
chrétiens seuls pouvaient être naturalisés Roumains avant les récentes sti-
pulations du traité de Berlin. L'église de Roumanie, tout en se rattachant à
celle d'Orient pour la partie dogmatique, est absolument indépendante du
patriarche de Constantinople et s'administre elle-même par ses réunions
synodales; elle a pour chefs les deux archevêques de Bucarest et de Yassi.
Quelques milliers de moines habitent les couvents non encore supprimés.
Judiciairement, le pays est divisé en quatre circonscriptions de cour
d'appel, ayant pour chefs-lieux Bucarest, Yassi, Focsani, Craïova. La
cour de cassation siège à Bucarest. Les codes français ont été introduits en
Roumanie, avec de légères modifications, en 1865.
L'armée roumaine est en grande partie organisée sur le modèle prussien.
Tous les citoyens sont tenus de servir de vingt ans à trente-six ans : huit
ans dans l'armée active et dans la réserve de l'armée active, huit ans dans
la milice et dans la réserve de la milice. De trente-six à cinquante ans, les
habitants sont enrégimentés dans la garde nationale. L'armée active pro-
prement dite, comprenant 200,000 hommes, est divisée en armée perma-
nente et en armée territoriale. La première n'a pas de garnisons fixes et
tous ses hommes sont constamment en ligne, tandis que la deuxième armée
réside dans sa province et n'a que ses cadres et le tiers des hommes. C'est le
sort qui décide à quelle armée les jeunes gens doivent appartenir : désignés
pour l'armée permanente, ils ont devant eux quatre années de service actif;
dans l'armée territoriale, le temps de service est plus long de trois années.
En comprenant tous les corps, la Roumanie pourrait facilement mettre en
campagne une centaine de mille hommes. En outre, l'Etat a aussi sa petite
marine de vapeurs et de chaloupes canonnières et peut ainsi montrer son
pavillon dans la mer Noire,
Les finances de la Roumanie, comme celles de la plupart des Etats de
l'Europe, sont obérées par de nombreux emprunts, pour lesquels il paye en
276
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
moyenne 8 pour 100 d'intérêts1. Près de la moitié des impôts est employée
chaque année par le service de la dette : pour l'administration proprement
dite et le travail, il ne reste que peu de chose. Néanmoins le crédit de l'État
roumain se maintient, car ses emprunts ont pour gage territorial plus de
2 millions d'hectares, qui faisaient partie des immenses domaines des cou-
vents sécularisés et qui représentent une valeur d'un demi-milliard en-
viron; le gouvernement en met chaque année quelques milliers d'hec-
tares aux enchères. La vente du sel et du tabac constitue des monopoles de
l'État.
La Roumanie, sans y comprendre la Dobroudja, est partagée administra-
tivement en 50 districts ou départements. Avant la guerre de 1878, elle
avait 164 arrondissements ou plasi, et comprenait 62 communes urbaines
et 5,020 communes rurales.
VALACHIE.
DEPARTEMENTS.
Ardjèche (Avgès) .
Brada
Buzeu (Bouzeou) .
Dambovitia. . . .
Doljiu
Gorgiu
Ialomitia
Mehedintii . . . .
Muscel (Moutchel).
Ilfov
Oltu
Prahova
Romanatii . . . .
Romnicu-Sarat . .
Valcea
Teleorman . . . .
Vlasca
CHEFS-MEUX.
Pitesci (Pitesti).
Braila .
Buzeu .
Tirgoviste .
Craïova .
Tirgujiu.
Calarasii .
Turnu-Severin.
Campu-lung.
Bucarest.
Slatina.
Ploesei (Ploïesti)
Caracalla.
Romnicu-Sarat .
Romnicu-Valci .
Turnu-Magurelle.
Giurgiu .
MOLDAVIE.
DÉPARTEMENTS.
CHEFS-LIEUX.
Bacau. ....
Bacau.
Dorohoïu .....
Dorohoïu .
Botosiani
Botosiani.
Houchi (Husii).
Yassi (Iassi). ....
Yassi (Iassi).
Covurlui
Galalz (Gallati) .
Pietra .
Focsiani.
Roman .....
Roman .
Falliceni.
Tecuci .
Berlad -
Vaslui .
DOBROUDJA.
Anciens kaza (districts) de Kilia, Soulina
Mahmoudié, Isaktcha, Toultcha, Matchin
Babadagh, Hirsovo, Kustendjé, Medjidié
1 Budget en 1880 : Recettes 124,000,000 francs
Dépenses 127,500,000 —
Dette au 1er janvier 1877 552,250,700 —
CHAPITRE Vil
LA SERBIE ET LA MONTAGNE NOIRE
LA SERBIE
Avant la récente guerre qui a fait tomber tant de milliers d'hommes sur
les bords du Danube et dans les passages des Balkans, la Serbie était le
seul Etat slave occupant une partie considérable de la péninsule illyrienne
et c'est vers elle que regardaient tous les Slaves de la Turquie dans l'attente
de leur émancipation politique. Maintenant le centre de la puissance s'est
déplacé : la Serbie n'occupe plus que le deuxième rang ; la Bulgarie la
dépasse en population, en industrie, en richesse. Naguère, la Serbie ne
comprenait qu'une faible partie du versant septentrional des monts qui
s'élèvent au centre de la péninsule illyrienne. Nettement séparée de l'Austro-
Hongrie par les eaux du Danube et de la Save, elle était ouverte de toutes
parts vers la Bulgarie et la Turquie et n'avait guère de frontières naturelles
auxquelles ses populations pussent s'appuyer. La grande vallée centrale delà
Morava et les vallées de la Drina et du Timok, qui limitent la Serbie, l'une
du côté de l'ouest, l'autre à l'orient, sont toutes également accessibles aux
envahisseurs étrangers, et dans la dernière guerre les Turcs n'ont eu aucune
difficulté à pénétrer dans la Serbie du côté de l'orient. Actuellement, la
Serbie est mieux défendue au sud, grâce aux massifs de montagnes sur
lesquels s'appuie la frontière.
La contrée n'a de plaines d'une certaine étendue que sur les bords de la
Save; là, les campagnes basses continuent au sud l'ancienne mer, rem-
placée par PAlfôld hongrois. Partout ailleurs la surface du pays se hérisse
de collines, de rochers et de monts dont les géologues ont à grand'peine
278 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
exploré le dédale1. De toutes ces chaînes, la plus régulière est celle qui con-
tinue les Alpes transylvaines à travers la Serbie orientale, au sud des Portes
de Fer et du défilé de Kasan. Les strates calcaires se correspondent parfaite-
ment de l'une à l'autre rive, et des deux côtés du fleuve. L'arête principale
affecte la môme direction, du nord-est au sud-ouest. L'élévation moyenne
des cimes, d'environ mille mètres, ne diffère pas non plus de part et d'autre.
Au nord de cette rangée, dans l'angle formé par les vallées du Danube et
de la Morava, s'élèvent un grand nombre d'autres sommets, aux roches
calcaires ou schisteuses injectées de porphyre. Ces massifs, qui corres-
pondent aux montagnes métallifères d'Oravitza, situées en face, de l'autre
côté du Danube, sont la grande région minière de la Serbie, et dans plu-
sieurs de leurs vallées, notamment à Maïdanpek et à Koutchaïna, on
exploite des gisements de cuivre, de fer et de plomb ; mais les veines de
zinc et d'argent ont été abandonnées. Au sud de la chaîne des Carpates
de Serbie, la vallée du Timok est également riche en métaux et des or-
pailleurs exploitent encore les sables de ses plages. Peu de vallées sont
à la fois aussi fertiles et aussi gracieuses que celle du Timok ; surtout
le bassin de Knejevatz, où se réunissent les premiers affluents de la
rivière, se distingue par sa beauté champêtre : les prairies, les vergers sont
animés par le flot des eaux courantes, les coteaux sont couverts de pampres,
et plus haut s'étend partout la verdure des forêts. Par un contraste soudain,
un étroit défilé, creusé par les eaux du Timok, succède à ce charmant
bassin. Les armées romaines, qui devaient passer dans cette âpre gorge de
montagnes pour gagner le Danube, y avaient construit un chemin straté-
gique. Près du défilé de l'issue, dans le bassin de Zaïtchar, le camp fortifié
de Gamzigrad, dont les murailles et les tours de porphyre existent encore
dans un état remarquable de conservation., surveillait tous les alentours,
Au sud-ouest de celle œuvre des Romains, se montre à l'horizon une
pyramide isolée, bloc crétacé que l'on serait tenté de prendre également
pour un travail de l'homme, tant son profil est d'une régularité parfaite.
Cette pyramide est le Rtan, au pied duquel jaillissent les eaux thermales
de Bania, les plus fréquentées et les plus efficaces de la Serbie.
La vallée de la Morava et de son bras principal, la Morava bulgare, divise
la contrée en deux parties inégales dont les massifs de montagnes n'ont
entre eux aucun lien de continuité. A part quelques promontoires, les bords
de la Morava, longés, comme ceux du Timok, par une voie romaine,
1 Superficie delà Serbie en 1878. . 57,560 kiï. car. En 1879. 48,657 kil. car.
Population probable 1,555,900 bab. » 1,589,650 hab.
Population kilométrique 1877 ... 56 !> 52 »
MONTAGNES ET RIVIERES DE LA SERBIE. 279
offrent partout un chemin naturel ouvert entre le Danube et l'intérieur de
la Turquie, et le commerce d'échange, qui tôt ou tard sera centuplé par un
chemin de fer, doit nécessairement avoir lieu par cette vallée. L'ancienne
capitale de l'empire de Serbie, Krouchevatz, était située dans une position
tout à fait centrale, au milieu d'un bassin de la Morava serbe, mais non loin
du défilé de Stalat, où les deux rivières se réunissent au pied d'un promontoire
couronné de ruines. Les restes du palais des tzars serbes s'y voient encore.
On dit qu'aux temps de gloire qui précédèrent la funeste bataille de Kossovo,
Krouchevatz n'avait pas moins de trois lieues de tour : elle n'est plus
aujourd'hui qu'une misérable bourgade.
C'est entre les deux Morava que s'élève le plus fier massif de la Serbie,
dominé par le sommet du Kopaonik, point culminant de toutes les mon-
tagnes situées entre la Save et les Balkans. De sa crête nue et rocailleuse,
on jouit de l'une des plus belles vues de la péninsule illyrienne ; grâce
à l'isolement du mont, on voit se développer au sud un immense hémicycle
de plaines et de vallées jusqu'aux sommités du Skhar ou Char et aux pyra-
mides du Dormi tor. Toutefois le Kopaonik lui-même est une montagne sans
beauté. Ses roches consistent en granits, en porphyres, et surtout en ser-
pentines, dont l'aspect est des plus tristes là où les pentes ont été déboisées.
Les vallées des montagnes serpentineuses sont aussi moins fertiles, moins
peuplées, et les habitants, plus chétifs et plus maussades que leurs voisins,
sont en grand nombre affligés de goitres, Dans le territoire nouvellement
annexé à la Serbie s'élèvent d'autres massifs de montagnes et des plateaux
que l'on croit être d'une hauteur égale ou supérieure au Kopaonik.
Au nord du Kopaonik se prolongent, des deux côtés de la haute vallée de
l'Ibar, des rangées de montagnes qui, pour la plupart, ont encore gardé
leur parure de chênes, de hêtres et de conifères. La plaine de la Morava
serbe interrompt ces paysages alpestres par les bassins de Tchatchak, de
Karanovatz et d'autres encore, que l'on peut comparer aux campagnes de
la Lombardie, tant elles ont de richesse exubérante; mais au nord de la
rivière les montagnes se redressent de nouveau, et, continuant la chaîne
du Kopaonik, vont former le massif de Roudnik, aux roches crétacées domi-
nées çà et là par des coupoles de granit, aux gorges étroites et tortueuses.
Cette région difficile d'accès, et naguère encore complètement couverte de
chênes, est la célèbre Choumadia ou « pays des Forêts », qui du temps de
l'oppression turque servait de refuge à tous les rayas persécutés et qui
depuis, pendant la guerre de l'indépendance, alors que, « chaque arbre se
changeait en soldat », devint la citadelle de la liberté serbe. C'est dans
une de ses vallées que se trouve la petite ville de Kragouyevatz, choisie
280
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
comme la capitale et la place d'armes de l'État naissant. Elle possède tou-
jours une fonderie de canons alimentée par le combustible houiller du
bassin de Tchuprija; mais un pareil endroit ne pouvait être un centre na-
turel que pour une société toujours en guerre; dès que les intérêts majeurs
de la Serbie devinrent ceux du progrès industriel et commercial, le gou-
vernement dut se transférer à Belgrade, cette charmante cité bâtie préci-
sément sur la dernière ondulation mourante des montagnes de la Choumadia.
Grâce à sa situation au confluent de la Save et du Danube, sur une colline
d'où l'on peut voir au loin les terres marécageuses de la Syrmie, incessam-
N° 43. — CONFLUENT DU DANUBE ET DE LA SAVE.
0 m~-m*Mh
Gcavé chez JBchacd.
d'àp-res Katienschlà^c
Echelle de 1'. 1A20.000
jlo 20
3o 4o 60KL
ment remaniées par les deux fleuves, Belgrade ou la «Ville Blanche», l'an-
tique Singidunum des Bomains, YAlba Grseca du moyen âge, est un entrepôt
nécessaire de commerce entre l'Occident et l'Orient, en même temps qu'un
point stratégique de la plus haute importance.
A l'ouest de la rangée de hauteurs dont Belgrade occupe l'extrémité
septentrionale, les riches plaines arrosées par la Koloubara et des coteaux
doucement ondulés reposent un peu la vue du spectacle des montagnes et
des rochers ; mais plus loin, vers la Drina, d'autres cimes calcaires se
dressent encore à près de 1,000 mètres et vont rejoindre au sud-est les
contre-forts du Kopaonik. Cette partie de la Serbie, découpée dans tous les
sens par des vallées rayonnantes et toute hérissée de cimes aux arêtes aiguës,
MONTAGNES ET FORÊTS DE LA SERBIE. 281
est fort pittoresque. En outre, le pays est embelli par de vieilles ruines et
d'anciennes forteresses comme celles d'Oujitza, enfermant tout un versant de
montagnes dans un dédale de murailles et de tours, Malheureusement ces
fortifications n'ont guère servi à protéger le pays. C'est la terre de Serbie qui
a été le plus fréquemment ravagée pendant la guerre d'indépendance ;
depuis cinquante années, il ne s'y est point livré de combats, mais elle ne se
peuple encore que très-faiblement1.
Jadis la Serbie était une des contrées les plus boisées de l'Europe; tous
ses monts étaient revêtus de chênes. « Qui tue un arbre, tue un Serbe »,
dit un fort beau proverbe, qui date probablement de l'époque où les rayas
opprimés se réfugiaient dans les forêts et où de « saints arbres » leur
servaient d'églises; malheureusement ce proverbe s'oublie, et déjà le déboi-
sement est consommé en maint district des montagnes ; la roche s'y montre
à nu comme dans les Alpes de la Garniole et de la Dalmatie. Quand le
paysan a besoin d'une branche ou d'une touffe de feuillage, il abat l'arbre
entier; pour alimenter un feu nocturne, les bergers ne se contentent pas
d'amasser le bois sec, il leur faut tout un chêne. Après les bergers, la
chèvre et le porc sont les deux grands ennemis de la végétation forestière,
un de ces animaux broute les jeunes tiges et dévore les feuilles, tandis que
l'autre fouille au pied des troncs et met les racines à nu. Quand un vieil
arbre tombe, renversé par la tempête ou coupé par les bûcherons, aucun
rejeton ne le remplace. Il est vrai que des lois récentes protègent la forêt
contre une exploitation barbare, mais ces lois, rarement appliquées par les
communes, sont à peu près sans force. En quelques districts, on est obligé
déjà d'importer de la Bosnie le bois de chauffage. La détérioration du
climat a été la conséquence naturelle du déboisement à outrance. D'après
le récit d'un voyageur anglais du dix-septième siècle, Edward Brown, la
Morava était navigable dans la plus grande partie de son cours et de nom-
breuses embarcations de commerce la remontaient et la descendaient en
toute saison. Actuellement la portée de ses eaux est trop irrégulière pour
qu'il soit possible d'y organiser un service de batellerie. Peut-être faudrait-
il voir dans cette détérioration du régime fluvial un effet du déboisement
des montagnes de la Serbie.
En se privant de sa parure de grandes forêts, la Serbie a du moins pu
1 Altitudes de la Serbie :
Kopaonik 1,892 mètres.
Stol, au sud des Portes de Fer. .... 1,250 »
Rtan 1,233 »
Belgrade 35 »
282 "VOUVELLtt GÉOGR.VPIIIE UNIVERSELLE.
se débarrasser en même temps des bêtes sauvages qui les infestaient : les
loups, les ours, les sangliers, nombreux autrefois, ont à peu près disparu
de la contrée; ceux que l'on rencontre encore de temps en temps viennent
sans doute des forêts de la Syrmie, en passant au fort de l'hiver sur la
Save glacée. Un silence étonnant plane d'ordinaire sur les campagnes de la
Serbie; les oiseaux chanteurs même y sont rares. Peu à peu les caractères
de la faune et de la flore serbes perdent leur originalité. L'introduction
des plantes cultivées et des animaux domestiques de l'Austro-Hongrie
tend de plus en plus à faire ressembler extérieurement la Serbie aux
contrées de l'Allemagne du Sud. D'ailleurs les climats diffèrent peu.
Quoique située sous la même latitude que la Toscane, la Serbie est loin de
jouir d'une température italienne; le rempart des montagnes de la Dalmatie
et de la Bosnie la prive de l'influence vivifiante des vents chauds et humides
du sud-ouest, tandis que les vents secs et froids des steppes de la Russie
soufflent librement par-dessus les plaines valaques, en longeant la base des
Alpes transylvaines. L'acclimatement est assez pénible aux étrangers, à
cause des brusques écarts de température1.
La Serbie ne renferme qu'une faible proportion de tous les Serbes
de l'Europe orientale, mais c'est probablement avec raison que les habitants
se considèrent comme les représentants les plus purs de leur race. Ce sont,
en général, des hommes de belle taille, vigoureux, larges d'épaules, portant
fièrement la tête. Les traits sont accusés, le nez est droit et souvent aquilin,
les pommettes sont un peu saillantes; la chevelure, rarement noire, est fort
abondante et bien plantée ; l'œil perçant et dur, la moustache bien fournie
donnent à toutes les figures une apparence militaire. Les femmes, sans être
belles, ont une noble prestance, et leur costume semi-oriental se distingue
par une admirable harmonie des couleurs. Même dans les villes, quelques
Serbiennes ont su résister à l'influence toute-puissante de la mode française
et se montrent encore avec leurs vestes rouges, leurs ceintures et leurs che-
misettes brodées de perles et ruisselantes de sequins, leur petit fez si gra-
cieusement posé sur la tête et fleuri d'un bouton de rose.
Malheureusement, la coutume du pays exige que la femme serbe ait une
opulente chevelure noire et le teint éblouissant d'éclat. A la campagne
comme dans les villes, le fard et les fausses tresses sont d'un usage univer-
Température moyenne à Belgrade. 9° C.
Températures extrêmes 41° et — 16° »
Écart 57° »
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fc3 #g
SERBIE ET SES HABITANTS. 285
sel; même les paysannes des villages les plus écartés se teignent les cheveux,
les joues, les paupières et les lèvres, le plus souvent au moyen de substances
vénéneuses qui détériorent la santé. Les plus riches campagnardes ont en
jutre le tort de faire étalage de leur fortune sur leurs vêtements et de
gâter leur costume par un excès d'ornements d'or et d'argent et de colifi-
chets de toute espèce : elles attirent le regard de loin par l'éclat de leurs
vêtements où dominent le rouge et le jaune. Dans certains districts, les
fiancées et les jeunes femmes ont la coiffure la plus étrange qui ait jamais
enlaidi tête féminine. La chevelure est recouverte d'un énorme croissant
renversé dont la forme en carton est chargée de bouquets, de feuillages, de
plumes de paon et de roses artificielles aux pétales en pièces d'argent. Sous
cette lourde parure qui symbolise peut-être le « fardeau du mariage », la
pauvre femme n'avance qu'en chancelant, et pourtant elle est condamnée
à porter ce bonnet de fête pendant toute une année, souvent même jusqu'à
ce qu'elle devienne mère; les jours de danse, elle doit se soumettre à la
torture d'avoir la tête martelée par ce poids qui saute et retombe sur son
crâne à chaque mouvement des pas. Ainsi le veut la coutume.
Les Serbes se distinguent très-honorablement parmi les peuples de l'Orient
par la noblesse de leur caractère, leur imagination poétique, la dignité de
leur attitude, leur incontestable bravoure et la modération que donne pres-
que toujours le vrai courage. Certes, il faut que leur énergie passive soit
grande pour qu'ils aient pu résister à des siècles d'oppression et recon-
quérir leur indépendance dans les conditions d'isolement et de misère où
ils se trouvaient au commencement du siècle. De l'ancienne servitude et
peut-être plus encore de leurs habitudes guerrières, ils n'ont gardé, dit-on,
qu'une grande paresse, presque la haine du travail, et la prudence soupçon-
neuse; mais ils sont honnêtes et véridiques: il est difficile de les tromper,
mais ils ne trompent jamais. Égaux jadis sous la domination du Turc, ils
sont restés égaux dans la liberté commune. « Il n'y a point de nobles parmi
nous, répètent-ils souvent, car nous le sommes tous ! » Malheureusement,
les fonctionnnaires, qui remplacent les nobles, deviennent de plus en plus
nombreux, car l'amour du faste et de l'oisiveté, vice national des Serbes,
font rechercher les places dont le gouvernement dispose avec beaucoup
plus d'ardeur que les positions dues au travail individuel. Encore de nos
jours, les Serbes se tutoient fraternellement dans leur belle langue sonore et
claire, bien faite pour l'éloquence, et se donnent volontiers les noms de
la plus intime parenté. Le prisonnier même est un frère pour eux. Ainsi,
quand un condamné serbe n'a" point vu ses parents au tribunal, on lui
accorde facilement, sur sa parole d'honneur, d'aller visiter sa famille.
286 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Libre de toute surveillance, il ne manque jamais d'être fidèle au rendez-
vous de la prison.
Les liens de la famille ont une grande force en Serbie; de même ceux
de l'amitié. Quoique les Serbes aient en général une grande répugnance
à prononcer un serment, il arrive souvent que les jeunes gens, après s'être
éprouvés mutuellement pendant une année, se jurent une amitié fraternelle
à la façon des anciens compagnons d'armes de la Scythie, et cette fraternité de
cœur est encore plus sacrée pour eux que celle du sang. Un fait remarquable
et qui témoigne de la haute valeur morale des Serbes, c'est que leur esprit
de famille et leur respect de l'amitié ne les ont pas entraînés, comme leurs
voisins les Albanais, en d'incessantes rivalités de talion et de vengeance. Le
Serbe est brave; il est toujours armé; mais il est pacifique, il ne demande
point le prix du sang. Toutefois, pas plus que les autres hommes, il n'est
parfait. Que de routine encore dans les campagnes! Que d'ignorance et de
superstitions ! Les paysans croient fermement aux vampires, aux sorciers,
aux magiciens, et pour se garantir des mauvaises influences, ils prennent
bien soin de se frotter d'ail à la veille de Noël.
Les terres sont fort mal cultivées et l'on peut même dire qu'en cer-
tains districts elles ne le seraient pas du tout, si chaque année, au prin-
temps, de soixante-dix mille à quatre-vingt mille Bulgares n'entraient en
Serbie pour y passer la saison du travail et s'en retourner dans leur patrie
avant l'hiver, après s'être emparés de l'épargne des paysans propriétaires.
Les cultivateurs de la Serbie, comme ceux de toutes les autres contrées
de la Slavie du Sud, possèdent la terre en communautés familiales. Ils ont
conservé l'ancienne zadrouga, telle qu'elle existait au moyen âge, et, plus
heureux que leurs voisins de la Slavonie et des montagnes dalmales, ils
n'ont pas à lutter contre les embarras suscités par le droit romain ou ger-
manique. Au contraire, la loi serbe les protège dans leur antique tenure
du sol ; lors des conflits d'héritage, elle place même la parenté élective créée
par l'association au-dessus des liens de la parenté naturelle. Le patrio-
tisme serbe demande aussi qu'il ne soit pas dérogé aux vieilles coutumes
nationales. Dans leurs délibérations, les délégués du parlement ou Skoup-
chtina prennent toujours soin de respecter le principe slave de la propriété
commune du sol ; ils y voient avec raison le moyen le plus sûr de garantir
leur pays de l'invasion du paupérisme. C'est donc en Serbie qu'il faut se
rendre pour étudier les communautés agricoles dans leur fonctionnement
normal. Nulle part la vie de famille n'offre plus de gaieté, de naturel, de
tendresse intime. Après le rude travail de la journée, chaque soir est une
fête; alors les enfants se pressent en foule autour de l'aïeul pour entendre
POPULATIONS DE LA SERBIE. 28?
les légendes guerrières des temps anciens, ou bien les jeunes hommes chan-
tent à l'unisson en s'accompagnant de la guzia. Tous ceux qui font partie de
l'association sont considérés comme formant une même famille. Le stare-
china ou gérant de la communauté est le tuteur naturel de chaque en-
fant, et comme les parents eux-mêmes, il est tenu d'en faire des « citoyens
bons, honnêtes, utiles à la patrie ». Malgré tous leurs avantages, malgré
la faveur des lois de l'opinion, le nombre des zadrougas diminue d'année
en année. L'appel du commerce et de l'industrie, le tourbillon de plus en
plus actif de la vie sociale qui s'agite au dehors, troublent la routine habi-
tuelle de ces sociétés, et le fonctionnement en devient de plus en plus
difficile. 11 semble probable qu'elles ne pourront se maintenir sous leur
forme actuelle. L'usure les ronge.
La contrée n'est pas habitée uniquement par des Serbes. Une grande
partie de la Serbie orientale appartient ethnologiquement à la race envahis-
sante des Valaques. De tout temps, beaucoup de Zinzares ou Roumains du
Sud ont vécu dans le pays en petiles colonies de maçons, de charpentiers,
de briquetiers ; mais ils sont maintenant dépassés en nombre par les
Roumains du Nord. Après la guerre de l'indépendance, de vastes terrains
ravagés se trouvèrent sans maîtres, le gouvernement serbe eut la bonne idée
de les offrir gratuitement aux paysans roumains qui s'engageraient à les
cultiver. Des multitudes de Valaques s'empressèrent d'accepter, et fuyant le
« règlement organique » par lequel leur patrie les condamnait à un véri-
table esclavage, ils repeuplèrent bientôt en foule les villages abandonnés et
rendirent aux campagnes leur parure de moissons. Laborieux, économes et
plus riches d'enfants que les Serbes, ils gagnent peu à peu autour d'eux et
déjà quelques-unes de leurs colonies ont franchi la Morava. De même que
dans le Ranat et les autres contrées de la Slavie du Sud, un grand nombre
de villages, serbes jadis, sont devenus roumains; en outre, beaucoup de
familles, dont les noms indiquent clairement l'origine slave, ont oublié
leurs ancêtres et se sont complètement latinisés. Les Roumains immigrés
mettent aussi beaucoup de zèle à instruire leurs enfants, et dans leur
district les écoles sont deux fois plus nombreuses que dans le reste de la
Serbie, quoique l'enseignement s'y fasse en langue slave. Il est remarquable
que les colons roumains réussissent mieux en Serbie que les immigrants
serbes eux-mêmes. Les Slaves venus par milliers de la Hongrie et de la Sla-
vonie, pour échapper au gouvernement des Magyars et faire partie de la nation
indépendante, se sont, en général, appauvris dans leur nouveau milieu.
Attirés par la liberté serbe, des colons bulgares sont venus s'établir aussi
dans les vallées du Timok et de la Morava. On les apprécie fort à cause de
258
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
leur industrie, et ceux d'entre eux qui descendent des montagnes de
Pintérieur, pour gagner petitement leur vie à la façon des Auvergnats, s'en
retournent régulièrement avec d'assez fortes économies. A l'est de la
Serbie, quelques enclaves sont exclusivement habitées par des Bulgares;
N° 44. — POPULATIONS DE LA SERBIE ORIENTALE.
MMiiliiiiliiii,.. . ^_J
Serbes
Bulgares
Roumains
Gravé par Lchard
Ecli- de 1 634- ooo
mais, sous la pression de leurs voisins plus civilisés, ils perdent graduelle-
ment l'usage de leur idiome naturel. Un grand nombre de villages incon-
testablement bulgares ne parlent plus que la langue de la contrée dont ils
dépendent politiquement; d'ailleurs la loi impose l'usage du serbe dans leurs
écoles. La limite des idiomes différait fort peu de la frontière conventionnelle
tracée entre les deux pays avant la nouvelle délimitation, qui a donné
à la Serbie plusieurs districts complètement bulgares. Çà et là, seule-
POPULATIONS DE LA SERBIE. 280
ment, se trouvent quelques petites enclaves bulgares; près d'Alexinatz,
dans un petit vallon tributaire de la Morava, il existe aussi une faible
colonie d'Albanais. En outre, plus de trente mille Tsiganes ou Bohémiens,
domiciliés presque tous et professant la religion grecque, comme les Serbes
eux-mêmes, sont disséminés dans toutes les parties de la contrée ; une de
leurs principales occupations est la fabrication des briques. Quant aux Juifs
espagnols, jadis fort nombreux à Belgrade, ils se sont presque tous retirés
à Zemun ou Semlin, sur le territoire autrichien ; des Israélites allemands
et hongrois les ont remplacés.
Depuis l'indépendance du territoire serbe, non compris les districts an-
nexés,— |la population a plus quedoublé : elle augmente de 20,000 personnes
par année, grâce à l'excédent des naissances sur les morts. Toutefois il s'en
faut encore de beaucoup que le pfays égale les plaines hongroises et valaques
pour le nombre proportionnel des habitants. Les exportations de la Serbie
témoignent de la pauvreté du pays : elles consistent principalement en porcs
mal engraissés que l'on expédie en Allemagne, par centaines de milliers,
des jelées de Belgrade et de Semederevo. La vente de ces animaux est le
revenu le plus clair des paysans de la Serbie ; néanmoins ce pays a com-
mencé dans ces dernières années à fournir une certaine quantité de blé aux
marchés de l'Europe occidentale1.
Si ce n'est à Belgrade, l'industrie de la contrée est encore dans l'enfance.
Le Serbe a le grand tort de mépriser les travaux manuels autres que ceux
de l'agriculture : s'il tient d'ordinaire les Allemands en médiocre estime,
ce serait même, dit-on, parce que la plupart de ceux-ci viennent travailler
comme artisans dans les villes de la Serbie. Les jeunes gens ayant quelque
culture briguent surtout des places dans l'administration et contribuent à
développer ce fléau de la bureaucratie, qui fait tant de mal dans la monar-
chie austro-hongroise. Mais beaucoup d'étudiants, revenus des universités
de l'étranger, s'occupent aussi de répandre l'instruction dans le pays, et de
très-grands progrès ne cessent de s'accomplir à cet égard ; on peut dire
qu'ils sont immenses depuis la génération antérieure, alors que le souverain
lui-même (1839) avouait ne savoir pas écrire. Les écoles et les collèges avaient
lait de la Serbie le foyer intellectuel de tout l'intérieur de la péninsule
des Balkans, et les enfants bosniaques et bulgares venaient s'y instruire.
Certes la crasse ignorance et les superstitions d'autrefois sont encore loin
1 Commerce de la Serbie, en 1872 :
Importation. . 31,000,000 fr. Exportation. . 33,000,000 fr. Total. . 64,000,000 fr.
Richesse totale de la Serbie, évaluée en 1863 250,000,000 fr.
57
290 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
d'être dissipées, mais il est au moins une chose que connaissent tous les
Serbes, c'est l'histoire sommaire de leurs aïeux, depuis l'invasion des Slaves
dans le monde gréco-romain.
Belgrade « la Turque » a cessé d'exister; elle est remplacée par
une ville occidentale, comme Vienne et Bude-Pest ; des palais de style
européen s'y élèvent au lieu des mosquées à minarets et à coupoles;
de magnifiques boulevards traversent les vieux quartiers aux rues
sinueuses, et les belles plantations d'un parc recouvrent l'esplanade où les
Turcs dressaient les poteaux chargés de têtes sanglantes. Chabatz, sur la
Save, est aussi devenue un « petit Paris », disent ses habitants; sur le Da-
nube, la ville de Pojarevatz, célèbre dans l'histoire des traités sous le nom
de Passarovitz, s'est également transformée. Semederevo (Semendria), d'où
partit le signal de l'indépendance en 1806, a dû se rebâtir en entier, puis-
qu'elle avait été démolie pendant la guerre. Dans l'intérieur des terres, les
changements se font avec plus de lenteur, mais ils ne s'en accomplissent
pas moins, grâce aux routes qui commencent à s'étendre en réseau sur toute
la contrée, et les villes du territoire nouvellement annexé, Pirot, Leskovatz,
Vrania, surtout Nich, ne peuvent manquer de prendre bientôt un aspect
européen, quand le chemin de fer aura rattaché à Vienne et à Pest la haute
vallée de la Morava. De même, au moral, le Serbe s'arrache de plus en plus
au fatalisme turc. Naguère encore c'était un peuple de l'Orient : par le tra-
vail et l'initiative, il appartient désormais au monde occidental.
Politiquement, la Serbie est une monarchie héréditaire, dont la consti-
tution ressemble à celle des autres monarchies parlementaires de l'Europe.
Le prince ou kniaz gouverne avec le concours de ministres responsables,
promulgue les lois, les élabore avec le Sénat ou Conseil d'État, nomme
aux emplois publics, commande l'armée, signe les traités. Il jouit d'un
revenu de 504,000 francs. A défaut de descendance masculine, son succes-
seur sera choisi directement par le peuple serbe. La skouptchina ou
assemblée nationale, dont l'origine remonte aux premiers temps de la
monarchie serbe, est composée de 154 membres, dont un quart nommé
directement par le souverain; 101 membres sont élus par les citoyens
serbes. Tout homme majeur et payant l'impôt est électeur; le suffrage est
donc à peu près universel. Outre le parlement national, qui exerce le pou-
voir législatif conjointement avec le prince, chaque commune ©u obchtchma,
composée des diverses associations familiales, possède aussi son petit par-
lement, dont l'autonomie est presque absolue dans les affaires locales :
ETAT SOCIAL ET GOUVERNEMENT DE LA SERBIE 291
c'est dans ces assemblées de villages que se forme l'esprit public et que se
préparent en réalité les votes de la skouptchina. La constitution prévoit
aussi, pour les grands événements politiques, l'élection directe par le peuple
d'une skouptchina extraordinaire, composée du quadruple des membres.
Seule entre tous les États de l'Europe, la Serbie n'avait point de dette pu-
blique1; mais pendant la guerre elle a dû faire des emprunts, en argent
et même en nature. Elle a dû prendre aussi une partie de la dette turque,
correspondant à la capitalisation de son ancien tribut et à l'étendue des
terres cédées par la Turquie.
Tous les cultes sont libres ; néanmoins la religion catholique grecque est
dite religion de l'Etat. Elle reconnaît pour son chef nominal le patriarche
de Constantinople ; mais, en 1852, elle reprit le titre « d'autocéphale »
qu'elle avait eu déjà de 1221 à 1765; elle se gouverne elle-même par un sy-
node, composé de l'archevêque de Belgrade, métropolitain de Serbie, et des
trois évêques diocésains d'Oujitza, de Negotin et de Chabatz. Le métropoli-
tain est nommé directement par le kniaz et pourvoit, avec le reste du sy-
node, aux sièges vacants, mais sous réserve de la sanction du prince. Les
hauts dignitaires de l'Eglise sont payés, tandis que les simples prêtres
vivent du casuel. Les moines, peu nombreux d'ailleurs, ont pour revenu le
produit de terrains appartenant aux monastères ; mais une récente décision
de la skouptchina a supprimé tous les couvents, à l'exception de cinq où les
religieux seront recueillis jusqu'à leur mort. Les rentes des anciennes pro-
priétés de main-morte doivent être appliquées à l'entretien des écoles. Depuis
la récente guerre, on ne compte plus par ducats en Serbie : la nouvelle
monnaie est le franc, introduit sous le nom de dinar.
En Serbie tous les hommes valides font partie de l'armée. Mais, à pro-
prement parler, l'armée permanente, d'au plus quatre mille hommes, n'est
qu'un ensemble de cadres dans lesquels auraient à s'enrégimenter au be-
soin tous les corps de milice nationale. Le premier ban de la milice, com-
posé du quart des citoyens de vingt à cinquante ans, prend part chaque
année à des exercices militaires; il est immédiatement mobilisable. Le
deuxième ban est organisé de manière à pouvoir être réuni sous les dra-
peaux dans l'espace d'un mois. En cas de danger national, la Serbie pour-
rait facilement mettre debout de cent à cent cinquante mille hommes :
parmi les États de l'Europe c'est un de ceux dont, toute proportion gardée,
l'organisation militaire est la plus forte.
1 Budget de la Serbie proposé en 1881 : Recettes : 25,000,000 fr; dépenses, 24,765,000 fr.
292
NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Avant les nouvelles annexions, la
en dix-sept départements ou cercles
Serbie était divisée administrativement
(okroujié) :
Cercles.
Alexinatz.
Belgrade. .
Tzrna-Heka.
Yagodina. .
Knejevatz. .
Kragouyevatz
Kraïna. . .
Krouchevatz.
Podrinye. .
Pojarevatz. .
Roudnik . .
Chabatz. . .
Smcderevo .
Tchatchak .
Tchuprija. .
Oujiza. . .
Valyevo . . ,
Belgrade (ville)
Chefs-lieux
Alexinatz. .
Belgrade. .
Zaïtchar. .
Yagodina. .
Knejevatz .
Kragouyevatz
Negotin . .
Krouchevatz
Losnitza. .
Pojarevatz .
Milanovatz.
Chabatz. .
Smederevo.
Tchatchak.
Tchuprija .
Oujiza . .
Valyevo. .
Superficie.
2,148 kil. car.
1,707 »
2,753 t
1,597 »
1,817 »
2,863 .-
2,974 »>
.2,535 . >»
1,267 ».
5,654 »>
1,927 »>
2,515 »»
1,156 »»
5,744 »»
2,092 »»
6,057 »
2,955 1»
Cantons. Communes.
45,555 kil. car.
2
6
4
1
62
56
56
68
55
82
71
56
28
150
47
47
54
49
70
85
68
1
Population
en 1874.
56,661
71,902
58,454
70,471
62,616
107,817
75,988
77,103
52,506.
159,257
52,809
79,567
70,529
65,852
65,251
114,590
87,784
27,605
1,065 1,552,522
II
LA MONTAGNE NOIRE.
Pour nous Occidentaux, cette contrée de l'Illyrie est généralement connue
sous le nom italien de Monténégro que lui donna jadis Venise, et qui d'ail-
leurs est une traduction du mot slave des indigènes, Tzrna Gora ou « Mon-
tagne Noire » et du mot turc Kara-dagh. Quelle est l'origine de ce nom,
bizarre en apparence, puisqu'il s'applique à des monts calcaires dont les
teintes blanches ou grisâtres frappent même le voyageur qui vogue au loin
sur l'Adriatique? Suivant les uns, le mot de Montagne Noire devait se
prendre au figuré dans le sens de Montagne des Proscrits ou de « Mont des
Hommes Terribles » ; suivant les autres, il aurait prouvé que les roches de
ces contrées, nues aujourd'hui, étaient autrefois noires de sapins. L'étude
des documents locaux a donné l'explication du nom de « Montagne Noire ».
A la fin du quinzième siècle, le voïvode serbe Trzoïevitch, fuyant les Turcs,
s'établit avec sa famille et ses clients sur l'Obod, affluent du lac de Skodra,
SERBIE ET MONTENEGRO. 295
qui fut appelée « rivière de Tzroïevilch ». Peu de temps après, le chef serbe
émigra de nouveau, et s'installa dans le Zetska Planina, qui reçut en
conséquence le nom de Tzroïeva Gora, changé plus tard en Tzrna Gora1.
Les Monténégrins n'ont jamais été asservis par les Turcs. Tandis que tout
le reste du grand empire serbe était envahi par les Osmanlis, eux seuls,
grâce à la citadelle de montagnes dans laquelle ils avaient cherché refuge,
ont pu maintenir leur indépendance. Souvent ils ont accepté des patrons;
longtemps même ils ont été sous la protection, mais non sous la dépen-
dance, de la république de Venise ; ils ne se sont point courbés devant
le sultan, et tantôt par la force des armes, tantôt par l'appui de puissances
étrangères, ils ont continué d'occuper en toute souveraineté leurs hautes
vallées des Alpes Illyriennes. Toutefois ces monts protecteurs qui ont fait
leur force contre l'ennemi, causaient aussi leur faiblesse en les isolant du
reste du monde et en les retenant, par le manque de communications,
dans leur barbarie primitive. D'un côté, les Monténégrins étaient séparés de
leurs frères de la Serbie par une barrière de cimes très-élevées et par une
bande de territoire turc ; de l'autre, les montagnes autrichiennes des bou-
ches de Cattaro leur défendaient l'accès de l'Adriatique : leur mer à eux
était le petit lac de Skodra (Scutari), qu'alimente la rivière nationale, la
Zêta, unie à la Moratcha. S'ils n'avaient eu rien à craindre pour leur indé-
pendance en descendant vers la mer et les plaines, leurs plateaux auraient
été bientôt abandonnés aux pâtres.
La partie orientale du Monténégro, dite les Berda ou Brda, que par-
courent la Moratcha et ses affluents, est d'un accès relativement facile. Ses
vallées, dominées au nord par les pyramides dolomitiques du Dormitor,
à l'est par la masse arrondie du Kom, ressemblent à celles de la plupart
des autres pays de montagnes : ce sont les mêmes bassins ouverts succédant
à d'étroits défilés, les mêmes sinuosités, les mêmes vallons latéraux, les
mêmes cirques ravinés où se réunissent les premières eaux des torrents.
Mais la partie occidentale du pays, la « Montagne Noire » proprement dite,
présente un aspect différent. C'est un dédale de cavités, de vallons et de
simples trous séparés les uns des autres par des remparts calcaires de hau-
teurs inégales, hérissés de pointes, coupés de précipices, veinés dans tous
les sens d'étroites fissures où se glissent les couleuvres. Les montagnards
du pays sont les seuls à pouvoir se guider dans cet inextricable labyrinthe.
« Quand Dieu créa le monde, disent-ils en riant, il tenait à la main un sac
plein de montagnes; mais le sac vint à crever précisément au-dessus du.
1 Doutchitch, Trzna Gora.
294 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Monténégro, et il en tomba cette masse effroyable de rochers que vous
voyez! »
Contemplée à vol d'oiseau, la Montagne Noire ressemble à un « vaste
gâteau de cire aux mille alvéoles » ou bien à un tissu de mille cellules.
Ce sont les eaux pluviales qui ont ainsi excavé le plateau en une multitude
de cuvettes rocheuses. Ici elles ont vidé de larges vallées, ailleurs seulement
d'étroites roudinas formant de véritables puits. Pendant les saisons très-
pluvieuses ces eaux s'amassent en lacs temporaires qui recouvrent les
prairies et les cultures ; mais d'ordinaire elles s'écoulent immédiatement
à travers les broussailles dans les puisards de la roche calcaire, pour aller
former ces belles sources d'eau bleue que l'on voit jaillir au bas de la
montagne sur les bords des golfes de Cattaro. La Zêta, la rivière par excel-
lence du Monténégro, est elle-même formée des ruisseaux qui se sont
engouffrés au nord dans les entonnoirs de la vallée de Niksich et qui cou-
lent en un lit inconnu par- dessous la montagne de Planinitza. Les plateaux
de la Carniole, certaines régions des basses Alpes françaises et maintes
autres contrées montagneuses ont la même structure alvéolaire que le Mon-
ténégro ; mais nulle part on ne voit un plus grand nombre de petits bassins
juxtaposés en un vaste système. Le voyageur est d'autant plus frappé de
toutes ces inégalités du plateau, de ces montées et de ces descentes sans fin,
que les chemins sont d'abominables sentiers aux pierres roulantes ou des
escaliers de roches bordées de précipices. L'ancienne capitale du Monténé-
gro, la petite bourgade de Celinye, où l'on compte un peu plus de cent mai-
sons, est elle-même située au cœur des montagnes dans un de ces bassins
d'origine lacustre, et pour y monter il faut se livrer à une pénible escalade;
elle est remplacée maintenant comme chef-lieu par le bourg plus central
de Danilovgrad. Naguère les Monténégrins se gardaient bien d'améliorer
leurs chemins et de rendre leurs villages facilement accessibles : là où
passent les voitures, les canons de l'ennemi peuvent passer aussi. Toutefois
les nécessités du commerce et les convenances de la petite cour monténé-
grine ont fait récemment construire une route carrosable de Cetinye à Cat-
taro. Maintenant, l'équilibre politique de la péninsule étant complètement
changé au profit de l'Austro-Hongrie, les Monténégrins n'ont plus les
mêmes raisons pour redouter la construction de grands chemins.
Quoique frères des Serbes du Danube, les habitants de la Montagne
Noire se distinguent par des traits spéciaux qu'ils doivent à leur vie de
combats incessants, à l'élévation et à l'âpreté du sol qui les nourrit, et sans
doute aussi au voisinage des Albanais. Le Monténégrin n'a pas les allures
tranquilles du Serbe de la plaine : il est violent et batailleur, toujours prêt
TERRITOIRE ET POPULATION DU MONTENEGRO. 295
à mettre la main sur ses armes ; à sa ceinture il a tout un arsenal de
pistolets et de couteaux ; même en cultivant son champ il a la carabine
au côté. Récemment encore il exigeait le prix du sang. Une égratignure
même devait se payer, une blessure valait une autre blessure et la mort
appelait la mort. Les vengeances se poursuivaient de génération en géné-
ration entre les diverses familles tant que le compte des têtes n'était pas
en règle de part et d'autre, ou qu'une compensation monétaire, fixée d'or-
dinaire par les arbitres à dix sequins par « sang », n'était pas dûment
payée. De nos jours les cas de vengeance héréditaire sont devenus rares ;
mais, pour remplacer la justice coutumière, la loi édictée par le prince a
dû se montrer d'une sévérité terrible : meurtriers, traîtres, rebelles, ré-
fractaires, voleurs doublement récidivistes, incendiaires, infanticides,
coupables de lèse-majesté, profanateurs du culte, tous sont également
condamnés à la fusillade. Comparé aux Serbes danubiens, le Tzrnagore
est encore un barbare. Il est également moins beau. Les femmes ne se
distinguent pas non plus par la régularité des traits ; elles n'ont pas la
figure noble de leurs compatriotes de la Serbie, mais elles ont en général
plus de grâce et d'élasticité dans les mouvements. Elles sont très-fécondes;
aussi, quand une famille est trop nombreuse, arrive-t-il fréquemment que
les amis de la maison adoptent un ou plusieurs enfants.
Avant l'invasion des Osmanlis, les hauts bassins du Monténégro n'étaient
pas encore la demeure de l'homme ; les bergers et les bandits étaient les
seuls qui en parcourussent les pâturages et les forêts. Mais, pour éviter
l'esclavage, les habitants des vallées inférieures durent se réfugier au
milieu de ces roches élevées, sous l'âpre climat des hauteurs, et tâcher d'y
maintenir leur existence par la culture et l'élève des bestiaux, maintes fois
aussi par le brigandage. L'exploitation barbare d'un sol d'ailleurs peu
fertile ne pouvant procurer aux Monténégrins que de maigres récoltes, le
pays est trop peuplé en proportion de ses faibles ressources ; souvent la
disette prend les proportions d'une véritable famine. De nombreux
fugitifs bosniaques échappés au joug des Musulmans, accroissaient jadis la
misère en diminuant la part de terrains cultivables qui revient à chacun.
11 a fallu diviser le sol en propriétés particulières, en innombrables par-
celles; quant aux pâturages, ils sont encore en commun, suivant la vieille
coutume serbe. D'après les recencements officiels, il y avait deux cent mille
habitants dans la Montagne Noire avant la guerre. Ces statistiques ont été
peut-être un peu forcées dans l'intention d'effrayer les Turcs par un nombre
fantastique de guerriers, comme l'on fait en maintes occasions des batteries
de troncs d'arbres simulant des bouches à feu; mais la population
296 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
monténégrine ne s'élevât-elle alors qu'à cent quarante mille habitants,
elle était déjà trop considérable pour cette région de montagnes1. Aussi
les incursions armées de Tzrnagores dans les vallées limitrophes étaient-
elles pour ainsi dire une nécessité économique. Souvent il n'y avait pas de
choix : il fallait mourir de faim ou périr sur le champ de bataille. Les Mon-
ténégrins choisissaient cette dernière alternative. La mort violente les ef-
frayait si peu qu'ils la souhaitaient au nouveau-né. « Puisse-t-il ne pas
mourir dans son lit! » tel était le vœu que formulaient les parents et les
amis à côté du berceau de l'enfant. Et lorsqu'un homme avait pourtant la
malchance de succomber à la maladie ou à la vieillesse, on se servait d'un
euphémisme pour déguiser le genre de mort : « Le Vieux Meurtrier l'a tué ! »
C'est ainsi qu'on tâchait d'excuser le défunt.
Les expéditions guerrières des Tzrnagores, annuelles ou même continues
avant que l'Europe n'y eût mis un terme, n'étaient en réalité que des
récoltes à main armée. C'est pour vivre qu'ils ont envahi au nord, dans
l'Herzégovine, les vallées de Grahovo et de Niksich ; c'est pour avoir du pain
qu'ils ont à tant de reprises cherché à conquérir les terres fertiles de la
basse Moratcha et les bords du lac de Skodra ; c'est également pour assurer
leur existence qu'ils ont occupé les bouches deCattaro en 1806 et en 1813,
qu'ils ne cessaient naguère de réclamer le petit port de Spitza et que le
traité de Berlin leur a donné le port d'Antivari et une entière liberté de navi-
gation sur la Boïana, puis, que les puissances alliées ont forcé les Albanais
à céder au Monténégro le port d'Olgun ou Dulcigno. Poussées par la néces-
sité, des familles de Monténégrins allaient jusqu'à cultiver des terres sous le
canon des forteresses turques : la garnison leur tirait dessus, mais les tra-
vailleurs restaient à leur poste. Celui qui s'enfuyait avait une forte amende
et mettait un tablier de femme. Mais, depuis que l'Europe entière a dû se
mêler des conflits qui éclataient à tout propos entre les Monténégrins et les
Musulmans leurs voisins, la frontière de la Tzrna Gora a été strictement
délimitée, et maintenant elle est devenue assez sûre pour que des voyageurs
puissent se hasarder sans crainte dans les contrées, naguère inabordables,
qui s'étendent à l'est du Monténégro. Les habitants de la montagne sont
bien forcés de s'entendre parfois avec leurs voisins de la plaine pour faire
échange de bons offices : en été ils permettent aux gens du littoral de mener
leurs bestiaux sur les hauts pâturages, tandis qu'en hiver ils descendent
eux-mêmes et sont accueillis en amis.
1 Superficie du Monténégro en 1877. 4,427 kil. car. En 1881. 9,475 lui. car.
Population en 1864 196,000 hab. » 286,000 hab.
Population kilométrique . ... 44 » » 30 »
MONTENEGRINS,
297
Le commerce légitime contribue aussi à nourrir les Tzrnagores. C'est le
Monténégro qui fournit ïrieste et Venise des viandes fumées de chèvre
et de mouton que demande la marine pour ses approvisionnements ; il
expédie aussi chaque année environ 200,000 têtes de pelit bétail, ainsi que
des peaux, des graisses, le poisson salé de son lac, du fromage, du miel,
du sumac, des pommes de terre, de la poudre insecticide. Ses exportations
annuelles sont évaluées à plus d'un million, et ces expéditions se font, pour
une forte part, au compte des Tzrnagores eux-mêmes, qui s'associent pour
ce trafic avec les armateurs de Cattaro. En outre, le Monténégrin, comme
son voisin l'Albanais, émigré pour aller dans les grandes villes chercher les
N° 4S. MONTENEGRO MÉRIDIONAL.
E.deP
C. Perron
Echelle n> 1 : 0.!n w
petits profits que ne lui procurerait jamais son pays. On compte des milliers
d'émigrants de la Montagne Noire à Constantinople : ils y exercent les
métiers de porte faix, de manœuvres, de jardiniers, et vivent du reste en
fort bonne intelligence avec le Turc, « l'ennemi héréditaire de leur race. »
En temps de paix, ils émigrent aussi dans toutes les grandes villes de l'Em-
pire Ottoman ; ils sont même assez nombreux en Egypte.
Les seuls étrangers qui résident en groupes considérables dans la Mon-
tagne Noire sont des Tsiganes ; ils ressemblent d'ailleurs complètement aux
Serbes du pays : ils ont même langue, même costume, même religion,
i. 5S
298 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
mêmes mœurs ; ils ne diffèrent que par le métier, car ils sont tous forge-
rons et serruriers. Nul Monténégrin ne voudrait exercer leur profession
méprisée. Il sont tenus à l'écart et n'ont point le droit de se marier dans
les familles des Serbes.
Le gouvernement de Monténégro est un mélange bizarre de démocratie,
de féodalité et de pouvoir absolu. Les citoyens, tous armés, s'abordent avec
des allures d'égaux, mais ils sont loin de l'être. Les diverses classes qui
composent la nation subissent toujours l'autorité des familles puissantes; de
son côté, le souverain, soutenu par l'influence de la Russie, et même subven-
tionné par elle comme fonctionnaire de l'Etat, ne s'est pas fait faute d'imiter
le tzar en concentrant tous les pouvoirs en sa personne. Depuis la guerre
d'Italie, en 1866, F Austro-Hongrie fait aussi au Monténégro une subvention
de 40,000 francs. En sa qualité de « Seigneur saint», le prince s'approprie
les deux tiers du revenu national, qui s'élève à un peu plus de550,000 francs.
Le sénat ou soviet qui l'assistait pour élaborer les décrets vient d'être
remplacé par un «conseil d'Etat » et cinq ministères ont été constitués. La
skouptehina est une simple réunion des doyens des tribus, venus pour
écouter et applaudir le « discours du trône ». Toutefois depuis 1851 "le
kniaz a cessé de cumuler le titre d'évêque ou vladika avec ceux de grand-
juge et de commandant des armées. L'usage de l'Église grecque interdisant
le mariage aux évoques, le prince Danilo a dû, pour se marier, déléguer
l'épiscopat à l'un de ses cousins.
Tout le territoire monténégrin est organisé militairement, à peu près
comme l'étaient naguère les « Confins » de la Croatie et de la Slavonie austro-
bongroises. La population est divisée par groupes de combattants, tenus de
marcher au premier signal. Tous les chefs, voïvodes, capitaines, centurions
et décurions, sont en même temps administrateurs civils et juges. Ils infligent
les amendes et en perçoivent leur part.
Le pays se divise militairement et administrativement en huit nahiés.
De ces nahiés, quatre : Bielopavlitchka, Piperska, Moratchka et Koutchka,
se trouvent dans la vallée de la Moratcha et constituent les Berda. Les
quatre autres, Katounska, Riyetchka, Tzrnitza et Liechanska, occupent les
hauts plateaux et forment la Montagne Noire proprement dite. A l'excep-
tion d'une nahié, toutes les autres se divisent en tribus, constituées par la
réunion de plusieurs « parentés » , subdivisées elles-mêmes en familles.
CHAPITRE V11I
L'ITALIE
VUE D ENSEMBLE
La péninsule italienne est une des contrées les plus nettement délimitées
par la nature. Les Alpes qui l'enceignent au nord, des promontoires ligures
à la péninsule montueuse de l'Istrie, s'élèvent en muraille continue, sans
autre brèche que des cols situés encore dans la zone des forêts de pins, des
pâturages ou des neiges. Ainsi que les deux autres presqu'îles du midi de
l'Europe, la Grèce et l'Espagne, l'Italie était donc un petit monde à part,
destiné par sa forme même à devenir le théâtre d'une évolution spéciale de
l'humanité. Non-seulement le relief du sol limite parfaitement la péninsule
latine, celle-ci se distingue aussi de tous les pays transalpins par le charme
du climat, la beauté du ciel, la richesse des campagnes; dès que l'habitant
d'outre-mont a franchi la crête de séparation et commence à descendre sur
les pentes ensoleillées, il s'aperçoit que tout a changé autour de lui; il est
sur une terre nouvelle. Le contraste est plus grand que ne l'est, dans la
plupart des régions de la Terre, celui des îles et du continent voisin.
Grâce au rempart des Alpes qui la protège et aux mers qui l'entourent,
l'Italie a donc pour ainsi dire une personnalité géographique bien dis-
tincte. Des plaines de la Lombardie aux côtes de la Sicile, tous ses paysages
ont des traits de ressemblance et sont baignés de la même lumière : ils ont
comme un air de famille; mais que d'oppositions charmantes et de variété
pittoresque dans cette grande unité! La chaîne des Apennins, qui se soude à
l'extrémité méridionale des Alpes françaises, est l'agent principal de tous
ces contrastes. D'abord elle longe la mer comme un énorme mur s'appuyant
500 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
de distance en distance sur de puissants contreforts ; puis elle se développe
en un vaste croissant à travers la péninsule italienne, tantôt s'amincissant
en arête, tantôt s'élargissant en massif, s'étalant en plateau ou se ramifiant
en chaînons et en promontoires. Les vallées fluviales et les plaines la décou-
pent dans tous les sens; des bassins lacustres, encore emplis d'eau ou déjà
comblés par les alluvions, s'étendent à la base de ses rochers; des cônes vol-
caniques, se dressant au-dessus des campagnes, contrastent par la régularité
de leur forme avec les escarpements inégaux de l'Apennin. La mer, invitée
et repoussée tour à tour par les sinuosités du relief péninsulaire, découpe le
littoral en une série de baies qui se succèdent avec une sorte de rhythme;
presque toutes se développent en arcs de cercle réguliers d'un cap à l'autre
cap. Au nord de la presqu'île, elles n'échancrent que faiblement les terres;
au sud, elles s'avancent au loin dans les campagnes et s'arrondissent en
véritables golfes. D'ailleurs cette forme de la Péninsule est relativement
récente ; une ancienne Italie granitique a probablement existé, mais elle
n'est plus, et l'Italie actuelle est presque entière d'origine moderne, ainsi
que le témoignent les roches qui constituent les Apennins, celles des chaînes
parallèles et des plaines intermédiaires. C'est à l'époque éocène seulement
que les divers îlots se sont unis en une presqu'île continue.
Comparée à la Grèce, si bizarrement tailladée et déchiquetée, l'Italie,
pourtant fort gracieuse, est d'une grande sobriété de lignes. Ses montagnes
se prolongent en chaînes plus régulières; ses côtes sont beaucoup moins pro-
fondément échancrées; ceux de ses petits archipels que l'on pourrait com-
parer vaguement à la ronde des Cyclades sont peu nombreux, et ses trois
grandes îles, la Sicile, la Sardaigne, la Corse, sont des terres de contours
presque géométriques et d'aspect tout à fait continental. Par la configura-
tion générale de ses rivages l'Italie marque précisément la transition entre
la joyeuse Grèce et la grave Ibérie, plateau déjà presque africain. La situa-
tion géographique correspond ainsi au développement des formes.
Dans son ensemble, la péninsule italienne présente un contraste remar-
quable avec la presqu'île des Balkans. Tandis que celle-ci est tournée surtout
vers la mer Egée et regarde l'orient, la partie vraiment péninsulaire de
l'Italie, au sud des plaines lombardes, est au contraire beaucoup plus vi-
vante par sa face occidentale : ce sont les bords de la mer Tyrrhénienne qui
offrent les ports les plus nombreux et les plus sûrs; c'est sur cette mer, en
libre communication avec l'Océan, que s'ouvrent les plaines les plus vastes
et les plus fertiles, et par conséquent ce sont les campagnes situées à l'ouest
des Apennins qui ont nourri les populations les plus actives, les plus intelli-
gentes, celles dont le rôle politique a été plus considérable : c'est le côté
SITUATION GÉOGRAPHIQUE DE L'ITALIE. 301
de la lumière, tandis que le versant adiïatique, tourné vers une mer pres-
que fermée, un simple golfe, est pour ainsi dire le côté de l'ombre. Vers
l'extrémité méridionale de la Péninsule , les plaines de l'Apulie à l'est
sont, il est vrai, plus riches et plus populeuses que les régions monta-
gneuses de la Calabre ; néanmoins le voisinage de la Sicile ne pouvait man-
quer tôt ou tard d'assurer la prépondérance au littoral de l'occident. Aux
temps de la grande influence de la Grèce, lorsque Athènes, les cités de
l'Asie Mineure, les îles de la mer Egée, étaient le point de départ de toute
initiative, les républiques tournées vers l'orient, Tarente, Locres, Sybaris,
Syracuse, Catane, avaient sur les cités du littoral de l'ouest une incontes-
table prééminence. Ainsi la configuration physique de l'Italie a singulière-
ment aidé le mouvement historique de civilisation qui s'est porté du sud-est
au nord-ouest, de l'Ionie vers les Gaules. Par le golfe de Tarente et les ri-
vages orientaux de la Grande-Grèce et de la Sicile, l'Italie du sud était li-
brement ouverte à l'influence hellénique; c'est de ce côté qu'elle a reçu la
grande impulsion de vie. Plus au nord, la Péninsule fait pour ainsi dire
volte-face vers l'ouest; et, par suite, le mouvement d'expansion des idées
vers l'Europe occidentale s'est trouvé grandement facilité. Si l'Italie avait
été différente par son relief et ses contours, la civilisation eût pris une
direction tout autre.
Pendant près de deux mille années, depuis l'abaissement de Carthage jus-
qu'à la découverte de l'Amérique, l'Italie est restée le centre du monde
policé : elle a exercé l'hégémonie, soit par la force de la conquête et de l'or-
ganisation, comme le fit la « Ville Eternelle », soit, comme aux temps de
Florence, de Gênes et de Venise, par la puissance du génie, la liberté relative
des institutions , le développement des sciences, des arts et du commerce.
Deux des plus grands faits de l'histoire, l'unification politique des peuples
méditerranéens sous les lois de Rome et plus tard le rajeunissement de l'es-
prit humain, si bien nommé du nom de Renaissance, ont eu leurs principaux
acteurs en Italie. Il importe donc de rechercher les conditions du milieu
géographique auxquelles la péninsule latine doit le rôle prépondérant qu'elle
a joué dans le monde pendant ces deux âges de la vie de l'humanité.
Mommsen et d'autres historiens ont signalé l'heureuse position de Rome
comme marché commercial. Dès la première période de son histoire,
elle fut un entrepôt de denrées pour les populations voisines. Assise au
centre d'un cirque de collines, sur les deux bords d'un fleuve navigable, en
aval de tous les affluents et non loin de la mer, elle avait, en outre, l'avan-
tage de se trouver sur la frontière commune de trois nationalités, les Latins,
les Sabins et les Étrusques; lorsque, par la conquête, elle fut maîtresse de
502 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
tout le pays environnant, son importance, comme lieu d'échanges, ne pou-
vait donc manquer d'être considérable. Mais, quelle que fût la valeur de
ce trafic local, il n'eût pas suffi à faire de Rome une grande cité. Cette
ville n'a point, comme Alexandrie, Constantinople ou Bombay, une de ces
positions incomparables qui en font un point de convergence nécessaire pour
les marchandises du monde entier. Pour le commerce général elle est même
assez mal située. Les hauts Apennins qui s'élèvent en demi-cercle autour
du pays romain étaient naguère un rempart difficile à franchir, et les
trafiquants cherchaient à l'éviter; la mer voisine de Rome est fort inhospi-
talière, et le port d'Ostie n'est qu'un mauvais havre, où même les petites
galères des temps anciens n'entraient point sans péril. Si le travail de
l'homme n'était intervenu pour le creusement d'un canal maritime, de
bassins artificiels , et la construction de môles et de jetées, jamais la
Louche du Tibre n'eût pu servir au grand commerce.
La situation de Rome, comme centre d'échanges, n'explique donc la puis-
sance de cette ville dominatrice que pour une bien faible part. Indépendam-
ment des causes qui doivent être cherchées dans l'évolution historique du
peuple lui-même, la vraie raison de la grandeur de Rome, ce qui lui a donné
cette force prodigieuse pour l'assimilation politique de l'ancien monde,
c'est la position absolument centrale qu'elle occupait par rapport à trois
grands cercles disposés régulièrement les uns autour des autres, et corres-
pondant, pour la ville de Rome, à autant de phases de son développement
dans l'histoire. Pendant les premiers temps de sa lutte pour l'existence contre
les cités voisines, la peuplade qui servit d'aïeule aux fiers citoyens romains
se trouvait heureusement au centre d'un bassin bien limité, que bornent des
montagnes peu élevées, mais de hauteur suffisante pour mettre à l'abri d'in-
cursions soudaines. Quand Rome, victorieuse de tous ses voisins après de
longs siècles de luttes, eut asservi ou bien exterminé les montagnards d'alen-
tour, elle se trouva d'avance maîtresse des territoires du reste de l'Italie, car
elle en occupait le milieu géographique et le centre de gravité naturel. Au
nord s'étendait la vaste plaine des Gaules cispadane et transpadane; au
sud étaient des régions montueuses et semées d'obstacles, mais où la résis-
tance ne pouvait être efficace, car les peuplades barbares de ces plateaux et
de ces montagnes avaient pour voisins immédiats, sur le pourtour de la Pé-
ninsule, les citoyens policés de villes grecques. Entre ces deux éléments si
distincts l'alliance contre l'ennemi commun était impossible, et les villes
helléniques elles-mêmes, dispersées sur un immense développement de
côtes, ne surent pas s'unir pour résister. Les îles italiennes, la Sicile, la
Corse, la Sardaigne, n'étaient pas non plus habitées par des populations
ROLE HISTORIQUE DE ROME.
305
assez cohérentes pour se soustraire à la puissance des Romains. Ainsi le
deuxième cercle, celui de la conquête, vint s'ajouter au premier domaine,
que l'on pourrait désigner sous le nom de cercle de croissance, et, par un
avantage inestimable, il se trouva que les deux extrémités du monde italien,
la plaine padane et la Sicile, étaient deux riches greniers de vivres.
Pourvue des approvisionnements nécessaires, Rome put donc continuer le
cours de ses conquêtes. De même qu'elle est au centre de l'Italie, de même
l'Italie est au centre de la Méditerranée. De toutes parts se fit sentir la
force d'attraction de la grande cité : du côté de l'orient Tlllyrie, la Grèce,
N° 46. ROME ET L EMPIRE ROMAIN.
Echelle.: 36.ooox>oo
Bassin de lîome
Italie Cisapennine-
ItaHe. Cisalpine,
Empira Romain.
l'Egypte, du côté du sud la Lybie, la Maurétanie, à l'ouest l'Ibérie, au nord-
ouest les Gaules, au nord les pays alpins, complétèrent bientôt le troisième
cercle, celui de l'empire.
Tant que dura l'équilibre géographique du monde méditerranéen, Rome
garda sa puissance; mais les bornes de l'univers s'éloignèrent peu à peu. Dès
que, par ses guerres contre les Parthes et ses invasions dans l'intérieur de la
Germanie, Rome fut en contact, d'une part avec l'Orient, de l'autre avec ces
régions sans bornes connues que parcouraient les barbares, la « Ville » par
' 59
506 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
excellence cessa d'être le centre du monde, et la grande vie des nations eu-
ropéennes déplaça ses foyers vers le nord et le nord-ouest. Déjà vers la fin de
l'empire Rome fut remplacée en Italie par Milan et Ravenne, et cette dernière
ville devint le siège de l'exarchat, puis de l'empire des Goths. La déchéance
de la cité des Césars était définitive. Il est vrai qu'aux empereurs succé-
dèrent les papes, eux aussi pontifes suprêmes, quoique d'un culte nouveau;
de même que l'ombre suit le corps, de même la tradition voulut prolonger
les institutions politiques au delà du terme naturel de leur durée : l'unité
de l'Église remplaça celle de l'empire. La souveraineté de Rome était de-
venue un véritable dogme, à la fois politique et religieux. Mais si les
papes, gardant le gouvernement des âmes, résidaient toujours à Rome,
c'est par delà les Alpes que pendant le moyen âge, et jusqu'au commence-
ment de ce siècle, résidèrent les véritables maîtres du « saint empire ro-
main». Ils n'allaient chercher en Italie que la consécration de leur puis-
sance, mais la puissance même, c'est ailleurs qu'ils la trouvaient. En vain
les peuples, habitués à l'obéissance, voulaient maintenir l'autorité de cette
Rome qui les avait si longtemps dominés; la tentative ne reposait que
sur une illusion. Non-seulement l'axe du monde civilisé, mais encore celui
de l'Italie elle-même avait changé de place; c'est de Pavie, de Florence,
de Gênes, de Milan, de Venise, de Rologne, de Turin même, que devait
partir désormais la grande initiative. Si Rome, quoique déchue par la
force des choses, a repris une certaine importance et même est redevenue
capitale, c'est que l'Italie voulait en revendiquer le territoire à tout prix et
que, par une sorte de superstition archéologique, elle cherche à prendre
le nom de Rome pour symbole de sa puissance future. Mais quoi qu'on
fasse, ce n'est plus là qu'un centre artificiel de l'Italie; depuis quinze cents
ans, l'histoire a complètement changé toutes les conditions géographiques
de la Péninsule.
Pendant le cours de ce siècle, l'unité de l'Italie est devenue un grand fait
politique, et désormais, sauf en quelques districts cisalpins de la Suisse et
du Tirol, les frontières administratives du pays coïncident avec ses fron-
tières naturelles. La puissance du fait accompli sert donc à mettre en lu-
mière l'individualité géographique de l'Italie, et l'on s'étonne que cette con-
trée soit restée si longtemps divisée en Etats distincts. Cependant ce grand
tout de la Péninsule présentait de notables diversités provinciales par la
disposition de ses bassins et de ses versants. Les îles, les plaines entourées
de bordures de montagnes, les côtes escarpées, séparées de l'intérieur par
des rochers abrupts, formaient autant de pays à part, où des populations
issues de souches diverses, gauloise, étrusque, latine, pélasgique, grecque
UNITÉ DE L'ITALIE. 307
ou sicule, cherchaient naturellement à vivre de leur vie propre, indé-
pendantes de leurs voisines. En maints districts, notamment dans les Cala-
bres, les communications de vallée à vallée étaient tellement difficiles, que
la mer était restée le chemin le plus fréquenté. La forme de la Péninsule,
dont la longueur, des Alpes à la mer Ionienne, est cinq fois plus grande
que la largeur moyenne, et que les Apennins partagent en deux bandes pa-
rallèles distinctes, rendait aussi presque inévitable le fractionnement du
territoire en Etats séparés ou même hostiles. Parfois, il est vrai, les provinces
italiennes eurent à subir la domination d'un seul maître; mais, jusqu'aux
temps modernes, cette unité fut toujours imposée par la force et brisée par les
populations elles-mêmes. La passion de l'unité nationale, qui a fait de l'Ita-
lie contemporaine le théâtre de si grands événements, n'animait qu'un bien
petit nombre de citoyens dans les républiques du moyen âge. Elles savaient
se liguer contre un ennemi commun; mais, dès que le péril était passé,
elles séparaient de nouveau leurs intérêts et se brouillaient à propos de
quelque vétille.
Au milieu du quatorzième siècle, Cola di Rienzo, le tribun de Rome, fit
un appel à toutes les villes italiennes; il les adjura de « secouer le joug des
tyrans et de former une sainte fraternité nationale, la libération de Rome
étant en même temps la libération de toute la sainte Italie ». C'était déjà,
cinq cents ans à l'avance, le langage qu'ont parlé de nos jours les apôtres
de l'unité italienne. Les messagers de Rienzo parcouraient la Péninsule, un
bâton argenté à la main ; ils portaient aux cités des paroles d'amitié et les
invitaient à envoyer leurs députés au futur parlement de la « Ville Éternelle».
Tous les Italiens recevaient de Rienzo le titre de citoyens romains que
leur avaient donné les Césars. Mais ce n'étaient là que des réminiscences
classiques. Rienzo, plein des souvenirs de la domination antique, déclarait
que Rome n'avait pas cessé d'être la « maîtresse du monde, qu'elle était en
pleine possession du droit de gouverner les peuples » . Il voulait ressusciter
le passé, et non pas évoquer une vie nouvelle. Aussi son œuvre disparut
comme un rêve, et ce furent précisément Florence et Venise, les cités les
plus actives, les plus intelligentes de l'Italie, qui virent dans la tentative
du tribun une chimère de songe-creux. Siamo Veneziani, poi Cristiani,
disaient les fiers citoyens de Venise au quinzième siècle; ils ne songeaient
même pas à se dire Italiens, eux dont les fils devaient un jour souffrir et
combattre si vaillamment pour l'indépendance de la Péninsule. D'ailleurs
il ne faut pas s'y tromper : le mouvement irrésistible qui a poussé le peuple
italien vers l'unité politique n'avait point son origine dans les masses pro-
fondes, et des millions d'hommes, en Sicile, en Sardaigne, dans les Ca-
308 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
labres, en Lombardie même, en sont encore à se demander le sens des
changements considérables qui se sont accomplis.
Naguère encore l'Italie n'était qu'une simple « expression géographique»,
suivant le mot méprisant d'un de ses dominateurs. Si l'expression s'est
transformée en une réalité vivante, c'est peut-être aux invasions si fréquentes
de l'étranger que le pays le doit. Sous la dure oppression des Espagnols, des
Français, des Allemands, qui se sont rués tour à tour sur leurs campagnes,
les Italiens ont fini par se reconnaître les frères les uns des autres. A première
vue, on croirait que la Péninsule est parfaitement protégée sur son pourtour
continental par la muraille semi-circulaire des Alpes; mais cette protection
n'est qu'une apparence. En effet, c'est vers les plaines italiennes que les mon-
tagnes tournent leur versant le plus abrupt, celui qui paraît vraiment ina-
bordable; mais sur le versant extérieur, du côté de la France, de la Suisse, de
l'Autriche allemande, les pentes sont beaucoup plus douces; tous les envahis-
seurs que tentaient l'heureux climat et les immenses richesses de l'Italie
pouvaient sans trop de difficulté gagner les cols des Alpes, d'où ils déva-
laient ensuite rapidement dans les plaines. Ainsi la « barrière» des Alpes
n'est vraiment une barrière que pour les Italiens; si ce n'est aux temps de
Rome conquérante, elle a toujours été respectée par eux, et d'ailleurs il
leur importe peu de la franchir, car au delà nulle contrée ne vaut la leur.
Les Français, les Confédérés suisses, les Allemands voyaient au contraire
dans l'Italie comme une sorte de paradis. C'était le pays de leurs rêves, et ce
pays enchanté, cette région si belle, il suffisait presque de descendre pour
s'en emparer. L'histoire nous dit s'ils ont obéi souvent à ces appétits de con-
quête et s'ils ont abreuvé de sang les riches plaines convoitées ! C'est même
à la rivalité de ses voisins, plus encore qu'à sa propre énergie, que la na-
tion italienne doit d'avoir recouvré son indépendance.
Exposée comme elle l'est aux attaques du dehors, et graduellement pri-
vée par l'histoire de la position centrale qu'elle occupait jadis, l'Italie a
perdu définitivement le primato ou principat que certains de ses fils, em-
portés par un patriotisme exclusif, voulaient lui restituer ; mais si elle n'est
plus la première par le pouvoir politique, et si d'autres nations l'ont distancée
pour l'industrie, le commerce et même pour le mouvement littéraire et
scientifique, elle reste toujours sans rivale pour la richesse en monuments
de l'art. Déjà si privilégiée par la nature, l'Italie est de toutes les contrées
de la Terre celle qui possède le plus grand nombre de cités remarquables
par leurs palais et leurs trésors de statues, de tableaux, de décorations de
toute espèce. Il est plusieurs provinces où chaque village, chaque groupe
de maisons plaît au regard, soit par des fresques ou des sculptures, soit du
PRIVILEGES DE L'ITALIE. 309
moins par quelque corniche fouillée au ciseau, un escalier hardiment jeté,
une galerie pittoresque; l'instinct de l'art est entré dans le sang des po-
pulations. C'est tout naturellement que les paysans italiens bâtissent leurs
demeures, enluminent leurs murailles, et plantent leurs arbres de ma-
nière à les mettre en harmonie d'effet avec la perspective environnante. Là
est le plus grand charme de la merveilleuse Italie : partout l'art seconde la
nature pour enchanter le voyageur. Que d'artistes lombards, vénitiens et
toscans, dont le nom fût devenu célèbre en tout autre pays, mais qui res-
teront à jamais oubliés, à cause même de leur multitude ou du hasard qui
les fit travailler en quelque bourg éloigné des grands chemins !
Mais ce n'est pas seulement par la beauté de ses monuments et le nombre
étonnant de ses œuvres d'art que l'Italie est restée la première depuis deux
mille années, et qu'elle mérite de voir accourir les hommes studieux de
toutes les extrémités de la Terre, c'est aussi par les souvenirs de toute espèce
qu'y a laissés l'histoire. Dans un pays où des populations policées se pres-
sent en foule depuis si longtemps, l'origine de chaque cité doit naturelle-
ment se perdre au milieu des ténèbres de la tradition et du mythe. Là où
s'élève de nos jours une ville toute moderne se trouvait autrefois une ville
romaine, elle-même précédée par une cité grecque, étrusque ou gauloise.
Chaque forteresse, chaque maison de plaisance remplace une antique cita-
delle, la villa d'un patricien de Rome; chaque église occupe l'emplacement
d'un ancien temple : les religions changeaient, mais les autels des dieux
et des saints se rebâtissaient dans les lieux consacrés. De même les morls
étaient de siècle en siècle enfouis dans une terre que, les uns après les
autres, ont purifiée les augures et les prêtres de différents cultes. Il
est intéressant d'étudier sur place ces âges divers qui se sont stratifiés,
pour ainsi dire, comme les débris des édifices élevés successivement sur le
même sol. Tous, jusqu'aux ignorants, subissent l'influence de cette vie des
nations qui s'est concentrée avec tant d'activité dans les conlrées historiques
de l'Italie : ils sentent que cette poussière était animée jadis.
Après une longue période de défaillance et d'asservissement, la nation ita-
lienne a repris une place des plus avancées parmi les peuples modernes. La
Péninsule a bien changé d'aspect depuis les âges reculés pendant lesquels
ses troupeaux errants lui valurent, à ce que dit Mommsen, le nom d'Italie
(Vitalie ou Pays des bestiaux) ; de nos jours ses plaines si bien cultivées,
ses admirables jardins, ses villes commerçantes lui feraient donner une
autre appellation. Les débouchés des Alpes et sa position au centre de la
Méditerranée lui permettent de commander toutes les routes qui, de France,
d'Allemagne et d' Austro-Hongrie, convergent vers les golfes de Gênes et de
310 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Venise. Elle dispose de ressources énormes et toujours grandissantes par ses
carrières, ses mines de soufre et de fer, ses vins, ses produits agricoles de
toute nature, ses industries diverses. Ses savants et ses inventeurs ne le
cèdent guère à ceux des autres contrées du monde civilisé. La population
du pays s'accroît rapidement; beaucoup plus considérable que celle de la
France en raison de la superficie du territoire, elle est l'une des plus denses
de l'Europe, et par l'émigration contribue maintenant plus que toute autre
à coloniser les solitudes de l'Amérique méridionale1.
Il
LE BASSIN DU PO
LE PIÉMONT, LA LOMBARDIE, VENISE ET L'EMILIE.
La grande vallée du Pô, que l'on appelle quelquefois Haute-Italie parce
qu'elle occupe la partie septentrionale de la Péninsule, devrait au contraire
être désignée sous le nom de Basse-Italie, puisqu'elle est située à une élé-
vation moindre que les autres groupes de provinces. C'est une région net-
tement délimitée, car elle est encore comprise dans le tronc continental,
et, du côté du sud, les Apennins la bornent de leur long rempart. De
nos jours, c'est une plaine fluviale, mais elle était certainement encore
à l'époque pliocène un golfe de la mer. Ce golfe a été peu à peu comblé
par les alluvions qu'apportaient les fleuves et soulevé graduellement par
la poussée des forces intérieures, tandis que plus haut les érosions des tor-
rents agrandissaient la plaine en rongeant la base des montagnes. C'est
ainsi que, par le long travail des siècles, le bassin du Pô a pris une décli-
vité des plus régulières. A l'époque où les eaux de l'Adriatique pénétraient
dans les vallées, entre les racines du mont Rose et du Yiso, l'Italie ne tenait
que par le mince pédoncule des Apennins de Ligurie, à moins toutefois que
la mer n'eût pas encore détruit l'isthme de montagnes qui rattachait la
Corse et la Sardaigne aux Alpes continentales.
Aucune autre région d'Europe n'est plus admirablement entourée d'une
enceinte de montagnes, et bien peu de contrées dans le monde peuvent lui être
comparées pour la magnificence des horizons. Au sud, les Apennins s'élè-
vent au-dessus de la zone des bois et, par leurs rochers, leurs forêts, leurs
1 Superficie de l'Italie 296,014 kilomètres carrés.
Population probable en 1881,. . . 28,800,000 habitants
Population kilométrique ....... 97 »
VALLÉE DU PO ET CERCLE DES ALPES. 511
pâturages, contrastent avec l'immense plaine uniforme; à l'ouest et au nord,
du col de Tende aux passages de l'Istrie, ce sont les grandes Alpes chargées
de glaces qui se dressent dans leur sublimité. Au-dessus des campagnes de
Saluées, le Yiso, ainsi nommé de la beauté de son aspect, domine toute la
crête de sa haute pyramide isolée et déverse des petits lacs de ses pâturages
le ruisseau mugissant qui prend le nom de Pô; au nord-ouest de Turin, le
Grand-Paradis s'appuie sur d'énormes contre-forts, aux immenses glaciers;
non loin de ce massif central apparaît la Grivola, peut-être la pointe la plus
élégante et la plus gracieusement sculptée des Alpes; à l'angle de tout le
système des Alpes, le dôme du mont Blanc se hausse comme une île au-
dessus de la mer des autres montagnes; la masse énorme du mont Rose,
couronnée de son diadème à sept pointes, allonge ses promontoires en
PENTE DE LA VALLEE DU PO.
Xfffa7?- Source du Pô
a
Turît
Tessrn,
t. jesswv
?3. T77TT~7ttt-.t-^-^— ^. Crémone* Delta du Pô
Echelle des Long" de 1: 4-58o.ooo
i i i . , i
Les 7uLtiteurs sont centuples des longueurs .
avant de la Suisse; puis viennent le groupe du Splûgen, l'Orteler, l'Ada-
mello, la Marmolata et tant d'autres cimes, ayant toutes une beauté qui leur
est propre. Quand, par une claire matinée de soleil, on voit, du haut du
dôme de Milan, la plus grande partie de l'immense amphithéâtre se dérouler
autour de la plaine verdoyante et de ses villes innombrables, on peut s'ap-
plaudir d'avoir vécu pour contempler un tableau si grandiose.
Dans leur ensemble, les Alpes qui enceignent l'Italie peuvent être consi-
dérées comme appartenant géographiquement aux contrées limitrophes.
La même raison qui a donné un si grand charme au versant italien des
montagnes, a fait de ces hauteurs une dépendance naturelle des Gaules
et de la Germanie. Du côté méridional on saisit d'un seul regard toute
la déclivité des Alpes; on contemple à la fois les campagnes plantées de
vignes et de mûriers, les forêts de hêtres et de mélèzes, les pâturages, les
rochers nus, les glaces éblouissantes ; mais le cultivateur ne se hasarde dans
312
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
ces pays difficiles que poussé par la misère. Sur l'autre versant, plus allongé,
et d'ailleurs tourné vers le nord, le spectacle offert par les monts est en gé-
néral beaucoup moins varié, les terres sont moins fertiles, mais les habitants
des hautes vallées et des plateaux ont l'avantage de pouvoir franchir facile-
ment la crête, pour redescendre sur les pentes méridionales. Indépendamment
des tentations que la vue des plaines de l'Italie faisait naître chez des mon-
GRAND PARADIS.
d'après la Carte de 1'Ajptne Chib
Gravé che& Drhard
Echelle àe 11223. 000
tagnards avides, c'est dans l'architecture même des Alpes qu'il faut chercher
la cause de la prépondérance ethnologique échue aux populations d'origine
gauloise et allemande. Hors de l'enceinte des Alpes, l'italien ne se parle
que sur des points isolés, tandis que les éléments français et germanique
sont très-fortement représentés sur le versant intérieur.
En deçà de la ligne de partage qui limite les bassins du Pô , de l'Adige et
des fleuves vénitiens, l'Italie ne possède à elle seule qu'un petit nombre
m.mam
■
m
MASSIFS DES ALPES ITALIENNES. SIS
de ces grands massifs dont le groupement forme le système des Alpes. Le
plus important de tous, par la hauteur de ses sommets, la puissance de
ses contre forts, la quantité de ses glaces, l'abondance de ses eaux, est celui
du Grand-Paradis, qui se dresse au sud de la Doire Baltée, entre le groupe
du mont Blanc et les plaines du Piémont. Chose étonnante, ce massif superbe
a été longtemps confondu et, sur nombre de documents, même sur la grande
carte de Fétat-major sarde, à l'échelle du 50,000e, il se confond encore
avec une crête beaucoup plus basse qui se trouve à 20 kilomètres plus à
l'ouest, sur la frontière française, à côté du col ou « mont » Iseran. Ainsi
que le voyageur anglais Mathews l'a constaté le premier, la prétendue mon-
tagne d'Iseran, dont le nom figurait sur les cartes, n'existe point, et l'é-
norme hauteur de plus de 4,000 mètres qu'on lui attribuait est, en réa-
lité, celle du Grand-Paradis. Au commencement du siècle, les visiteurs
étaient peu nombreux dans cette région des Alpes et, pendant près de cin-
quante années, personne ne fut à même de relever la méprise dans laquelle
était tombé le géodésien Corabœuf, en donnant le nom d'un passage à la
grande cime mesurée par lui. Sur une carte de l'ingénieur Bergonio, qui
date de la fin du dix-septième siècle, on trouve aussi un prétendu mont
Iseran à une grande distance au nord-est du col qui porte ce nom.
Les autres massifs des Alpes italiennes, qui se dressent isolément au sud
de la crête médiane du système, sont beaucoup moins élevés que le Grand-
Paradis. 11 est vrai que, dans cette partie de son pourtour, l'Italie a été privée,
par la Suisse et par le Tirol autrichien, de districts considérables que le versant
des eaux, aussi bien que le langage et les mœurs des habitants, semblerait
devoir lui attribuer. Toute la haute vallée du Tessin, et même quelques-unes
de celles qui versent leurs eaux dans l'Adda, sont devenues terres helvéti-
ques; tout le haut bassin de l'Adige, jusque par le travers du lac de Garde,
appartient politiquement à l'Autriche; de même la haute Brenta. Les deux
seuls fleuves alpins du versant méridional dont les eaux coulent presque
en entier sur le sol italien, sont la Piave et le Tagliamento. Par suite de
cette violation des limites naturelles , nombre de montagnes aux som-
mets chargés de glaciers, quoique situées géographiquement au sud de la
chaîne centrale des Alpes, s'élèvent néanmoins soit en Autriche, soit
sut la frontière. Tels sont, parmi les géants de l'Europe centrale, l'Orte-
ler, la Marmolata, le Cimon délia Pala, aux escarpements verticaux, non
moins grandioses que ceux du Cervin. Quant au formidable Monte délie
Disgrazie, au sud de la Bernina, c'est un sommet italien; le massif de Ca-
monica, que limite au nord le col du mont Tonal, fameux dans les lé-
gendes populaires, et que domine l'Adamo ou Adainello, tout ruisselant des
310 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
glaciers qui descendent vers la haute Adige, est également italien par ses
principales cimes; enfin plus à l'est, dans le bassin de la Piave, le mont
Antelao, énorme pyramide ravinée portant à sa pointe un obélisque nei-
geux, et plusieurs autres sommets à peine moins hauts s'avancent en pro-
montoires sur le territoire vénitien.
La plupart des groupes alpins de la Lombardie et du Vénitien, avant-
monts placés entre la chaîne principale et la plaine, ont une hauteur
moyenne à peu près égale à celle des Apennins; ils n'atteignent guère la
limite des neiges persistantes. Mais la vue y est d'autant plus belle. A leur
cime, on se trouve entre deux zones, et le contraste est complet : dans toutes
les vallées environnantes se montrent les villes et les cultures, tandis qu'au
nord les sommets neigeux et déserts tracent dans le ciel, les uns au-dessus
des autres, leur profil étincelant. Par leur admirable panorama, quelques-
unes de ces montagnes, bien plus belles que les grandes cimes, ont mérité
d'attirer chaque année la foule des visiteurs de l'Italie. On aime surtout à
gravir les monts que les lacs de Lombardie entourent de leurs eaux bleues,
le Motterone du lac Majeur, le Generoso, se dressant en pyramide au mi-
lieu de plaines où le bleu des eaux s'entremêle au vert des bois et des
prairies, les superbes montagnes qui s'élèvent entre les deux branches
du lac de Como et la mer de verdure de la Brianza, la longue croupe du
Monte Baldo, avançant ses promontoires, comme des pattes de lion, dans
les flots du lac de Garde. Les belles montagnes de la Valteline, ou la chaîne
Orobia, au sud de la dépression où passe l'Adda dans son cours supérieur,
sont moins connues, à cause de leur éloignement des grandes villes, mais
elles mériteraient d'être aussi fréquemment visitées que les cimes les
plus fameuses, situées dans le voisinage de la plaine. Elles forment une
véritable sierra d'une hauteur moyenne de 2800 mètres, échancrée de
cols fort élevés et portant quelques petits glaciers sur leurs pentes tour-
nées au nord; à la base de ces monts on croirait voir les Pyrénées. Quant
aux sommets dolomitiques, dressant leurs parois entre le Tirol et les cam-
pagnes vénitiennes, ils ne ressemblent qu'à eux-mêmes. Vues à travers la
verdure des pins et des hêtres, ou contrastant avec l'eau bleue des lacs, leurs
roches blanches, légèrement teintées de rose et d'autres nuances délicates,
produisent un effet merveilleux. Le géologue de Pàchthofen et d'autres sa-
vants croient que ces massifs isolés sont d'anciens îlots de coraux, des atolls
soulevés du fond des mers à des hauteurs diverses de 2,000 à 5,500 mètres
d'élévation. Quoi qu'il en soit, ces montagnes ajoutent à la beauté naturelle de
toutes les régions alpines la plus grande originalité de couleur et d'aspect.
De même qu'en Suisse et en Autriche sur le versant septentrional des Alpes,
ALPES ITALIENNES ET PLAINE DU PO. 517
les avant-monts du versant italien sont en grande partie composés de forma-
tions géologiques de plus en plus modernes, à mesure qu'on se rapproche de
la plaine d'alluvions. Les roches métamorphiques, le verrucano, les dolomies
et diverses roches s'appuient sur les granits, les gneiss, les schistes des
massifs supérieurs, puis viennent principalement des assises des époques
du trias et du jura; plus bas encore sont les terrasses et les collines ter-
tiaires de marnes, d'argiles, de cailloux agglomérés. C'est dans cette forma-
tion, au nord-ouest de Vérone, que se trouve le Monte Bolca, célèbre dans le
monde des géologues à cause du grand nombre de plantes et d'animaux fos-
siles qu'on y a découverts ; Agassiz n'y a pas compté moins de cent vingt-
sept espèces de poissons, dont la moitié existent encore1. Enfin toute la
plaine du Piémont et de la Lombardie, à l'exception des buttes isolées qui
s'y élèvent et de rares lambeaux de dépôts marins laissés sur ses bords, est
composée de débris apportés par les torrents. On n'en connaît point encore
la puissance, puisque les divers sondages opérés dans les profondeurs de ces
amas se sont tous arrêtés avant d'avoir atteint la roche solide: En suppo-
sant que la déclivité des Alpes et celle des Apennins se continuent uniformé-
ment au-dessous de la plaine, c'est à 1260 mètres au-dessous de la surface
que se trouverait le fond du prodigieux amas de cailloux. C'est là ce que
représentent les deux diagrammes de la page suivante, dont le premier
représente les hauteurs décuples des longueurs, tandis que le second figure
les proportions vraies. On le voit, la masse de débris arrachés au flanc des
Alpes par les torrents, les avalanches, les glaciers, n'est pas moindre en vo-
lume que de grands systèmes de montagnes, et il faudrait y ajouter les quan-
tités énormes de déblais qui sont allés se déposer au fond des mers.
La grande plaine qui continue en apparence jusqu'à la base du mont Rose
et du Yiso la surface horizontale de l'Adriatique, entoure, comme la mer, des
péninsules, des îles, et çà et là quelques archipels. A l'est et au sud-est de
Turin, les collines tertiaires du Montferrat septentrional et de l'Astésan,
ravinées dans tous les sens par d'innombrables ruisseaux, forment des mas-
sifs de cinq à sept cents mètres de hauteur, complètement séparés des Alpes
deLigurie et des Apennins par la dépression dans laquelle passe le Tanaro.
A la base même des Alpes, les roches de Cavour et d'autres protubérances
1 Altitudes de quelques sommets des Alpes italiennes :
Mont Viso
Grand-Paradis.. . .
Monte délie Disgrazîe
Adamello. ....
Antelao
5,856 met.
Brunone (chaîne Orobia)
. . 5,161
met.
4,178 »
Motterone ( avant-monts)
. 1,491
>>
5,680 »
Gêner oso. »
1,728
»
5,556 »
Monte Baldo. »
. 2,228
)i
5,255 ..
Monte Bolca. »
958
»
>18
xNOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
de granit, de gneiss, de porphyre, élèvent leurs coupoles ou leurs pyrami-
des au-dessus des plaines nivelées par les eaux et régulièrement inclinées
suivant le cours du Pô1. Au sud de la Piave, dans les campagnes vénitiennes,
la gibbosité du Bosco Montello est également une masse tout à fait insu-
laire; même sur les bords du Pô, entre Pavie et Plaisance, on voit une col-
line de cailloux et de sables marins, fort riche en fossiles, portant le village
et les vignobles de San Colombano. Enfin à l'orient du lac de Garde,
s'élèvent plusieurs massifs volcaniques, flanqués de formations crétacées.
Les cratères des monts Berici, près de Vicence, et, dans le voisinage de Pa-
doue, ceux: des collines Euganéennes, qui deviendraient des îles si la mer mon-
tait seulement de 10 mètres, ne vomissent plus de laves depuis une époque
N° 49 <l. PLAINE I>E DÉBRIS ENTRE LES ALPES ET LES APENNINS, D APRES ZOLLIKOFER.
1 S
N° 49 b.
^y^g^s^
Hchelîa 0.J It1.7G3.ooo
fio 3o :iu 5o Go •jU tio Loi
inconnue; mais des sources thermales et gazeuses coulent avec une extrême
abondance des fissures du trachyte et du basalte de cette région de l'Italie.
Dans les Alpes voisines, surtout aux environs de Bellune et de Bassano, les
Iremblements de terre sont très fréquents, soit que le sol caverneux s'écroule
et se tasse dans les assises profondes, soit aussi que le foyer caché des
laves ait encore quelque ardeur.
Sur le versant septentrional des Apennins, qui regarde de l'autre côté du
1 Pente moyenne du Pô :
Source du Pô 1,952 met.
Saluées. . 566 »
Turin 230 »
Pavie (bouche du Tessin). 100 »
. . 06 met
... 27 »
... 5 »
VOLCANS ET FONTAINES ARDENTES DE LA VALLEE DU PO.
519
Pô les régions volcaniques du Véronais et du Vicentin, s'étend une zone cor-
respondante, fort curieuse par les phénomènes dont elle est encore le théâtre.
Dans le voisinage immédiat de la crête des monts, au sud de Modène et de
Bologne, des jets d'hydrogène s'échappent çà et là par des fissures du sol,
surtout dans le voisinage de roches de serpentine; en certains endroits on a
pu utiliser ces flammes pour la préparation de la chaux et d'autres petits
travaux industriels. Ces jets de gaz, Pietra Mala, Porretta, Barigazzo, sont
les « fontaines ardentes », si fameux dans l'antiquité et au moyen âge, à
cause des incendies spontanés qui éclairaient les voyageurs pendant les nuits.
N° 50. — SALSES ET SOURCES THERMALES DU JiOKD DE LAPENMN.
Gracvê pox Kriard,
Sources d'/ujdj'cqài£^ Salses Source^' thermale.*
Echelle de 1.1.160.000
Parallèlement à cette zone de terrains brûlants, mais beaucoup plus bas, aux
abords mêmes de la plaine, une autre fissure du sol se révèle par une ligne
de volcans boueux ou bombi, dont le plus célèbre est celui de Sassuolo, près
de Modène; le plus grand, celui de Nirano, n'a pas moins d'une quarantaine
de cratères. C'est un fait remarquable, que le pourtour de l'ancien golfe
comblé soit ainsi bordé de buttes volcaniques, de salses, de fontaines ther-
males et de gisements de soufre. Jusqu'en Piémont, des sources chaudes
d'une extrême abondance, celles d'Acqui notamment, semblent témoigner
d'un reste de volcanicité.
L'immense demi-cercle des vallées alpines et des plaines qui s'étendent à
320
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
la base de l'amphithéâtre des montagnes garde encore les traces nombreuses
des glaciers qui, lors des origines de l'époque géologique actuelle, débor-
daient de la grande sibérie de neiges occupant le centre de l'Europe. De la
vallée du Tanaro, dans les Alpes Ligures, à la vallée de l'Isonzo, descendue
des monts de la Carinthie, il n'est pas un débouché de rivière qui ne pré-
sente des amas de débris jadis apportés par les glaces et maintenant revêtus
de végétation. La plupart des anciens courants glaciaires qui s'épanchaient
dans les plaines, dépassaient en longueur ceux qui se déversent en Suisse
des flancs du mont Rose et du Finsteraarhorn, et les plus grands d'entre eux
S° 31. ANCIENS ULACIEKS DES ALPES.
ME3> JsTE R.ÏLAJÎE E
30|E.deGi', 8°
i3°
EehelLc Û£a.:4.8oo.ooo
Gr-zro parTlrVrra
atteignaient un tel développement, qu'on ne saurait même leur comparer les
glaciers du Karakorum et de l'Himalaya; il faut aller jusque dans le Groen-
land ou sur les terres polaires antarctiques pour trouver des fleuves de glace
qui puissent nous rappeler l'aspect que les Alpes de la Suisse offraient à
l'époque glaciaire.
Déjà l'un des plus petits courants de neige cristallisée, celui qui descen-
dait des montagnes de Tende vers Cuneo, n'avait pas moins de 46 kilomètres
de longueur. Celui de la Dora Riparia, qui recueillait les glaces du mont
Genèvre, du mont Tabor, du mont Cenis, était deux fois plus long, et les
moraines qu'il a poussées, jusque dans le voisinage de Turin se dressent en
un véritable amphithéâtre de collines çà et là déblayées par les eaux : les
ANCIENS GLACIERS DES ALPES ITALIENNES.
521
paysans lui donnent le nom de « région des pierres » (région e aile piètre).
Plus au nord, tous les courants de glace nés dans la concavité des Alpes
Pennines, du Grand-Paradis au massif du mont Rose, s'unissaient en un
seul fleuve de 150 kilomètres de cours, qui débouchait dans la plaine,
bien au delà d'Ivrea, et dont les gigantesques alluvions se montrent à 550
N° 52. — LA SERRA D'iVREA ET LES ANCIENS LACS GLACIAIRES DE LA DOIRE.
près la Carte de L'Etat -Major- Saude
àl'EclieUe de 1 1260.000
Gravé chez tchard
et même à 650 mètres au-dessus de la vallée où se promènent aujourd'hui
les eaux de la Dora Baltea; une simple moraine latérale, la « Clôture » ou
Serra d'Ivrea, aux talus revêtus de châtaigniers, se développe sur une
longueur de 28 kilomètres à l'est du fleuve, pareille à un rempart incliné,
d'une régularité parfaite. A l'ouest, la grande moraine dite colline de
Brosso, est moins remarquée, parce qu'elle est moins haute et qu'elle se
profile sur un massif avancé des grandes Alpes ; mais au sud, le rempart
ébréché de la moraine frontale se développe en un demi-cercle encore
û 41
522 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
parfait. Dans les débris amoncelés au pied de l'ancien glacier, les roches
écroulées du mont Blanc se mêlent à celles qui firent autrefois partie du
mont Cervin. Et pourtant ce prodigieux courant de glace, celui que les
géologues Guyot, Gastaldi, Martins, d'autres encore, ont le plus étudié
dans tous ses détails, le cédait en importance aux glaciers jumeaux du
Tessin et de l'Adda qui, du Simplon au Stelvio, s'épanchaient au sud vers
les bassins occupés actuellement par les lacs Majeur et de Gomo, emplissaient
par des branches latérales la tortueuse cavité du lac de Lugano, puis, après
un cours de 150 et de 190 kilomètres, se déversaient dans les plaines de
la Lombardie; les branches nombreuses de leur delta entouraient, comme
des îles, les divers contre-forts les plus avancés des Alpes. A l'est de ce
réseau de glaciers, celui de l'Oglio ou du lac Iseo, long de 110 kilomètres
à peine, et dont les moraines terminales, mesurées par de Mortillet,
n'ont pas moins de 300 mètres de hauteur, pouvait sembler un courant
secondaire; mais immédiatement au delà venait l'immense fleuve glacé de
la vallée de l'Adige, le plus considérable de tous ceux des Alpes méri-
dionales. De son origine, dans le massif de l'Œtzthal, à ses moraines
terminales, au nord de Mantoue, ce fleuve solide avait près de 280 kilo-
mètres de développement. Un de ses bras, s' avançant vers l'est dans la
vallée de la Drave, descendait jusque dans les plaines où se trouve aujour-
d'hui Klagenfurt, tandis que la masse principale suivait au sud la dépres-
sion où coule l'Adige, puis se divisait en deux courants autour du Monte
Baldo, emplissait la cavité du lac de Garde et poussait devant lui un véri-
table rempart semi-circulaire de hautes moraines. Quant aux autres
glaciers, situés plus à l'orient, ceux de la Brenta, de la Piave, du Taglia-
mento, ils se trouvaient forcément renfermés dans des limites plus étroites,
à cause de la faible étendue relative de leurs bassins.
Les blocs erratiques, dont quelques-uns étaient gros comme des maisons,
ne sont plus très-nombreux. Les maçons les exploitent en carrières, et si l'on
ne prend soin d'en conserver des échantillons comme propriété nationale,
ils auront bientôt disparu. A Pianezza, à l'issue de la vallée de Suze, on
voit un bloc de serpentine dont la partie saillante, déjà fortement en-
tamée par la mine, n'a pas moins de 25 mètres de long sur 12 de large
et 14 de haut, et un volume approximatif de 2,500 mètres cubes ; il porte
une chapelle à l'une de ses extrémités. On voit aussi de magnifiques pierres
voyageuses dans les montagnes qui s'élèvent entre les deux branches du lac de
Como, et de grandes colonnes ont pu y être taillées d'un seul bloc pour les
églises et les palais des alentours. Enfin, le versant des collines de Turin
tourné vers les Alpes est également parsemé d'un grand nombre de pierres
ANCIENS GLACIERS ET LACS ITALIENS. 525
erratiques; mais on se demande encore comment elles ont pu faire le voyage,
car- c'est à une distance considérable au nord que s'arrêtent dans la plaine
les moraines des anciens glaciers alpins. Quant aux moindres débris gla-
ciaires, ils constituent de trop vastes amas pour que le travail de l'homme
puisse y faire autre chose que d'insignifiants déblais. Les collines de Solfe-
rino, de Cavriana, de Somma-Campagna, célèbres dans l'histoire des ba-
tailles, sont entièrement composées de ces débris tombés des flancs des
Alpes centrales, beaucoup plus élevées alors qu'elles ne le sont aujourd'hui.
En reculant vers les hautes vallées, les glaciers du versant méridional des
Alpes ont graduellement mis à nu le sol qu'ils recouvraient et révélé les
profondes cavités emplies actuellement par les beaux lacs de la Lombardie.
Ces réservoirs lacustres ont eu pendant les âges modernes de la planète l'his-
toire géologique la plus variée. Lorsque la plaine du Piémont et de la Lom-
bardie était un golfe de l'Adriatique, ces dépressions, dont le fond est encore
au-dessous du niveau marin, devaient être des bras de mer semblables aux
fjords actuels du Spitzberg et de la Scandinavie. Il existe même un témoi-
gnage fort curieux de cet ancien état de choses : tous les lacs lombards ren-
ferment une espèce de sardine, Vagone, que les naturalistes croient être d'o-
rigine océanique; le lac de Garde, plus rapproché de la mer et séparé d'elle
depuis des âges moins éloignés, est en outre habité par deux poissons ma-
rins adaptés à leur nouveau milieu, et par un palémon, petit crustacé
de mer. L'eau salée dans laquelle vivaient ces animaux a dû se vider
graduellement à cause du progrès des glaciers; à la fin, les bassins des
fjords se seront trouvés comblés presque en entier, et les seuls restes des
anciens bras de mer auront été quelques petits réservoirs d'eau douce re-
tenus çà et là entre les parois des montagnes et la masse envahissante des
glaces. Pendant ce temps, les moraines, les débris glaciaires, les alluvions
distribuées par les torrents ont fait leur œuvre géologique, et quand, à la
suite d'un nouveau changement de climat, les glaciers commencèrent leur
mouvement de recul, ils furent remplacés à mesure dans les énormes ca-
vités des anciens fjords par les eaux bleues des lacs. Les matériaux apportés
des montagnes avaient désormais coupé toute communication entre la mer
et ses golfes d'autrefois.
Depuis cette époque, le nombre des lacs alpins a considérablement di-
minué, et ceux d'entre eux qui se sont maintenus n'ont cessé de se rétrécir.
Dans l'étroit corridor du Piémont, où viennent converger les torrents des
Apennins, du Montferrat, des Alpes occidentales et helvétiques, les épaisses
324 .NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
couches d'alluvions distribuées par les eaux ont depuis longtemps comblé
les anciennes cavités lacustres : il n'y reste plus que des « laquets » insi-
gnifiants. Les premières nappes d'eau qui méritent le nom de lacs se trou-
vent seulement dans le bas Piémont, au milieu de campagnes qui s'éten-
dent des deux côtés de la Doire Baltée. À l'ouest de ce fleuve, le petit bassin
de Candia est comme une goutte laissée au fond d'un vase, en comparaison
de la mer intérieure qui se vida lorsque la Doire se fut ouvert une brèche
à travers l'hémicycle de grandes moraines qui formait la digue méridio-
nale du réservoir. La nappe des eaux, représentée sur la Table de Peutinger
sous le nom de lacus Clisius, s'étendait alors sur un espace de plusieurs
centaines de kilomètres carrés. La Doire, qui traverse actuellement la
plaine dans la direction du nord au sud, s'échappait autrefois du lac,
beaucoup plus à l'est, par-dessus le seuil peu élevé qui limite au sud le
laghetto de Viverone ou d'Azeglio. Une plaine encore désignée sous le
nom de « Doire morte » (Dora morta) témoigne des changements notables
qui se sont accomplis dans la géographie de cette partie du Piémont.
D'après les chroniques, c'est pendant le quatorzième siècle que se serait
accompli le dernier acte de cette révolution dans le régime de la Doire :
c'est alors que les campagnes d'Azeglio, d'Albiano, de Strambino, encore
parsemées de tourbières et d'étangs, émergèrent du fond des eaux.
Depuis que ce réservoir s'est vidé, la série des lacs importants commence
à l'ouest par le Verbano ou lac Majeur, improprement désigné de ce nom,
puisqu'il est dépassé en étendue par le lac de Garde. D'anciennes plages,
dont l'élévation moyenne est de plus de 400 mètres au-dessus du niveau
de la mer, montrent que le grand réservoir, son tributaire occidental, le
lac d'Orta et ceux de l'est, Varese, Commabio, Lugano, que limitent au sud
d'anciennes moraines frontales, ne formaient qu'une seule et même nappe
d'eau se ramifiant en une multitude de golfes dans les vallées alpines. Mais
les continuels affouillements opérés par le fleuve de sortie dans les amas
de débris qui retiennent le lac au-dessus des plaines inférieures ont abaissé
peu à peu le canal d'émission et fait disparaître toute la couche superficielle
des eaux lacustres. Les terrasses glaciaires dont le Tessin a rongé la base à
son issue du lac Majeur, s'élèvent actuellement en talus escarpés de plus
de 100 mètres de hauteur au-dessus du lit fluvial ; de même chacun
des torrents qui ont remplacé les anciens détroits de jonction, la Strona
du lac d'Orta, la ïresa du lac de Lugano et les divers émissaires des
étangs de Varese, coulent entre de hautes berges ou bien au fond de défilés
sciés lentement par l'action des eaux.
Ces changements considérables dans le régime des lacs ont eu pour s'ac-
LACS ITALIENS DES ALPES.
525
complir une série inconnue de siècles, mais la marche en est assez rapide pour
qu'il soit permis, par comparaison, de les considérer comme une véritable
révolution géologique. L'histoire contemporaine nous apprend qu'à l'ex-
trémité suisse du lac Majeur les alluvions du Tessin et de la Maggia em-
piètent sur le lac comme à vue d'œil, et que les ports d'embarquement
doivent se déplacer à mesure, à la poursuite du rivage qui s'enfuit. Il y a
sept cents ans, le village de Gordola, situé à près de 2 kilomètres du rivage,
sur la Verzasca, était un port d'embarquement. De nos jours, les embarca-
N° 53. ANCIENS LACS DU VERBANO.
Gravé par Rrhard.
dères de Magadino, à l'entrée du Tessin, sont si vite délaissés par les eaux,
que le village doit se déplacer incessamment le long de la rive ; les maisons
devraient en être mobiles pour suivre le mouvement de recul du lac Majeur.
11 y a soixante ans, les barques allaient prendre leur chargement à plus
d'un kilomètre en amont, près d'un quai désert bordé de ruines. Le golfe
de Locarno, dont la plus grande profondeur n'est plus que d'une centaine
de mètres, est destiné à se transformer peu à peu en un lac distinct, car
les alluvions envahissantes de la Maggia qui s'avancent dans le lac, en un
large hémicycle, ont déjà diminué de moitié l'espace moyen qui sépare les
52G NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
deux rives. Un phénomène analogue s'est accompli pour le golfe dans le-
quel se groupent les îles Borromée. Les alluvions réunies de la Strona et de
la Toce ont coupé le petit lac Mergozzo de la nappe d'eau principale et l'ont
laissé au milieu des campagnes, comme une sorte de témoin des anciens
contours du Yerbano.
Le rival en beauté du lac Majeur, le Lario ou lac de Como, est égale-
ment dans une voie de comblement rapide. L'Adda, qui débouche latérale-
ment dans la cavité lacustre, est comme le Tessin un travailleur des plus ac-
tifs. A l'époque romaine, la navigation se faisait librement jusqu'au village
auquel sa position, à l'extrémité septentrionale du lac, avait valu, dit-on, le
nom de Summolacus, aujourd'hui Samolaco. Mais, tandis que le torrent de
Mera remplissait peu à peu de ses alluvions la plaine supérieure, l'Adda
arrivait graduellement à couper le lac en deux parties, par une plaine ma-
récageuse. Il ne reste plus au nord du delta qu'une nappe d'eau se rétrécissant
de siècle en siècle et n'ayant plus que 50 mètres de profondeur, le lacus
dimidiatiis, appelé maintenant lac de Mezzola. Tôt ou tard cette nappe d'eau
cessera d'exister et sera remplacée par un simple lit fluvial, serpentant dans
la plaine. Les miasmes qui s'élèvent des terres, encore à demi noyées, ont
souvent dépeuplé les localités environnantes. Le vieux fort de Fuentes, ci-
devant espagnol, qui défendait l'entrée de la vallée d'Adda ou Yal-Tellina
(Valteline), n'était guère qu'un hôpital pour sa misérable garnison.
De même que l'extrémité septentrionale du Lario, la branche de Lecco,
par laquelle s'échappe le fleuve Adda, a été coupée en fragments. Les allu-
vions que les torrents amènent du flanc du Resegone et des montagnes voi-
sines ont partagé la vallée lacustre en une série de petites nappes d'eau,
que le cours de l'Adda réunit les unes aux autres, comme un fil d'argent
traversant les perles d'un collier. Le seul travail de la nature ne manquerait
pas tôt ou tard de combler toutes ces cavités et de transformer la vallée
lacustre en une vallée fluviale; mais l'homme est venu à l'aide des agents
géologiques, afin de ménager aux eaux de l'Adda un cours régulier à travers
les barrages de débris qui les obstruaient, et de modérer les crues du lac
de Como, qui souvent s'élevaient de près de 4 mètres au-dessus de l'étiage
et menaçaient les bas quartiers des villes riveraines. Grâce à la suppression
des maisons de pêcheurs qui arrêtaient les eaux et au creusement des seuils
de sortie, le lac inférieur, celui de Brivio, a été supprimé, et d'autres ont été
considérablement rétrécis. Les divers lacs de la Brianza, qui se développent
en chaîne, entre la branche de Lecco et celle de Como, et qui complétaient
autrefois le circuit triangulaire des eaux autour du haut massif des monta-
gnes du Lambro, ont été aussi, en grande partie, asséchés par l'homme
LACS ITALIENS DES ALPES.
327
et conquis pour l'agriculture. Jadis les plus importants d'entre eux ne for-
maient, d'après le témoignage de Paul Jove, qu'un seul lac, celui d'Eupilis.
Le fond du lac de Como a été suffisamment étudié pour que l'on ait pu
juger du travail d'exhaussement que les alluvions opèrent sur le lit même.
Les sondages ont montré que, dans la partie septentrionale du lac, les vases
N° Si. ALLCVIONS DE COMBLEMENT DU LARIO.
d'après la Carte de lXtat-itajor
Echelle de 1:148.000
Gravé par Kciiard-
fciai.
Terres émergées de 1855 à 1870.
ont rempli toutes les inégalités primitives de la vallée sous-aqueuse et nivelé
parfaitement le palier du réservoir. Même dans les parages du milieu et
dans la branche de Lecco, où les alluvions profondes de l'Àdda ne peuvent
se déposer qu'en très-faibles quantités, le fond est presque horizontal.
Dans la branche qui se dirige vers Como et où ne se déverse aucun affluent
considérable, le fond du bassin est beaucoup plus irrégulier; il n'a certai-
nement pas gardé sa forme primitive,, puisque des poussières et des ani-
malcules innombrables tombent constamment de la surface, mais la
;28
NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
dépression n'en a point encore été changée en un vaste lit alluvial, comme
la partie du lac où se verse le fleuve Àdda. Cette différence entre les deux
COUPE DE LA PARTIE SEPTENTRIONALE DU LAC DE COMO.
z^=^z=p===^==^=^Z.
Echelle de 25.ooo
> 5oo
profils de fond est une preuve de l'action sous-aqueuse des fleuves ; ils
contribuent de toutes les manières à vider le réservoir lacustre : en aval
N° 50. — COUPE DU LAC DE LECCO, A LA BIFURCATION DES BRANCHES.
O „'§ £
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Echelle de" 25.ooo wC5*-;'?s>
o 5oioo 200 5oo IDOO™1*
par le creusement du lit, en amont par l'apport des alluvions grossières,
au fond par l'exhaussement continu des vases. C'est par suite de ce
K' 57. SECTION LONGITUDINALE DU LAC DE COMO.
dernier travail que le lac de Como et tous les autres lacs alpins ont rela-
tivement une profondeur assez faible; le diagramme précédent, qui figure la
section longitudinale du lac, des bouches de l'Adda au port de Como, et où
LACS ITALIENS DES ALPES.
529
les creux ont dû être figurés au décuple de la proportion vraie, montre que
les abîmes les plus profonds du lac n'ont guère plus de 400 mètres; en
voyant les escarpements de rochers qui viennent y plonger leurs bases, on
croirait les cavités lacustres beaucoup plus creuses qu'elles ne le sont en
réalité. Ainsi les pentes prolongées de Domasso et de Montecchio, dans le
bassin du nord, donneraient une profondeur de plus de 700 mètres.
A l'est du Lario, le Sebino ou lac d'Jseo et le lac d'Idro, qu'alimen-
tent des torrents descendus des glaces de l'Àdamello, présentent les mêmes
phénomènes de comblement rapide ; le grand Benaco ou lac de Garde, la
plus vaste des mers alpines, est au contraire très-stable dans ses contours
et clans la forme de son lit, à cause de la faible quantité d'eau qu'il reçoit,
proportionnellement à la contenance de sa cavité. Si FAdige voisine avait
suivi l'ancien cours de l'immense fleuve de glace tirolien et ne s'était
ouvert un défilé à travers les montagnes calcaires du Véronais, le Benaco
serait certainement changé en terre ferme dans une grande partie de son
étendue. Quant aux anciens lacs des Alpes vénitiennes, ils ont depuis
longtemps disparu, sauf quelques petits bassins, ce qu'il faut probablement
attribuer à la destruction rapide des roches fissurées des montagnes dolo-
mitiques. Celui du bas Tagliamento , dont l'emplacement est encore
marqué par de vastes tourbières, est le lac oriental des Alpes qui semble
s'être maintenu le plus longtemps 1.
Comme tous les réservoirs de même nature, les bassins lacustres des
Alpes italiennes servent de régulateurs aux eaux torrentielles qui s'y déver-
sent. A l'époque des crues, ils emmagasinent le trop-plein de la masse
liquide pour la rendre à l'époque des sécheresses; leur propre écart entre
les hautes et les basses eaux mesure les oscillations du niveau fluvial dans
l'émissaire de sortie. Dans le lac de Garde, véritable mer relativement à
l'aire qui lui envoie ses eaux, cet écart est assez faible, et le Mincio coule
d'un flot toujours tranquille et pur sous les noires arcades des remparts de
Lacs italiens des Alpes, de plus de 1 0 kilomètres carrés de superficie
Noms des lacs.
Lac d'Orta
Verbano ou lac Majeur.
Lac de Varese
Ceresio ou lac de Lugano.
Lario ou lac de Como. .
Sebino ou lac d'Iseo. .
Lac d'Idro
Benaco ou lac de Garde.
Superficie
moyenne.
14 kil. car.
211 ' »
16 »>
50 »
156 »
60 »
14 »
300 »>
Altitude
moyenne.
342 met.
197 »
235 »
271 »
202 »
197 »
378 »
64 »
Profondeur,
extrême, moyenne.
250 (?)
375
26
279
412
298
122(?)
294 (?)
150 (?)
210
10
150
247
150
(?)
150(!)
Contenance
approximative.
2,100,000,000 met. cub.
44,000,000,000 »
160,000,000 .»
7,200,000,000 »
35,000,000,000 »
9,000,000,000 »
(?)
45,000,000,000 (?) »>
42
350 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Pesehiera. 11 n'en est de même ni pour le lac de Gomo, ni pour le Verbano.
La quantité d'eau qu'apportent les affluents de ces bassins lacustres est
telle, que l'écart entre les niveaux d'étiage et d'hivernage est de plusieurs
mètres et que les fleuves de sortie varient dans la proportion de l'unité à
l'octantuple1. Des maigres extrêmes aux crues les plus fortes, le lac de
Como s'accroît de près de quatre mètres en hauteur et de dix-huit kilo-
mètres carrés en étendue. Le Verbano, encore plus irrégulier dans son
régime, s'élève parfois de plus de sept mètres au-dessus de ses basses eaux
et couvre alors une superficie de près d'un cinquième plus grande qu'à
l'époque de l'étiage. Lors de ces redoutables inondations, le Tessin roule
une quantité d'eau à peine inférieure à celle du Nil dans son état moyen ;
mais ce déluge même n'est pas la moitié de la masse liquide versée par tous
les affluents dans le réservoir lacustre. Si le lac Majeur ne modérait pas le
débit des eaux de crue en les retenant dans son bassin, les campagnes de la
Lombardie se trouveraient alternativement noyées et privées de l'humidité
nécessaire.
Les lacs alpins de l'Italie ont donc la plus grande importance dans l'éco-
nomie générale de la contrée. Ils exercent aussi une certaine influence
modératrice sur le climat à cause de l'égalité relative de température que
gardent les masses liquides en proportion de l'atmosphère. En outre,
comme chemins naturels des échanges entre les plaines et les hautes vallées
et comme réservoirs de vie animale, ils devaient attirer la population sur
leurs rivages et se border de villages nombreux. Mais dès l'époque romaine,
et plus tard, lors du renouveau de la civilisation italienne, après que se
fut écoulé le flot des migrations barbares, la beauté des paysages est la
grande cause qui a fait édifier tant de palais, tant de villas de plaisance
sur les bords des grands lacs. De nos jours, c'est par caravanes sans cesse
renouvelées que les foules de visiteurs se précipitent vers la merveilleuse
contrée pour se reposer le regard et l'esprit par la vue de ces horizons
si grandioses et si purs. Et réellement peu de sites en Europe sont com-
parables à ce golfe charmant de Pallanza, où sont éparses les îles Borromée
avec leur village de pêcheurs, leurs palais, leur végétation presque tropi-
cale ! Non moins belle est cette péninsule de Bellagio, semblable à un
jardin suspendu en face des grandes Alpes neigeuses, et d'où l'on voit s'en-
fuir les deux branches inégales du lac de Como, entre leurs corridors de
1 Régime de l'Adda et du Tessin, au sortir des lacs alpins, d'après Lombardini :
Portée moyenne. Portée la plus basse. Portée la plus forte.
Adda 187 16 817
Tessin 521 50 4,000
LACS DES ALPES ET PALUS DU LITTORAL. 353
rochers, de cultures et de villas; plus gracieuse encore, s'il est possible, est
cette étonnante presqu'île de Sermide, que l'on voit s'avancer dans l'azur
du lac de Garde, pareille à un mince pédoncule s'épanouissant en corolle
multicolore !
Bien différents des lacs de la montagne, ceux de la plaine inférieure, que
l'on devrait considérer plutôt comme des inondations permanentes, ont
disparu pour la plupart, grâce au travail des agriculteurs qui en ont rejeté
les eaux dans les rivières les plus voisines. Ainsi le grand lac Gerondo,
que citent les documents du moyen âge et qui s'étendait à l'est de l'Adda,
dans les districts de Crema et de Lodi, n'a plus laissé qu'un simple bas-
fond de marécages ou mosi, et l'île populeuse de Fulcheria, que ses eaux
séparaient du reste de la plaine, est désormais rattachée aux autres cam-
pagnes lombardes. Les lacs de la rive méridionale du Pô, en aval de
Guastalla, sont également asséchés, et si les deux lacs de Mantoue, d'ailleurs
peu profonds, n'ont pas cessé d'exister, c'est qu'au douzième siècle on les a
soutenus par des barrages pour les empêcher de se changer en marais.
Mieux sans doute eût valu les vider et sauver ainsi la ville des longs sièges
et des fléaux qui en furent la conséquence !
Les palus du littoral de l'Adriatique, généralement désignés sous le nom
de lagunes, diminuent aussi d'étendue pendant le cours des siècles; tandis
qu'il s'en forme de nouveaux plus avant dans la mer, les anciens disparais-
sent peu à peu. Les vieilles cartes du rivage vénitien diffèrent grandement
de celles que nous dessinons aujourd'hui, et pourtant ces changements
considérables sont l'œuvre d'un petit nombre de siècles. Les marais de
Caorle, entre la bouche de la Piave et le fond du golfe de Trieste, ont
tellement modifié leur forme, qu'il est impossible de reconstituer Fancienne
topographie de la contrée ; les célèbres lagunes de Venise et de Chioggia
n'ont gardé une certaine permanence de contours que par la continuelle
intervention de l'homme; mais celui de Brondolo a été comblé depuis le
milieu du seizième siècle. Au sud des bouches du Pô, la grande lagune de
Comacchio a été découpée en plusieurs parties par les chaussées d'alluvions
qu'ont élevées les fleuves dans leur cours errant, et presque toute son
étendue consiste envalli ou vastes bancs de terrains d'alluvions ; cependant
on y trouve aussi, notamment dans l'angle sud-oriental, quelques profondes
cavités ou chiari, restes de l'Adriatique non encore colmatés par les ap-
ports fluviaux. La lagune de Comacchio, espace intermédiaire entre le sol
et les eaux , se prolongeait autrefois à une grande distance vers le sud et
554
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
PLAGE F.T PINEDES T>E RAVEXNE.
formait la lagune de Padusa , qui entourait de ses canaux la ville de
Ravenne, actuellement en terre;
ferme : les descriptions que
Strabon , Sidoine Apollinaire ,
Jordanès, Procope, donnent de
cette vieille cité conviendraient
parfaitement à une ville à demi
insulaire comme Venise et Chiog-
gia. La Padusa est depuis long-
temps comblée, mais les espaces
non encore asséchés de la mer
de Comacchio occupent environ
50,000 hectares; la profondeur
moyenne n'y est que d'un à deux
mètres.
Jadis, à n'en pas douter, un
cordon littoral, une flèche sem-
blable à celles qui bordent les
côtes des Carolines et du Brésil,
séparait les eaux de l'Adriatique
des lagunes de l'intérieur. Cette
plage primitive, dont le dévelop-
pement était d'environ deux cents
kilomètres, existe encore partiel-
lement : les lidi de Venise et de
Comacchio, percés de distance en
distance par des brèches qui lais-
sent entrer la marée vivifiante et
servent de ports aux navires, sont
les restes de ce littoral extérieur.
En d'autres endroits, ce n'est
plus dans la mer, c'est sur la
terre ferme qu'il faut en cher-
cher les traces. Ainsi la pénin-
sule basse que les abords du Pô
ont jetée dans la mer est tra-
versée du nord au sud par des
0 s idi. rangées de dunes, qui sont le
prolongement des lidi vénitiens et se continuent même dans l'étang de
Orav« chezErhOTd
Rizières.
Cois de pins. Marais.
Echelle de 1 : 200 000
LITTORAL DE L'ADRIATIQUE. 535
Comacchio par des levées parallèles au rivage actuel. De l'Adige à Cervia,
ces anciennes plages, qui semblent dater au moins de l'époque romaine,
sont couvertes de bois de pins, sombres et solennels, aux rameaux presque
toujours ployés et gémissants sous le vent de la mer. En quelques endroits
des chênes ont remplacé les pins par une rotation naturelle des produc-
tions du sol ; des aubépines, des genévriers, sont les principaux arbustes du
sous-bois : on y chasse encore le sanglier.
A mesure que les eaux protégées contre le flot du large par ces remparts
naturels viennent à se combler et que les alluvions débordent à l'extérieur,
la mer s'empare des sables pour les répartir également et en former, de
pointe à pointe, de nouvelles flèches curvilignes semblables aux premières ;
immédiatement au sud de la branche maîtresse du Pô, trois de ces chaînes
de dunes s'enracinent au même point et divergent en éventail vers le sud.
De même à l'est de Ravenne, la dune maîtresse, que la pinède revêt de
sa sombre verdure sur un espace de trente-cinq kilomètres en longueur et
sur une largeur variable de cinquante à trois mille mètres, est accompagnée
par deux autres rangées de dunes, l'une déjà complètement achevée, l'autre
en voie de formation. La vague et le vent travaillent de concert à l'élever.
D'après Pareto, l'accroissement normal de la plage est de 250 mètres par
siècle loin de toute bouche fluviale, mais il est beaucoup plus considérable
dans le voisinage des cours d'eau.
La mer marque donc elle-même par une série de barrières tous ses
reculs successifs. Il est vrai qu'elle opère aussi parfois des retours d'inva-
sion, par suite de l'abaissement non encore expliqué des côtes de la
Vénétie. Ainsi le banc de Cortellazzo, barre sous-marine de gravier, qui se
prolonge à vingt mètres de profondeur, parallèlement à la plage des
marais de Caorle, semble avoir été, à une époque géologique anté-
rieure, un lido dont la disparition a rendu à la mer libre un espace de
plus de mille kilomètres carrés. La chaîne des îles qui bordait le littoral
d'Aquileja, du temps des anciens et au commencement du moyen âge, a
presque entièrement disparu. A l'époque romaine, ces îles étaient fort
peuplées et possédaient des chantiers de construction ; elles avaient des
forêts et des cultures. Les chroniques du moyen âge racontent aussi comment
le doge de Venise et le patriarche d'Aquileja allaient chasser le cerf et le
sanglier dans les îles, au grand mécontentement des habitants. Maintenant
la rangée des terres et le rempart des dunes qui les protégeaient n'ont laissé
que de faibles restes ; des roseaux ont remplacé les anciennes forêts et les
cultures ; Grado est la seule localité du littoral qui ait gardé quelques habi-
tants. Dans les eaux de la mer et des marais, des môles, des murailles, des
336 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
pavés de mosaïques et même des pierres à inscriptions témoignent de l'an-
cienne extension de la terre ferme. Plus à l'ouest, le littoral de Venise s'est
abaissé de la même manière. Sous le sol qui porte aujourd'hui la ville des
lagunes, le forage des puits artésiens a révélé l'existence de quatre strates
superposées de tourbières, dont l'une, profonde de 150 mètres, donne la
mesure de l'énorme affaissement qui s'est opéré. Depuis l'époque historique,
l'église souterraine de Saint-Marc est déjà devenue sous-marine ; des pavés
de rues, des routes, des constructions diverses descendent peu à peu au-
dessous de la surface des lagunes, soit à cause du tassement naturel des vases,
soit par toute autre raison géologique ; si la mer ne gagne pas constamment
sur ses rivages, c'est que les alluvions apportées par les fleuves compensent
et au delà les effets de l'abaissement du sol. Ravenne descend aussi, puisque
les portes de ses monuments s'enfouissent peu à peu sous le pavé des rues.
Pareto évalue le mouvement de dépression à 15 centimètres par siècle.
Après l'époque pliocène, l'oscillation du sol se faisait en sens contraire,
puisque tout l'ancien golfe du Piémont est actuellement au-dessus du niveau
de l'Adriatique.
Parmi les agents géologiques toujours à l'œuvre pour modifier les pro-
portions diverses de la terre et de la mer, du sec et de l'humide, les fleuves
et les torrents de la plaine située au pied des Alpes sont de beaucoup les
plus actifs : ce sont eux surtout qui représentent la vie. Les changements
qu'ils apportent à la forme extérieure de la planète sont assez rapides pour
qu'il nous soit possible d'en être les témoins directs pendant notre courte
histoire humaine. Aucune contrée de l'Europe, si ce n'est la Hollande, ne s'est
plus souvent renouvelée que l'Italie septentrionale sous l'action des eaux.
Le torrent d'Isonzo, non loin duquel passe la frontière entre l'Autriche et
l'Italie, est un des exemples les plus remarquables de ces révolutions géolo-
giques, s'il esl vrai, comme il est très-probable, qu'il ait été du temps des
Romains, et même au commencement du moyen âge, l'affluent souterrain
du Timavo d'Istrie, et ne soit devenu fleuve indépendant qu'à une époque
récente. Les anciens auleurs, qui cependant connaissaient bien cette région
du versant méridional des Alpes, n'énumèrent point l'Isonzo parmi les cours
d'eau qui se versent dans l'Adriatique; quand on le cite pour la première
fois, sous le nom de Sontius, vers le commencement du sixième siècle, c'est
comme simple rivière d'une vallée de l'intérieur. La table de Peutinger men-
tionne aussi la station de Ponte Sonh, mais bien à l'est d'Aquilée, près
des sources du Timavo. Les chroniques sont muettes sur les péri-
LITTORAL DE L'ADRIATIQUE, ISONZO.
357
péties de sa formation. L'étude géologique des montagnes environnantes
porte à croire que les premières eaux du bassin actuel emplissaient autrefois
la vallée de Tolmein, sur le haut Isonzo, et que leur trop-plein s'écoulait,
non pas au sud comme de nos jours, mais au nord-ouest par le détroit de
Gaporetto, dont le fond est encore aussi uni qu'un lit de rivière, si ce n'est
en un endroit où des éboulis de rochers semblent avoir interrompu l'ancien
canal d'écoulement. Au sortir de ce défilé, l'Isonzo allait se jeter dans le
Natissone, qui, réuni aux autres rivières de ce versant des Alpes, baignait les
X° 39. CHAMPS DE PIERRES DE LA ZELLIXE ET DE LA .MEDINA.
d'après la Carte de l'EUl-ruajur Autrichien
Êin
Champs d&. pi£Trts Près Pâturages
Echelle de 290.000
murs d'Aquileja et portait à la mer une masse d'eau considérable, que les
navires pouvaient remonter au loin. Obligé de changer son cours et de
s'échapper par une gorge où il n'a que 6 mètres de large sur 28 mètres de
profondeur, l'Isonzo s'écoula vers le sud pour se déverser avec la Wippach
dans un autre lac, jadis tributaire du Timavo par des galeries souterraines.
Mais ce lac s'est vidé comme le premier, et l'Isonzo a pu entrer directement
dans la plaine basse pour descendre en fleuve indépendant vers la mer,
par un lit qu'il n'a cessé de déplacer graduellement vers l'est. En 1490, il
se jeta brusquement dans cette direction et causa de grands désastres.
Depuis cette époque, il a bien employé son temps en projetant dans la
338 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE1.
mer, au-devant de la baie de Monfalcone, la péninsule de Sdobba et en
rattachant plusieurs îlots à la terre ferme.
Le Tagliamento, qui prend sa source plus avant que l'Isonzo dans le
cœur des montagnes et dont les hautes vallées reçoivent une quantité
annuelle de pluie très-considérable, est un travailleur encore plus actif
que son voisin de la frontière. A la sortie des gorges étroites où son cours
supérieur est enfermé, il a déposé dans la plaine un énorme champ de
débris, d'où il se déverse, tantôt à droite, tantôt à gauche, ravageant
tout dans ses crues et ne laissant qu'un désert de cailloux à la place des
prairies et des cultures. Tandis qu'en été sa masse liquide, réduite à de
minces filets d'eau, serpente au milieu des pierres, il coule après les grandes
pluies en un fleuve puissant, de plusieurs kilomètres de largeur, et d'autant
plus formidable qu'il est comme suspendu au-dessus des campagnes rive-
raines; ainsi le sol de la ville de Godroipo est à 9 mètres en contre-bas
de son lit. A l'ouest du Tagliamento, la Meduna et la Zelline, affluents
supérieurs de la Livenza, ne sont pas moins dévastateurs : leur delta de
jonction, non loin de Pordenone, est un champ de pierres roulées d'une
trentaine de kilomètres de superficie. Plus bas dans les lagunes du littoral,
des levées serpentines de sable rappellent un autre travail des torrents :
ce sont des berges qu'ils ont déposées de chaque côté de leurs anciens lits.
Il est à remarquer que tous ces cours d'eau rejettent, en arrivant à la mer,
leurs alluvions sur le littoral de l'ouest; leurs troubles, entraînés par le
courant côtier, dévient régulièrement vers la droite, et c'est de ce côté qu'ils
accroissent incessamment la plage du continent. C'est grâce à la direction
du courant que le golfe de Monfalcone a pu se maintenir malgré les
énormes quantités d'alluvions qu'apporte l'Isonzo.
La Piave, le cours d'eau le plus considérable à l'orient de l'Adige, est
aussi un rude ouvrier, dévastant les campagnes, comblant les marais, for-
mant en mer de nouvelles plages. Là, comme aux bouches de l'Isonzo, du
Tagliamento, de la Livenza, la côte avance rapidement; l'antique Heraclea
des Vénètes, devenue depuis Cittanova, est restée au loin dans l'intérieur
des terres, comme à l'est les villes de Porto-Gruaro et d'Aquileja. En
moyenne le progrès des côtes a été d'une dizaine de kilomètres depuis deux
mille ans.
On croyait naguère que l'histoire de la Piave offrait aussi l'exemple d'une
révolution semblable à celle de l'Isonzo; on s'imaginait que le fleuve avait
complètement changé de lit surplus de la moitié de son cours, dans la région
des montagnes aussi bien que dans la plaine basse. En aval d'un sauvage
défilé des Alpes dolomitiques, au lieu dit Capo di Ponte, la Piave descend
TAGL1AMENT0 ET PIAVE.
539
au sud-ouest vers Bellune et va s'unir au Cordevole, dont elle emprunte la
vallée jusqu'à la mer; mais la vallée du Rai, que l'on voit s'ouvrir directe-
ment au sud de Capo di Ponte, et que semble continuer, sur l'autre versant,
la vallée du Meschio, paraissait être le prolongement naturel de la gorge
supérieure de la Piave. Telle était l'opinion générale, et le sénat de Venise
agita même la question de ramener les eaux de la Piave dans leur lit pri-
mitif, afin de diminuer ainsi la hauteur des inondations, accrues par les
apports du Cordevole. On répétait que, par l'effet d'un tremblement de terre
ou du tassement des roches, des pans de la montagne de Pinei, qui domine
N° 60» — ANCIEN COUES PRÉSUMÉ ET COURS ACTUEL DE LA PIAVE,
D'apr^.r la Carte dExat-MyorAutrich
E<:Mk V 550000.
le seuil de partage actuel entre lePiaietle Meschio, c'est-à-dire le lit pré-
sumé de l'ancienne Piave, se seraient écroulés en deux endroits, de manière
à former l'énorme barrage qui se dresse maintenant en travers de la vallée.
Au pied de ces amas de décombres, qui portent des cultures et des villages,
de petits lacs indiqueraient encore le cours du fleuve détourné. Mais les
observations de Gabriel de Mortillet ont définitivement écarté l'hypothèse d'un
changement de cours de la Piave en aval de Capo di Ponte. Le seuil de
séparation n'est point le produit d'un éboulement, comme on le disait au-
trefois; c'est bien une moraine glaciaire, reposant sur des roches qui font
partie de l'ossature même de la contrée.
340 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE
11 est certain toutefois que de grands éboulements ont eu lieu dans le
bassin du fleuve. Ainsi le Gordevole, le plus grand affluent de la Piave,
a été obstrué pour un temps à une époque toute récente, en 1771. En
face de l'énorme paroi de la montagne de Cività, rayée de fissures ver-
ticales, les terrasses verdoyantes de la Pezza se mirent à glisser sur un
plan incliné de schistes pourris, et, d'abord lentement, puis avec un
élan soudain, vinrent s'abîmer dans la vallée. Deux villages furent écra-
sés, deux autres noyés dans les eaux du Gordevole transformé en lac.
Quand l'onde est tranquille, on voit encore les restes des maisons englouties
de l'ancienne Alleghe, métropole de la vallée.
Le fleuve Brenta, qui naît sur le territoire tirolien, dans l'admirable val
Sugana, a de tout temps donné aux Vénitiens les plus cruels soucis, à cause
du désordre que ses eaux et ses alluvions causent dans le régime des la-
gunes. Autrefois il se jetait, à Fusina, dans l'estuaire vénitien; mais ses
atterrissements comblaient les chenaux et empestaient l'atmosphère. Tandis
que les Padouans et les autres habitants des basses plaines avaient intérêt
à faire couler le fleuve par la voie la plus directe vers les lagunes afin d'en
abaisser ainsi le niveau et de n'avoir rien à craindre des inondations, les
Vénitiens au contraire tenaient à éloigner la Brenta pour maintenir la
profondeur et la salubrité de leurs lagunes. Ce conflit d'intérêts donna
lieu à maintes guerres, véritables luttes pour l'existence. La conquête du
littoral de la grande terre devint pour Venise une question de vie ou de
mort, et dès que la république des lagunes eut triomphé, elle se mit à
l'œuvre pour déplacer la rivière. Au moyen d'un premier canal, la Brenta
nuova ou Brentone, puis d'un deuxième, la Brenta nuovissima, on dériva
les eaux du fleuve de manière à leur faire contourner toute la lagune et à
les jeter, avec celles du Bacchiglione et les petits cours d'eau du Padouan,
dans le port de Brondolo, à quelques kilomètres au nord de la bouche de
l'Adige. Mais la Brenta, dont le cours se trouvait ainsi notablement allongé,
dut exhausser son lit en amont, et c'est à grand'peine qu'on a pu la main-
tenir entre ses levées latérales. De 1811 à 1859 le torrent avait vingt fois
rompu ses digues, et la graduelle élévation du lit menaçait de rendre ces
malheurs encore plus fréquents. Alors on prit le parti d'abréger de 16 kilo-
mètres le cours du fleuve, en le jetant directement dans une enclave de la
lagune de Chioggia. En effet, le danger des crevasses a été conjuré pour
un temps; en outre, la Brenta, dont les alluvions empiètent peu à peu sur
l'eau salée, a donné à l'Italie une superficie de 50 kilomètres carrés de
terres nouvelles ; mais les pêcheries de cette partie du lac ont été complè-
tement ruinées et la fièvre a fait son apparition dans les villes du littoral
BRENTA ET LAGUNES DE VENISE.
541
voisin. Les hommes de l'art ne savent trop comment parer aux caprices de
ces redoutables voisins, les fleuves torrentiels.
Il n'est pas douteux que, sans tous les efforts des ingénieurs vénitiens, les
lagunes du Lido, de Malamocco, de Ghioggia, n'eussent été comblées depuis
N° Cl. — LAGUNES DE VENISE.
Echelle de 1:394.000
des siècles, comme l'ont été plus à l'est celles de Grado et d'Aquileja ; mais
de tout temps Venise comprit avec quelle sollicitude elle devait garder sa
précieuse mer intérieure : il était même défendu de cultiver les barene ou
petits îlots élevés au-dessus du niveau des marées; on craignait avec raison
que l'avidité des cultivateurs ne les portât à empiéter peu à peu sur le do-
342 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
maine des eaux. Les hydraulieiens de la république ne s'étaient pas bornés à
détourner tous les torrents qui se jetaient auparavant dans les lagunes véni-
tiennes ; ils avaient aussi éloigné vers l'est, par des canaux artificiels, les
bouches de la Sile et de la Piave, afin de garantir le port du Lido du voisi-
nage dangereux des alluvions fluviales; ils agitèrent même l'immense projet
de recevoir tous les fleuves alpins, de l'Isonzo à la Brenta, dans un grand ca-
nal de circonvallation, qui eût déversé la masse entière des troubles bien au
sud des lagunes. Mais ce plan gigantesque ne put être réalisé : les débris por-
tés par le courant du littoral fermèrent le port du Lido ; dès la fin du quin-
zième siècle il fallut l'abandonner et reporter à 12 kilomètres plus au sud,
au « grau » de Malamocco, le grand port militaire de Venise. Pour le proté-
ger contre les apports de débris on arma d'épis ou éperons transversaux les
dilgues puissantes ou murazzi qui consolident la flèche sablonneuse de la
cote, et depuis quelque temps une jetée de 2,200 mètres s'avance comme un
grand bras au dehors de la barre de Malamocco, et retient les alluvions que
charrie la mer.
i Au sud du delta commun de l'Àdige et du Pô, la plupart des torrents qui
descendent des vallées parallèles des Apennins ne sont pas moins errants
da\ns leur cours que ceux de l'Italie vénitienne, et font également le déses-
poir des ingénieurs. Les rivières qui arrosent les districts de Plaisance et de
Parme, laTrebbia, leTaro, l'Enza et autres cours d'eau voisins, parcourent
entre l'Apennin et le Pô une zone de plaines trop étroite pour qu'il leur eût
été possible de modifier la topographie locale sur de vastes étendues; mais
il en est bien autrement dans les grandes campagnes unies de Modène, de
Bologne, de Ferrare, d'Imola : là toutes les eaux courantes ont promené à
l'infini leurs méandres toujours changeants, et le pays est couvert des ruines
de levées entre lesquelles les riverains ont vainement tâché de les enfermer
d'une manière permanente. La ville de Modène elle-même a été détruite par
les inondations de la Secchia et d'autres torrents réunis en un déluge. Le
ïanaro, le Reno et les cours d'eau parallèles qui s'épanchent au nord-
est, soit dans le canal de ceinture des lagunes de Comacchio, soit directe-
ment dans la mer, ont tous aussi leur histoire de destruction, et tour à tour
on les bénit pour leurs alluvions fertilisantes, on les maudit pour leurs crues
dévastatrices. Un de ces torrents, probablement le Fiumicino, est le fameux
Rubicon qui servait de frontière à l'Italie romaine et que franchit César en
prononçant le mot fatal : Aléa jacta est. La bouche du Fiumicino est à
16 kilomètres de Rimini, ce qui est à peu près la distance indiquée pour
le Rubicon par la Table de Peutinger; mais les torrents de cette région
ont si fréquemment changé de lit en remaniant les alluvions du littoral,
FLEUVES DE L'EMILIE 343
que l'on n!ose identifier le point précis du passage. Guastuzzi,Tonini, et après
eux Ernest Desjardins, qui a étudié la question sur les lieux mêmes, pensent
que le haut Pisciatello, encore désigné dans le pays sous le nom d'Urgone
ou Rugone, se rejetait au sud, à son entrée dans la plaine, et s'unissait au
Fiumicino actuel, un peu au-dessus du pont romain de Savignano.
De tous ces fleuves de l'Apennin, le Reno est le plus errant et le plus
dangereux. La couche de débris qu'il a portée dans la plaine n'a pas moins
de 50 kilomètres de l'ouest à l'est, et lorsqu'il fait craquer ses digues sur un
point faible, c'est pour se porter tantôt à droite, tantôt à gauche de l'espèce
de talus qu'il s'est construit par ses propres alluvions. On comprend quels
doivent être les caprices imprévus d'un torrent dont le débit varie, suivant
les saisons, de 1 mètre à près de 1,400 mètres cubes par seconde, et qui,
dans certains endroits, coule à plus de 9 mètres au-dessus des campagnes
riveraines. Pendant le cours de ce siècle le danger s'est encore accru par
suite du déboisement presque complet des pentes du bassin torrentiel. Les
ingénieurs, déroutés par les irrégularités des inondations, ont entrepris les
travaux les plus différents et proposé les plans d'ensemble les plus contra-
dictoires pour dompter cet ennemi, plus terrible que l'Achelous, terrassé
par Hercule. On l'a jeté dans le Pô, puis on l'a détourné vers l'est pour le
déverser directement dans la mer; on a aussi projeté de lui livrer la lagune
de Comacchio pour en faire pendant un siècle ou deux son bassin de colma-
tage; mais chaque nouvelle dérivation a ses inconvénients : tandis que les
uns se réjouissent d'être débarrassés de cet incommode voisin, les autres se
plaignent des inondations et des fièvres qu'il leur apporte, du dégât qu'il
fait dans leurs pêcheries et leurs eaux navigables. C'est aux alluvions du
Reno qu'est dû en grande partie l'ensablement définitif du Pô de Ferrare.
Le meilleur plan d'amélioration du régime hydrographique serait probable-
ment celui que proposait l'ingénieur Manfredi et qui consisterait à creuser,
le long de la base des Apennins, le lit d'un fleuve nouveau où viendraient
déboucher toutes les eaux torrentielles de la montagne. Ce courant suivrait
la pente générale de la plaine en accompagnant au sud le cours du Pô,
comme l'Adige l'accompagne au nord, et l'espace intermédiaire serait arrosé
dans tous les sens par un système artificiel de canaux. Le projet est gran-
diose, mais il serait fort coûteux et de longtemps ne pourra se réaliser.
Une découverte géographique très-curieuse, faite par le célèbre hydrau-
licien Lombardini, permet de reconnaître, par la simple disposition des
champs, en quels endroits la terre des basses plaines de l'Emilie a été
remaniée par les torrents, et où commençaient les rivages de l'ancienne
lagune de Padusa, maintenant comblée. En suivant la voie Émilienne entre
544
NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Cesena el Bologne, de même que çà et là dans le Modénais et le Parmesan,
le voyageur est tout surpris de voir des cheminots égaux, tous parfaitement
parallèles, équidistants et perpendiculaires à la grande route, se diriger au
nord-est vers la Polesine; ils sont tous coupés à angles droits par d'autres
roulins également réguliers, de sorte que les champs ont exactement la
même surface. Vues des contre-forts des Apennins, ces campagnes ressem-
blent à des damiers de verdure ou de moissons jaunissantes, et les cartes
détaillées prouvent, qu'en effet le sol de ces districts est découpé en
K° 62. — COLONIES DES VÉTÉRANS ROMAINS.
daprcslacarledel'Etat-XTJorAulrichiea
.Echelle de 356. ooo
rectangles d'une égalité géométrique, ayant 714 mètres de côté et près de
51 hectares de superficie. Or ce carré est précisément la centurie romaine,
et Tite-Live nous apprend que toutes ces terres, après avoir été arrachées
aux Gaulois, furent mesurées, cadastrées et partagées entre des colons
romains. 11 est donc hors de doute que ces réticules si réguliers de chemins,
de canaux et de sillons datent de vingt siècles et sont bien l'œuvre des
vétérans de Rome. Dans la direction du Pô, une ligne sinueuse, pareille au
rivage d'un ancien lac, marque la limite de l'espace distribué géométrique-
ment et des terres plus basses où recommence le labyrinthe ordinaire des
fossés et des sentiers tortueux : évidemment c'est là que s'étendait autrefois
le marais comblé depuis par les colmatages des torrents. Enfin, dans le
voisinage des cours d'eau, le damier des cultures , est brusquement inter-
PLAINE ET COURS DU PO. 345
rompu ; la cause en est aux bouleversements qu'ont produits les inondations
successives. Certes il est très-naturel de penser que dans un grand nombre
de pays les limites des champs cultivés se sont maintenues sans changements
pendant des siècles, mais on ne saurait le constater d'une manière positive,
tandis que dans les plaines de l'Emilie, au milieu de contrées dont la plus
grande partie a été remaniée par les torrents, ce sont bien les lignes tracées
par le cadastre romain que l'on voit, aussi régulières qu'au premier jour.
Les invasions et les guerres qui ont renversé tant de monuments, détruit
tant de cités, n'ont pu, depuis deux mille années, déplacer les sentiers ni
couper les sillons des champs. De l'autre côté du Pô, les plaines qui s'éten-
dent au sud-est de la voie Postumia, entre Trévise et Padoue, présentent,
par la disposition régulière de leurs cultures et de leurs chemins, la repro-
duction parfaite des colonies émiliennes.
En proportion de l'étendue de son bassin et de la longueur de son cours,
le Pô a subi moins de changements que la Piave et le Reno; mais la richesse
et la population des cités qui le bordent, la fécondité de ses campagnes,
l'abondance de sa masse liquide, la grandeur des travaux entrepris pour sa
régularisation, donnent une importance exceptionnelle au moindre de ses
écarts : le Pô est le grand fleuve de l'ancien estuaire Adriatique ; c'est le
«. Père », comme disaient les Piomains.
Le torrent qu'alimentent les neiges du Yiso doit probablement à la beauté
de ce mont dominateur d'être considéré comme la branche maîtresse du
grand fleuve et de lui imposer son nom ; mais la Macra, la Varaita, le
Clusone pourraient lui disputer cet honneur: ils n'ont pas moins d'eau et,
quand ils arrivent dans la plaine, ils ne fertilisent pas moins de campagnes
par leurs canaux d'irrigation. Le lit commun serait bientôt épuisé si de tout
l'hémicycle des montagnes n'accouraient d'autres torrents, laDoire Ripaire,
la Petite-Stura, l'Orco, la Doire Baltée, qu'alimentent les glaciers du mont
Blanc, occupant ensemble une superficie de 72 kilomètres carrés, ceux
du Grand-Paradis, plus vastes encore, et quelques-uns des champs de glacs
du mont Rose. Puis viennent, au nord la Sesia et au sud le Tanaro, qui
unit dans son lit l'eau des Apennins à celle des Alpes. Le Tessin, qui
vient ensuite, est le plus important des affluents du Pô par la masse de ses
eaux; il dépasse de beaucoup toutes les rivières descendues des lacs Alpins,
l'Adda, l'Oglio, le Mincio : « sans lui, disent les bateliers du fleuve, il Po
non sarebbe Po. » De tous les bassins fluviaux d'Europe, la plaine de l'I-
talie septentrionale est celle qui verse la plus forte masse liquide dans la
M
346 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
mer, comparativement à son étendue : des cours d'eau, que Ton croirait
devoir être insignifiants à cause de leur faible longueur, doivent au con-
traire à l'abondance des neiges et des pluies alpines de rouler une masse li-
quide très-considérable. Plusieurs des grands affluents du Pô constituaient
jadis des obstacles fort sérieux à la marche des armées ; aussi n'est-il pas
étonnant que le Tessin, le Mincio, l'Enza, aient, aussi bien que le Pô lui-
même, servi de frontières politiques.
En aval de son confluent avec le Tessin et surtout au-dessous de la bouche
de l'Adda, le Pô, emportant déjà vers la mer les cinq sixièmes des eaux de
son bassin, a complètement perdu son caractère de torrent des montagnes.
Il ne roule plus un seul caillou, et le sable de son lit est menuisé en fine
poussière. Aucune élévation, pas même un seul plateau d'anciens terrains
de transport, si ce n'est le petit massif de San Colombano, ne se montre sur
les rives; le fleuve pourrait se promener librement dans les campagnes,
s'il n'était retenu à droite et à gauche par des levées ou argini, qui for-
ment en Europe, après les digues de la Hollande, le système le plus complet
et le mieux entendu de remparts protecteurs. Il est probable que dès le
temps des Etrusques les rives du fleuve étaient ainsi défendues contre les
débordements, car Lucain décrit déjà les digues comme si elles existaient
depuis une période immémoriale ; mais lors de l'invasion des barbares
les riverains cessèrent de soutenir contre les eaux de crue une lutte que
la guerre et la misère rendaient impossible, et c'est après le neuvième
siècle seulement qu'ils mirent la main à l'œuvre de reconstruction. En
1480 le travail était complètement terminé, autant du moins que peut
l'être une opération semblable. On comprend de quelle énorme impor-
tance économique est le bon entretien des levées, puisque les terrains
protégés ont une étendue de 1,200,000 hectares; ils donnent un produit
agricole de plus de deux cents millions par an et représentent un capital
de plusieurs milliards, auquel s'ajoute la valeur des cités riveraines et des
établissements industriels qu'elles renferment. Mais les villes du moins
sont faciles à défendre, grâce à la prévoyance de leurs anciens construc-
teurs, Etrusques ou Celtes, qui prirent soin de leur donner pour piédestaux
des terrasses artificielles supérieures au niveau des plus hautes eaux
d'inondation. C'est au commencement de ce siècle seulement que l'éléva-
tion constante du niveau de crue, causée soit par la déforestation des
montagnes, soit par la suppression de toutes les brèches du lit fluvial, a
forcé les habitants de Révère, de Sermide, d'Ostiglia, de Governolo, de
Borgoforte et d'autres villes des bords du Pô, d'entourer leurs habitations
d'une enceinte supplémentaire.
DIGUES DU PO. 347
Les digues continues commencent en amont de Crémone sur les deux
rives; dans tous les endroits périlleux elles sont fortifiées au moyen de
;-- traverses » ou « contre-digues », et d'autres remparts s'élèvent en
arrière, pour le cas où les premiers viendraient à céder. Dans la partie
inférieure de leur cours, tous les affluents du Pô sont également bordés
de levées, ainsi que les anciens lits fluviaux et les canaux en com-
munication avec le flot de crue. C'est à un millier de kilomètres au
moins que l'on peut évaluer l'ensemble du réseau des grandes digues
DIGUES ET ANCIENS LITS DU VO, DE PLAISANCE A CREMONE.
d'après la Carte de Htat -Major Autrichien.
Echelle de i:3î5.ooo
\m nn .ra s.
J^àf J^Iaraïs Sois Jiuùeres Canal etZepe&t
élevées dans la basse vallée du Pô. En outre, le lit même du fleuve est
traversé dans tous les sens par des remparts de moindre hauteur enfermant
des champs et des saulaies, des vignes môme. Il est peu d'endroits, en effet,
où le flot coule immédiatement à la base du froldo ou digue maîtresse;
l'espace ménagé aux eaux d'inondation a plusieurs kilomètres de largeur,
et d'ordinaire le fleuve a de 200 à 500 mètres seulement de l'une à l'autre
rive. Il reste donc une grande étendue de terrains libres que les riverains
ont divisés en golene et qu'ils ont entourés de levées pour les protéger contre
les crues ordinaires. D'après les prescriptions des syndicats, ces digues des
548 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
golene doivent rester à un mètre et demi en contre-bas de la grande digue
de défense, afin que les fortes crues puissent s'alléger en remplissant
d'abord les innombrables réservoirs formés par les champs riverains.
Malheureusement nombre de propriétaires , désireux de proléger leur
immeuble privé, même au détriment du pays tout entier, exhaussent leurs
propres digues au niveau du froldo, et, rétrécissant ainsi le lit du fleuve,
accroissent les dangers d'inondation générale. En dépit de tous les beaux
plans d'ensemble proposés au nom de l'inlérêt public, l'ancien système
résumé dans l'affreux proverbe : Vita mia, morte tua! prédomine encore
parmi les communes et les syndicats. Arthur Young et d'autres écrivains
racontent que souvent les fermiers allaient, de propos délibéré, ouvrir des
brèches dans les digues de la rive opposée et sauver ainsi leurs récoltes en
ruinant leur prochain. Aussi, en temps décrue, la navigation du Pô, n'é-
tait-elle permise pendant la nuit qu'à certaines barques privilégiées et les
gardes du fleuve faisaient feu sur toutes les autres.
De l'amont à l'aval, le lit d'inondation ménagé aux eaux du fleuve se
rétrécit peu à peu ; de 6 kilomètres, il diminue jusqu'à 5, 2 et même
1 kilomètre ; enfin, chacun des bras du delta n'a de l'une à l'autre levée
que de 300 à 500 mètres de largeur. Ce n'est point assez pour livrer
passage au flot de crue, qui s'élève parfois à 8 et 9 mètres, même à
9 mètres et demi au-dessus du niveau d'étiage. D'ailleurs il est arrivé
fréquemment que, soit par manque d'argent, soit par insouciance, les
communes riveraines n'ont pas usé des précautions nécessaires pour
l'entretien des digues; parfois des districts entiers se sont trouvés ruinés
parce qu'on avait négligé de boucher des trous de taupes. Quand une
crevasse se produit et qu'on ne réussit point à la fermer immédiatement,
il en résulte d'affreux malheurs. Non-seulement toutes les récoltes sont
perdues, les villages sont démolis, la terre est ravinée, mais les habitants
réfugiés çà et là sont enlevés par la famine; puis vient le typhus, qui glane
les hommes après la faim. Avec les tremblements de terre de la Calabre,
les débordements du Pô sont les grands fléaux de l'Italie. En 1872, tout
l'espace qui s'étend entre la Secchia et la mer, de Mirandole à Comacchio,
était transformé en une mer où çà et là se montraient les murs et les palais
des villes, pareils à des îlots. La partie du continent reconquise temporai-
rement par l'eau n'avait pas moins de 5,000 kilomètres carrés, et n'était
limitée, au nord, que par les levées de l'Adige, au sud par celles du Reno.
Deux années après, des flaques non encore évaporées rappelaient le débor-
dement, et les champs seraient restés plus longtemps inondés, si l'on n'a-
vait fait usage de la vapeur pour vider tous ces lacs épars.
CRUES ET CREVASSES DU PO. 549.
Dans ces grands désastres, ce sont naturellement les populations les plus
vaillantes et les plus actives qui luttent avec le plus d'énergie contre le
fleuve et qui réussissent le mieux à protéger leurs demeures contre les flots.
Ainsi pendant les terribles crues de 1872 la petite ville industrieuse
d'Ostiglia parvint à détourner la catastrophe, alors que tant d'autres loca-
lités moins exposées étaient ravagées par les eaux. Cette ville est bâtie au
bord même du froldo, sans ouvrages avancés de digues secondaires, et sur
la concavité d'une baie que vient heurter le courant. Le rempart menaçait
de céder. Immédiatement on se met à l'œuvre pour en construire un
second. Au nombre de quatre mille, tous les hommes valides, le maire et
les ingénieurs en tête, apportent des fascines, enfoncent les pieux des palis-
sades, entassent les terres. La nuit n'arrête point leur travail ; des rangées
de torches plantées dans le sol éclairent les chantiers. Mais à mesure que
s'élève la deuxième digue, la première est emportée et les eaux entament
déjà le nouveau rempart. C'est une lutte à outrance entre l'homme et les
éléments. A chaque instant les ingénieurs demandent s'il ne faut pas
sonner le tocsin de la fuite. Mais les gens d'Ostiglia tiennent bon. L'armée
des travailleurs se partage : tandis que les uns consolident le froldo qu'ils
viennent d'achever , les autres construisent une troisième barrière de
défense. Ils l'emportent enfin sur le fleuve et, du haut de leurs digues
victorieuses, les habitants d'Ostiglia ont la satisfaction de voir les eaux
rentrer peu à peu dans leur lit. Précisément en face, les citoyens de Révère
n'avaient eu ni mérité le même bonheur. Le Pô s'était ouvert une crevasse
de plus de 700 mètres de largeur à travers une digue mal entretenue et
avait changé en un lac immense les campagnes du Modénais. Lors d'une
baisse momentanée du fleuve, on essaya de rétablir la levée, mais en
moins d'une heure elle fut emportée par une deuxième crue, et pour se
sauver, la ville de Révère, qui pourtant occupe une situation assez heureuse
à l'extrémité d'une pointe, dut sacrifier sa première rangée de maisons
et les précipiter dans les eaux pour lui servir d'empierrement de défense.
Les crevasses les plus fameuses ne pouvaient manquer d'être celles qui
ont eu pour résultat des changements durables dans le cours du Pô. Un de
ces grands déplacements des eaux a formé une île de plus de 100 kilo-
mètres carrés de superficie, en aval de Guastalla, et laissé au loin vers le
sud les méandres du Po-Vecchio, transformé de nos jours en un simple
canal. Tout le long du fleuve, des campagnes de la rive droite et de la
rive gauche rappellent encore par leur nom de mezzano qu'elles se trou-
vaient jadis au milieu du courant. Mais dans le delta proprement dit les
divagations du fleuve sont plus importantes encore. A l'époque romaine
350 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
et jusqu'au treizième siècle, la principale branche du delta était le Po di
Volano, qui s'est à peu près desséché et n'est plus aujourd'hui qu'une
simple coulée incertaine au milieu des marais, transformée lors des inon-
dations en un canal de colmatage pour la lagune de Comacchio. Deux
autres branches coulaient plus au sud à travers cette même lagune,
et le cours de leur ancien lit est indiqué par des chaussées sinueuses sur
lesquelles on a construit des routes carrossables. On ne sait à quelle époque
elles disparurent, mais au huitième siècle un autre bras leur succéda, le Po
di Primaro, qui se jetait dans la mer non loin de Ravenne, et dont tout le
cours inférieur est emprunté maintenant par le torrent de Reno. En 1152
nouvelle bifurcation, mais en sens inverse. La digue de la rive droite est
rompue à Ficarolo, en amont de Ferrare, et cela, dit-on, par la malveillance
des riverains d'en haut, qui voulaient ruiner leurs voisins d'en bas, et le grand
bras, le Po di Maestra ou de Venise, abandonne Ferrare au milieu de ses
marais et de ses lits fluviaux desséchés, pour aller, au nord de tous ses autres
bras, se réunir aux canaux de la Rasse-Àdige. D'ordinaire les crevasses se
font aux mêmes endroits, soit en novembre, soit en octobre. Jamais il n'y
a eu de crevasse en janvier. Le danger le plus grand de rupture est tou-
jours à Corbola, entre le Po di Maestra et son émissaire le Po di Goro.
L'Adige, de son côté, n'a pas moins erré dans son cours. À peine celte
rivière tirolienne est-elle sortie de l'étroite « cluse » ou chittsa de son
portail de montagnes calcaires et du défilé artificiel des forts et des
murailles de Vérone, que la partie inconstante de son lit se développe à
travers les plaines. Du temps des Romains, l'Adige coulait beaucoup plus
au nord ; elle passait à la base même des montagnes Euganéennes, dans
un lit occupé de nos jours par la rivière Frassine, et se déversait dans
l'Adriatique au port de Rrondolo. En 587, l'Adige rompit ses digues et
sa branche principale prit la direction qu'elle suit encore pour se rendre
a la bouche de Fossone. Mais de nouvelles issues continuèrent de
s'ouvrir vers le sud. A la fin du dixième siècle, l'Adigetto de Rovigo
prit naissance pour aller percer la chaîne des dunes à l'est d'Adria,
puis une autre crevasse vint mêler les eaux de l'Adige à celles du Pô,
dans le lit auquel on donne les noms de canal Rianco ou Po di Levante.
L'Adige et le Pô faisaient ainsi partie désormais du même système
hydrographique, et les embarcations pouvaient aller librement par des
chenaux naturels de l'un à l'autre fleuve. Actuellement des écluses et des
fosses rectilignes ont régularisé ce réseau de navigation intérieure, mais
géologiquement les deux grands cours d'eau parallèles n'en doivent pas
moins être considérés comme ayant un delta commun. La Polesine de
DE LTA DU PO
HYDROGRAPHIE DE LA VALLÉE DU PO. 353
Rovigo, c'est-à-dire l'espace compris entre les deux fleuves, a été graduelle-
ment exhaussée par leurs alluvions et ne se trouve qu'à un niveau peu
inférieur à celui des eaux moyennes. Les campagnes de la Polesine de
Ferrare ne sont pas non plus de beaucoup en contre-bas du Pô et l'on a
grand tort de répéter après Cuvier que la surface des eaux du fleuve dépasse
en hauteur « les toits des maisons de Ferrare ». Les mesures exactes faites
par Lombardini, le savant qui connaît le mieux la vallée du Pô, prouvent
que les plus hautes crues du fleuve atteignent seulement la cote de 2m,75
au-dessus de la cour du château. Lors des grandes inondations, quand tout
le pays est couvert par les eaux, Ferrare est un des principaux lieux de
refuge des campagnards à cause de son élévation relative.
Ainsi les débordements du Pô et ses fréquents changements de lit ont eu
pour conséquence d'égaliser à peu près la surface des terres riveraines ;
mais depuis que tous les bras du fleuve sont endigués jusqu'à la mer, les
alluvions apportées par les eaux de crue se déposent surtout sur le littoral
et prolongent rapidement le delta dans l'Adriatique. Il est certain que le
progrès des péninsules alluviales était autrefois beaucoup plus lent, car
entre la chaîne de dunes qui limitait l'ancienne rive et la plage actuelle
il n'y a que 25 kilomètres de distance, et dès les siècles du moyen âge la
formation de ces terres extérieures était commencée. Pendant le cours des
deux derniers siècles l'accroissement moyen de la presqu'île vaseuse s'est
de plus en plus activé : il est actuellement d'environ 70 mètres par an et
la zone de terre ajoutée au continent pendant le même espace de temps
est de 115 hectares. Dans les années exceptionnelles, le fleuve apporte à
la mer plus de 100 millions de mètres cubes de matières solides, mais
les 46 millions de mètres auxquels on évalue l'apport moyen des boues
suffiraient déjà pour former une île de 10 kilomètres carrés sur 4 à 5 mè-
tres de profondeur. Le Pô est, après le Danube, le plus actif de tous les
« fleuves travailleurs » du bassin de la Méditerranée1 : le Rhône ne l'égale
1 Fleuves principaux de l'Italie septentrionale :
Longueur Surface Débit Débit Débit
du cours. du bassin. le plus fort. le plus faible. moyen.
Isonzo. . . . 130 kil. 3,200 kil. car. (?) (?) , 120(?)
Tagliamento. . 170 » 2,800 »> (?) (?) 150 (?)
Livenza. . . 115 »» 2,600 » 720 (?/ 40(?)
Piave. ... 215 » 5,200 ». (?) (?) 320
Sile. .... 60 » 1,400 » 44 7 20
Brenta. ... 170 » 5,900 » 850 59 56
Bacchiglione . 120 » 483 »> 9 (?) 56
Adige. ... 395 » 22,400 » 2,400 2 480
Pô 672 » 69,582 » 5,186 156 1,720
Reno. ... 180 » 5,000 » 1,521 1 53
i. 45
354 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
point pour la masse de ses alluvions, et le Nil lui est de beaucoup inférieur.
Au taux actuel de son progrès, un laps de mille années suffirait au Pô pour
qu'il formât à travers toute l'Adriatique une péninsule de 10 kilomètres de
largeur et vînt se heurter contre les rivages de l'Istrie.
Outre l'écoulement naturel de ses fleuves, l'Italie septentrionale a l'ad-
mirable réseau de ses rivières artificielles. C'est le pays classique de l'irri-
gation, celui qui sert de modèle à toute l'Europe. La Lombardie surtout,
puis certaines parties du Piémont, les campagnes de Turin, la Lomellina
en amont du Tessin, les Polesines de Ferrare et de Rovigo, sont merveilleu-
sement arrosées par un système d'artères et d'artérioles apportant la vie
sous forme de terre coulante à tous les champs épuisés. Dès le milieu du
moyen âge, alors que presque toute l'Europe était encore dans la barbarie,
les républiques lombardes pratiquaient déjà l'art de ramifier leurs rivières
à l'infini par des canaux d'irrigation et d'assécher leurs plaines basses par
des fossés d'écoulement : elles n'ont pas eu besoin de l'enseignement des
Arabes pour trouver les secrets de l'hydraulique. Dès la fin du douzième
siècle, Milan, délivrée des oppresseurs allemands, se donnait un véritable
fleuve, le Naviglio Grande, qu'elle avait emprunté au Tessin, à 50 kilo-
mètres de distance, et qu'elle avait su creuser avec une pente toujours
égale en en faisant servir les eaux à la navigation aussi bien qu'à l'arrose-
ment : c'est probablement le premier grand travail de ce genre qui se
soit fait en Europe. Au commencement du treizième siècle, l'Adda four-
nissait une masse d'eau plus grande encore et remplissait le lit de la
Muzza, qui jusqu'à ce siècle, avant le creusement des grands canaux de
Tlndoustan, est resté le fleuve artificiel le plus copieux du monde entier.
Plus tard l'Adda fournit une deuxième rivière à Milan, la Martesana, que
compléta le grand Léonard de Vinci. Déjà dans le siècle précédent l'art de
surmonter les hauteurs des terres par la construction des écluses avait été
découvert par les ingénieurs milanais, et l'on avait commencé d'en profiter
pour tracer le réseau des canaux secondaires à travers la contrée. Enfin,
depuis les progrès de l'industrie moderne, le naviglio de Milan à Pavie et
le canal Cavour, qui emprunte ses eaux au Pô, en aval de Turin, celui de
Vérone qui saigne le fleuve Adige, ont accru le lacis des grandes veines
artificielles ajouté au régime naturel des fleuves1.
1 Débit moyen des canaux d'irrigation de la vallée du Pô :
Muzza 61 met. cub. par seconde.
Naviglio Grande 51 » »
Cavour i2 » »
Martesana . . . - 26 » »
HYDROGRAPHIE DE LA VALLÉE DU PO. 355
Non-seulement les rivières de l'Italie du Nord, mais aussi les moindres
sources, les fontanili qui jaillissent de la base des avant-monts alpins, sont
utilisées pour l'arrosement. Virgile en parle déjà dans ses Bucoliques :
« Enfants, arrêtez l'eau; les prés ont assez bu. » C'est grâce à ces ruisseaux
bienfaisants, frais en été, relativement tièdes en hiver, que la Lombardie
a ses admirables prairies ou marcite, dont quelques-unes peuvent donner
jusqu'à huit coupes par année. Quel contraste entre les états successifs de
la grande plaine adriatique, telle que l'avait laissée la nature, et telle
que l'ont faite les hommes ! Jadis c'était un marécage dans les parties
basses , une forêt dans la zone intermédiaire , une vaste étendue de
bruyères sur les renflements de cailloux et d'argile situés au pied des
Alpes. Maintenant presque toute la plaine du Pô et de ses affluents est
couverte des plus riches cultures, riz, froment, fourrages, mûriers, que le
parallélisme des guérets et la monotonie des plantes alignées rendent sou-
vent fatigantes à la vue, mais qui dans certains districts, notamment dans
la Brianza de Como, le « jardin du jardin de l'Italie »,sont embellies de la
manière la plus gracieuse par des groupes d'arbres, de petits lacs, des
vallons sinueux. L'extrême variété que les progrès et les reculs successifs
des anciens glaciers ont donnée à la contrée en la parsemant de lacs et de
collines, de monticules isolés, de chaînes continues, a forcé les paysans
à laisser aux campagnes une partie de ce charme que possède la nature
libre. A peine sur quelques croupes de moraines se voient encore des
terres que le manque d'eau laisse infertiles et qui, dans l'état où elles se
trouvent, ne valent même pas la peine d'être mises en culture. On dit
que pendant le cours de ce siècle ces espaces couverts de bruyères sont
devenus plus stériles qu'ils ne l'étaient auparavant. Par une raison encore
inconnue des géologues, les aves ou eaux de filtration qui coulent dans
les profondeurs à travers les graviers erratiques se sont abaissées et toute
humidité s'est enfuie de la surface.
Pour faire disparaître ces landes, derniers restes de l'état primitif, les in-
génieurs projettent d'emprunter directement aux grands lacs alpins la quan-
tité d'eau nécessaire à l'irrigation des terrains de bruyères. Ils veulent em-
ployer utilement toute la masse liquide qui se perd maintenant dans l'atmo-
sphère ou dans le golfe Adriatique. On a calculé que la superficie du sol
irrigué clans la vallée du Pô est d'environ 12,000 kilomètres carrés et qu'une
quantité d'eau de près d'un millier de mètres cubes est employée chaque
seconde à la fertilisation des terres. Ainsi le régime de l'arrosement diminue
d'un tiers environ la portée moyenne du fleuve; mais ce n'est là qu'un
commencement, et tôt ou tard ce grand cours d'eau, dont les débordements
356 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
et les alluvions jouent un rôle si important dans l'économie de la contrée,
sera réduit par d'autres emprunts aux proportions d'une modeste rivière.
Ces eaux abondantes qui dans leurs lits naturels ou leurs canaux arti-
ficiels parcourent toute la contrée, emplissent l'atmosphère de vapeurs.
L'air est toujours humide, quoique les pluies, relativement rares, soient
deux ou trois fois moins fréquentes que sur les côtes océaniques de France
et d'Angleterre. Mais si les nuages éclatent moins souvent en pluies, par
contre ils déversent d'ordinaire une masse d'eau beaucoup plus considé-
rable : c'est en déluges qu'ils s'abattent sur les pentes des montagnes,
poussés par les vents du sud et presque toujours accompagnés d'orages. Déjà
dans la plaine lombarde, à Milan, à Lodi, à Brescia, la couche moyenne
des eaux de pluie égale celle de l'Irlande, plongée dans son bain de
vapeurs; et dans les hautes vallées alpines, là où les nuées, accumulées
par le vent, sont obligées de laisser tomber leur fardeau d'humidité, la
tranche annuelle d'eau pluviale peut être comparée à celle qui s'abat sur
quelques districts exceptionnellement humides du Portugal, des Asturies,
des Hébrides, de la Norvège1. Si les mesures de débit faites à la bouche de
la Piave sont exactes, l'écoulement moyen de ce fleuve correspondrait à une
chute de plus d'un mètre et demi d'eau sur chaque mètre carré de son
bassin, sans compter l'humidité qui s'évapore ou qu'absorbent les plantes.
Ces pluies se répartissent sans ordre bien régulier; cependant on a pu
constater qu'elles ont deux périodes annuelles de recrudescence, mai et
octobre, et deux périodes de rareté, février et juillet. Le bassin du Pô est
donc une province intermédiaire entre la zone des pluies d'été et celle des
pluies d'automne.
Dans son ensemble, la grande plaine qui s'étend des Alpes aux Apennins
ressemble pour le régime des vents à une étroite vallée de montagnes ; les
courants atmosphériques, infléchis dans leur mouvement par la forme du
bassin dans lequel ils pénètrent, se propagent en général dans la direction
de l'est à l'ouest ou dans le sens absolument opposé ; quand ils descendent
des Alpes, ils apportent rarement de la pluie, car ils s'en sont débarrassés
sur le versant occidental; quand ils remontent de l'Adriatique, ils sont hu-
mides au contraire. Mais la plaine est assez large et les brèches des remparts
montagneux sont assez nombreuses pour que ce flux et ce reflux normal des
vents secs et des vents pluvieux soit fréquemment troublé. Dans les vallées
1 Humidité moyenne de l'air à Milan 0,745
Pluies annuelles moyennes à Milan 0m,983
» » » à Turin 0m,808
» » » à Tolmczzo, sur le haut T:igliamento. . 2m,088
CLIMAT DE L'ITALIE SEPTENTRIONALE. 557
alpines l'alternance des courants d'amont et d'aval est plus régulière : cha-
cun des lacs a son va-et-vient de brises montantes et de brises descendantes
dont se servent les matelots pour se laisser mener et ramener sur les eaux.
Par la latitude, la vallée du Pô est par excellence le pays tempéré,
puisque le 45fi degré de latitude, à égale distance du pôle et de l'équateur,
coupe et recoupe le cours du fleuve. Cependant le climat de l'Italie septen-
trionale est beaucoup moins doux qu'on ne le croit généralement; il est
surtout plus inégal, et les extrêmes de chaleur et de froid y présentent un
écart fort considérable. Dans la Valteline ou haute vallée de l'Adda, la
température peut s'élever jusqu'à 52 degrés et s'abaisser, d'autant au-
dessous du point de glace. Dans la plaine, le climat est beaucoup plus
tempéré, grâce à l'influence de l'Adriatique et du golfe de Gênes ; cepen-
dant il a toujours le caractère d'un climat continental, et Turin, Milan,
Bologne, sont à cet égard les cités de l'Italie les moins agréables à
habiter. Au bord des lacs alpins, quelques sites favorisés, tels que les îles
Borromée, font une heureuse exception et jouissent d'une température
relativement très-égale, à cause de l'action modératrice des eaux, qui
diminue les chaleurs en été, prévient les froideurs en hiver. Dans les
jardins du golfe de Pallanza, le thermomètre ne descend jamais au-dessous
de 5 degrés centigrades ; il faut dépasser Rome et pénétrer jusque dans le
Napolitain pour y trouver un climat analogue, sous lequel puisse naître et
se développer la même végétation. Venise est également privilégiée, grâce
à la mer qui la baigne; jusqu'à ces derniers temps, elle avait aussi l'avan-
tage d'être salubre, malgré les lagunes, en partie vaseuses, qui l'entourent.
Il est fort remarquable que les lacs salés et les marais des bords de l'Adria-
tique septentrionale n'aient rien à craindre de la malaria, ce fléau si re-
doutable des côtes de la Méditerranée. L'immunité de ces lagunes s'expli-
que par l'action des marées, plus fortes dans ces parages que dans la
mer Tyrrhénienne; peut-être aussi faut-il y voir l'effet des vents froids
qui descendent des Alpes et qui s'opposent au développement des miasmes.
Gomacchio n'est pas moins salubre que Venise. Quand un jeune homme des
campagnes de la Polesina est menacé de consomption, on l'envoie travailler
dans les pêcheries de Comacchio. Mais toutes les fois que les ingénieurs
ont fermé l'accès des lagunes au libre flot de la mer pour y introduire des
rivières d'eau douce, les fièvres paludéennes ont fait leur apparition ; au sud
du Reno, les palus de Ravenne et de Cervia sont visités par les fièvres les
plus malignes, surtout dans les endroits où, par un triste esprit de spécula-
tion, les propriétaires ont fait abattre un rideau des pinèdes ou des chênaies
qui protègent le pays. Un air lourd de miasmes pèse également sur les envi-
358 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
rons de Ferrare et de Malalbergo (Fâcheux abri), à l'origine du delta
padan.
Les contrées de l'Italie septentrionale dont le climat local est le plus
insalubre sont les étroites vallées des Alpes où la lumière du soleil ne
pénètre pas assez. Les goitreux et les crétins y constituent une partie consi-
dérable de la population; dans la vallée d'Aoste, où la végétation est si
belle et l'humanité si laide, presque toutes les femmes portent un goitre,
probablement à cause de la nature des eaux qui coulent sur des roches
magnésifères. Les habitants des plaines que des canaux d'irrigation traver-
sent dans tous les sens sont également sujets à de fréquentes maladies, à
cause de l'influence pernicieuse des miasmes qui montent avec les vapeurs
du sol ; en outre, la nourriture des paysans est beaucoup trop peu variée et
trop insuffisante pour qu'ils puissent réagir contre les causes d'affaiblisse-
ment ; ils s'étiolent avant l'âge, et nombre d'entre eux succombent à la
pellagre, cette incurable maladie, connue seulement dans les contrées où
la farine de maïs, délayée en polenta, est l'aliment principal; sur vingt-
quatre habitants de la province de Crémone, un est atteint du fléau ; en
d'autres provinces la proportion est à peine moins élevée. Au milieu des
rizières du Milanais et de la Polesina la vie est encore plus précaire que
dans les autres parties de la plaine. Souvent les femmes y travaillent pen-
dant des heures dans l'eau chauffée par le soleil et déjà putréfiée; de temps
en temps elles doivent se baisser pour détacher les sangsues qui montent à
leurs jambes l.
Mais en dépit des maladies, de la misère et des véritables famines qui
suivent parfois les inondations, la féconde plaine du Pô est une des régions
les plus peuplées de la terre. Tout l'espace qu'il a été possible d'utiliser se
trouve occupé : il n'y a plus de place que pour l'homme et pour les ani-
maux domestiques, qui sont proportionnellement fort peu nombreux. Les
bois, d'ailleurs presque tous changés en taillis, n'ont plus de gibier, si ce
n'est sur les pentes des montagnes. Les oiseaux mêmes sont relativement
rares ; si petits qu'ils soient, ils font au moins une bouchée pour le repas
du paysan. Au fusil, au lacet, avec tous les engins de destruction, on prend
non-seulement les bécasses, les cailles, les grives, mais aussi les hirondelles
et les rossignols. Sur les bords du lac Majeur on tue chaque année, d'après
Tschudi, près de soixante mille oiseaux chanteurs ; à Bergaine, Vérone,
Température
moyenne.
Mois
le plus chaud.
Mois
le plus froid.
Écart.
Turin. . .
H°,75
22c85 (avril)
0°,61 (janvier)
25°,46
Milan. . .
12°,8
23°8 (juill.)
0°,7 »
23°, 10
Venise.. .
13°,01
25°92 »
1°,82 »
22°,10
POPULATIONS DE L'ITALIE SEPTENTRIONALE. 559
Chiavenna, Brescia, c'est par millions qu'on les massacre : chaque colline
des avant-monts alpins se termine par une charmille où l'on tend le filet
destructeur.
La population de toute la plaine arrosée par le Pô, l'Éridan des an-
ciens, est d'origine fort multiple. Latine par le langage, elle compte
parmi ses ancêtres des Ligures, peut-être frères de nos Basques ; des Pé-
lasges, qui vivaient près des bouches du Pô; des Etrusques groupés en
cités populeuses et fort experts dans l'art de canaliser les eaux; de puis-
santes tribus gauloises, dont l'accent, sinon les mots, serait resté dans le
jargon moderne des Italiens du Nord; enfin, les Celtes-Ombriens, que les
historiens disent avoir été le peuple le plus ancien de l'Italie, et tous ces
aborigènes « nés des rouvres », dont la langue inconnue n'a peut-être pas
encore entièrement disparu, puisqu'on retrouve dans les dialectes locaux
quelques mots tout à fait inexplicables par des étymologies d'idiomes an-
ciens et modernes. Largement ouvertes à l'orient, comme le sont les cam-
pagnes du Pô, elles devaient naturellement être visitées et envahies par
toutes les populations surabondantes des bords de l'Adriatique et des hautes
vallées alpines. On admet en général que la race ligure prédominait au
sud du Pô et dans la vallée du Tanaro jusqu'à la Trebbia, tandis que plus
à l'est les Celtes et les Etrusques occupaient la contrée.
Les invasions germaniques des premiers siècles de l'ère actuelle ont dû
laisser aussi par les croisements une influence durable sur les habitants de
l'Italie du Nord. La grande proportion d'hommes de haute taille que l'on
rencontre dans la vallée du Pô témoigne de cette action des peuples
transalpins. Les étrangers, Goths et Vandales, Hérules et Lombards, se
sont bientôt fondus dans la masse latinisée du peuple, mais la prise qu'ils
ont eue sur les vaincus par la conquête et la possession du pouvoir féodal
leur a donné plus d'importance qu'ils n'en auraient eu par le seul nombre.
L'ancienne histoire de la Lombardie est la lutte entre le fief et la commune :
dès que celle-ci l'eut emporté, c'est-à-dire vers le commencement du
dixième siècle, l'usage de l'italien remplaça partout celui de l'allemand.
Les noms de famille et de lieux d'origine lombarde sont très-communs
sur la rive gauche du Pô et jusqu'à la base des Apennins. Ainsi, pour ne
citer qu'un exemple, Marengo répond au nom allemand de Mehring. On a
voulu voir aussi dans les innombrables. localités dont les noms se terminent
en ago et en ate\ Lurnago, Gavirate, Belgirate, des mots allemands où la
finale ach se serait légèrement modifiée, mais il est plus probable que ce
560
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
sont des noms celtiques, à peine différents des lieux en «c, que l'on trouve
en foule clans la France méridionale.
Le Frioul ou Friuli, le Furlanei des indigènes, province resserrée entre
les rivages de l'Adriatique, les Alpes Carniques et le plateau du Carso, est
la région où l'influence germanique s'est fait le plus longtemps sentir dans
les mœurs et la langue. Elle a même été assez considérable pour faire classer
N° 65. — COMMUNES GERMANIQUES.
Echelle de j 600000
les gens du Frioul comme une sorte de race à part, quoique leurs ancêtres
aient été, comme la plupart des autres Italiens du Nord, des Celtes lati-
nisés : des croisements avec leurs voisins orientaux, les Slovènes, ont aussi
contribuée leur donner un caractère provincial fort distinct de celui des
Vénitiens et des Trévisans, Sans compter ceux dont le langage s'est à peu
près complètement fondu avec ceux des Italiens proprement dits, ils sont au
nombre d'environ cinquante mille.
Des nombreuses colonies germaniques dont on retrouve les traces dans
GERMAINS ET VAUDOIS D'ITALIE. 361
les plaines de l'Italie septentrionale et sur les premières pentes alpines, les
deux plus considérables étaient les «Treize Communes», situées au nord de
Vérone, non loin de la rive gauche de l'Adige, et les « Sept Communes »,
dans le groupe de montagnes, entouré de vallées profondes, qui domine le
cours de la Brenta au nord-ouest de Bassano. Actuellement les homines teu-
tonîci de ces districts, prétendus Cimbres dans lesquels les érudils voulaient
reconnaître les descendants des barbares vaincus par Marins, ne révèlent
plus leur origine que par leurs yeux bleus et leur chevelure blonde; mais
par le langage et les mœurs ils ne sont pas moins Italiens que les gens de
la vallée : à peine quelque vieillard comprend-il encore l'idiome de ses
aïeux, que l'on dit avoir beaucoup ressemblé au langage bavarois des bords
du Tegernsee. On ne sait plus bien quelles étaient les limites exactes des
Treize Communes, dont les noms et les contours ont changé. Le territoire
des Sept Communes, ou le district d'Asiago, l'ancien Schlàge des Allemands,
est parfaitement délimité par la nature du sol; mais quoique limitrophe de
l'Autriche, il est à peine moins latinisé que l'autre district. Du reste, loin
d'avoir été sur le sol italien les champions de la puissance allemande,
comme on se l'imagine facilement de l'autre côté des Alpes, les habitants
des communes germaniques étaient au contraire chargés par la répu-
blique de Venise du soin de défendre ses frontières contre les envahisseurs
du Nord : ils étaient dispensés du service militaire, et jouissaient de leur
autonomie administrative, mais à charge d'empêcher le passage de l'ennemi
à travers leurs vallées, et de tout temps ils s'acquittèrent vaillamment de
cette mission : de là le nom de « très-fidèles » que les Vénitiens avaient
ajouté à la désignation de « très-pauvres » portée jadis par ces anciennes
populations lombardes. Mais ni la protection de Venise, ni plus tard celle
de l'Autriche, n'ont pu sauver les communes allemandes de l'invasion des
« Velches ». A l'orient des grands lacs il ne reste plus un seul groupe de
population non italienne; c'est au nord du Piémont seulement, sur le versant
méridional des Alpes suisses, qu'ont pu se maintenir des colonies germa-
niques . Ces colonies, qui occupent les vallées rayonnant au sud du mont
Rose et le haut val Pommât, où la Toce naissante forme l'une des plus
admirables chutes des Alpes, auraient aussi depuis longtemps changé de
langue, si elles n'étaient appuyées par les populations de même race qui
vivent en Suisse, dans les vallées limitrophes. Récemment encore Alagna
(Olen), l'un de ces villages allemands, conservait ses mœurs antiques : de-
puis des siècles il n'y avait eu ni procès, ni contrat, ni testament, ni acte
notarié d'aucune sorte : tout y était réglé par la coutume, c'est-à-dire par
l'autorité absolue des chefs de famille.
i. 46
562 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
L'élément français est beaucoup plus considérable que l'élément germa-
nique sur le versant italien des Alpes. Toute la haute vallée d'Aoste, entre le
massif du Grand-Paradis et celui du mont Rose, et de l'autre côté des mon-
tagnes de Maurienne, les vallées supérieures de la Doire Ripaire, du Gluson,
du Pellis ou Pelice, de la Varoche ou Varaita, sont habitées par des popula-
tions de langue française et de même origine que les Savoyards et les
Dauphinois du versant opposé. La disposition générale des massifs alpins a
facilité cette invasion pacifique des Celtes occidentaux, au nombre d'environ
1 20,000. C'est a l'ouest de la crête que les montagnards occupent le plus
vaste territoire et sont groupés en communautés nombreuses; dominant,
comme du haut d'une citadelle, les plaines de l'Italie, il est tout naturel qu'ils
soient descendus pour occuper toute la zone des forêts et des pâturages, des
étroites vallées jusqu'au pied des monts. En maints endroits le dernier défilé
où se glisse le torrent avant de s'étaler dans la plaine était leur limite, et la
dernière roche des chaînons avancés porte encore les ruines des châteaux de
défense de l'ancien Dauphiné français. Mais la centralisation croissante de l'E-
tat italien, la conscription militaire, l'administration, les tribunaux, les éco-
les font de plus en plus reculer la langue française vers la frontière poli-
tique; chaque village a déjà deux noms, et la désignation moderne est
celle qui prend peu à peu le dessus. Les populations de langue française qui
résistent, le plus à l'italianisation sont les Vaudois des deux vallées du Pellis
et du Cluson, en amont de Pignerol ou Pinerolo. C'est que les Vaudois ont
une littérature, de fortes traditions, une histoire, un patriotisme religieux
et national. Leur secte, bien antérieure à la Réforme, était persécutée dès
le treizième siècle, et depuis cette époque leur vie s'est passée dans les
luttes et les souffrances de toute espèce ; souvent on a pu croire que
l'extermination de ce petit peuple avait été complète; mais il s'est toujours
relevé, et l'année 1848 lui a donné l'égalité des droits. Jadis la force
morale obtenue par l'habitude du sacrifice avait assuré aux Vaudois exilés
une grande influence dans les pays de refuge, en Suisse, en France, en
Angleterre : aussi « l'Israël des Alpes » a-t-il conquis dans l'histoire une
place bien plus importante que ne pourrait le faire supposer sa faible
population, de seize à dix-sept mille habitants.
La fertilité du sol, la richesse en eaux courantes et l'immense outillage
agricole légué par les générations antérieures retiennent encore à la culture
de la terre la plus grande partie des populations de l'Italie padane. On
essayerait vainement d'évaluer la prodigieuse quantité de travail repré-
sentée par le réseau des canaux d'irrigation, l'entretien des digues, des
fossés, des chemins, l'égalisation de la surface des champs, la transforma-
INDUSTRIE DE L'ITALIE SEPTENTRIONALE. 365
lion de toutes les pentes cultivées des montagnes en terrasses ou ronchi
d'une parfaite régularité ; les énormes déblais de terrains que se vante
d'avoir faits l'industrie moderne pour la construction des chemins de fer
sont peu de chose en comparaison des gradins de cultures que les paysans
ont établis, comme des escaliers de géants, sur le pourtour de toutes les
collines et à la base de presque tous les monts qui enceignent la vallée du
Pô. Le mode de culture adopté demande en outre un labeur incessant,
car ce n'est pas de la charrue de fer, c'est de la « bêche à fil d'or » que se
sert le paysan : son travail est plutôt du jardinage que de l'agriculture pro-
prement dite. Aussi la quantité des produits fournis par la grande plaine,
céréales, plantes fourragères, feuilles de mûrier et cocons, légumes et
fruits, fromages dits parmesans, lodésans, gorgonzola, et d'autres encore,
s'élève-t-elle au moins à la somme de deux milliards et suffit à maintenir
un commerce d'exportation très-considérable. Par certaines cultures, la
Lombardie et le Piémont se trouvent au premier rang dans le monde, et
presque seules en Europe ces contrées possèdent la culture semi-tropicale
du riz, introduite au commencement du seizième siècle. Quant aux vigno-
bles attaqués du phylloxéra, ils sont en général mal entretenus et ne donnent
qu'une liqueur médiocre, si ce n'est sur les coteaux d'Asti et du Montferrat
et sur le monticule insulaire de San Colombano, dont les vins sont très-jus-
tement renommés. On dit aussi que le picolito des environs d'Udine est à
peine inférieur au tokaj.
Les grandes provinces agricoles de la région du Pô correspondent aux
divisions naturelles du sol, la montagne, la colline et la plaine. La diver-
sité des terres et des climats a eu pour conséquences, non-seulement la
diversité des cultures, mais encore une différence essentielle dans le régime
de la propriété. Dans les hautes vallées, du col de Tende au mont Tricorno
ou Triglav, la plus grande partie du sol, pâturages et forêts, était indivise
entre tous les habitants d'une même commune et c'est à grand'peine que
la loi italienne, hostile à ce mode de propriété, parvient à la transformer
graduellement. Mais si presque tous les montagnards sont copropriétaires
d'alpes et de forêts communes, ils ont aussi des lopins de terre qui leur
appartiennent en propre; chacun possède son petit versant de prairie, son
rocher qu'il a changé en jardin à force de travail; l'état social des habitants
ressemble à celui des paysans français, qui, eux aussi, jouissent des avan-
tages de la petite propriété. Dans les pays de collines, au pied de la mon-
tagne, la terre est divisée en métairies déjà plus grandes, le paysan n'est
plus son propre maître, il est soumis à une foule d'usages et de redevances
d'origine féodale, mais du moins a-t-il une part de produits dont il peut
566 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
disposer à son gré. Dans la basse plaine, où le creusement et l'entretien
des canaux nécessite l'emploi de grands capitaux, les campagnes, quoique
toujours divisées en nombreuses parcelles, appartiennent presque en entier
à de riches propriétaires, qui pour la plupart vivent loin de leurs domaines
et les louent à des métayers. La multitude des cultivateurs resLe donc sans
ressources et travaille à gages sur les terres d'autrui. C'est dans la région la
plus fertile de l'Italie du Nord que vivent les paysans les plus misérables,
les plus souvent décimés par les maladies, les plus insouciants du privilège
de l'instruction. A cet égard, quelle différence entre eux et les montagnards
vaudois des environs de Pignerol ou les habitants de la Valteline ! La pro-
vince de Sondrio, que forme la haute vallée de l'Adda, est parmi toutes les
contrées de l'Italie celle qui a l'honneur de compter dans ses limites la
moindre proportion d'hommes absolument ignares.
Un mouvement d'émigration périodique emmène chaque année un grand
nombre de montagnards des Alpes d'Italie dans les cités de la plaine et
dans les pays étrangers. Suivant un vieux proverbe, « il n'y a point de
contrée dans le monde sans passereaux ni Bergamasques ; » mais ceux-ci,
fort nombreux il est vrai, ne constituent pourtant qu'une faible propor-
tion des montagnards nomades qui vont soutenir loin du pays natal, et
jusqu'en Amérique, le dur combat de l'existence. Les Frioulans, les ri-
verains du lac Majeur et les Piémontais sont parmi les empressés à quitter
les masures paternelles. Les cols des Alpes occidentales, fort dangereux
en hiver à cause de la grande abondance des neiges, ne sont pratiqués
dans cette saison que par des Piémontais descendant à Marseille et dans
les autres villes de la France méridionale ; ils viennent par bandes prendre
part aux travaux publics, à côté des ouvriers français, qui les aiment peu
d'ailleurs, à cause de la baisse des salaires amenée par leur concurrence.
Accoutumés à une abstinence rigoureuse, les Piémontais peuvent se con-
tenter de prix de misère et chassent ainsi les ouvriers provençaux d'un
grand] nombre de chantiers. En Suisse, ce sont aussi des Piémontais qui,
avec les Tessinois, construisent les maisons et remuent la terre pour les
grands travaux publics. Ils émigrent jusqu'en Suède; à Londres, leur
venue a récemment fait cesser la grève des maçons anglais.
A l'exception des importantes mines de fer qui servaient à fabriquer les
armes si renommées de Brescia, et des gisements d'or du val Anzasca, au
pied des Alpes du mont Rose, où du temps des Romains travaillaient jusqu'à
cinq mille esclaves, et qui de nos jours sont encore exploités avec quelque
fruit, l'Italie du Nord n'a guère de veines métalliques d'une grande richesse;,
mais elle a ses carrières de marbre, de gneiss, de granit, de terre à
MINES ET PÊCHERIES DE L'ITALIE SEPTENTRIONALE. 567
poterie et à faïence ; ees travaux miniers occupent des populations entières.
Quant à l'industrie proprement dite, on sait quelle fut jadis son impor-
tance à l'époque des grandes républiques italiennes, on sait à quel degré
de perfection les ouvriers lombards et vénitiens avaient porté la fabrication
des tissus de soie, des velours, des étoffes d'or et d'argent, des tapisseries,
des glaces, des verreries, des faïences, des métaux ouvrés, des objets de
toute espèce qui demandent du goût et de l'habileté de main. La perte de
la liberté fut aussi la ruine de l'industrie; mais de nos jours les tradi-
tions du travail se renouent, surtout pour la fabrication des soieries.
Seulement les manufactures manquent de bois et de houille, cet aliment
presque indispensable des machines ; l'eau des torrents est la grande
force motrice à laquelle les usiniers doivent avoir recours : c'est à l'issue
des vallées alpines que se fondent presque toutes les grandes usines.
Parmi les anciennes industries qui subsistent encore et qui appartiennent
en propre à l'Italie, il faut citer les pêcheries des lagunes de Comacchio.
L'ensemble de l'étang constitue un immense appareil de capture, unique
dans le monde. Le « grau » de Magnavacca, devenu à peu près complète-
ment inutile pour la navigation, sert maintenant de porte d'entrée aux
eaux du canal Palotta, que l'on peut justement désigner sous le nom
d'aorte de l'étang. Ce canal, creusé de 1631 à 1654, apporte les eaux
salées dans l'intérieur du continent et, par d'ingénieuses ramifications de
canaux secondaires, munis de vannes et d'écluses, fait circuler le flot vivi-
fiant jusqu'aux extrémités des lagunes : la grande nappe de Mezzano qui
occupe toute la partie occidentale des valli s'est trouvée ainsi rattachée
aux étangs du littoral, et ses eaux douces se sont changées en eaux salées.
Les divers bassins endigués, dans chacun desquels viennent déboucher les
artères et les artérioles du canal Palotta, sont autant de champs où le poisson
apporté par l'eau marine vient s'ensemencer et se développe à foison; le
labyrinthe à double et triple fond qui donne accès aux hôtes venus du
large ne les laisse plus sortir ; ils restent dans les réservoirs et, quand
arrive la saison de la récolte, c'est par charges entières de bateaux qu'on
les ramasse dans les filets. Spallanzani a vu prendre dans un seul « champ »
et durant une seule nuit plus de 60,000 livres de poisson. Cette énorme
quantité a été quelquefois dépassée; alors on utilise toute la masse de
chair pour les engrais. La population des pêcheurs de Comacchio se
compose d'un peu plus de cinq mille individus, presque tous remarquables
par leur grande taille, leur force, leur souplesse. Ainsi que le fait remar-
quer le pisciculteur Coste, c'est un fait des plus curieux qu'une colonie
tout entière, réfugiée dans l'île solitaire de Comacchio, isolée de toutes
568
NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
les contrées voisines par de vastes lagunes, réduite pour vivre à exploiter
les eaux comme les autres exploitent leurs sillons, soumise à un régime
alimentaire exclusivement formé de trois espèces de poissons, le muge,
l'anguille, l'acquadelle, ait pu traverser une longue série de siècles en
conservant le type de sa race dans un état aussi florissant que les popula-
N° 66. — LAGUNES DE COMACCHIO.
141
daprés la carte de 1 Ji ta l- Major Aul.rich.uni
Ecnelle de 1 290 000
tions des plus riches territoires. Malheureusement les pêcheurs de
Comacchio ne sont pas propriétaires de leurs « champs » : ceux-ci appar-
tiennent à l'État et à de riches particuliers ; les ouvriers, astreints à un
travail fort pénible, vivent dans de grandes casernes au milieu des îlots,
et leurs femmes, leurs mères, n'ont pas même le droit de les visiter; ils
ne retournent à la ville qu'à des époques fixées.
INDUSTRIE ET COMMERCE DE LA VALLEE DU PO.
S 60
L'énorme population de la vallée du Pô, à peine inférieure à celle de
tout le reste de l'Italie continentale, est inégalement répartie suivant les
différences du relief et de la fertilité du sol; mais si ce n'est dans les
hautes et froides régions des Alpes, les habitants sont partout groupés en
bourgades et en cités : du haut d'une tour, c'est par dizaines qu'on voit
N° 67. — l'ÊCHERIES BE COMACCHIO.
Eclielle de 1:78 .000
leurs masses rouges et blanches trancher çà et là sur la verdure ; mais les
hameaux, les villages manquent presque complètement. Les métayers étant
les seuls habitants de la campagne proprement dite, la population rurale
ne peut s'agglomérer, toutes les familles de cultivateurs restent dans l'iso-
lement, tandis que les nombreux propriétaires terriens vivent tous dans les
petites villes et leur donnent une richesse d'aspect que n'ont point les loca-
i. 47
370 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
lités de même importance dans les autres parties de l'Europe. A égalité de
surface, aucune région du continent n'est aussi peuplée que l'Italie du
Nord; si l'on ne tient compte que des contrées agricoles, la Lombardie est la
partie du continent où les villes sont le plus pressées les unes contre les
autres : il faut aller jusque sur les bords du Gange et dans la « Fleur du
Milieu » pour trouver de pareilles agglomérations humaines1.
Les grandes villes y sont aussi fort nombreuses, et parmi ces villes,
presque toutes ont acquis, par leurs monuments, leurs trésors d'art, leurs
souvenirs historiques, un nom considérable parmi les cités de l'univers.
Dans une contrée comme celle du bassin padan, où les agriculteurs sont
partout groupés en multitudes et où les communications ont toujours été
des plus faciles, les centres de population pouvaient se déplacer sans peine,
suivant les hasards des guerres et les diverses vicissitudes de l'histoire. De
là cette foule de villes célèbres comme chefs-lieux d'anciennes républiques
ou comme résidences royales et ducales.
Cependant il est à la base des Alpes et des Apennins des cités qui occu-
pent un emplacement indiqué d'avance par la nature. Ce sont les localités
placées aux- débouchés des passages de montagnes et servant à la fois
d'entrepôts naturels pour le commerce et de sentinelles militaires. Ainsi
l'antique Ariminum, la Rimini moderne, située à l'angle méridional de
la grande plaine du Pô, gardait à l'époque romaine l'étroit littoral ouvert
entre l'Adriatique et la base des Apennins. C'est là que se trouvait l'entrée
de l'Italie du Nord. La voie Flaminienne, descendue des montagnes, y
atteignait la mer; la voie Emilienne, qui est encore aujourd'hui la grande
ligne de communication entre le Piémont et l'Adriatique, y prenait son
point de départ ; là aussi commençait la voie qui suivait le littoral en se
dirigeant sur Ravenne. Plus tard, lorsque Rome n'était plus la capitale de
la Péninsule et du monde, et que l'Italie était encore divisée en Etats
ennemis, les villes situées à l'entrée de la plaine du côté du sud et aux
passages du Pô, Bologne, Ferrare, avaient aussi une grande importance
stratégique. Plaisance, placée au défilé du Pô, entre le Piémont et l'Emilie,
tfst encore une place de guerre de premier ordre ; Alexandrie, située près
du confluent duTanaro et de la Bormida, dans une plaine des plus fameuses
Piémont. ,
Lombardie,
Vénctie. .
Emilie . .
Population
Populalion
Superficie.
à la fin de 1878 .
kilométrique
29,286 kil. car.
5,777,200 hab.
129 hab.
25,527 »
3,625,000 »
154 »
25,464 »
2,790,500 »
119 >»
20,515 »
2,187,000 »
12,577,500 hab.
107 »
96,792 kil. car.
127 hab,
CITÉS DE LA VALLu-E DU PO.
571
par ses batailles sanglantes, était également destinée à devenir une formi-
dable citadelle, quoique par dérision elle porte encore le nom d'Alexan-
drie de « la Paille ». Enfin, dans le voisinage de la France et de l'Autriche,
chaque vallée possédait à son issue un verrou de fermeture : Vinadio, Châ-
teau-Dauphin, Pignerol, Fenestrelle, Suse et d'autres places, devenues
intenables pour la plupart à cause de la grande puissance de l'artillerie
moderne, étaient les forteresses, si souvent tournées, qui devaient protéger
l'Italie contre ses puissants voisins.
lD0io'E.deGp
N° 68. ISSUES DE LA VALLÉE DE L ADIGE
S7
W~
10° 3,o' E. de O
d'^rès la Carte de lEtat-major AuùicMen.
Echelle de 397.000
olGL
Mai'a.is
Rizières
Mais depuis la ruine de l'empire romain le débouché des Alpes qu'il fut
toujours le plus indispensable de mettre en état de défense est celui qui
descend du Brenner. Au point de vue militaire, les plaines qui s'étendent
au sud du lac de Garde, des bords du Mincio à ceux de l'Adige, sont le
point faible de l'Italie. L'histoire l'a bien prouvé. Les populations paci-
fiques des campagnes avaient eu beau vouer aux dieux le passage du
Brenner et le mettre solennellement sous la protection des tribus limi-
trophes, les hordes guerrières droutre-mont ne se laissèrent point arrêter
par des autels ; trop souvent, comme un fleuve qui s'épanche par-dessus
une écluse trop basse, elles descendirent en torrent dans les plaines de
l'Italie, pillant les villes et massacrant les hommes. Nulle région de la
572 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
terre n'est plus teinte de sang. Jusque clans la dernière moitié de ce siècle
les débouchés de la haute vallée de l'Adige ont été le principal théâtre des
batailles qui se livraient pour la possession de l'Italie. Pas une ville, pas
un village de cet étroit district qui ne soit devenu tristement célèbre dans
l'histoire de l'humanité : c'est là que se trouvent les champs de bataille et
de mort de Castiglione, de Lonato, de Rivoli, de Solferino, de Custozza.
Lorsque les Autrichiens possédaient la Lombardo-Vénétie, ils avaient eu soin
de fortifier les abords de la grande porte de l'Adige par les quatre formi-
dables citadelles dites du quadrilatère, Vérone, Peschiera, Mantoue, Le-
gnago, et par un grand nombre d'autres ouvrages moins importants : c'é-
taient les « clefs de la maison». L'Italie, redevenue maîtresse chez elle, les
a reprises; la porte lui était fermée; maintenant elle l'est contre l'Autriche.
Les mêmes conditions de sol qui assuraient d'avance une grande impor-
tance stratégique aux débouchés des Alpes et des Apennins devaient aussi
leur donner un rôle considérable dans l'histoire du commerce : places de
guerre et villes d'échanges ne pouvaient se placer qu'à la descente des
cols, les unes pour surveiller jalousement le passage, les autres au
contraire pour recevoir avec joie les voyageurs et les marchandises,
source de leurs richesses. Toutefois, génie militaire et commerce ne se
plaisant guère dans le voisinage l'un de l'autre, les entrepôts d'échanges
se sont établis pour la plupart de manière à jouir des avantages que
présentent les grands chemins naturels des peuples, tout en évitant les
tracasseries et les périls que l'état de guerre ou de paix armée entraîne
toujours avec lui. L'ordre d'importance des villes commerciales se trouve
naturellement réglé par le nombre des passages fréquentés qui viennent y
aboutir. Une localité située sur une seule de ces giandes routes n'est
qu'une simple étape; au débouché de deux ou de trois cols, elle devient
déjà un centre de population et de richesses; au point de joncLion d'un
plus grand nombre de chemins, c'est une capitale. Ainsi Turin, vers
laquelle convergent toutes les routes traversières des Alpes, du massif du
mont Blanc à la racine des Apennins, est par sa position même un des
points vitaux du commerce européen. Milan, où viennent aboutir les sept
grandes routes alpines du Simplon, du Gothard, du Bernardin, du Splûgen,
du Julier, de la Maloya, du Stelvio, est également un emporium nécessaire;
de même Bologne, que des marais et le lit du Pô, difficile à franchir, sépa-
raient autrefois des Alpes, mais que des chemins de fer rattachent mainte-
nant à tous les grands cols de l'hémicycle des montagnes; c'est là que vien-
nent se réunir les lignes de Yienne, de Paris, de Marseille et de Naples.
Sans la création des routes, la vallée du Pô n'aurait jamais eu dans
CITÉS DE LA VALLEE DU PO,
37J
l'histoire de l'Europe l'importance relative qu'elle possède. La haute
muraille elliptique des Alpes la séparait complètement de la France, de la
Suisse et de l'Allemagne, tandis qu'au sud le rempart moins élevé des
Apennins rendait les communications difficiles avec les vallées du Tibre et
de l'Arno ; le pays n'était ouvert que du côté de la mer Adriatique, en face
d'un rivage escarpé, sauvage, encore de nos jours habité par des popu-
lations demi-barbares. Dans tout le continent de l'Europe il n'est pas de
région naturelle qui soit plus enfermée, dont l'enceinte soit plus haute et
plus difficile à franchir, du moins pour les habitants de la plaine inféV
N° 69. PASSAGES DES AI.PES.
Echelle de 1 : 2.S00.00O
100 kilomètres
ricure; mais l'ouverture des grandes routes carrossables et des chemins de
fer a changé tout cela, et l'Italie du Nord est devenue pour le commerce de
l'Europe un des principaux centres d'appel et de répartition. Par Venise,
elle tient l'Adriatique ; par les voies ferrées des Apennins, elle a Gênes,
Savone, le golfe de Spezia et la mer Tyrrhénienne ; elle commande
à la fois les deux mers qui baignent l'Italie. Le chemin de fer de
Modane, ceux du Brenner et du Semmering font converger vers la basse
Lombardie une partie des échanges de la France, de l'Allemagne, de
l'Autriche; bientôt d'autres lignes du grand réseau européen, descendant
dePontebba, du Saint-Gothard, du mont Genèvre, du col de Tende, vont
s'unir comme au centre d'une immense zone dans les cités florissantes de
374 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
la vallée du Pô. La position de plus en plus centrale que cette convergence
des routes assure à la contrée, contribue avec la merveilleuse fécondité de
ses campagnes et ses autres privilèges à faire de l'Italie du Nord une des
parties les plus vivantes du grand organisme de l'Europe. L'histoire, c'est-
à-dire le travail humain, a modifié la géographie primitive : ce n'est plus
dans Rome, c'est dans l'ancienne Gaule cisalpine que se trouve désormais
le vrai centre de la Péninsule. Si pour le choix d'une capitale les Italiens
avaient considéré l'importance réelle dans le monde du travail et non les
traditions du passé, au moins quatre cités de la plaine du nord, Turin,
Milan, Venise, Bologne, auraient pu briguer l'honneur d'être la « première
entre leurs pareilles».
Turin, quoique fort ancienne et jadis brûlée par Hannibal, est cependant,
en comparaison des autres cités d'Italie, une ville moderne, et ses rues
larges, régulières, coupées à angles droits, la font ressembler aux capitales
improvisées des Etats du Nouveau Monde ; avant d'avoir été choisie comme
résidence ducale, c'était une toute petite ville de province. C'est que du
temps des Romains, et même pendant une partie du moyen âge, le grand
chemin de la Péninsule vers les Gaules suivait le littoral du golfe de Gênes.
Le passage du mont Genèvre était relativement assez fréquenté, les anciens
documents le prouvent, mais il n'en est pas moins vrai que, lorsque le mou-
vement des échanges entre les deux versants des Alpes se fut déplacé dans
la direction du nord-ouest, le manque de larges routes frayées à travers les
rochers et les neiges faisait hésiter les voyageurs entre les divers cols des
Alpes, de l'Argentière au Grand-Saint-Bernard ; nulle issue des hautes val-
lées ne pouvait prendre d'importance prépondérante dans le commerce de
l'Italie. D'ailleurs les Alpes étaient fort redoutées par les voyageurs, et
la part de trafic qui revenait à chacun des bourgs situés au débouché
des passages était bien peu de chose. Cependant des villes d'étapes, presque
toutes entourées de vieux remparts en briques roses, se trouvaient à la des-
cente de chacun des cols, de même qu'à l'issue des sentiers de l'Apennin :
Mondovi, la triple ville bâtie sur trois cimes ; Coni (Cuneo), si bien placée
sur sa terrasse triangulaire, entre la Slura et le Gesso, où s'écoulent les
ruisseaux d'eau sulfureuse, toujours fumante, de Valdieri ; Saluées, qui s'é-
lève en pente douce à la base des contre-forts du Viso; Pignerol (Pinerolo),
que domine son ancien château fort, si souvent employé comme prison d'E-
tat; Suse, porte italienne du mont Cenis ; Aoste, riche encore en débris de
l'époque romaine ; Ivrea, bâtie sur l'emplacement de l'ancien glacier des-
cendu du mont Rose ; Biella, enrichie par ses 550 manufactures de lainages,
Les villes situées plus bas dans la plaine, au point de rencontre de plusieurs
CITÉS DE LA VALLÉE DU PO. 375
routes alpines, devaient aussi prendre une certaine importance locale. Telles
sont, dans le haut Piémont, Fossano, qui possède une fonderie de canons, à
la jonction des routes de Mondovi et de Guneo; Savigliano, où les chemins
des vallées de la Macra et du Pô s'ajoutent aux précédentes; Carmagnola, où
vient aboutir en outre la principale route des Apennins. Dans le Piémont
oriental, la ville la plus populeuse est Novare, située au débouché commer-
cial du lac Majeur, au milieu des campagnes les plus fertiles qui en font le
principal marché des céréales à l'ouest de la Lombardie. Vercelli, bâtie sur
la Sesia, au-dessous du confluent de toutes les rivières qui descendent des
massifs du mont Rose, jouit d'avantages semblables à ceux de Novare; Ca-
sale, l'ancienne capitale du Montferrat, occupe un des passages du Pô, dont
elle défend les abords en temps de guerre par ses fortifications.
Grâce à sa position centrale entre toutes ces villes du haut et du bas Pié-
mont et à la convergence dans ses murs de tous les chemins des cols, Turin
est devenu le centre naturel du commerce de la haute vallée du Pô jus-
qu'au Tessin. On sait combien le mouvement des échanges s'est accru au
profit de cette ville, surtout depuis qu'elle est débarrassée du périlleux hon-
neur d'être capitale de royaume; le vide laissé par la cour et les hautes ad-
ministrations a été comblé, et au-delà, par les immigrants qu'y ont amenés
les chemins de fer. Ses bibliothèques, son beau musée, ses grandes écoles,
ses diverses sociétés en font aussi l'un des centres intellectuels de la Pénin-
sule; par ses manufactures de soieries et de lainages, ses papeteries, ses fa-
briques diverses, elle occupe aussi l'un des premiers rangs en Italie. En outre
elle a d'admirables sites dans les environs : par la colline de la Superga, si-
tuée à quelques kilomètres à l'est et dominée par une somptueuse église, elle
commande le plus beau panorama des Alpes italiennes. Dans la grande ban-
lieue, de nombreuses petites villes, bien connues par leurs châteaux, leurs
parcs, leurs villas de plaisance, Moncalieri,Chieri,Garignano, offrent encore
de plus beaux paysages que Turin : lieux de villégiature pour les habitants
de la capitale, ils participent à sa prospérité. Quant aux villes situées dans le
bassin du Tanaro, au sud du massif des collines de Turin, elles forment un
groupe naturellement distinct et possèdent un rôle géographique spécial : ce
sont les intermédiaires naturels entre la haute vallée du Pô, la Lombardie
et les côtes génoises. Alexandrie (Alessandria), place de guerre d'une régu-
larité maussade, qui a remplacé comme point stratégique Torlone et Novi,
situées dans la môme plaine, est le centre de convergence de huit lignes de
chemin de fer et par conséquent l'une des villes de l'Italie où s'opère le plus
grand mouvement de passage. Les cités voisines, Asti, fameuse par ses vins
mouss*eux, et Acqui, célèbre depuis l'époque romaine par ses abondantes
376
NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
sources thermales, sont aussi des localités importantes de commerce. Les
israéli tes d'Acqui, au nombre d'environ 500, ne sont plus relégués dans
leur ancien ghetto et possèdent une grande partie des richesses du pays.
La capitale de la Lombardie, Milan, est à tous les points de vue l'une
des têtes de l'Italie : par sa population, y compris ses faubourgs, elle n'est
inférieure qu'à Naples ; par son commerce, elle ne le cède qu'à Gênes; par
son industrie, elle égale ces deux villes; par son mouvement scientifique et
littéraire, elle est probablement la première des cités entre les Alpes et
la mer de Sicile. Dès les origines de l'histoire, Milan, débouché naturel des
deux lacs Majeur et de Como, nous apparaît comme une ville celtique im-
portante, et depuis les avantages de sa position lui ont assuré tantôt l'un
des rangs les plus élevés, tantôt la prépondérance parmi toutes les autres
cités de l'Italie du Nord. Au moyen âge on lui donnait le nom de « seconde
Rome » à cause de sa puissance ; elle avait déjà 200,000 habitants à la fin
du treizième siècle, tandis que Londres n'en avait encore que la sixième
partie. Les eaux manquaient à Milan, car elle ne possédait que le faible
ruisseau d'Olona; elle s'est donné de véritables fleuves dans le Naviglio
Grande et la Martesana, qui lui apportent près de deux fois plus d'eau que
la Seine n'en roule à Paris dans la saison d'étiage. Elle s'était construit
aussi des monuments magnifiques, mais la plupart d'entre eux ont péri
pendant les guerres si nombreuses qui ont dévasté le Milanais ; presque
dans son entier la ville a pris l'aspect d'une des cités modernes de l'Europe
occidentale. Son édifice le plus fameux, le « Dôme », n'est, au point de
vue de l'art, qu'un énorme travail de ciselure, un bijou hors de toute
proportion ; mais par la beauté des matériaux employés, par le fini des
détails, par la foule prodigieuse des statues, que l'on dit être au nombre
de sept mille, cette cathédrale est bien une des merveilles de l'architecture.
Elle possède non loin du lac Majeur, près des bouches de la Toçe, deux
grandes carrières, l'une de marbre blanc, l'autre de granit, qui depuis
la fin du quatorzième siècle servent uniquement à la construction et à l'en-
tretien de l'immense édifice.
1 Principales communes du Piémont :
Turin (Torino) (1er janv. 1879). 214,200 hab.
Alessandria
Asti
Novare (Novara)
Casale Monferrato
Verceil (Vercelli)
Coni (Cuneo)
Mondovi
(1872)
59,250
53,650
51,150
27,275
26,700
21,850
17,700
Savigliano (1872)
Pignerol (Pinerolo) »
Fossano »
Saluées (Saluzzo) »
Chieri »
Tortone (Tortona) »
Carmagnola »
Novi »
17,000 »
16,500 hab.
16,500 »
16,400 »
16,000 »
13,700 »
15,000 »
12,400. »
CITÉS DE LA VALLÉE DU PO. 577
Fière de son passé, confiante dans ses destinées, la capitale de la
Lombardie tient à honneur de ne jamais obéir servilement aux impulsions
du dehors ; elle a ses opinions, ses mœurs, ses modes particulières, et tout
ce qu'elle accepte de l'étranger reste imprimé d'un sceau d'originalité
locale. De même chacune des villes qui se pressent dans la plaine
lombarde cherche à garder son caractère propre. Toutes s'attachent à
leurs anciennes traditions et se glorifient de leurs annales. Como, à l'issue
de son beau lac, est l'antique cité libre, rivale de Milan, enrichie aujour-
d'hui par ses filatures de soie et par les produits de la Brianza ; Monza,
entourée de parcs et de maisons de campagne, est la ville du couronne-
ment ; Pavie, « aux cinq cent vingt-cinq tours » aujourd'hui renversées, se
rappelle qu'elle fut la résidence des rois lombards et montre avec orgueil
son Université, l'une des premières en date de l'Europe, et dans le voisi-
nage sa magnifique Chartreuse, merveille de la Renaissance, et le couvent
le plus somptueux de l'Italie; Vigevano, de l'autre côté du Tessin, a son
beau château et dans les campagnes environnantes les plus belles cultures
de la contrée; Lodi, encore fort commerçante, fut au onzième siècle la cité
la plus puissante de l'Italie après Milan et soutint contre elle de terribles
guerres d'extermination ; Crémone, vieille république qui fut également en
lutte avec Milan, se vante de son torrazzo de 121 mètres, qui fut la plus
haute tour du monde avant la construction des grandes cathédrales go-
thiques ; Bergame, dominant de sa colline les riches plaines du Brembo et
du Serio, dit être, comme si Florence n'existait pas, la ville de l'Italie la
plus féconde en grands hommes; plus orgueilleuse encore, Brescia, la
ville des armes, se proclame la mère des héros.
Mantoue, située sur le Mincio et l'une des cités fortifiées du quadrilatère,
peut être considérée comme en dehors de la Lombardie proprement dite,
bien qu'elle lui appartienne politiquement. Cette ville, où les Israélites sont
plus nombreux en proportion que dans les autres cités non maritimes de
l'Italie, est surtout une grande forteresse militaire ; elle a singulièrement
perdu de son ancienne activité commerciale; ses marais, ses bois, ses ri-
zières, ses fossés d'écoulement, ses canaux fortifiés, tout son labyrinthe d'eaux,
exceptionnel même dans l'humide Lombardie, éloignent les habitants de la
patrie de Virgile. Enfin les villes situées dans le cœur des montagnes, telles
que Sondrio, le chef-lieu de la Yalteline, sur la haute Adda, et la char-
mante Salo, aux maisons de campagne éparses au milieu des bosquets de
citronniers, sur les bords du lac de Garde, ont aussi leur physionomie toute
spéciale, bien distincte de celle des cités de -la plaine lombarde.
Les grandes villes d'outrc-Pô, dans l'Emilie, ont pour la plupart moins
i. 48
378
NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
de caractère que celles de la plaine lombarde1, sans doute parce qu'elles se
trouvent sur le parcours de la voie Emilienne, à la base des Apennins, et
que le mouvement incessant des marchands et des soldats a effacé ce qu'elles
avaient d'original ; Plaisance, curieuse par ses monuments et ses souvenirs,
et fort importante comme intermédiaire d'échanges entre le Piémont, la
Lombardie et l'Emilie, est une ville de guerre assez triste ; Parme, an-
N° 70. — LACS ET CANAUX DE MANTOUE.
f>af>rtie Z'li&tf.-Afa/'<?r s/utricfizeris
cienne résidence princière, a sa riche bibliothèque, son musée, et dans ses
églises les merveilleuses fresques du Corrège; Reggio, autre étape impor-
tante de la voie Emilienne, n'a plus la célèbre Nuit du Corrège, qui fut
1 Principales communes de la Lombardie :
Milan (Milano)avec
banlieue (1879) 287,900 hab.
Bergame (Bergamo) » 35,600 »
Brescia » 34,150 »
Pavie (Pavia) » 27,650 »
Vigevano
Monza (1879) 26,300 ha]
Crémone (Cremona) » 25,700 »
Lodi » 25,500 »
Wantoue (Mantova) » 24,825 »
Como » 24,250 »
(1872) 19,500 hab.
CITÉS DE LA VALLÉE DU PO. 579
avec l'Ariostele plus illustre des enfants du pays; Modène, qui était naguère
comme Parme, la capitale d'un duché, a aussi son musée, dans lequel se
trouve la fameuse table alimentaire de Yeleia, l'un des plus importants mo-
numents épigraphiques de l'Italie; elle possède aussi la précieuse collection
de livres et de manuscrits dite bibliothèque Estense. La capitale actuelle de
l'Emilie, la Felsina des Étrusques, Bologne la « Docte », patrie de Galvani,
a mieux gardé son originalité : elle est restée l'une des cités les plus cu-
rieuses de l'Italie par son vieux cimetière étrusque, ses trésors archéolo-
giques, ses palais, ses édifices du moyen âge, ses deux tours penchées, dont
l'inclinaison augmente légèrement de siècle en siècle. Elle a pris pour sa
devise le mot libertas. Bologne, comme centre commun de toutes les voies
ferrées qui descendent des Alpes et des Apennins, jouit actuellement d'une
grande prospérité commerciale et sa population s'accroît rapidement. Si les
Italiens n'avaient eu à se laisser guider pour le choix d'une capitale que par
des considérations économiques, nul doute qu'ils n'eussent choisi Bologne
comme le point vital par excellence de la Péninsule. 11 est malheureux que
les campagnes avoisinantes soient si fréquemment dévastées par le Beno :
ce sont les désastres causés par les inondations qui ont fait perdre à Bologne
son ancien titre de « Grasse ».
Non loin de Bologne, ranimée par le commerce, d'autres anciennes capi-
tales restent dans un abandon relatif et n'ont plus que des édifices pour
attester leur ancienne gloire. Ferrare, devenue fameuse parle séjour de l'A-
rioste et par toutes les atrocités de la maison d'Esté, est déchue depuis que
le Pô a cessé d'y couler pour développer son cours beaucoup plus au nord ;
cependant la population de sa commune aux maisons éparses est encore fort
considérable. Bavenne est l'ancienne « Borne » d'Honorius et de Théodoric le
Goth ; choisie comme capitale d'empire à cause de la difficulté de ses abords
marécageux, la résidence que les exarques d'Italie ont remplie de beaux édi-
fices bysantins, si curieux et même uniques dans l'histoire de l'art italien
par leur style d'architecture et leurs admirables mosaïques, a été délaissée,
non par le fleuve, mais par un golfe de la mer elle-même; elle se trouvait
du temps des Bomains en communication directe avec l'Adriatique, et main-
tenant elle ne s'y rattache que par un canal artificiel de 1 1 kilomètres de
longueur, accessible aux navires de 4 mètres de tirant d'eau, et le port de
Corsini, également dû au travail de l'homme; les anciens ports romains ont
complètement disparu. Les édifices de Bavenne se sont sensiblement enfon-
cés dans le sol meuble; le baptistère du quatrième siècle, notamment,
s'est abaissé de 3 mètres au-dessous du niveau des rues modernes, et l'on
propose maintenant de soulever le monument tout entier. Quant à l'ancienne
580 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
ville étrusque d'Adria, située au nord du Pô, dans le Vénitien, il y a plus de
deux mille ans déjà qu'elle ne mérite plus de donner son nom à la mer voi-
sine. Elle en est éloignée d'environ 22 kilomètres, mais il n'est pas exact
de dire qu'à l'époque romaine la mer se trouvât dans le voisinage immédiat.
Le nom môme que l'on donnait à Àdria, « ville des Sept Mers, » prouve
qu'elle était environnée d'étangs. C'est probablement aussi à un port lacus-
tre ou de rivière qu'un des villages situés dans la plaine, à la base des col-
lines Euganéennes, doit son nom de Porto. La bourgade de Copparo, située
dans la Polesina de Ferrare, aux abords des grands marais non encore des-
séchés de la vallée inférieure du Pô, qui fourmillent de vipères, ne doit sa
population de près de 50,000 habitants qu'à l'énorme superficie de la com-
mune, d'environ 40,000 hectares. Cento, patrie du Guerchin, est aussi un
gros bourg, de plus de 20,000 habitants.
Les villes populeuses et célèbres par les événements de l'histoire se pres-
sent dans l'angle méridional de la plaine, dite de la Romagne, entre les
Apennins et la mer. Imola, fort riche en eaux minérales, dresse ses tours
d'enceinte crénelées au bord du Santerno ; Lugo, « la ville des belles Roma-
gnoles, » est au centre même de la région du Ravennais et, grâce à sa posi-
tion, est devenue un marché de denrées fort animé ; Faenza, traversée par la
voie Emilienne, inflexiblement droite, est plutôt une ville agricole qu'un
centre industriel, quoiqu'elle ait donné son nom aux faïences, qui enrichis-
sent maintenant tant de districts de la France et de l'Angleterre; Forli,
chef-lieu de province, est, après Rologne, la cité la plus populeuse de la base
des Apennins de Romagne ; Cesena est connue surtout par ses gisements de
soufre et le chanvre de ses campagnes; enfin Rimini, où la voie Emi-
lienne atteint le littoral, a gardé quelques ruines romaines, et notamment
la porte triomphale qui indiquait l'entrée de toute l'Italie du Nord1. La
population de cette contrée est peut-être la plus solide et la plus énergique
de toute la Péninsule. Les Romagnols ont des passions violentes et de la
force pour les servir. Ils sont une race de héros ou de criminels.
Plusieurs cités de la Yénétie sont d'importants chefs-lieux de provinces :
Padoue, si riche en précieux monuments de l'art, la ville d'université et
1 Principales communes de l'Emilie au 1er janvier 1879 :
Cesena 37,725 hab.
Faenza 36,600 »
Rimini 55,700 >'
Plaisance (Piacenza). . 31,550 »
Copparo 29,500 »
Imola 28,500 »
Lugo 26,450 »
Cento 20,300 hab.
Bologne (Bologna). .
112.000 hab
Ferrare (Ferrara). .
75,500 »
Ravenne (Ravenna). .
60,650 »
Modène (Modena) . . .
56,300 »
50,550 »
Parme (Parma). . . .
41,100 »
Forli
39,450 »
VENISE.
381
N° 71. PALMANOVA.
.Echelle Aï !" 86400
l'ancienne rivale de Venise; Vicence, qu'embellissent les monuments bâtis
par Palladio; Trévise, sur la Sile; Bellune, dans la haute vallée de la Piave;
Udine, où l'on montre une haute butte de terre qu'aurait fait élever Attila
pour contempler l'incendie d'Aquilée. Palmanova , sur les frontières de
l'Austro-Hongrie, est une place forte, la plus régulière du monde ; elle a
la forme d'une croix d'honneur enjo-
livée de dessins en relief. Bien autre-
ment puissante, la cité militaire de Vé-
rone, à l'autre extrémité du territoire
vénitien, a pris une grande part dans
l'histoire de l'Italie; mais comme ville
de commerce et d'industrie elle est
fort déchue de son antique prospérité.
Très au large dans son enceinte de
murs et de bastions, elle n'a plus une
population suffisante pour expliquer
la multitude de ses beaux édifices pu-
blics du moyen âge et les énormes di-
mensions de son amphithéâtre romain,
où cinquante mille spectateurs peuvent
s'asseoir à la fois. Mais de toutes les cités de la Vénétie, celle qui s'est peut-
être le plus amoindrie en comparaison de son passé, c'est Venise elle-même,
la « reine de l'Adriatique » .
Venise est une ville fort ancienne. Des restes de constructions romaines,
retrouvés dans l'île de San Giorgio au-dessous du niveau de la mer et cités
en témoignage de ce phénomène curieux de l'affaissement graduel des
lagunes vénitiennes, ont également prouvé, contrairement à l'opinion
générale, que les îlots boueux du golfe étaient peuplés avant l'invasion des
Barbares ; ces terres à demi émergées ont pu servir de lieu de refuge aux
populations riveraines, précisément parce qu'elles offraient des ressources
comme entrepôts de commerce. Toutefois la vraie Venise date seulement
du commencement du neuvième siècle, époque à laquelle le gouvernement
de la république maritime s'installa dans la grande île. On sait quelle fut
la prodigieuse fortune de la ville habitée par les descendants des anciens
Venètes. Située, comme elle l'est, dans une région intermédiaire, à la fois
séparée de la mer par les lidi et de la terre ferme par des estuaires et des
espaces fangeux, Venise avait l'inappréciable privilège, pendant les inces-
santes guerres qui désolaient l'Europe, d'être à peu près inattaquable par
tout ennemi venu du continent ou débarqué de la mer. Elle, de son côté,
382 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
pouvait à son gré envoyer des expéditions de commerce ou de guerre sur
tous les rivages de la Méditerranée pour y fonder des comptoirs ou des
forteresses. De toutes les républiques commerçantes de l'Italie, c'est celle
qui, après bien des lattes soutenues avec le plus ardent patriotisme, devint
la plus puissante et la plus riche. C'est d'ailleurs celle qui avait la meil-
leure position pour la facilité des échanges. Disposant des avantages d'un
flux de marée plus élevé que celui de la plupart des parages méditerra-
néens, Venise se trouve à peu près au centre des régions qui constituaient
au moyen âge tout le monde commercial ; en outre, la position qu'elle
occupe, à l'extrémité de l'Adriatique, non loin de la partie des Alpes où le
seuil des monts s'abaisse entre les plateaux de l'Illyrie et les crêtes nei-
geuses de la Carinthie et du Tirol, lui permettait de communiquer facile-
ment avec tous les marchés de l'Allemagne, des Flandres, de la Scandi-
navie. En contact avec des hommes de tout pays, le Vénitien voyait les
étrangers sans préjugé de haine : il accueillait les Arméniens, il faisait
même alliance avec les Turcs. A l'époque des croisades, la république de
Venise était le plus respecté des États de l'Europe, celui qui, par l'absence
de tout fanatisme religieux, avait le rôle politique le plus impartial, et
dont les ambassadeurs avaient le plus d'autorité. Mais cet ascendant était
soutenu par une énorme puissance matérielle. Venise posséda jusqu'à
trois cents navires de guerre montés par trente-six mille marins, et les
richesses du monde, acquises par le trafic légitime, apportées en tributs
ou ravies par la conquête, vinrent s'entasser dans ses deux mille palais et
ses deux cents églises ; un seul de ses îlots eût acheté un royaume
d'Afrique ou d'Asie. Sur un fond de boue, où jadis le pêcheur posait avec
précaution sa cabane de branchages, s'était dressée une ville somptueuse,
la plus belle de l'Occident. Des forêts entières de mélèzes, coupées sur les
montagnes de la Dalmatie , avaient servi à consolider le sol ; plus de
quatre cents ponts de marbre réunissaient d'îlot en îlot le réseau des rues
et des places, et de superbes digues de granit, construites « avec l'argent
de Venise et l'audace de Rome » défendaient la ville merveilleuse contre,
les fureurs de la mer. Les splendeurs de l'industrie et les magnificences de
l'art contribuaient à faire de Venezia la Bella une cité sans égale.
Mais les découvertes géographiques, auxquelles Venise elle-même avait
pris, par ses navigateurs et ses caravanes de commerce, une si large part,
vinrent porter un coup décisif à la puissance de la ville italienne. La
Méditerranée cessa d'être la mer commerciale par excellence, et la circum-
navigation de l'Afrique, la découverte du Nouveau Monde reportèrent sur
les bords de l'Atlantique boréal le siège du grand commerce. Désormais
- —
VENISE. 585
Venise était condamnée à dépérir ; le chemin des Indes ne lui appartenait
plus, et du côté de l'Orient le pouvoir grandissant des Turcs limitait étroi-
tement le cercle de son marché. Toutefois elle disposait encore de telles res-
sources et son organisation était si forte, que la cité put maintenir son indé-
pendance plus de trois siècles après la perte de ses comptoirs. Elle ne suc-
comba que par le déplorable abandon d'un allié, le général Bonaparte.
La période de sa plus grande décadence est celle du régime autrichien ;
en 1840 la ville n'avait plus même cent mille habitants ; des centaines de
ses palais étaient en ruines ; l'herbe croissait sur ses places et les algues
encombraient les marches de ses quais. Depuis, la prospérité est revenue
peu à peu. La ville, rattachée au continent par un des ponts les plus remar-
quables du monde, puisqu'il n'a pas moins de 222 arches et que sa lon-
gueur dépasse 5,600 mètres, peut expédier directement les denrées et les
marchandises reçues de l'intérieur; ses ports, sans avoir autant d'activité
que celui de Trieste, et récemment privés de la franchise qui leur permet-
tait de faire concurrence à leur rivale istriote, ont pourtant un commerce de
cabotage et d'escale fort sérieux, surtout depuis que la vapeur se substitue
graduellement à la voile; le mouvement des navires y égale à peu près la
moitié de celui de Gênes1. Enfin la fabrication des glaces, des dentelles,
• et d'autres industries donne une vie nouvelle à Venise et aux villes an-
nexes des lagunes, Malamocco, Burano, Murano, Chioggia : des milliers
d'ouvriers y sont toujours employés à fondre les verres émaillés et ces ver-
roteries multicolores qui s'expédient dans toutes les parties du monde et
servent de monnaie dans certaines contrées de l'Orient et au centre de l'A-
frique. D'ailleurs, quoique bien inférieure en population et en activité à ce
qu'elle fut jadis, Venise n'a-t-elle pas toujours ce qui la fait tant aimer par
les artistes et les poètes, son doux climat, son beau ciel, sa vie joyeuse, ses
fêtes, la place Saint-Marc, la statue équestre de Corleone, et dans ses palais
d'une architecture à la fois italienne, byzantine et mauresque , les
admirables toiles de ses grands maîtres, Titien, Tinforet, Véronèse2?
1 Mouvement du port de Venise :
1865 499,000 tonnes.
1867 670,000 »
1871 (5,180 navires) 743,000 »
1874 (départem. maritime entier). 1,145,500 »
Valeur des échanges par terre et par mer (1869) 514,000,000
2 Communes de ta Vénétie contenant plus de 15,000 habitants au 1er janvier 1879 :
Venise (Venezia) . . . 125,275 » Udine . ; 28,600 hab.
Padoue (Padova). . . . 66,200 » Trévise (Treviso). . . 28,450 »
Vérone (Verona) . . . 65,700 » Chioggia 27,650 »
Vicence (Vicenza) . . . 57,250 » Bellune (Belluno). . . 15,000 »
i. • 49
386 NOUVELLE GÉOGBAPIIIE UNIVERSELLE
ni
LIGURIE OU RIVIERE DE GENES.
En comparaison du large bassin où s'unissent les eaux du Pô et de ses
affluents, la Ligurie n'est qu'une étroite bande de littoral, un simple
versant de montagnes ; mais son peu d'étendue ne l'empêche pas d'être
une des régions de l'Italie les mieux délimitées par la nature, l'une de
celles qui se distinguent le mieux par leurs traits géographiques, et dont
les populations ont eu en conséquence le plus d'originalité dans leur
histoire. Au bord de leurs grèves, que domine l'âpre muraille des Apennins,
les Génois devaient vivre d'une vie longtemps distincte de celle des autres
habitants de la Péninsule1.
Du nord au sud, de la plaine padane au littoral méditerranéen, le
contraste est complet ; mais de l'ouest à l'est, de la Provence à la Toscane,
le changement n'a rien de brusque. 11 n'y a point de limite de séparation
apparente entre les Alpes et les Apennins. La transition de l'un à l'autre
système orographique se fait par gradations insensibles. Quand, au delà
des Alpes Maritimes, on suit les montagnes dans la direction de l'orient,
on leur voit prendre peu à peu l'aspect général des Apennins : le rem-
part, abaissé de distance en distance par de larges dépressions, se continue
régulièrement autour du golfe de Gênes, sans un seul changement de struc-
ture qui permette de dire qu'en cet endroit d'autres lois ont présidé à la
formation du relief. Quoique bien différents dans leur ensemble, Alpes et
Apennins sont aussi intimement unis que peuvent l'être tronc et rameau.
Si l'on considère l'orientation de l'axe comme le fait capital, l'Apennin
ligure commence sur la frontière de France, vers les sources de la Tinée et
de la Vésubie : ainsi que l'ont établi les recherches de M. Titre, c'est là que
l'arête principale des Alpes françaises et celles des montagnes provençales
et liguriennes, très rapprochées clans la partie sud -occidentale, s'écartent
en laissant entre elles la grande vallée d'érosion où serpentent le Pô et
ses affluents. Si la hauteur des cimes, les gazons des plateaux supérieurs,
les neiges persistantes et les glaciers devaient être regardés comme les signes
1 Lisrurie, avec quelques districts situés au nord des Apennins :
Superficie. Population en 1879. Populatic kilométrique.
5,324 kil. car. 886,900 hab. 167 hab.
MONTAGNES DE LÏGURIE. 587
distinctifs du système alpin, alors le lieu d'origine des Apennins se trouverait
à l'est du massif de Tende, car les belles montagnes du Clapier, de la
Fenêtre, de la Gordolasque, dont l'élévation atteint çà et là 3,000 mètres,
ressemblent aux Alpes parleurs pâturages, leurs petits lacs entourés de ver-
dure, leurs torrents, leurs « clapiers », leurs forêts de sapins, leurs ava-
lanches; ils ont même des glaces, les plus méridionales du système alpin.
D'ordinaire les géologues voient la limite la plus naturelle à l'endroit où
les roches cristallines de la partie occidentale disparaissent pour faire
place à des formations plus récentes, surtout aux assises crétacées et tcr-
S'™.
LIMITE DES ALPES ET DES APENNINS.
Echelle de 1 : i5ooooo
10 20 3o
Gravé par E rhard.
oEil.
tiaires; mais ce n'est encore là qu'une division conventionnelle, car les
masses cristallines qui constituent la crête des massifs occidentaux, entre leur
revêtement latéral de dépôts sédimentaires, se continuent plus à l'est sous
le manteau des formations modernes, et çà et là même elles rompent leur
enveloppe pour se dresser en sommets semblables à ceux des Alpes.
Quelques-unes des cimes des montagnes de la Spezia rappellent le massif
de Tende par leurs roches de granit.
Le bourrelet de soulèvement qui constitue la chaîne côtière de la Ligurie
est loin d'être uniforme. De même que les Alpes, les Apennins se par-
tagent en massifs distincts reliés les uns aux autres par des seuils de
588 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
passage. Le plus bas des seuils est le col qui s'ouvre à l'ouest de Savone
et que l'on nomme Pas d'Altare , de Carcare ou de Cadibona , des
noms de trois villages des environs. Ce passage, qui n'a pas même
500 mètres d'altitude, est celui que le peuple a toujours considéré comme
la limite la plus naturelle des grandes Alpes. Il a raison, du moins au
point de vue militaire. De tout temps les armées en guerre sur le sol de
l'Italie du Nord ont tâché d'occuper solidement cette porte des montagnes,
afin de commander à la fois les abords de Gênes et les hautes vallées du
versant piémontais. Les deux Bormida et le Tanaro, qui coulent à l'ouest
du seuil d'Altare et vont se rejoindre en aval d'Alexandrie, ont souvent
roulé du sang. De terribles batailles se sont livrées dans leurs vallées,
à cause de l'importance stratégique des chemins qui les parcourent.
A l'est du sol d'xAltare, l'Apennin ligure se maintient à une hauteur
d'environ 1,000 mètres; puis au delà du col de Giovi, jadis consacré aux
dieux par les Génois, reconnaissants de la brèche qu'il leur ouvre vers les
plaines du Nord, la chaîne, qui se reploie au sud-est, darde quelques-unes
de ses cimes à plus de 1,500 mètres et projette vers le nord plusieurs
chaînons de montagnes ravinées, dont l'une écrasa sous ses débris la ville
romaine de Velleia. En même temps la grande chaîne s'éloigne du lit-
toral ; à l'endroit où le col de Pontremoli laisse passer la route de Parme
à la Spezia, c'est-à-dire au seuil de séparation entre l'Apennin ligure et
l'Apennin toscan, la crête principale se développe à 50 kilomètres de la
mer. Dans cette région orientale des montagnes génoises, un chaînon
latéral se détache d'un massif de l'arête centrale et, s'abaissant de cime
en cime, va former dans la mer le beau promontoire de Porto- Venere,
superbe rocher de marbre noir qui portait autrefois un temple de Vénus.
Ce chaînon latéral, dont l'extrémité protège contre les vents d'ouest le
golfe de la Spezia, a de tout temps été, comme la chaîne principale, un
grand obstacle aux libres communications entre les populations voisines,
non point tant par la hauteur que par l'escarpement de ses pentes. En
maints endroits on ne mesure pas plus de 5 kilomètres en droite ligne de
la plage de la Méditerranée à l'arête la plus élevée de l'Apennin : la pente
se redresse ainsi en des proportions qui la rendent presque ingravissable ;
les chemins ne peuvent franchir la chaîne que par des sinuosités nom-
breuses l.
Altitudes de la Ligurie :
Clapier de Pagarin 3,070 met.
Col de Tende 1,873 »
Monte Carsino. .... - 2,681 »
Col d'Altare 490 met.
Col de Giovi. ...... 469 »
Monte Penna. ...... 1,740 »
MONTAGNES ET RIVIERES DE LIGURIE. 389
Le peu de largeur du versant maritime de l'Apennin ligure ne permet
pas aux torrents de réunir leurs eaux pour former des rivières perma-
nentes. À l'est de la Roya, qui coule en partie sur le territoire français,
les cours d'eau les plus considérables, la Taggia, la Centa, n'ont l'appa-
rence de rivières sérieuses qu'après la fonte des neiges ou lors des fortes
pluies ; d'ordinaire ce sont de simples filets grésillant au milieu d'un
champ de pierres et fermés du côté de la mer par une barre de galets.
Entre Albenga et la Spezia, sur une longueur de côtes de plus de. 100 ki-
lomètres, les torrents ne sont que des ravins à sec pendant la plus grande
partie de l'année. Il faut aller jusqu'au delà du golfe de la Spezia pour
retrouver une rivière, du moins intermittente, et quelquefois formidable
après les grandes pluies. Cette rivière, qui forme la ligne de séparation
entre la Ligurie et l'Etrurie, et que les Romains désignèrent comme
la limite de l'Italie elle-même jusqu'à l'époque d'Auguste, est la Magra.
Les alluvions de ce fleuve ont formé une grande plage de 1,200 mètres
de largeur au devant de l'ancienne ville tyrrhénienne de Luni, qui se
trouvait autrefois au bord du rivage. Ses alluvions ont également changé
en lac une petite baie de la mer.
Si les grandes rivières manquent en Ligurie, des cours d'eau souter-
rains les remplacent en certains endroits. En Ligurie, comme en Pro-
vence, quoique en moins grand nombre, on signale des fontaines qui sour-
dent dans la mer à quelque distance du rivage : il en est même dont la
masse liquide est très considérable. Les deux sources d'eau douce de la
Polla, qui jaillissent par 15 mètres de fond dans le golfe de la Spezia, près
de Cadimare, et qui se révélaient de loin par un grand bouillonnement, ont
une telle abondance, que le gouvernement italien les a fait isoler de l'eau
salée pour les approvisionnements de la marine.
La pauvreté des ruisseaux, l'âpreté des ravins, les fortes pentes des
escarpements, donnent à cette région du littoral de la Méditerranée un
caractère tout différent de celui des régions de l'Europe tempérée et.
même du versant immédiatement opposé. Après avoir parcouru les magni-
fiques châtaigneraies qu'arrosent les eaux naissantes de l'Ellero, du
Tanaro, de la Rormida, que l'on franchisse la crête et soudain l'on se
croirait en Afrique ou en Syrie. Les herbages, qui de l'autre côté des Apen-
nins étendent sur les plaines leur merveilteux tapis émaillé de fleurs,
manquent ici complètement : de Nice à la Spezia on les chercherait en vain;
à peine quelques prairies naturelles et, dans les jardins de plaisance, des
pelouses entretenues à grands frais rappellent vaguement les prés du
Piémont et de la Lombardie. Si le travail de l'agriculteur et l'art du jardi-
590 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
nier n'avaient transformé ces déclivités et ces étroites vallées de la Ligurie^
les Apennins n'auraient eu d'autre verdure que celle des pins et des brous-
sailles. Par un phénomène bizarre, la végétation des grands arbres n'atteint
pas à la même hauteur sur les pentes des Apennins que sur celles des
Alpes, quoique les premières montagnes jouissent cependant d'une tempé-
rature moyenne beaucoup plus élevée : à l'altitude où de beaux hêtres se
montrent encore en Suisse, les mêmes arbres sont tout rabougris sur les
escarpements rocheux des Apennins génois ; enfin le mélèze manque
presque complètement sur les monts ligures.
Comme la terre, la mer elle-même est naturellement infertile ; elle n'a
que peu de poissons, à cause du manque presque absolu de bas-fonds, d'î-
lots et de forêts d'algues; les falaises du bord descendent abruptement jus-
qu'à des profondeurs de plusieurs centaines de mètres et n'offrent que peu
de retraites aux animaux marins ; les étroites plages qui se développent en
demi-cercle de promontoire en promontoire ne sont composées que de sable
fin sans aucun débris de coquillages : de Porto-Fino à Laigueglia, sur une
distance de 140 kilomètres, de Saussure n'en a pas vu un seul. Aussi les
marins génois sont-ils obligés d'aller pêcher sur des côtes lointaines ; les
marins d'Alassio, sur la rivière du Ponent, se rendent en Sardaigne ; ceux
de Camogli, sur la rivière du Levant, vont dans les parages de la Toscane.
Cette infertilité des terres et des mers a les mêmes conséquences écono-
miques : de toutes les parties de la Péninsule, la Ligurie est celle qui envoie
à l'étranger le plus grand nombre d'émigrants ; plus du dixième de la po-
pulation a quitté la patrie pour les terres étrangères. Porto-Maurizio, ville
située à moitié chemin entre Gênes et Nice, perd en moyenne par l'émigra-
tion le sixième de ses enfants.
Mais si la terre et les eaux de la côte de Ligurie sont également avares
de produits naturels, elles ont le privilège inappréciable de la beauté pitto-
resque, et, sur la « rivière » de Gênes du moins, l'homme, qui en tant
d'autres endroits n'a su qu'enlaidir, a contribué par son travail à l'embel-
lissement de sa demeure. Le littoral se déploie de cap en cap par une
succession de courbes d'un profil régulier, mais toutes différentes par les
mille détails des rochers et des plages, des cultures, des groupes de con-
structions. Tandis que le chemin de fer s'ouvre de force un passage à
travers les promontoires par* des galeries et des tranchées, — il n'a pas
moins de 55 kilomètres de tunnels entre Gênes et Nice, sur un espace de
140 kilomètres, — la route, qui peut s'assouplir plus facilement aux
sinuosités du terrain, serpente incessamment, tantôt s'élève et tantôt
s'abaisse, et le paysage change d'aspect à chacun de ses détours. Ici on suit
COTES DE LIGURIE.
591
Ja plage, à l'ombre des tamaris aux fleurs roses, et le flot qui déferle
vient, tout à côté de la route, tracer son ourlet d'écume ; ailleurs on
s'élève de lacet en lacet sur les roches que les cultivateurs ont triturées
pour en faire des gradins de terre végétale, et l'on voit au loin, à travers
le branchage entrelacé des oliviers, le cercle bleuâtre de la mer reculer
de plus en plus vers l'horizon, jusqu'au profil vaporeux des montagnes de
la Corse. De l'arête des caps on sait du regard les ondulations rhythmiques
de la côte, qui se succèdent sur le pourtour du golfe, avec toutes les
N° 73. GENES ET SES FAUBOURGS.
d'après la carte de l'Etat-marjor Sarde.
dégradations de lumière et de teintes que leur donnent les rayons, les
ombres, les vapeurs et l'espace. Les villes, les villages, les vieilles tours,
les maisons de plaisance, les usines, les chantiers de construction, varient
à l'infini le profil changeant des paysages. Telle ville occupe le sommet
d'un plateau, et d'en bas on en voit les murailles et les coupoles se découper
sur le bleu du ciel ; telle autre s'étale en amphithéâtre le long des pentes
et vient se terminer au bord de la mer par une grève couverte d'embar-
cations que les marins ont retirées loin du flot; telle autre encore se blottit
dans un creux entre les olivettes, les vignes, les jardins de citronniers et
d'orangers. Çà et là quelques dattiers donnent à l'ensemble du paysage une
392 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
physionomie orientale. Non loin de la frontière française, Bordighera est
complètement entourée de bouquets de palmiers dont les rameaux font
l'objet d'un commerce important, mais dont les fruits arrivent rarement à
maturité. En Europe, Bordighera est, après Elche, en Espagne, la ville
près de laquelle l'arbre africain s'est le mieux acclimaté.
Quelques villes du littoral génois, notamment Àlbenga et Loano, ont un
climat peu salubre à cause des miasmes qui s'élèvent des limons laissés
sur les lits de cailloux par les torrents débordés. Gênes elle-même est une
ville dont le climat n'est pas des plus favorables : l'air n'y est point souillé
par des émanations marécageuses, mais les vents violents du large viennent
s'y engouffrer comme dans une sorte d'entonnoir, apportant avec eux tout
leur fardeau d'humidité; les vents qui longent la rive ou rivière du
Ponent, de même que les courants atmosphériques entraînés le long de la
rivière du Levant, sont tous également arrêtés par les montagnes qui
s'élèvent à l'extrémité du golfe de Gênes et doivent se décharger de leur
vapeur surabondante. Le nombre des jours de pluie y dépasse le tiers de
l'année. Mais si le climat de Gênes et de quelques autres localités du littoral
a de sérieux désagréments, plusieurs villes de la Ligurie, bien abritées du
côté du nord par le rempart protecteur des monts et placées en dehors du
chemin que suivent les convois de nuages, jouissent d'une égalité et d'une
douceur de température tout à fait exceptionnelles en Europe1. Ainsi Bordi-
ghera et San Bemo, près de la frontière française, sont par l'excellence de
leur climat des rivales de Menton ; Nervi, à l'est de Gênes, est aussi un
lieu de séjour délicieux à cause de la beauté de son ciel et de la pureté de
son atmosphère. Des châteaux, des villas de plaisance se bâtissent en grand
nombre sur tous les promontoires, dans tous les vallons de ces côtes privi-
légiées à la fois par la douceur du climat et la beauté des paysages. Déjà
le littoral de Gênes, sur une vingtaine de kilomètres de chaque côté de la
ville, est garni d'une ligne continue de maisons de campagne et de palais.
La population de la cité, trop nombreuse pour son étroite enceinte, a
débordé de part et d'autre pour s'épandre dans les faubourgs. Cette longue
rue qui serpente entre les usines et les jardins, escaladant les promontoires,
descendant au fond des vallons, ne peut manquer de se continuer peu à
peu sur toute la côte ligure, car ce ne sont plus les Génois seulement, c'est
aussi la foule européenne des hommes de loisir qui se sent attirée vers ces
Gênes. San-Remo.
1 Température moyenne. ...... 16° 17°
Jours de pluie 121 45
Quantité de pluie lm,146 0m,80
GENES ET GENOIS. 595
lieux enchanteurs. En réalité, toute la rivière de Gênes, de Yintimille (Ven-
timiglia) à laSpezia, prend de plus en plus l'aspect d'une ville unique où
les quartiers populeux alternent avec les groupes de villas et les jardins.
Les anciens Ligures qui peuplaient le versant méridional de l'Apennin,
jusqu'à la vallée de la Magra, avaient leur histoire toute tracée d'avance
dans la configuration de la contrée. Ceux d'entre eux qui ne trouvaient plus
de place à exploiter dans l'étroite zone de terrain cultivable et qui n'avaient
plus même de gradins à tailler sur les pentes des montagnes étaient for-
cément rejetés vers la mer : ils devenaient navigateurs et commerçants.
Dès l'époque romaine, Gênes, l'antique Antium cité par le Périple de
Scylax, était un « emporium » des Ligures, et ses marins parcouraient
toute la mer Tyrrhénienne ; au moyen âge, lors de la grande prospérité
de la république, son pavillon flottait dans tous les ports du monde
connu; enfin c'est elle qui, par l'un de ses fils, Christophe Colomb,
eut l'honneur d'inaugurer l'histoire moderne par la découverte du
Nouveau Monde. Giovanni Gabotto ou Cabot, qui le premier retrouva les
côtes de l'Amérique du Nord, cinq siècles après les navigateurs nor-
mands, était également un Génois, ainsi que l'ont établi les savantes
recherches de d'Avezae : c'est par erreur que Venise le réclame comme
un des siens, et si des Anglais veulent en faire un de leurs compatriotes,
c'est par d'injustifiables prétentions de vanité nationale. Il est vrai que
ni Colomb ni Cabot ne firent leurs découvertes pour le compte de leur
patrie ; les vaisseaux qu'ils commandaient appartenaient à l'Espagne et à
l'Angleterre, et ce sont ces contrées qui se sont partagé les richesses
du continent nouveau. De tout temps les excellents marins génois,
montés sur leurs petits et solides navires, ont ainsi couru le monde à
la recherche du profit ; pour n'en citer qu'un exemple, ce sont eux main-
tenant qui possèdent le monopole de la navigation dans les eaux des répu-
bliques platéennes. Presque toutes les embarcations qui voguent sur le
Parana, l'Uruguay et l'estuaire de la Plata ont un équipage de Génois. De
même en Europe, on rencontre les habiles jardiniers génois dans les envi-
rons de presque toutes les grandes villes des bords de la Méditerranée.
Dans les temps barbares, quand l'homme n'avait pas subjugué l'Apennin
par des routes faciles, Gênes, encore dépourvue de marchés d'approvision-
nement dans l'intérieur des terres, ne possédait point d'avantages naturels
sur les autres ports de la côte ligure ; mais dès que le mur des montagnes
fut abaissé par l'art et que les plaines du Piémont et de la Lombardie se
trouvèrent en libre communication avec le golfe, alors la position géogra-
phique de Gênes prit toute sa valeur. Placée à l'aisselle même de la pénin-
'• 50
3!)-i NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
suie italienne, au point le plus rapproché des riches campagnes de l'inté-
rieur, c'est elle qui devait s'emparer du monopole commercial dans cette
partie de l'Europe. De toutes les républiques des côtes occidentales de l'Italie
Pise est la seule qui put tenter de contrebalancer sa fortune ; mais, après
de sanglantes luttes, Gènes finit par triompher de sa rivale. Elle s'empara
de la Corse, dont elle exploita durement les populations; elle prit Minorque
sur les Maures et même s'empara de plusieurs villes d'Espagne, qu'elle
rendit ensuite en échange de privilèges commerciaux. Dans la mer Egée,
ses nobles devinrent propriétaires de Chios, de Lesbos, de Lemnos et
d'autres îles; à Constantinople, ses marchands prirent une telle autorité,
qu'ils partagèrent souvent le pouvoir avec les empereurs. Us possédaient
des quartiers considérables de cette capitale de l'Orient et en avaient fait
une succursale de Gênes ; aussi la perte de Péra et du Bosphore fut pour
eux le commencement de la ruine. En Crimée, ils occupaient la riche co-
lonie de Kaffa ; leurs châteaux forts et leurs comptoirs s'élevaient dans l'Asie
Mineure sur toutes les routes de commerce, et jusque dans les hautes vallées
du Caucase on rencontre de distance en distance des tours qu'ils ont con-
struites et qui gardent leur nom. Par le Pont-Euxiri, les campagnes de la
Géorgie et la mer Caspienne, ils tenaient la route de l'Asie centrale. Toutes
ses colonies lointaines de la république génoise expliquent la présence d'un
petit nombre de mots arabes, turcs, grecs, qui se mêlent au provençal, à
l'espagnol, surtout au sarde, dans le dialecte italien des marins ligures;
mais dans son ensemble la langue est très-italienne, quoique la prononcia-
tion de quelques mots se rapproche du français.
Plus puissante que Pise, Gênes n'était pourtant pas de taille à vaincre
Venise dans sa lutte pour la prépondérance commerciale. Elle n'avait pas
l'immense avantage que possède cette dernière, d'être en libre communi-
cation avec l'Europe germanique et Scandinave par un seuil des Alpes.
Aussi, quoique en 1579 les Génois eussent réussi à s'emparer de Chioggia,
et même à bloquer momentanément leurs rivaux, cependant l'influence
de Gênes dans l'histoire politique fut beaucoup moindre que celle de Ve-
nise. Son rôle dans le mouvement général des sciences, des lettres et des
arts fut aussi relativement très-inférieur ; Gênes eut moins d'écrivains, de
peintres, de sculpteurs, que mainte petite cité de la Lombardie et du
Vénitien. Les Génois passaient jadis pour être violents et faux, avides de
luxe et de pouvoir, insoucieux de tout ce qui ne leur procurait pas l'argent
ou le droit de commander. « Une mer sans poissons, des montagnes sans
forêts, des hommes sans foi, des femmes sans vergogne, voilà Gênes! »
disait l'ancien proverbe répété par les ennemis de la cité ligure. Les dis-
GENES. 595
sensions entre les nobles familles génoises qui voulaient s'emparer de la
direction des affaires étaient presque incessantes; mais, chose remarquable,
au-dessus de la lutte des partis, l'immuable banque de Saint-Georges, véri-
table république dans la république, continuait tranquillement de manier
les affaires de commerce et d'argent, et les richesses ne cessaient d'affluer
vers la cité. C'est ainsi que Gênes a pu bâtir ces palais, ces colonnades de
marbre, ces jardins suspendus qui lui ont mérité le surnom de « Superbe ».
Toutefois la ruine finit par atteindre la banque; elle avait eu le tort de
prêter, non pas aux entreprises de travail, mais aux princes en guerre,
et, comme de juste, la faillite en fut la conséquence. Au milieu du dix-
huitième siècle la banqueroute réduisit Gênes à l'impuissance politique.
En dépit du peu de largeur, des sinuosités, des rampes, des escaliers de
ses rives, en dépit de l'encombrement et de la saleté de ses quais trop
étroits, de la gêne que lui imposent son enceinte de murailles et ses forts,
la capitale de la Ligurie est l'une des villes du monde dont les palais sont
le plus remarquables par leur architecture à la fois somptueuse et originale.
Pendant le dernier siècle et au commencement de celui-ci la décadence de
Gènes avait été grande, et nombre de ses plus beaux édifices menaçaient
de tomber en ruines, mais avec le retour de la prospérité, la ville a repris
l'œuvre de son embellissement. Actuellement Gênes est de beaucoup le port
le plus actif de l'Italie, quoique le mouvement y soit encore inférieur à celui
de Marseille. Les armateurs possèdent près de la moitié de la flotte com-
merciale italienne et construisent les trois quarts des navires ajoutés chaque
année au matériel des transports maritimes de la Péninsule1. Pour le va-
et-vient des voiliers et des vapeurs qui fréquentent la place de Gênes et
qui s'y trouvent parfois au nombre de sept cents, sans compter des milliers
de petites embarcations, le port, dont la superficie est pourtant de plus de
150 hectares, n'est plus assez grand, et surtout il n'est pas suffisamment
abrité : un quart seulement de sa surface est garanti de tous les vents, et
cette partie est précisément celle qui a le moins de profondeur; il serait
urgent de doubler le port d'étendue et de le rendre beaucoup plus sûr par
1 Valeur des échanges par mer avec l'étranger, en 1876 408,200,000 fr.
Mouvement du port de Gênes en. . .1865. 20,250 navires, jaugeant 2,610,000 tonn.
1867. 16,900 » 2,550,000 »
1871. 15,980 » 2,780,000 »
Spezia (golfe entier) 1875. 6,895 » 402,000 »
Savone 1868. 2,191 » , 155,000 »
, , Porto Maurizio . . . » 1,645 » ' 110,500 »
autres ports de ( _ ,. , rOA ofv ,-,„
, T. . . \ Onegha » l,o80 • » 80,o40 »
Mouvement des
autres port
la Ligurie
Chiavari.. .... » 1,451 » 67,000 »
SanRemo.. ...» 989 » 57,970 jt
590 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
la construction d'un troisième brise-lames qui séparerait de la haute mer
une vaste superficie de la rade extérieure. Gênes, qui croit volontiers ses
intérêts négligés par le gouvernement italien, se plaint aussi de ne posséder
qu'une seule voie ferrée à travers les Apennins pour desservir le trafic
que lui envoient les plaines de l'Italie du Nord. Elle réclame une se-
conde ligne, en prévision de l'immense accroissement d'affaires que lui
apporteront les futurs chemins de fer des Alpes suisses. Elle compte
devenir alors pour l'Allemagne occidentale et l'Helvétie ce que Trieste
est pour l'Austro - Hongrie , l'entrepôt général du commerce méditer-
ranéen.
En attendant que ces destinées s'accomplissent, Gênes, qui est aussi fort
active comme ville industrielle, étend des deux côtés sur le littoral ses
faubourgs d'usines et de chantiers. Il lui faut un espace de plus en plus
grand pour ses tanneries, ses maroquineries, ses filatures, ses fabriques de
pâtes alimentaires, de papiers, de soieries et de velours, de savons, d'huiles,
de bougies, de métaux, de poteries, de fleurs artificielles, de filigranes et
autres objets d'ornement : Vovrar del Genoës (l'industrie du Génois) est
toujours, comme au moyen âge, une des merveilles de l'Italie. A l'ouest,
San Pier d'Arena (Sampierdarena) est devenue une véritable cité industrielle.
Cornigliano, Rivarolo, Sestri Ponente, qui possède les plus grands chantiers
de construction de l'Italie et même de toute la Méditerranée1, Pegli, Voltri
sont aussi des villes populeuses, ayant des filatures et des fonderies, et se
reliant les unes aux autres de manière à ne former qu'une interminable
fourmilière humaine. De même Savone, dont le port fut jadis comblé par
les Génois, qui ne voulaient tolérer aucune concurrence à leur commerce,
se continue sur tout le pourtour d'une baie jusqu'à Yado et à ses
chantiers de construction par un faubourg industriel de briqueteries;
le chemin de fer qui l'unit à Turin, l'ayant rendue indépendante de
Gênes , elle peut expédier directement à l'étranger les denrées des
plaines de l'intérieur. D'autres villes de la rivière du Ponent, quoique
bien distinctes, sont à peine séparées par l'issue d'un ravin ou par les
rochers des promontoires. Telles sont, par exemple, les villes jumelles
d'Oneglia et de Porto-Maurizio, que ses vastes jardins d'oliviers ont fait
surnommer la « Fontaine d'Huile », quoique les olivettes de San Remo
soient encore plus abondantes2. Les deux villes, l'une assise au bord de la
1 Navires sortis dos chantiers de Sestri, en 1868 47, jaugeant 25,380 tonneaux.
2 Production de l'huile, en 1868, dans la provinee de Porto-Maurizio :
Arrondissement de Porto-Maurizio 90,000 hectolitres.
» de San Remo 225,000 »
GÊNES, CHIAVARI, LA SPEZIA. 399
plage, l'autre bâtie sur une colline escarpée, se complètent comme les moi-
tiés d'une même cité ; elles projettent dans la même baie leurs deux ports
quadrangulaires de même forme, et le navire qui cingle vers la côte semble
longtemps hésiter entre les deux bassins qui s'ouvrent pour le recevoir.
Sur la rivière du Levant les villes du littoral se relient aussi les unes
aux autres comme les perles d'un collier. Albaro et ses charmants palais,
Quarto, d'où partit l'expédition qui enleva la Sicile aux Bourbons, Nervi,
lieu d'asile pour les phthisiques, s'avancent en un long faubourg, conti-
nuation de Gênes, vers les villes de Recco et de Camogli, habitées par de
nombreux armateurs et les capitaines de plus de trois cents navires. Le
promontoire caillouteux de Porto-Fino, ou port des Dauphins, ainsi nommé
des cétacés qui se jouaient autrefois dans les eaux du golfe, limite de sa
borne puissante la rangée presque continue des maisons de la Gênes exté-
rieure ; mais à l'est du cap, traversé par une galerie, dont les portails
d'entrée servent de cadres aux plus admirables tableaux, Rapallo l'indus-
trieuse, Chiavari la commerçante, Lavagna aux célèbres carrières d'ardoises
grises, Sestri Levante, la ville des pêcheurs, forment sur les bords de leur
baie magnifique une nouvelle rue d'édifices, à peine interrompue par les
escarpements rocheux des montagnes côtières.
Au delà de Sestri le littoral est moins peuplé, à cause des falaises qui en
occupent la plus grande partie ; mais au détour du superbe cap de Porlo-
Yenere et de l'île gracieuse de Palmaria on voit s'ouvrir le beau golfe de
la Spezia, tout bordé de forts, de chantiers, d'arsenaux et de constructions
diverses1. Le gouvernement italien en fait la grande station de sa flotte
militaire. D'immenses travaux d'aménagement, inaugurés en 1861 pour
faire de la Spezia une place navale de premier ordre, ont déjà coûté plus
de 50 millions de francs, mais ce n'est là qu'un commencement, et
tandis qu'une partie des constructions s'achève, les progrès accomplis dans
l'art de la destruction obligent les ingénieurs à reconstruire leurs forts :
deux s'élèvent en pleine mer, sur une digue sous-marine qui fermera com-
plètement la rade. Comme débouché commercial, le port n'a qu'un rôle se-
condaire, car s'il offre aux navires l'abri le plus sûr, il n'est pas rattaché di-
rectement aux pays d'Outre-Apennin par des voies ferrées; il n'a de produils
à expédier que ceux des vallées des environs. Sans chemin de fer qui se dirige
1 Communes de Ligurie ayant plus de 10,000 habitants :
Gènes (inlramuros), 1er janv. 1879. 165,250 hab. I San Remo 1872 12,000 hab
» (avec Sampierdarena, etc.) 240,000 )> Sestri di Ponente » 11,500 »
Spezia » 26,650 » | Chiavari » 10,500 »
Savone » 26,500 »> i Oneglia » 10,000 »
400 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
vers Parme et Môdène, il ne peut être d'aucune utilité pour la Lombardie,
K° 71. — GOLFE DE LA SFEZZIA EN 1875
E de Oreer
1 de Tiiio
d'après b Carie de l'Etat-Major Sarde
Echelle de 8S.000
~5Kil
le grand jardin de l'Europe. Ce qui donne à la Spezia et aux villes voi-
sines un des premiers rangs en Italie, c'est la beauté de leur golfe, rival
LIGURIE ET TOSCANE. 401
de la baie de Naples et de la rade de Palerme. Du haut de la colline de
marbre qui domine la ville déchue de Porto Venere et qui portait jadis un
beau temple de Vénus, salué de loin par tous les matelots, on contemple un
merveilleux horizon, les promontoires et les baies qui se succèdent dans la
direction de Gênes, les montagnes de la Corse, semblables à des vapeurs ar-
rêtées au bord de la mer bleue, les côtes fuyantes de la Toscane, et, sur
l'admirable fond des Apennins et des Alpes Apuanes,les forêts d'oliviers, les
bosquets de cyprès et d'autres arbres qui entourent les villes pittoresques de
la rive opposée. Directement en face est la charmante Lerici ; plus loin, vers
le sud, se profile la côte où Byron réduisit en cendres le corps de son ami
Shelley : nul site n'était plus beau pour le triste holocauste.
IV
LA VALLEE DE L ARNO, TOSCANE.
Comme la Ligurie, la Toscane s'étend à la base méridionale des Apen-
nins, mais la zone qu'elle occupe est de largeur beaucoup plus considérable.
Dans cette région de l'Italie, l'épine dorsale de la Péninsule se dirige obli-
quement du golfe de Gênes à la mer Adriatique et se ramifie du côté du sud
par des chaînons qui doublent l'épaisseur normale du système de mon-
tagnes. En outre, des plateaux et des massifs distincts, qui s'élèvent au sud
de la vallée de l'Arno, étendent vers l'ouest la zone des terres : c'est là que
la presqu'île italienne atteint, sa plus grande largeur *.
Le rempart des Apennins toscans est continu de l'une cà l'autre mer,
mais il est sinueux, de hauteur fort inégale et coupé de brèches où passent
les routes carrossables construites entre les deux versants. Dans leur en-
semble, les monts de l'Etrurie sont disposés en massifs allongés et paral-
lèles, séparés les uns des autres par des sillons où coulent les divers cours
d'eau qui forment le Serchio et l'Arno. Sur les confins de la Ligurie, le
premier massif de la chaîne principale, que dominent les cimes d'Orsajo
et de Succiso, est accompagné par les montagnes de la Lunigiana, qui se
dressent à l'ouest, de l'autre côté de la vallée de la Magra. La chaîne
de la Garfagnana, qui constitue le deuxième massif, au nord des cam-
pagnes de Lucques, a pour pendant occidental les Alpes Apuanes ou de
1 Superficie de la Toscane. . 24,055 kilomètres carrés.
Population au 1" janvier 4879 2,219,400 habitants.
Population kilométrique. . 92 »
i. 51
4U2 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Massa Carrara. Plus à l'orient, le Monte Cimone et les autres sommets
des Alpe Appennine qui se succèdent au nord de Pistoja et de Pralo,
ont pour chaînons parallèles les Monti Catini et le Monte Albano, dont
les flancs, percés de grottes, renferment le célèbre lac thermal de Mon-
summano. Enfin un quatrième massif, que traverse, au col de la Futa,
la route directe de Florence à Bologne, possède également ses chaînes laté-
rales, le Monte Mugelloj au sud de la Sieve, et le Prato Magno, entre le
cours supérieur et le cours moyen de l'Arno. Le chaînon des Alpes de
Catenaja, qui court du nord au sud, entre les hautes vallées de l'Arno et
du Tibre, termine à la fois, du côté de l'est, la rangée principale des
Apennins qui forme la ligne de partage des eaux, et la série beaucoup
moins régulière des massifs méridionaux auxquels conviendrait le nom
d'Anti-Apennins, réservé spécialement aux monts du littoral par le géo-
graphe Marmocchi. Les torrents qui descendent de la grande crête se sont
tous frayé un chemin à travers les roches de ces montagnes du sud et les
ont découpées en masses distinctes.
En mainte partie de leur développement, les Apennins toscans doivent à
la hauteur de leurs sommets, qui dépassent 2,000 mètres, un aspect tout à
fait alpin et sont connus, en effet, sous la désignation d'Alpes1. Pendant
plus de la moitié de l'année, ils sont revêtus de neiges sur leurs pentes
supérieures; souvent, quand on passe dans le charmant défilé de Massa
Carrara, entre les eaux bleues de la Méditerranée et les coteaux verdoyants
qui s'élèvent de degré en degré vers les escarpements des Alpes Apuanes,
on cherche vainement à distinguer dans la blancheur des cimes la part de
la neige et celle des éboulis de marbre. La forme abrupte, les fantaisies
de profil qu'affectent les roches calcaires de la crête des Apennins, contri-
buent à l'apparence grandiose des monts toscans ; en plusieurs districts,
ils ont aussi gardé la grâce que donnaient à la chaîne entière les forêts de
1 Altitudes des principaux sommets des Apennins toscans et des cols les plus fréquentés :
Apennins.
Anti-Apennins,
Alpes de Succiso 2,019 met.
Alpes de Camporaghena (Garfagnana) 2,000 »
Monte Cimone . . 2,167 »
Monte Falterone ou Falterona 1,648 »
Col de Pontremoli (route de Sarzane à Parme) . . . 1,039 »
» de Fiumalbo (route de Lucques à Modène). . . 1,200 »
» de Futa (route de Florence à Bologne) 915 »
» des Camaldules . . . 1 ,004 »
Pisanino (Alpes Apuanes) 2,014 »
Pietra Marina (Monte Albano) 575 »
Prato Magno 1,580 »
Alpes de Catenaja 1,401 »
APENNINS DE TOSCANE. 413
châtaigniers sur les pentes inférieures, de sapins et de hêtres sur les
versants plus élevés. Que de poètes ont chanté les bois admirables qui
recouvrent le versant du Prato Magno, au-dessus du bassin où s'unissent
les vallées de la Sieve et de l'Arno ! Le nom charmant de Vallombrosa,
dont Milton célébrait les hautes arcades de branchages et les feuilles de
l'automne éparses sur les ruisseaux, est devenu comme une expression
proverbiale, désignant tout ce que la poésie de la nature a de plus suave
et de plus pénétrant. De même, entre le haut Àrno et le versant de la
Romagne, les pâturages, les bosquets et les forêts du « Champ Maldule »,
ou Camaldule, d'après lequel ont été nommés tant de couvents dans le
reste de l'Europe, sont vantés comme étant parmi les plus beaux sites de
la belle Italie. Arioste a chanté les paysages de cette route des Apennins,
« d'où l'on peut voir à la fois la mer Sclavonne et la mer de Toscane. » En
montant sur un sommet voisin du couvent, on contemple en effet les deux
mers comme des vapeurs bleuâtres.
Les âpres escarpements des grands Apennins et les forêts qui en parent
encore les versants forment le plus heureux contraste avec les vallées et les
collines doucement arrondies de la basse Toscane : presque chaque hauteur
porte quelque vieille tour, débris d'un château fort du moyen âge ; des
villas gracieuses sont éparses sur les pentes au milieu de la verdure ; des
maisons de métayers, décorées de fresques naïves, se montrent parmi les
vignes, entre les groupes de cyprès taillés en fer de lance; les plus riches
cultures occupent tout l'espace labourable ; des trembles agitent leur feuil-
lage au-dessus des eaux courantes. Les souvenirs de l'histoire, le goût
naturel des habitants, la fertilité du sol, l'abondance des eaux, la douceur
du climat, tout contribue à faire de la Toscane centrale la région privilégiée
de l'Italie et l'un des pays les plus agréables de la Terre. Bien abritée des
vents froids du nord-est par la muraille des Apennins, elle est tournée vers
la mer Tyrrhénienne, d'où lui viennent les vents tièdes et humides d'origine
tropicale ; mais la part de pluies qu'elle reçoit n'a rien d'excessif, grâce à
l'écran que lui forment les montagnes de la Corse et de la Sardaigne et à
l'heureuse répartition des petits massifs de collines en avant de la chaîne
des Apennins. Le climat de la Toscane est un climat essentiellement tem-
péré, doux, sans extrêmes aussi violents que ceux de la plaine padane :
c'est à son influence modératrice, ainsi qu'à la grâce naturelle de leur
pays, que les Toscans doivent sans doute pour une forte part leur gaieté
simple, leur égalité d'humeur, leur goût si fin, leur vif sentiment de la
poésie, leur imagination facile et toujours contenue.
Au midi de la Toscane, divers massifs de montagnes et de collines,
404
NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
désignés en général sons le nom de « Subapennins », sont complètement
séparés du système principal par la vallée actuelle de l'Arno. Ce fleuve
constitue, avec les défilés qu'il s'est ouverts et ses anciens lacs, un véritable
fossé à la base du mur des Apennins. Le val de Chiana, qui fut un golfe
de la Méditerranée, puis une mer intérieure, est une première et large
zone de séparation entre l'Apennin et les monts toscans du midi. Puis
vient la campagne florentine, jadis lacustre, qu'il serait facile d'inonder de
nouveau si l'on obstruait le défilé de la Golfolina, ou Gonfolina, par lequel
s'échappe l'Arno à 15 kilomètres en aval de Florence et qu'avait ouvert le
bras de « l'Hercule égyptien ». Au commencement du quatorzième siècle, le
fameux général lucquois Castruccio eut l'intention de submerger ainsi la
fière cité républicaine, mais heureusement les ingénieurs qui l'accompa-
gnaient ne surent pas faire leur opération de nivellement ; ils jugèrent que
H° 75. DÉFILÉS DE l'aRKO.
d'opz'cs la Carte de l'Etat -Major-^utracliuen
Echelle de sgïZô0
le barrage ne porterait aucun tort à Florence, la différence de niveau étant,
d'après eux, de 88 mètres, tandis qu'en réalité elle est de 15 mètres seu-
lement. En aval de ce dernier défilé commencent la grande plaine et les
anciens golfes marins.
Les massifs de la Toscane subapennine, ainsi limités au nord par la
vallée de l'Arno, se composent de collines uniformément arrondies, d'un
gris terne, presque sans verdure ; tandis que l'Apennin lui-même appartient
surtout au jura et à la formation crétacée, les assises du Subapennin consis-
tent en terrains tertiaires, grès, argiles, marnes et poudingues, d'une grande
richesse en fossiles, percés çà et là de serpentines. Il serait difficile d'ailleurs
de reconnaître une disposition régulière dans les hauteurs de la Toscane
méridionale. On doit y voir surtout un plateau fort inégal, que les cours des
rivières, les unes parallèles, les autres transversales au cours des Apennins,
ont découpé en un dédale de collines enchevêtrées et percées d'entonnoirs
SUBAPENNINS. 407
où se perdent les eaux : telles sont les cavités de « l'Ingolla », qui englou-
tissent, en effet, les ruisselets et les pluies du plateau pour en former les
sources abondantes de l'Eisa Viva, l'un des grands affluents de l'Arno. Le
massif principal de la région subapennine est celui qui sépare les trois bas-
sins de l'Arno, de la Cecina et de l'Ombrone, et dont une cime, le Poggio di
Montieri, aux riches mines de cuivre, s'élève à plus de 1,000 mètres. Au sud
de la vallée de l'Ombrone, diverses montagnes, le Labbro, le Cetona, le
Monte Amiata, se dressent à une hauteur plus considérable, mais on doit
y voir déjà des monts appartenant à la région géologique de l'Italie cen-
trale. Le Cetona est une île jurassique entourée de terrains modernes ;
le Monte Amiata est un cône de trachyte et le plus haut volcan de l'Italie
continentale : il ne vomit plus de laves depuis l'époque historique, mais
il n'est point inactif, ainsi que le témoignent ses nombreuses sources ther-
males et les solfatares qui lui restent encore. Le Radicofani est un autre
volcan, dont maintes laves, semblables à de l'écume pétrifiée, se laissent
facilement tailler à coups de hache.
Le travail du grand laboratoire souterrain doit être fort important sous
toutes les formations rocheuses de la Toscane ; les veines métallifères
s'y ramifient en un immense réseau, et les sources minérales de toute
espèce, salines, sulfureuses, ferrugineuses, acidulés, y sont proportionnel-
lement beaucoup plus abondantes et plus rapprochées que dans toutes les
autres parties de l'Italie : sur une superficie treize fois moins étendue,
on y trouve près du quart des fontaines thermales et médicinales de la
Péninsule et des îles adjacentes, et parmi ces fontaines, il en est de célèbres
dans le monde entier, par exemple celles de Monte Catini, de San Giuliano,
et les fameux Bagni di Lucca, autour desquels s'est bâtie une ville populeuse,
principale étape entre Lucques et Pise. Les salines naturelles de la Toscane
sont aussi très-productives, mais les jets d'eau les plus curieux et les plus
utiles à la fois au point de vue industriel sont ceux qui forment les fameux
lagoni, dans le bassin d'un affluent de la Cecina, à la base septentrionale
du groupe des hauteurs de Montieri. De loin, on voit d'épais nuages de
vapeur blanche qui tourbillonnent sur la plaine ; on entend le bruit strident
des gaz qui s'échappent en soufflant de l'intérieur de la terre et font bouil-
lonner les eaux des mares. Celles-ci contiennent différents sels, de la silice et
de l'acide borique, cette substance de si grande valeur commerciale, que l'on
recueille avec tant de soin pour les fabriques de faïence et les verreries de
l'Angleterre et qui est devenue pour la Toscane une des principales sources
de revenu. Aucun autre pays d'Europe, si ce n'est le cratère de Vulcano
dans les îles Eoliennes, ne produit assez d'acide borique pour qu'il vaille la
408 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
peine de l'extraire ; mais dans les montagnes mêmes du Subapennin il se-
rait peut-être possible de recueillir ce trésor en plus grande abondance, car
en diverses régions de l'Etrurie, notamment dans le voisinage de Massa
Maritima, au sud du Montieri, jaillissent d'autres soffioni, contenant une
certaine quantité de la précieuse substance chimique.
La fermentation souterraine dont la Toscane est le théâtre est probable-
ment due en grande partie aux changements considérables qui se sont
opérés par le travail des alluvions dans les proportions relatives de la terre
et des eaux. Dans le voisinage du littoral actuel, plusieurs massifs de
collines se dressent comme des îles au milieu de la mer, et ce sont, en
effet, d'anciennes terres maritimes, que les apports des fleuves ont graduel-
lemenl rattachées au continent. Ainsi les monts Pisans, entre le bas Arno
et le Serchio, sont bien un groupe de cimes encore à demi insulaires, car
ils sont entourés de tous les côtés par des marécages et des campagnes assé-
chées à grand'peine; l'ancien lac Bientina, dont la surface était la partie la
plus élevée du cercle d'eaux douces qui environnait le massif, ne se trouvait
pas même à 9 mètres au-dessus du niveau marin. Les hauteurs qui se pro-
longent parallèlement à la côte, au sud de Livourne, ne sont pas aussi
complètement isolées, mais elles ne se rattachent aux plateaux de l'intérieur
que par un seuil peu élevé. Quant au promontoire qui porte sur l'un de
ses versants ce qui fut l'antique cité de Populonia, et sur l'autre la ville
moderne de Piombino, en face de l'île d'Elbe, c'est une cime tout à fait
insulaire, séparée du tronc continental par une plaine basse, où les eaux
descendues des montagnes de l'intérieur s'égarent dans les sables. Mais le
superbe Monte Argentaro ou Argentario-s à l'extrémité méridionale du lit-
toral toscan, est l'un des types les plus parfaits de ces terres qui peuvent être
considérées comme appartenant à la fois à l'Italie péninsulaire et à la
mer Tyrrhénienne ; dans le monde entier, il est peu de formations de ce
genre qui présentent autant de régularité dans leur disposition générale.
La montagne, escarpée et rocheuse, hérissée sur tout son pourtour de
falaises dont chacune a son château fort ou sa tour en sentinelle, s'avance
au loin dans la mer comme pour barrer le passage aux navires ; deux
cordons littoraux, tournant vers la mer leur concavité gracieusement inflé-
chie et contrastant par la sombre verdure de leurs pins avec le bleu des
eaux et les tons fauves des rochers, rattachent la montagne aux saillies du
rivage continental et séparent ainsi de la mer un lac de forme régulière,
au centre duquel la petite ville d'Orbetello occupe l'extrémité d'une an-
cienne plage en partie démolie par les flots : on croirait voir dans ce grand
bassin rectangulaire et dans les digues de sable qui l'entourent l'œuvre ré-'
LITTORAL DE LA TOSCANE.
409
fléchie d'une population de géants. L'étang d'Orbetello est utilisé comme la
lagune de Comacchio : c'est un grand réservoir de pêche, où les anguilles
se prennent par centaines de milliers. A l'ouest, la chaîne d'îles se continue
vers la Corse par les cimes de Giglio, par l'âpre Monte Cristo et par l'écueil
H° 76. — MONTE ARGENTARO.
près la Carte de illydroprapliie .française
Profondeurs
djE wma.SoT~ de.So à-wo1^' de,joo et plus
1
Echelle de 168,000
Gravé par Erhard
S El.
de la Fourmi1. L'île d'Elbe, située plus au nord, forme un petit monde
à part.
Déjà dans le court espace de temps qui s'est écoulé depuis le commence-
ment de la période historique les divers fleuves de la Toscane, le Serchio,
qu'alimentent les neiges de la Garfagnana et des Alpes Apuanes, le puissant
Altitudes du Subapennin :
Poggio di Montieri. . . . 1,042 met.
Labbro 1,192 »
Monte Amiata 1,766 »
Monte Serra (monts Pisans) . .
» di Piombino
» Argentan)
914 met.
199 »
636 »
52
410 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Arno, la Cecina, l'Ombrone, l'Albegna, ont opéré des changements considé-
rables dans l'aspect des campagnes riveraines et dans la configuration du
littoral marin. Les terrains mal consolidés qu'ils traversent dans la plus
grande partie de leur cours leur fournissent en abondance les matériaux
d'érosion nécessaires à l'immense travail géologique dont ils sont les arti-
sans. En maints endroits, les versants de montagnes que ne retiennent
plus ni forêts ni broussailles, se changent à la moindre pluie en une
véritable pâte semi-fluide qui s'écoule lentement, puis que les rivières em-
portent rapidement dans leur cours. Depuis les beaux temps de la répu-
blique pisane, dans l'espace de quelques siècles, la bouche de l'Arno s'est
prolongée de 5 kilomètres en mer. D'ailleurs elle a fréquemment changé
de place ; jadis le Serchio et l'Arno avaient un lit inférieur commun, mais
on dit que les Pisans rejetèrent le premier fleuve vers le nord pour se
débarrasser du danger causé par ses alluvions. L'examen des lieux prouve
aussi qu'en aval de Pise l'Arno s'est longtemps écoulé vers la mer par les
terrains bas de San Pielro del Grado (Saint Pierre du Grau), où s'épanche
aujourd'hui le Colombrone; mais depuis que, soit la nature, soit l'homme
ou leurs deux forces réunies ont donné au fleuve son issue actuelle, il n'a
cessé de se promener dans les plaines en remaniant les terres alluviales de
ses bords et en agrandissant les campagnes aux dépens de la mer Tyrrhé-
nienne. D'après Strabon, Pise se trouvait de son temps à vingt stades
olympiques du littoral, c'est-à-dire à 3,700 mètres, tandis qu'elle en est
actuellement trois fois plus distante : lorsque le couvent, devenu la câscina
de San Rossore, fut construit, vers la fin du onzième siècle, ses murs domi-
naient la plage, et de nos jours l'emplacement de cet ancien édifice est à
5 kilomètres environ de la mer. De vastes plaines coupées de dunes ou tom-
boli et revêtues en partie de forêts de pins, se sont ajoutées au continent ;
de grands troupeaux de chevaux et de bœufs demi-sauvages parcourent
ces vastes terrains sableux, où les éleveurs ont en outre, depuis les croisa-
des, dit-on, acclimaté le chameau avec succès. D'ailleurs l'empiétement des
terres n'est peut-être pas dû en entier au travail des alluvions ; il est pos-
sible que le littoral de la Toscane ait été soulevé par les forces intérieures.
La pierre dite panchina, dont on se sert à Livourne pour la construction des
édifices, est une roche marine formée en partie de coquillages semblables
à ceux que l'on trouve encore dans la mer voisine.
Un des changements les plus importants qui se sont accomplis dans le ré-
gime des eaux du bassin de l'Arno est celui que l'art de l'homme, dirigeant
les forces brutales de la nature, a su opérer dans le val de Chiana. Cette
dépression, qui servit probablement de lieu de passage à l'Arno, lorsque ce
ARNO ET VAL DE CHIANA. 411
fleuve n'avait pas encore creusé en amont de Florence le défilé par lequel
il s'échappe aujourd'hui, est une allée naturelle ouverte par les eaux entre
le bassin de l'Arno et celui du Tibre : là, comme entre l'Orénoque et le
fleuve des Amazones, quoique dans des proportions bien moindres, se trou-
vait un seuil bas, d'où les eaux s'épanchaient dans l'un et l'autre bassin.
Jadis le point de partage était dans le voisinage immédiat de l'Arno. Une
partie des eaux du val de Chiana tombait dans le fleuve toscan, qui coule à
une cinquantaine de mètres plus bas, tandis que la plus grande partie de
la masse liquide, sans écoulement régulier, s'étalait en longs palus vers
le sud jusqu'aux lacs que domine à l'ouest, du haut de ses coteaux, la pe-
tite ville de Montepulciano ; c'est là que commence à s'accuser nettement la
pente qui entraîne l'eau vers le Tibre. Entre les deux versants, la partie
neutre du val était tellement indécise, qu'on a déplacé d'au moins 50 kilo-
mètres le seuil de séparation, au moyen des barrières transversales qui
retenaient les débordements des étangs temporaires. Toute la zone où
séjournaient, à demi putréfiées, les masses liquides apportées par les tor-
rents latéraux , était un foyer de pestilence , la « maladetta e sventurata
fossa » dont parle Dante. D'autres écrivains de l'Italie en parlent aussi
comme d'un lieu maudit; l'hirondelle même n'osait s'aventurer dans sa
fatale atmosphère. Les habitants du val avaient en vain tenté d'assécher le
sol en creusant des canaux de décharge : l'horizontalité de la longue plaine
rendait illusoires tous les travaux d'assainissement. L'illustre Galilée,
consulté sur les mesures qu'il y aurait à prendre, déclara que le mal était
irréparable : d'après lui il n'y avait rien à faire. Torricelli reconnut qu'il
serait possible d'utiliser la force des torrents pour donner à la vallée la
pente qui lui manquait et faciliter ainsi l'écoulement des eaux; mais il ne
mit point la main à l'œuvre. Les discussions entre les deux états limitro-
phes , Rome et Florence , ne permettaient point d'ailleurs que le cours des
eaux de la Chiana fût rectifié. Chacun des deux gouvernements voulait que
les eaux torrentielles fussent rejetées sur le territoire du voisin.
Enfin les travaux commencèrent au milieu du dix-huitième siècle sous la
direction du célèbre Fossombroni. A l'issue de chaque ravin latéral furent
ménagés des bassins de colmatage, où les débris arrachés aux flancs des mon-
tagnes se déposèrent en strates annuelles. Les marécages se comblèrent ainsi
peu à peu et le sol s'affermit; le niveau de la vallée, graduellement exhaussé
sur la ligne de partage choisie par l'ingénieur, donna aux eaux le mouvement
qui leur manquait et changea en un ruisseau pur le bourbier croupissant. La
pente générale de la plaine supérieure fut renversée et l'Arno s'enrichit d'un
affluent de 74 kilomètres de longueur qui, sur plus des deux tiers de son
412
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
cours, appartenait précédemment au Tibre. L'air de la vallée, autrefois
mortel, devint l'un des plus salubres de l'Italie. L'agriculture s'empara des
K° 77. — VAL DE CHIANA.
d'après la Carte delEtat-Major_Aulrichien
Echelle de 1 : 213001
10 kil.
terres reconquises ; un espace de treize cents kilomètres carrés, jadis évité
avec soin, s'ajouta au territoire toscan ; les villages, habités naguère par
VAL DE CHIANA ET LAC DE BIENTINA. 413
une population de fiévreux, se transformèrent en de riches bourgades aux
robustes habitants. La réussite de l'œuvre si bien nommée de « bonification»
a été complète. Les eaux sauvages ont dû se discipliner pour distribuer
régulièrement leurs alluvions sur un espace de 20,000 hectares et sur une
profondeur moyenne de 2 à 3 mètres ; c'est un remblai de 500 millions
de mètres cubes qu'on leur a fait déposer comme à des ouvriers intelligents.
Cette grande. opération de colmatage, dans laquelle l'homme a si admira-
blement dirigé la nature, est devenue le modèle de toutes les entreprises
du même genre, et dans la Toscane même on l'a imitée avec le plus grand
succès. C'est aussi par le procédé des colmatages que le vaste marais de
Castiglione, le lac Prilius des Romains, situé entre Grosseto et la mer,
près de la rive droite de l'Ombrone, a été peu à peu transformé en terre
ferme; en 1828, il occupait un espace de 95 kilomètres carrés, dont les
alluvions apportées par le fleuve ont fait depuis une immense prairie rela-
tivement salubre; en 1872, plus de 62 hectares, jadis inondés, étaient chan-
gés en terrains solides. La comparaison des cartes tracées à diverses époques
témoigne des changements considérables que l'Ombrone opéra jadis comme
au hasard dans son delta ; mais aujourd'hui c'est l'homme qui dirige sa force.
Le fleuve est un autre taureau Acheloùs dompté par un autre Hercule.
Parmi les grands travaux d'assèchement qui font aussi la gloire des
hydrauliciens de la Toscane, il faut citer le réseau des innombrables
canaux de décharge creusés dans les terres basses de Fucecchio, de Pon-
tedera, de Pise, de Lucques, de Livourne, de Viareggio. Là s'étendaient
de vastes mers intérieures que l'on essaye de combler peu à peu et de
faire passer, de progrès en progrès, à l'état de campagnes au sol affermi.
Une des opérations les plus difficiles en ce genre a été d'assécher le lac de
Bientina ou de Sesto, qui s'étendait au milieu de campagnes marécageuses
à l'est des monts Pisans, et que l'on pense avoir été formé jadis par les eaux
débordées du Serchio. Jadis ce lac avait deux émissaires naturels, l'un au nord
vers le Serchio, l'autre au sud vers l'Arno. Durant l'étiage de ces fleuves,
l'écoulement du Bientina se faisait sans difficulté ; mais, dès que la crue
commençait à se faire sentir, le reflux s'opérait, l'eau coulait en sens
inverse dans les deux affluents du lac, et si l'on n'avait fermé les écluses,
l'Arno et le Serchio se seraient rejoints dans une mer intérieure au pied
des monts Pisans. Privé de son écoulement naturel, le Bientina grossissait
alors jusqu'à couvrir un espace de près de 10,000 hectares, six fois supé-
rieur à la superficie ordinaire ; pour sauvegarder les riches campagnes de
cette partie de la Toscane, il a donc fallu donner au Bientina un émissaire
indépendant des deux fleuves voisins. A cet effet, on a eu l'heureuse idée
414
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
de creuser un canal qui fait passer les eaux du lac en tunnel au-dessous de
l'Arno, large en cet endroit de 216 mètres de digue à digue; puis au delà
du fleuve, qu'il vient de croiser souterrainement, le nouvel émissaire em-
prunte jusqu'à la mer l'ancien lit de l'Arno, remplacé par le Colombrone.
Le principal obstacle contre lequel il fallut lutter dans ces œuvres de
conquête était l'extrême insalubrité du climat. L'atmosphère de miasmes
pesait surtout sur la région du littoral, à cause du mélange qui s'y opérait
entre les eaux douces de l'intérieur et les eaux saumâtres de la Méditer-
N° 78 — L ARNO ET LE SEUCHIO.
d'après l'Etat -Major autrichien
Echelle de 328.000
10EI.
ranée. L'excessive mortalité qui résultait de ce mélange pour les espèces
marines et pour les animaux et les plantes d'eau douce, empoisonnait l'air,
le remplissait de gaz délétères, provenant de la décomposition de matières
organiques, et décimait les populations de la côte. Vers le milieu du siècle
dernier, l'ingénieur Zendrini eut l'idée d'établir aux issues de tous les
canaux d'écoulement, naturels et artificiels, des écluses de séparation
entre les eaux douces et le flot marin. Les fièvres disparurent aussitôt ;
l'atmosphère avait repris sa pureté primitive. En 1768, les portes, mal
entretenues, laissèrent de nouveau s'opérer le mélange de l'eau douce et
MAREMMES DE LA TOSCANE. 415
de l'eau salée : aussitôt le fléau des miasmes recommença son œuvre de
dévastation ; la salubrité ne fut rétablie dans les villages du littoral
qu'après la reconstruction des écluses. Par deux fois, depuis cette époque,
l'incurie du gouvernement de Florence a été punie de la même manière
sur les malheureux riverains, des canaux, et par deux fois on dut avoir
recours au seul moyen thérapeutique sérieux, celui de guérir la terre elle-
même. Depuis 1821, le bon entretien des écluses, qui constitue le véritable
service médical de la contrée, ne laisse plus rien à désirer, et par suite la
salubrité générale n'a cessé de se maintenir. Le chef-lieu du district,
Viareggio, qui était, en 1740, un simple hameau de peste et de mort, est
de nos jours une ville de bains de mer, que de nombreux étrangers fréquen-
tent impunément en été. Les plantations de pins et d'autres arbres ont aussi
contribué pour une forte part à l'assainissement de la contrée.
Malgré tous les progrès accomplis dans la bonification du sol, il reste
encore beaucoup à faire en mainte autre région de la basse Toscane pour
assécher le sol et purifier l'atmosphère. La Maremme, qui s'étend princi-
palement dans la province de Grosseto, entre les deux bornes rocheuses de
Piombino et d'Orbetello, est restée, en dépit de tous les travaux d'assainis-
sement, une des contrées les plus malsaines de l'Europe ; ses terres, non
perméables, retiennent les eaux qui se putréfient au soleil et empoisonnent
l'air. La vie moyenne des habitants est très-courte : celle des « trop heureux
cultivateurs » est surtout fort précaire, et pourtant la plupart d'entre eux
ne descendent dans la plaine basse que pour faire les semailles et la récolte ;
ils s'enfuient, sitôt leur travail achevé, mais ils emportent souvent avec eux
le germe de la maladie fatale; entre les deux étés de 1840 et de 1841, on
eut à soigner près de 56,000 fiévreux sur une population totale de
80,000 personnes environ, résidant presque toutes sur les hauteurs et ne
se hasardant dans les plaines empoisonnées que pour de rares visites. Pour
échapper à l'influence pernicieuse du mauvais air, il faut habiter constam-
ment à une altitude d'au moins 500 mètres, encore cela ne suffît-il pas
toujours : la ville épiscopale de Sovana est très-malsaine, quoiqu'elle se
trouve précisément à cette hauteur dans la haute vallée de la Fiora. Les
fièvres se font même sentir dans des régions fort éloignées de tout marais.
La cause en est probablement, d'après Salvagnoli Marchetti, la nature du
terrain. La malaria monte sur les collines dont le sol argileux est pénétré
de substances empyreumatiques ; elle empoisonne aussi les contrées où
jaillissent en abondance les sources salines, et plus encore celles où se
trouvent des gisements d'alun. Le mélange des eaux douces et des eaux
salées, si funeste au bord de la mer, ne l'est pas moins dans l'intérieur du
416
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
pays. Enfin l'influence des vents du sud, surtout celle du siroco, est
pernicieuse, et les fièvres remontent fort avant dans toutes les vallées
exposées à ce courant empoisonné. Les terres qui jouissent librement
de l'air marin sont parfaitement salubres : ainsi Orbetello et Piombino ,
quoique dans le voisinage de marais étendus, n'ont rien à craindre des
miasmes paludéens.
N° 79. RÉGIONS DE LA MALARIA.
° Lonôitude E.duJVL (Jreenwica \\2°
Echelle de 1.2 J00 000
<!_■£_
d'après la. Capte de VEtat-Mayac -Autrichien.
îoojEl
Régions les plus atteintes
Régions les moins atteintes
Régions assainies.
On admet, en général, que les côtes de l'Étrurie n'avaient point à souffrir
de la malaria à l'époque de la prospérité des antiques cités tyrrhéniennes.
En effet, les travaux de chemins de fer opérés dans les Maremmes ont
révélé l'existence d'un grand nombre de conduits souterrains qui drainaient
le sol dans tous les sens ; la campagne était toute veinée de canaux d'écou-
lement. De grandes villes comme la fameuse Populonia mater et tant d'au-
MAREMMES DE LA TOSCANE. 417
très dont on voit de nos jours les ruines éparses ou dont on cherche à
reconnaître les emplacements, n'auraient certainement pu naître et se
développer si le climat local avait eu la terrible insalubrité qu'on lui re-
proche de nos jours. Les Etrusques étaient renommés pour leur habileté
dans tous les travaux hydrauliques : ils savaient endiguer les torrents,
égoutter les marais , assécher les campagnes ; quand ils furent asservis,
leurs digues et leurs canaux cessèrent bientôt d'exister ; les palus se refor-
mèrent, la nature revint à l'état sauvage. Mais on cite également bien des
villes qui furent salubres au moyen âge et qui sont maintenant désolées par
la fièvre. Ainsi Massa-Mari tima, que dominent au nord-est les sommités du
massif de Montieri, fut riche et populeuse pendant toute sa période de li-
berté républicaine; mais dès que les Pisans et les Siennois l'eurent privée
de son indépendance, le travail s'arrêta dans les campagnes et les eaux
torrentielles s'y amassèrent en lagunes. Des travaux d'assainissement lui
ont rendu de nos jours une partie de sa prospérité.
Parmi les causes matérielles qui, depuis l'époque romaine, ont contribué
le plus à empirer le climat local, on doit signaler la déforestation des
montagnes et l'accroissement désordonné des terres alluviales qui en a été
la conséquence. Enfin pendant tout le moyen âge et jusque dans les temps
modernes, les monastères de la Toscane étaient possesseurs de grands viviers
à poissons dans les Marennes, et s'opposaient énergiquement à tous les tra-
vaux qui auraient pu les priver de leurs précieuses réserves pour les semaines
de carême. Nombre de tyranneaux des villes de l'intérieur étaient aussi fort
aises de posséder quelque campagne bien malsaine dans la région des marais,
car ils pouvaient de temps en temps se passer la fantaisie d'y exiler ceux dont
ils voulaient se débarrasser, sans avoir les ennuis ou les remords d'un
meurtre à commettre sans hypocrisie. Les rois d'Espagne avaient même eu
soin d'acquérir la région la plus mortelle de la côte pour y installer des
bagnes ou presidios ; ainsi Talamone, qui avait été le grand port de la ré-
publique de Sienne, fut changé en un véritable cimetière; tous les bannis
y mouraient. De Monte-Leone, antique cité de ce pays d'exil, il ne reste plus
que d'énormes murailles, ayant au moins 20 kilomètres de développement.
De nombreux essais de « bonification » entrepris au hasard et sans
l'expérience nécessaire n'ont pas été moins cruels dans leurs conséquences»
Les divers gouvernements de la Toscane s'imaginant, avec Macchiavel et
d'autres hommes d'Etat, qu'il suffirait de repeupler le pays pour lui rendre
son antique salubrité, y envoyèrent en foule des colons appelés de diverses
provinces de l'Italie, de la Grèce, de l'Allemagne; mais ces étrangers, qui
d'ailleurs n'étaient pas reconnus propriétaires, et pour lesquels l'acclima-
i- 55
418 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
tement était doublement périlleux, succombèrent en masse à chaque ten-
tative. Les seuls moyens de restaurer le climat de l'ancienne Étrurie sont,
en premier lieu, d'intéresser les cultivateurs aux améliorations en leur
concédant le sol, puis de mener à bonne fin les longues opérations de col-
matage, de drainage, de reboisement, déjà commencées avec tant de succès.
La construction du chemin de fer de la côte aide singulièrement au travail
de restauration du climat; les assèchements et les plantations d'eucalyptus
ont purifié l'air autour de mainte station. On peut citer en exemple les en-
virons de Populonia, jadis inhabitables, et qui ont pu se repeupler gra-
duellement. L'usine métallurgique de Follonica qui traite les fers de l'île
d'Elbe au moyen des lignites abondants des mines du voisinage , est de-
venue aussi beaucoup plus importante; mais elle est encore presque entiè-
rement abandonnée pendant la saison des fièvres.
Les ancêtres des Toscans actuels, les Étrusques ou Tyrrhéniens, étaient,
bien avant la domination romaine, la population prépondérante de l'Italie.
Non-seulement ils occupaient tout le versant méridional des Apennins
jusqu'aux bouches mêmes du Tibre ; ils avaient aussi fondé dans la Cam-
panie une ligue de douze cités, dont Capoue était .la plus importante, et
comme trafiquants et pirates, ils s'étaient emparés de la mer qui, d'après
eux, est encore désignée sous le nom de Tyrrhénienne. L'île de Capri
était, du côté du sud, leur sentinelle avancée. La mer Adriatique leur
appartenait également. Adria, Bologne qu'ils appelaient Felsina, Ravenne,
Mantoue, étaient des colonies étrusques, et dans les hautes vallées des Alpes
vivaient les Rètes ou Rétiens, leurs alliés et peut-être leurs frères par le
sang. Et les Etrusques eux-mêmes, de quelle grande souche ethnique font-
ils donc partie? C'est là un des problèmes les plus discutés de l'histoire.
On les a dits Aryens, Ougriens, Sémites; on en a fait les frères des Grecs,
des Germains, des Scythes, des Egyptiens, des Turcs; pour lord Lindsay,
les Tyrrhéniens sont des Thuringiens ! Cette question des origines étrus-
ques n'a donc pu encore donner lieu qu'à des hypothèses ; la langue même,
facile à lire, car ses caractères ressemblent à ceux des autres alphabets ita-
liques, mais non déchiffrée ou plutôt trop diversement traduite, n'a pas
fourni la solution ; les savants sont loin d'être unanimes pour approuver
les interprétations proposées récemment par Corssen avec une grande assu-
rance; d'après ce linguiste, que l'on a qualifié trop tôt « d'Œdipe du Sphinx
étrusque », les Tyrrhéniens devraient être certainement rattachés par la
langue aux autres populations italiotes.
ÉTRUSQUES. 419
Parmi les divers portraits que les Étrusques nous ont laisses de leurs
propres personnes sur les vases des nécropoles, le type le plus commun est
celui d'hommes trapus, souvent obèses, vigoureux, larges d'épaules, au
visage avancé, au nez courbe, au front large et fuyant, au teint foncé, au
crâne un peu déprimé et couvert d'une chevelure ondulée, le plus souvent
dolichocéphales. Ce type n'est point celui de la majorité des Hellènes, ni de
la plupart des Italiens. Parmi les monuments qu'ils ont laissés, on ne
retrouve pas les nuraghi, ces constructions bizarres qu'élevèrent en si grand
nombre les anciens habitants de la Sardaigne; quoi qu'en dise Bonstetten,
les vrais dolmens manquent aussi. Les monuments funéraires que l'on a
découverts et que l'on trouve encore par centaines et par milliers, non-
seulement dans les limites de la Toscane actuelle, mais aussi jusque dans
le voisinage immédiat de Rome, prouvent que les arts du dessin étaient
arrivés en Étrurie à un haut degré de développement. Les peintures qui
décoraient l'intérieur des caveaux,, les bas-reliefs des sarcophages, les vases,
les candélabres, les divers ustensiles de poterie et de bronze témoignent
d'une intime, parenté de génie entre les artistes étrusques et ceux de la
Grèce et de l'Asie Mineure. L'architecture de leurs édifices prouve que,
tout en se distinguant par une certaine originalité, ils étaient en rapport
intime de civilisation commune avec les Hellènes des premiers âges. Ce
sont eux qui furent dans les arts les initiateurs de Rome; les égouts de
Tarquin, le plus ancien monument de la « Ville Eternelle », l'enceinte dite
de Servius Tullius, la prison Mamertine, tous les restes de ce qui fut la
Rome royale, sont leur ouvrage. Les temples, les statues des dieux, les
maisons elles-mêmes, ainsi que les objets d'ornement qui s'y trouvent,
tout était étrusque. La louve de bronze que l'on voit au musée du Capitule
et qui était le symbole même du peuple romain, paraît être la copie d'une
aiuvre des artiste d'Étrurie.
Les vicissitudes de l'histoire, les influences diverses des civilisations et
des cultes qui se sont succédé dans le pays, ont dû, avec l'aide des croise-
ments ethniques, rendre les Toscans différents de leurs ancêtres les Étrusques.
A en juger par les peintures de leurs nécropoles, ceux-ci avaient quelque
chose de dur qui ne se retrouve qu'exceptionnellement dans la population
toscane; ils étaient aussi, semble-t-il, une nation de cuisiniers et de man-
geurs, tandis que leurs descendants sont plutôt un peuple sobre. Le type actuel
est celui d'hommes aimables, gracieux, spirituels, artistes, faciles à émou-
voir, peut-être un peu trop souples de caractère. Les Toscans de la plaine, non
ceux des Maremmes, sont les plus doux des Italiens; ils aiment à « vivre et
à laisser vivre », et par leur mansuétude naturelle ils ont souvent réussi à
420 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
rendre débonnaires jusqu'à leurs souverains. Un trait assez bizarre de carac-
tère les distingue aussi parmi les autres habitants de la Péninsule : quoique
fort braves quand une passion les entraîne, ils ont une répugnance extraor-
dinaire pour la vue de la mort ; ils se détournent du cadavre avec horreur,,
ce qui tient sans doute à la persistance d'antiques superstitions. Le Tyr-
rhénien cachait toujours les tombeaux ; cependant son grand culte était
celui des morts.
Quels que soient d'ailleurs les traits par lesquels les Toscans ressemblent
encore à leurs aïeux, ils ont eu comme eux leur époque de prépondérance
en Italie, et ils sont encore, à certains égards, les premiers de la nation.
Après l'époque romaine, quand le mouvement de la civilisation se fut déplacé
vers le nord, la vallée de l'Arno se trouvait admirablement placée pour de-
venir le grand centre d'activité, non-seulement pour la péninsule italienne,
mais encore pour tout le continent européen. Les communications à travers
la barrière des Alpes étaient encore difficiles et redoutées, et par conséquent
les relations de peuple à peuple devaient en grande partie s'établir par eau
entre le littoral de la Toscane et les rivages de la France et de l'Espagne.
En outre, les massifs des Apennins, offrant aux habitants l'avantage de les-
protéger au nord contre le climat et contre les envahisseurs barbares, se
développent autour d'eux en un large circuit de manière à leur ménager de
grandes et fertiles vallées tournées vers la mer Tyrrhénienne. La Toscane
était donc une région favorisée et ses habitants si intelligents surent bien pro-
fiter de tous ces privilèges que leur assurait la position géographique. Le tra-
vail était la grande loi des Florentins ; tous, sans exception, devaient avoir un
état. Tandis que Pise disputait à Gênes et à Venise la suprématie des mersr
Florence était plus que toutes les autres cités le siège des grandes spécula-
tions commerciales, la ville riche par excellence, qui, par le commerce de
l'argent, étendait son réseau d'affaires sur toutes les contrées de l'Europe.
Mais la Toscane ne devint pas seulement un pays de négoce et d'industrie ;
sa période de prospérité fut aussi pour l'esprit humain le moment d'une
véritable floraison. Ce que la république d'Athènes avait été deux mille
années auparavant, la république de Florence le fut à son tour ; pour la
deuxième fois s'éleva un de ces grands foyers de lumière dont les reflets
nous éclairent encore. Ce fut un vrai renouveau de l'humanité. La liberté,
l'initiative, et avec elles les sciences, les arts, les lettres, tout ce qu'il y a de
bon et de noble dans ce monde se produisit avec un joyeux élan que les géné-
rations avaient depuis longtemps perdu. Le souple génie des Toscans se
révéla dans tous les genres de travaux; parmi les grands noms de l'histoire, •
les Florentins peuvent revendiquer comme leurs beaucoup des plus grands*
FLORENTINS. 421
Quels hommes ont exercé dans le monde de l'intelligence et des arts une
action plus puissante que Giotto, Orcagna, Masaccio, Michel-Ange, Léonard
de Vinci, Andréa del Sarto, Brunelleschi, Dante, Savonarole, Galilée,
Macchiavel ? C'est aussi un Florentin, Amerigo Vespucci, qui a donné son
nom au continent nouveau découvert de l'autre côté de l'Atlantique. On
a voulu voir une injustice de la destinée, ou même l'effet d'une odieuse
supercherie des hommes dans cette substitution du nom du géographe
et voyageur astronome Amerigo à celui du marin Colomb dans l'appel-
lation du Nouveau Monde; mais au point de vue de l'histoire, c'est
justice qu'il en soit ainsi. L'Espagne monarchique gardait jalousement
le secret de ses découvertes; il est donc tout naturel que son représentant
en ait partiellement perdu l'honneur. Mais Florence, la ville républicaine
où la science était le plus aimée pour elle-même, où les récits de voyages
trouvaient le plus de lecteurs et d'où les nouvelles se répandaient le plus
librement en Europe, n'avait aucun intérêt à cacher dans ses archives les
récits et les descriptions de son fils Amerigo. C'est par ses écrits, et notam-
ment par sa fameuse lettre de 1505, que le grand événement de la décou-
verte obtint le plus de prise sur l'esprit de ses contemporains ; on traduisit
en toutes les langues ce merveilleux récit, la description à la fois savante
et imagée de ces contrées, « qui doivent être prochaines du paradis ter-
restre, s'il en existe un sur la Terre, » et par suite on en vint tout naturel-
lement à donner le nom du savant florentin au Nouveau Monde. D!ailleurs,
Colomb prétendit jusqu'à sa mort avoir découvert le Japon et les côtes
orientales de l'Asie, tandis que Vespucci, dès l'année 1501, donnait le nom
de novus mundus au continent nouvellement découvert. En 1507, Martin
Waldzemùller, de Saint-Dié, avait proposé la dénomination d'Amérique,
ratifiée par ses contemporains et la postérité.
C'est aussi à l'immense privilège de sa liberté, au génie de ses écrivains,
à l'influence exercée par ses poètes sur le développement intellectuel de l'I-
talie que Florence doit d'avoir donné son dialecte à la Péninsule entière, des
Alpes à la mer de Sicile. Évidemment, ce n'est point une ville éloignée du
centre, telle que Gênes, Venise ou Milan, Naples, Tarente ou Palerme, qui
aurait pu faire de son idiome la langue policée de tous les Italiens ; mais-
au premier abord, on s'étonne que Rome, l'antique cité reine, celle d'où le
latin vint s'imposer au monde, n'ait pas devancé Florence dans la création
de l'italien littéraire : c'est qu'au lieu de vivre de la libre vie des répu-
bliques italiennes, elle s'attachait, au contraire, au culte du passé ; la langue
même qu'elle s'efforçait de maintenir était morte. La cité des papes n'avait
d'autre littérature que des actes rédigés en un latin plus ou moins bien
422 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
imité de celui de Cicéron. A Rome, l'italien populaire devait rester un
patois, tandis qu'à Florence il devenait une langue, en dépit de l'accent
guttural légué par les Étrusques, et les Romains n'ont eu que la part,
d'ailleurs fort importante, de donner à cette langue leur belle pronon-
ciation musicale. On sait quel charme de poésie délicate et pure s'exhale
des ritornelli chantés dans les veillées par les paysans de la Toscane ; on
sait aussi de quelle puissance a été le beau dialecte florentin pour l'instau-
ration de l'Italie au nombre des peuples autonomes. Les fanatiques de Dante
ont raison, jusqu'à un certain point, de dire que l'unité nationale était fon-
dée du jour où !e grand poêle avait forgé sa belle langue sonore et ferme
de tous les dialectes parlés dans la Péninsule. N'est-ce pas dans l'admi-
rable idiome florentin, et à Florence même, que de 1815 à 1850, se
prépara par la littérature et la propagande ce grand mouvement intellectuel
d'où sortit en grande partie l'indépendance politique de la nation ?
De même que la position géographique de la Toscane fait comprendre en
grande partie l'influence qu'elle a exercée sur l'Italie et sur le reste du
inonde, de même sa configuration intime explique son histoire particu-
lière. L'Apennin, l'Anti-Apennin et les groupes de montagnes qui s'élèvent
au sud de l'Àrno la divisent en de nombreux bassins séparés où devaient
naître des républiques distinctes. Au temps des Tyrrhéniens, l'Etrurie était
une confédération de cités ; au moyen âge et jusqu'aux approches des temps
modernes, où se sont formées les grandes agglomérations, la Toscane
fut un ensemble de républiques, tantôt alliées, tantôt en lutte, mais
très-semblables les unes aux autres par le génie. Depuis, les change-
ments de toute espèce qui se sont produits dans les conditions politiques et
économiques du pays ont fait varier singulièrement l'importance et la
population des communes, mais l'a plupart des cités libres du moyen âge
et même quelques-unes de celles que fondèrent les Étrusques ont gardé un
rang considérable parmi les villes provinciales de l'Italie.
Florence (Firenze), qui naguère fut la capitale de passage du royaume et
qui reste l'un de ses chefs-lieux naturels, n'est pas une de ces fondations
des antiques Tyrrhéniens; simple colonie romaine, elle est d'un âge moderne,
en comparaison de tant d'autres localités italiennes. Durant tout l'empire,
elle fut sans grande importance ; la dominatrice delà contrée était la vieille
cité de Fiesole, qui s'élève au nord sur les collines et que les Florentins
devaient ruiner un jour et priver de ses colonnes et de ses statues pour en
enrichir leurs propres monuments. L'accroissement rapide de Florence pen-
FLORENCE. 425
dant les siècles du moyen âge provient de ce qu'elle était alors une étape
nécessaire sur le chemin qui, de l'Allemagne et de la Lombardie, mène par
Bologne dans l'Italie méridionale. Tant que l'initiative était partie de Rome,
tous ceux qui voulaient se rendre de la vallée du Tibre vers le versant opposé
de l'Apennin se hâtaient de franchir la montagne au plus près et redescen-
daient au bord de l'Adriatique vers Ancone ou Ariminum. Lors de l'abaisse-
ment de Rome, quand le reflux des peuples barbares s'opéra dans la direction
du nord au sud, le chemin naturel devint celui qui des plaines lombardes
gagne la vallée de l'Arno par les brèches de l'Apennin toscan. La route de
guerre étant en même temps une route de commerce, un grand centre
d'échanges et d'industrie devait naître dans l'admirable bassin. La « Ville
des Fleurs » grandit, prospéra et devint la merveille que l'on voit aujour-
d'hui. Mais ses richesses même lui devinrent fatales. Les banquiers, dont
les coffres recevaient une grande part des trésors de l'Europe, se firent peu
à peu les maîtres de la république. Les Medici prirent le titre de « princes
de l'Etat », et telle était la force d'impulsion donnée par la liberté pre-
mière, que leur domination coïncida tout d'abord avec l'efflorescence de
l'art ; mais bientôt les caractères s'avilirent, les citoyens se changèrent en
sujets et cessèrent de vivre par la vie de l'esprit.
Quoique ruinée dans ses finances municipales, Florence a toujours dans
son travail d'abondantes sources de revenus. Elle a ses fabriques de soieries
et de lainages, ses ateliers de chapeaux de paille, de mosaïques, de porce-
laines, de « pierres dures » et d'autres objets qui demandent du goût et de
la dextérité de main. Mais tout ce travail d'art et d'industrie, joint aux pro-
duits agricoles de la plaine et au mouvement commercial apporté par les
routes et les chemins de fer qui convergent dans ses murs, n'en ferait qu'une
grande ville italienne, si elle n'avait la beauté de ses monuments; c'est à
eux qu'elle doit d'être un des centres d'attraction du monde entier et le
principal rendez-vous des artistes. Plus que toute autre cité de l'Italie, plus
même que Venise, Florence la « Belle » est riche en chefs-d'œuvre de l'ar-
chitecture du moyen âge et de la Renaissance, Ses musées, les Uffizj, le
palais Pitti, l'Académie des Arts, sont parmi les plus beaux de l'Europe el
contiennent plusieurs de ces œuvres capitales qui sont le trésor le plus pré-
cieux du genre humain; le premier surtout est une admirable école de goût
par le choix intelligent de ses tableaux. Les bibliothèques de Florence, la
Laurentienne, la Magliabecchiana, sont riches en manuscrits, en documents,
en livres rares. La ville, quoique sombre d'aspect, est elle-même un musée
par ses palais, ses tours, ses églises, les statues de ses rues et de ses places,
ses maisons qui tiennent de la forteresse et du palais. Le dôme de
426 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Brunelleschi, le campanile de Giotto, qui, d'après les ordres de la Répu-
blique, devait être « plus beau que l'imagination ne peut le rêver », le
Baptistère et son incomparable porte de bronze, la place de la Seigneurie,
le couvent de San Marco, le noir palais Strozzi, d'une architecture à la fois
si sobre et si belle, tant d'autres monuments font de Florence une cité des
merveilles, et récemment, elle s'est ruinée à vouloir se rendre plus belle
encore. En parcourant l'admirable ville et en contemplant ses édifices, on
comprend le noble langage du conseil communal à son architecte Arnolfo
di Lapo : « Les œuvres de la commune ne doivent point être entreprises si
elles ne sont conçues de manière à répondre au grand cœur, composé de
ceux de tous les citoyens , unis en un même vouloir. »
L'admirable campagne au milieu de laquelle la ville est mollement
assise en rehausse la beauté; tous les voyageurs gardent un souvenir
ineffaçable des promenades qui longent l'Arno, des collines de San Miniato,
de Bello Sguardo, du promontoire pittoresque où se groupent les villas et
les masures de l'antique Fiesole des Etrusques. Par malheur, le climat de
Florence laisse fort à désirer; les vents se succèdent par de brusques alter-
natives, et pendant l'été la chaleur est accablante : il caldo di Firenze est
passé en proverbe. L'étroitesse des rues et la négligence de l'hygiène ren-
dent la mortalité supérieure à celle de la plupart des grandes villes du
continent, les Florentins n'ont point l'aspect robuste et fier des Siennois et
des Livournais. Au moyen âge, leur cité fut une de celles que la peste
ravagea le plus. Lors du fléau que raconte Boccace, en lui donnant pour
contraste ses histoires joyeuses, près de cent mille habitants succombèrent,
les deux tiers de la population, En comparant la situation géographique de
Florence à celle d'Empoli, l'antique Emporium, qui se trouve à l'ouest,
dans une vaste plaine mieux aérée, Targioni Tozelti regrette qu'on n'ait
pas donné suite, en 1260, au projet de détruire Florence pour en transpor-
ter les habitants dans les campagnes d'Empoli.
Dans la haute vallée de l'Arno, la seule ville de quelque importance est
Arezzo, antique cité des Etrusques et centre de l'une des républiques les plus
prospères du moyen âge. Arezzo se vante, comme Florence, de respirer un
« air si subtil, qu'il rend subtils les esprits eux-mêmes », et la liste de ses
savants et de ses artistes, depuis Pétrarque, est, en effet, l'une des plus
longues dont puisse se glorifier une ville d'Italie ; mais , de nos jours ,
Arezzo est déchue et n'a plus guère que ses grands souvenirs. Cortona ,
située plus au sud, non loin du lac de Trasimène, dispute aux cités les
plus antiques de l'Italie l'honneur d'être la plus ancienne ; mais les restes
de sa grandeur ont disparu. Sienne, la ville du beau langage, Sienne, qui
VILLES DE LA TOSCANE. 427
fut jadis la dominatrice de toutes les régions de collines situées entre les
bassins de l'Arno et de l'Ombrone, a dû subir, comme Àrezzo et Cortona,
de longs siècles de décadence, en grande partie peut-être par la faute de ses
propres habitants, qui peuplent dix-sept quartiers distincts, formant autant
•de cités dans la cité, toutes animées les unes contre les autres d'implacables
rancunes; Sienne n'est donc plus, comme elle le fut jadis, la rivale de
Florence par la population, la puissance, l'industrie, mais elle peut toujours
se comparer à la ville de l'Arno par la beauté de ses monuments, qui ^ont
l'idéal du gothique italien, par ses œuvres d'art, dues à Sodoma et à d'au-
tres peintres de sa propre école, par ses riches archives, par l'originalité de
ses rues et de ses places, par sa position magnifique sur les pentes de trois
collines et sur les arêtes de leurs contre-forts. Ghiusi, l'une des plus puis-
santes cités de l'antique Etrurie,n'a plus que ses hypogées, où les archéolo-
gues vont en pèlerinage, et dépend maintenant de la ville de Montepulciano,
dont les coteaux, produisant le « roi des vins », dominent au nord la plaine
et ses nappes d'eau. L'ancien chef-lieu de la « terre » par excellence, du libre
San Gimignano, tout hérissé de tours communales et féodales, est mainte-
nant un bourg presque abandonné. Volterra n'est plus, depuis queFerruccio
la dévasta au seizième siècle, qu'une petite ville morne d'aspect, rendue plus
morneencore parles talus infertiles de ses collines. Disposée en forme de main,
aux doigts étendus sur les arêtes de son plateau raviné, elle se trouve en
dehors de toute grande voie de communication naturelle, et si dans le voisi-
nage elle n'avait des salines, ses carrières d'albâtre, les mines de cuivre de
Monte-Catini, des bains sulfureux et les fameuses lagunes de borax, elle ne
serait probablement qu'un groupe de maisons éparses au milieu des ruines.
D'ailleurs, ce qu'elle a de plus intéressant, ce sont les débris de ses murs cy-
clopéens, où l'on voit encore deux grandes portes, et les centaines de sar-
cophages et autres restes de l'art des Etrusques conservés dans son riche
musée.
De l'autre côté de l'Arno, à la base méridionale des Apennins, les cités
qui avaient de l'importance au moyen âge sont restées industrielles et
populeuses parce que leur position commerciale a gardé toute sa valeur.
Prato, où la vallée de l'Arno a ses plus grandes dimensions, est un centre
agricole important, riche en usines métallurgiques, et possède en outre de
grandes carrières de serpentine qui ont servi à la décoration des plus
beaux édifices de la Toscane et de sa propre église, célèbre par la mer-
veilleuse chaire de Donatello, sculptée à l'angle extérieur de la façade;
Pistoja, où descend le chemin de fer des Apennins, que d'en bas on
voit escalader les pentes et franchir les ravins en longues sinuosités est
428 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
une ville de manufactures très-actives. Pescia, Capannori, aux innom-
brables maisons éparses dans la campagne, « jardin de la Toscane »,
Lucques « l'Industrieuse », célèbre par les tableaux de fra Bartolomeo,
sont également des communes où le travail est incessant. Par la beauté
de ses cultures, le bassin du Serchio , assaini par les maraîchers, est
vraiment incomparable. Quand on se promène sur les larges remparts
de Lucques, à l'ombre des rangées d'arbres puissants qui étalent leur
branchage, d'un côté vers la ville, ses tours et ses coupoles, de l'autre
vers les campagnes, on jouit d'un spectacle merveilleux. Les prairies et
les vergers, les villes qui se révèlent par la blancheur de leurs façades
au milieu de la verdure, les collines lointaines portant une tour au
sommet, la beauté riante de tout ce que l'on embrasse dans le vaste
horizon, laissent une grande impression de paix : il semble que dans un
pays si fécond et si beau, la population doive être heureuse. Et si l'on peut
en croire d'enthousiastes écrivains, il serait vrai, en effet, que les paysans
lucquois, ceux du val de Nievole, dans le bassin de la Pescia, et les culti-
vateurs de la basse Toscane, en général, sont fortunés en comparaison des
laboureurs du reste de l'Italie. Métayers pour la plupart, et métayers à
longs termes, ils sont à demi propriétaires du sol ; leur part de produits
est sauvegardée par des conventions traditionnelles ; en travaillant, ils ont
la satisfaction de peiner en partie pour eux-mêmes, et la terre n'en est que
mieux cultivée. Pourtant elle ne leur suffit pas, car ils sont obligés d'émigrer
en foule, pour aller chercher de l'ouvrage, que d'ailleurs ils trouvent faci-
lement, car les Lucquois sont célèbres dans toute l'Italie et même à l'étran-
ger par leur zèle au labeur. Un grand nombre d'entre eux vont périodique-
ment en Corse pour semer et récolter à la place des paresseux propriétaires.
En été, plus de deux mille cultivateurs de Capannori sont toujours absents
de leur patrie. Les émigrants lucquois ont aussi la spécialité du rémou-
lage.
La haute vallée du Serchio, connue sous le nom de Garfagnanaet dont le
débouché naturel est la ville de Lucques, n'a pas des habitants moins indus-
trieux que ceux de sa métropole, naguère capitale d'un état souverain.
Toutes les pentes des collines qui s'avancent en contre-forts des Apennins et
des Alpes Apuanes, sont cultivées en gradins, dont l'étagement régulier
ne nuit point à la beauté du paysage, grâce à la multitude des arbres et à la
variété des cultures. Castelnuovo, le chef-lieu de cette vallée de Garfagnana,
rime des plus belles et des plus pittoresques de l'Italie, occupe elle-même,
sur un promontoire limité par le Serchio et par la Torrita, issue des formi-
dables défilés de l'Altissimo, un des sites les plus admirables de cette admi*
VILLES DE LA TOSCANE. 429
rable contrée. C'est dans les environs que se parle, dit-on, le meilleur italien
populaire, encore supérieur à celui de Sienne, à cause de l'adoucissement
des gutturales; c'est aussi dans celte région que le doux génie toscan a
inventé ses plus beaux chants.
La vallée de la Magra, dont le bassin supérieur, au cœur des Apennins,
enferme la petite ville de Pontremoli et les nombreux villages de sa com-
mune, est plus fréquentée que la Garfagnana, à cause de son grand chemin,
de Parme au golfe de la Spezia. La partie inférieure de cette vallée, dite la
Lunigiana, du nom de l'antique cité disparue de Luni, n'est pas moins belle
que la vallée parallèle du Serchio et, de plus, elle offre les magnifiques
tableaux que forment les promontoires, les plages et les villes maritimes
entourées d'oliviers. C'est à l'issue de cette vallée, au sud de la charmante
Sarzana, que les Alpes Apuanes, en se rapprochant de la mer, forment ce
défilé si important dans l'histoire où se trouvent les villes de Carra ra et de
Massa, dépendant naguère de lTmilie, mais rattachées maintenant à la
Toscane, dont elles font réellement partie par le versant, le climat et les
mœurs. Carrara, dont le nom signifie simplement « Carrière » est la ville
qui a remplacé Luni comme lieu d'expédition des beaux marbres blancs
que la statuaire demande aux montagnes voisines et dont le mètre cube vaut
jusqu'à près de 2,000 francs pour les qualités les plus précieuses; les hau-
teurs environnantes sont perforées de sept cent vingt carrières, dont environ
trois cents sont en pleine exploitation ; la ville entière est comme un im-
mense atelier de sculpture et possède une académie qui a formé des maî-
tres célèbres. Massa, plus favorisée que Carrara par la douceur du climat,
a des marbres moins beaux, mais d'autant plus employés pour les travaux
courants de l'industrie; on les exploite depuis 1856. Quant aux marbres
de Serravezza, qui proviennent de l'Altissimo et d'autres montagnes mé-
ridionales de la chaîne Apuane, dans le voisinage de la ville de Pietra
Santa, il en est qui sont aussi beaux que ceux de Carrare. Michel-Ange, qui
les appréciait fort, employa trois années à construire la route qui devait
faciliter l'accès des plus belles couches; d'ailleurs la ville de Florence avait
commencé d'utiliser ce marbre depuis longtemps déjà : ce sont les carrières
de Serravezza qui ont fourni les dalles blanches du fameux campanile1. Les
carrières et les mines des environs donnent aussi des ardoises, du fer, du
plomb, de l'argent.
Ces villes du défilé marin des Alpes Apuanes devaient progresser en raison
de la prospérité générale, tandis que Pise, la grande république commer-
1 Marbre extrait des Carrières apuanes, en 1873 : 154,000 tonnes. Valeur : 12,500,000 fr.
450 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
ci aie de la Toscane au moyen âge, devait fatalement déchoir, lorsque la
cause de sa grandeur eut disparu. Quand même elle n'aurait pas eu à
souffrir de la concurrence de Gênes, sa puissante rivale, quand même sa
flotte n'aurait pas été anéantie par les Génois, vers la fin du treizième
siècle, enfin les tours et les magasins du port n'eussent-ils pas été rasés,
Pisc ne pouvait éviter la décadence. Les alluvions de son fleuve, ne ces-
sant d'empiéter sur la mer, ont fini par obstruer complètement l'an-
cien porto Pisano, situé jadis à treize kilomètres au sud de la bouche
de l'Arno; en 1442, il n'y avait plus que 5 pieds d'eau; un siècle plus
tard, les petites barques de rameurs pouvaient seules y entrer; il fut alors
définitivement abandonné, et maintenant il n'en reste plus de traces. Au
siècle dernier, on disputait sur l'emplacement qu'il fallait lui attribuer ;
d'autres cités devaient donc succéder à Pise comme intermédiaires des
échanges de la Toscane. Pisa morta, « Pise la morte, » a du moins gardé
des restes admirables de son passé ; elle a son étonnante cathédrale, im-
mense écrin d'objets précieux, son baptistère de forme si élégante, son
Campo santo et les célèbres fresques d'Orcagna et de Gozzoli qui le décorent,
sa bizarre tour penchée qui, sans plaire au regard, n'en est pas moins une
des grandes curiosités de l'Italie, et qui commande l'admirable panorama des
monts Pisans et des plaines alluviales de lWrno et du Serchio. Bien affaiblie
pour le commerce, mais toujours fort importante comme centre agricole;
Pise vit pour la pensée, grâce à son université, l'une des meilleures de
l'Italie. Enfin, elle a ce que nul changement d'itinéraire dans le mouve-
ment des échanges ne peut lui ravir, son doux climat sédatif, dont les
étrangers du nord viennent en grand nombre jouir pendant l'hiver.
Livourne ou Livorno fut l'héritière commerciale de Pise, et ses navires
n'ont cessé de suivre les mêmes escales vers les ports du Levant. Débouché
naturel des riches bassins de la Toscane, Livourne est un marché beaucoup
plus actif que ne le ferait supposer la forme du littoral : c'était naguère le
deuxième port de l'Italie; il venait immédiatement après Gênes par ordre
d'importance, mais Naples l'a récemment dépassé l. Les milliers de Juifs
espagnols et portugais qui s'y réfugièrent et qui ont attiré depuis beaucoup
d'autres compatriotes ont su largement développer les ressources de cette
ville. Etudiée au point de vue architectural, c'est l'une des moins intéres-
santes de l'Italie, mais comme monument du travail humain, elle est des plus
curieuses : pour l'asseoir, il a fallu consolider la terre marécageuse, tandis
* Mouvement du port de Livourne, en 1876 :
Entrées 7,582 navires, jaugeant 1,884,400 tonneaux.
Valeur des échanges .... 150,300,000 francs.
T.IVOURNE, ILE D'ELBE.
4:»1
que pour donner accès aux navires il a fallu creuser des bassins et des
canaux. On a ainsi tracé tout un réseau de lagunes, à côté d'îlots égale-
ment artificiels, méritant Lien le nom de « Yenezia » qui lui a été
donné. Un brise-lames construit en pleine mer signale de loin l'entrée du
port de Livourne. Plus au large, la tour de la Meloria, bâtie sur un écucil
et que les marins inexpérimentés croiraient être une voile blanche, rappelle
la terrible bataille navale où la flotte pisanc fut anéantie par les Génois1.
K° £0. — PORT I)E I.TVOUHN'E.
C. Perron
Z?e O à -5 m c/eôà /Û m c/e /û au-e/è/a
Échelle de 1;12U000
0 5 kil.
La Toscane continentale se complète par une Toscane insulaire, reste de
1 Communes (ville et banlieue) de Toscane ayant p'us de 10,000 habitants ..
Florence (Fireuze). lerjanv.
1879
168,400 hab.
Massa. En 1871.
16,000 bal
Livourne (Livorno). »
97,900
r>
Einpoli.
»
15,000 »
Luequcs (Lucca). »
68,550
»
Pontremoli.
»
14,000 »»
Pise (Pis'a). »
50,500
»
Vol terra.
»
15,000 »
Capannori (campngnc de Lucques)
46,550
);
Monlepulciano.
ii
12,700 »
Prato. »
42,450
))
Pistoja.
)>
12,500 »
Arezzo. »
59,200
»
Viareggio.
»
12,250 -
Corlona. »
26,950
»
Pescia.
»
12,000 »
Carrare ( Carra ra). »
26,200
»
Pietra Santa.
)>
12,000 ..
Sienne (Siena). »
22,750
)>
Bagni di Lucca.
»
10,000 )>
452 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
l'isthme qui réunissait autrefois les îles de Corse et de Sardaigne à la terre
ferme. Ces îles, que le navigateur voit surgir devant lui du milieu des eaux
bleues, puis qui s'abaissent graduellement et s'évanouissent au loin dans
le sillage, donnent un grand charme de beauté aux parages toscans de la
mer Tyrrhénienne.
L'île d'Elbe, jadis petit royaume de Napoléon, est la terre principale de
l'archipel toscan1. Elle est beaucoup plus grande à elle seule que tous les
autres îlots : Giglio, aux carrières de granit; Monte-Cristo, semblable à
une énorme pyramide surgissant de la mer à plus de 600 mètres; la
belle Pianosa, couverte de sa forêt d'oliviers; Capraja, la génoise, aux
maisons blanches groupées dans un cirque de granit rose; Gorgona, simple
colline hérissée de broussailles. Ancienne dépendance de Populonia
l'étrusque, l'île d'Elbe est un pittoresque massif de montagnes. Un détroit,
peu profond et parfois dangereux à cause des vagues clapoteuses qui vien-
nent se briser sur les deux îlots de Cerboli et de Palmajola, portant chacun
sa vieille tour, sépare ses rives abruptes des promontoires de Piombino,
où les navires devaient aborder jadis pour payer les droits de péage et se
faire délivrer un « plomb » en signe d'acquit.
A l'extrémité occidentale de l'île s'élève le groupe des monts granitiques
de Capanne, haut de plus de 1,000 mètres; à l'autre extrémité, celle qui
fait face au continent, des roches de serpentine arrondissent leurs cimes en
forme de coupoles jusqu'à l'altitude de 500 mètres; au centre de l'île
s'élèvent d'autres sommets de formations diverses, recouverts de brous-
sailles. La variété des roches est très-grande pour un si petit espace : avec
les granits de plusieurs époques et les serpentines se trouvent aussi des
couches de kaolin et des marbres de diverses espèces, notamment un marbre
blanc comme celui de Carrare. Les cristaux remarquables, les pierres pré-
cieuses se rencontrent en si grand nombre à l'île d'Elbe, qu'on l'a com-
parée à un cabinet de minéralogie.
Jadis exposés aux fréquentes incursions des pirates, les habitants de l'île
avaient dû se réfugier dans l'intérieur et sur les promontoires escarpés ;
c'est là qu'on voit les belles ruines de leurs forteresses ou des villages
encore habités. L'antique cité, fièrement nommée Capoliberi ou « mont
des Hommes libres », et que l'on considère comme une sorte d'acropole,
est une de ces bourgades encore peuplées. Grâce au retour de la paix mari-
time et à l'appel du commerce, la plupart des habitants sont descendus
vers les « marines » et les villes du littoral, Porto-Ferrajo, que l'on a ceint
Superficie de l'île. ...... 22,000 hectares.
Population, en 1871 21,000 habitants.
ILE D'ELBE. 433
de fortifications, Porto-Longone, Marciana, Rio. Marins, pêcheurs de thons
ou de sardines, sauniers, vignerons ou jardiniers, tous ont du travail en
abondance, car l'île est riche en ressources de toute sorte. D'ailleurs, les
habitants sont hospitaliers et vraiment Toscans par la douceur. Quoique
proches voisins des Corses, ils n'ont point leurs mœurs violentes de guerre
et de vendetta.
La grande importance économique de l'île d'Elbe ne provient ni de ses
vins , ni de ses pêcheries , ni de ses salines , ni de son commerce mari-
time l, mais de ses gîtes de fer, les mieux exploités du monde méditerra-
néen, après ceux de Mokta-el-Hadid, en Algérie. Les puissantes masses fer-
rugineuses, qui recouvrent une superficie d'environ 250 hectares, se dres-
sent en falaises à l'extrémité nord-orientale de l'île. Du continent déjà on en
remarque les escarpements rouilles; les eaux qui en découlent sont rouges de
matières ocreuses, et le sable des plages est tout noir des débris du métal. Les
ouvriers, parmi lesquels se trouvent en grand nombre des « internés » de
l'Italie méridionale, abattent à même le minerai, que l'on traîne ensuite
vers l'embarcadère de Rio ou qui descend tout seul par des chemins de fer
automoteurs. Les vides immenses produits par l'exploitation ressemblent à
de vastes cratères, et la couleur de la roche, rouge sombre, violacée ou
noirâtre, ajoute à l'illusion. Les déblais que le travail de cent générations
successives d'ouvriers a rejetés de ces cratères depuis vingt-cinq ou trente
siècles, ont des proportions qui confondent l'imagination du spectateur. La
poussière ferrugineuse, stratifiée en couches dont la couleur diffère suivant
la nature des débris qui les composent, s'est accumulée en véritables monta-
gnes de 100 et de 200 mètres de hauteur, aux talus recouverts de la végéta-
tion des maquis. La fouille au pic et à la pelle suffit pour désagréger ces amas,
qui représentent au moins cent millions de tonnes de minerai. Quant aux
mines proprement dites, elles pourraient, sans s'épuiser, fournir encore
pendant vingt siècles un million de tonnes par an à la consommation du
monde, soit de cinq à dix fois plus chaque année qu'elles n'en donnent
actuellement. Les minerais exploités dans les gîtes de l'île d'Elbe et trans-
portés surtout en France, ont le grand avantage de pouvoir être faci-
lement transformés en acier. La pierre d'aimant ou « calamité » entre
pour une forte proportion dans les minerais de l'un des gisements, celui
de Calamita; c'est la pierre qui, placée sur un rondin de liège et flottant
librement dans un vase, servait jadis aux marins de la Méditerranée pour
se diriger sur les eaux, quand se voilait l'étoile polaire.
1 Mouvement des ports de File, en 1875 : 9,162 navires d'un port de 425,500 tonnes.
ï- 55
434 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
LES APENNINS DE ROME, LA VALLEE DU TIBRE, LES MARCHES
ET LES ABRUZZES.
Au point de vue géographique, la partie de la Péninsule qui a Rome pour
chef-lieu naturel est le tronc du grand corps de l'Italie maritime : c'est
là que les montagnes des Apennins atteignent leur plus grande hauteur ;
c'est aussi là que se ramifie le plus vaste système hydrographique au sud de
la vallée du Pô ; mais, quoique le rôle historique le plus important lui ait
jadis appartenu, la population y est plus clairsemée et la quantité annuelle
du travail y est moins importante que dans toutes les autres grandes régions
de l'Italie1.
Dans leur ensemble, les Apennins romains s'élèvent en un rempart abso-
lument parallèle au rivage de la mer Adriatique. Au littoral à peine infléchi
qui se prolonge du nord-ouest au sud-est, de Rimini à Ancône, puis à la côte,
plus rectiligne encore, qui d'Ancône à la bouche du Tronto prend une direc-
tion peu divergente du méridien, correspond exactement la crête des monta-
gnes, que les marins voient se dresser au-dessus de la zone verdoyante du ri-
vage. De ce côté, la chaîne paraît tout à fait régulière : sommet se montre
après sommet, chaînon latéral succède à chaînon latéral, les vallées qui des-
cendent de l'Apennin sont toutes parallèles les unes aux autres et normales
à la côte ; la pente générale des monts est partout fortement inclinée vers la
mer, et la succession des assises géologiques, jura, craie, terrains tertiaires,
se maintient la même, des arêtes que blanchissent les neiges aux promon-
toires que vient laver le flot. La seule irrégularité qui se présente dans cette
ordonnance de l'architecture orographique provient du groupe de collines,
presque détachées de l'Apennin, qui forment l'éperon d'Ancône. D'ailleurs
cet angle du rivage, semblable à la clef de voûte d'une arcade, répond à
l'angle de tout le système des Apennins : c'est précisément en face que se
reploie l'axe des monts. Cette région de l'Italie est la contre-partie natu-
relle de l'Apennin ligure. Ancône correspond à Gênes; les deux rives qui
Superficie. Population au 1er janv. 1879. Population kilom.
Rome 11,917 kil. car. 845,500 hab. 71
Ombn'e 9,033 » 570,500 » 59
Marches 9,703 » 941,350 » 97
Abruzzcs. ..... 12,686 » 950.000 » 75
43,0-29 kil. cur. 5,507,550 hab. 75
APENNINS. 435
s'étendent, l'une vers l'Emilie, l'autre vers la presqu'île du Monte Gargano,
rappellent les deux « rivières » du Ponent et du Levant ; seulement, le
profil du littoral et des monts se dessine en sens inverse. Comme l'Apennin
ligure, celui d'Ancône ne laisse à sa base qu'une étroite bande de terrain ;
en maints endroits la route qui longe le bord de la mer doit y contourner
en corniche les escarpements des roches, et les villes, trop resserrées sur la
plage, sont obligées d'escalader les promontoires ; cependant cette contrée
riveraine de l'Adriatique est moins bien défendue par la nature que la
Ligurie. Au nord, elle s'ouvre largement sur les plaines du Pô, et du côté
de l'ouest elle est facilement accessible par les plateaux qui flanquent la
crête principale des Apennins ; aussi les puissances limitrophes n'ont-elles
cessé pendant tout le moyen âge, et même tout récemment encore, de lutter
pour la possession de ce territoire : de là le nom de Marches, synonyme de
frontière disputée, qui lui a été donné. Chaque ville y est une forteresse
perchée sur un monticule ou sur une arête. Des indigènes qui ne connaî-
traient aucune autre région de la Terre pourraient croire que chaque cime
doit avoir son diadème de dômes et de tours.
Comme les Apennins étrusques, ceux qui forment la limite commune
entre le versant des Marches et celui de Rome se divisent en massifs assez
nettement séparés les uns des autres. Le premier massif, qui domine à
l'orient la haute vallée du Tibre, a pour bornes septentrionales le Monte
Comero et le Fumajolo, source du fleuve romain; du côté du sud, il est
flanqué sur son versant oriental par le Monte Nerone : quoique moins hautes
que beaucoup d'autres cimes des Apennins, ces montagnes sont désignées par
l'appellation d'Alpes; ce sont les Alpe (et non AJpi) délia Luna. Une brèche
où passe la route de PérouseàFano, interrompt la chaîne, qui recommence
au delà par le groupe du Monte Catria. En cet endroit , l'Apennin se
bifurque. Les eaux en ont si diversement érodé et déchiqueté les remparts,
jadis parallèles et disposés à la façon du Jura franco-suisse, qu'il est bien
difficile de reconnaître la configuration première : plateaux, massifs isolés,
ramifications latérales, chaînes de jonction, forment un vaste dédale à l'est
du bassin du Tibre et de ses affluents. Toutefois, si l'on néglige les mille
irrégularités de détail, on peut dire que les hautes terres de l'Ombrie et
des Abruzzes, sur une longueur d'environ 200 kilomètres et sur une lar-
geur moyenne de 50 kilomètres, sont limitées à l'est et à l'ouest par deux
chaînes, d'origine jurassique et crétacée, qui, après s'être séparées au
Monte Catria, vont se rejoindre par le chaînon de la Majella, d'où rayonnent
dans tous les sens les montagnes du Napolitain. De ces deux chaînes paral-
lèles, aucune n'est un faîte de partage : celle de l'ouest est traversée par la
436 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Nera et d'autres rivières qui se déversent dans le Tibre; celle de l'est, encore
plus découpée, laisse passer par des portes de rochers plusieurs torrents qui
se précipitent vers l'Adriatique. Le plus abondant de ces cours d'eau, la
Pescara, qui naît sur le plateau des Abruzzes, sous le nom d'Aterno,
traverse précisément l'Apennin oriental dans le voisinage de ses plus hauts
sommets ; sa masse liquide et les pierres qu'il entraîne ont creusé un défilé
profond que l'on utilise pour y faire passer un chemin de fer de jonction
entre l'Adriatique et le bassin du Tibre.
Ce haut plateau des Abruzzes, coupé de chaînons transversaux et semé de
dépressions qui furent autrefois des bassins lacustres, est la forteresse natu-
relle de l'Italie centrale. A l'ouest, parmi tant d'autres cimes, s'élèvent le
Monte Velino, à la double pyramide ; au nord, le Vettore termine l'arête
des montagnes Sybillines; à l'est se dresse le sommet le plus haut des Apen-
nins, mont rarement escaladé, auquel on a justement donné le nom de Gran
Sasso d'Italia (Roche-Grande d'Italie). De temps immémorial, les indigènes
savent que ces superbes escarpements, blancs de neige pendant la plus
grande partie de l'année, sont bien les plus élevés de la Péninsule : c'est
non loin de là, dans un petit lac, où flottait une île de feuilles et d'herbages,
que les Romains croyaient avoir trouvé « l'ombilic de l'Italie » ; près de
là aussi, les Marses, les Samnites et leurs confédérés de la Péninsule, las de
porter le pesant joug de Rome, avaient choisi la ville de Corfinium pour en
faire, sous le nom d'Italica, la cité mère de toutes les populations libres des
montagnes ; là, dans ce vrai centre de la péninsule des Apennins, les souf-
frances et la révolte communes jetèrent la première semence de cette union
qui devait, après deux mille années, devenir la nationalité italienne. Du
côté de l'Adriatique, la Roche-Grande, dont les parois calcaires se super-
posent d'étage en étage jusqu'à près de 5,000 mètres d'élévation, présente
l'aspect le plus grandiose; du côté des Abruzzes, il s'étale largement en une
puissante masse, sans grande beauté de profil ; mais au-dessous s'étendent
d'admirables paysages alpestres. Là les ours ont encore leurs retraites ;
les chamois même n'ont pas été complètement exterminés par les chasseurs ;
les pâturages aux plantes rares rappellent ceux de la Suisse ; mais ils
paraissent plus beaux encore, grâce à l'éclat de la lumière, à la profondeur
du ciel, au pittoresque des ruines, au profil si pur des lointains. Enfin,
çà et là, se montrent encore des forêts de hêtres et de pins, d'autant plus
admirables à voir qu'elles manquent dans les régions plus basses. Le déboi-
sement excessif est une des infortunes de l'Italie ; en maint district des
Apennins romains, le sol végétal lui-même a disparu. Si l'on voulait
reboiser, sans avoir recours à des transports de terre, il serait trop tard ;
APENNINS ET SUBAPENNINS. 457
seulement dans quelques fissures se sont amassées de la poussière et des
pierrailles, où peuvent croître des genêts et des ronces.
A l'ouest des arêtes principales de l'Apennin, chacune des vallées où
coule un des affluents du Tibre, est dominée de chaque côté par des mon-
tagnes calcaires, dont quelques-unes ont encore une élévation considé-
rable ; mais en moyenne la pente générale de la contrée s'abaisse assez
également vers la vallée inférieure du fleuve. Deux hautes cimes, laissant
passer le Tibre comme par une porte triomphale, se dressent en forme de
pyramides à l'extrémité des chaînons subapennins : au nord du fleuve,
c'est le Soracte des anciens, devenu par un calembour pieux, le saint
Oreste du moyen âge ; au sud, c'est le mont Gennaro, massif avancé des
hauteurs de la Sabine. Ces beaux sommets sont, avec leurs contre-forts et
les groupes volcaniques des environs, les montagnes en hémicycle qui for-
ment l'admirable horizon de la campagne de Rome. Déjà fort belles par la
vigueur et l'harmonie de leurs lignes, ces montagnes gagnent encore en
beauté, aux yeux de l'historien et de l'artiste, par les événements considé-
rables qui s'y sont accomplis, par les tableaux des peintres, les chants et les
descriptions des poètes. Les souvenirs et l'imagination aident au regard pour
embellir et transfigurer ces paysages.
Quelques chaînons et des massifs isolés, de formations calcaires comme le
Subapennin, bordent le littoral de la mer Tyrrhénienne et les marécages de
la côte. Telles sont les hauteurs aux riches gisements d'alun qui entourent
le noyau trachytique de la Tolfa, volcan d'origine fort ancienne, dont les
sources alimentent Cîvita-Vecchia ; tels sont aussi les monti Lepini, avec
leur crête en « échine d'âne » (Schiena (TAsino), qui par leurs escarpements
nus forment un véritable mur à l'est des marais Pontins ; ils ont pourtant
çà et là quelques forêts de châtaigniers et de hêtres, où les descendants des
Volsques mènent paître leurs troupeaux de porcs ; mais presque toutes les
montagnes sont dépouillées de végétation et leurs roches brûlées par
le soleil se divisent naturellement en fragments angulaires qui ont servi de
modèle aux murs cyclopéens de tant d'anciennes villes du Latium. A l'ouest
de ces mêmes marais se dresse une cime à dix pointes, couverte de bois touffus
sur les pentes qui s'inclinent vers l'intérieur, mais âpre et nue du côté de
la mer ; seulement quelques palmiers nains, que l'on vient chercher de
Rome pour en orner les jardins, croissent çà et là dans les fissures du rocher.
Cette masse insulaire, non moins grandiose que le monte Argentaro de la
Toscane, est le Circello, le promontoire fameux où la magicienne Circé se
livrait à ses maléfices. On y montre encore la grotte où elle changeait les
hommes en animaux, et quelques constructions cyclopéennes, dominant le
438 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
village de San Felice, y rappellent les temps mythiques de l'Odyssée. A
l'époque des anciens navigateurs hellènes , l'Italie, connue seulement par
ses îles et ses promontoires, était considérée comme un archipel, et l'île de
Circé, au redoutable cap, passait pour l'une des terres les plus importantes
de ces Cyclades de l'Occident 2.
Sur le rivage des mers et au milieu des lacs où se sont déposés les cal-
caires, les marnes, les argiles, les sables de la région subapennine, des vol-
cans étaient à l'œuvre , et leurs amas de matières fondues jaillissaient au-
dessus des flots sur une faille des roches profondes. Une rangée irrégulière de
montagnes de lave s'est ainsi formée, suivant un axe sensiblement parallèle
à celui des Apennins eux-mêmes et au littoral de la Méditerranée. Les cônes
d'éjection sont reliés les uns aux autres par des couches épaisses de tufs qui
se sont répandues sur toute la plaine à la base des montagnes calcaires. Elles
s'étendent sur un espace d'environ 200 kilomètres, du Monte Amiata de la
Toscane au groupe des montagnes d'Albano, et dans toute cette vaste zone
les strates d'origine volcanique ne se trouvent interrompues que par le cours
du Tibre et les alluvions qui se sont déposées sur ses bords : c'est dans ces
amas de cendres agglutinées que se ramifient les fameuses catacombes de
Rome. D'après Ponzi ces tufs auraient été rejetés du sein des foyers inté-
rieurs par des cratères situés à fleur d'eau, et les courants les auraient en-
suite distribués au loin sur les bas-fonds ; mais les couches de cendres vol-
caniques ne renfermant aucun fossile marin, on peut en conclure, d'après
de Mortillet, qu'à cette époque la Méditerranée s'était déjà retirée vers
l'ouest. Par le milieu où ils se sont déposés, les tufs de Rome diffèrent donc
absolument de ceux du Vicentin, si riches en fossiles.
La région des volcans romains se distingue par les nombreux bassins
lacustres qu'elle renferme. Le plus grand de tous, le lac de Rolsena, mer
intérieure aux bords ombragés de châtaigniers, était jadis considéré comme
un cratère. S'il en était vraiment ainsi, cette dépression serait, même en
comparaison des bouches volcaniques des Andes et de Java, le plus étonnant
témoignage de la puissance des forces souterraines, car le lac de Bolsena n'a
pas moins de 40 kilomètres de tour et recouvre une superficie de 114 kilo-
1 Altitudes diverses des Apennins romains :
Monte Comero.. ...... 1,167 mètres.
» Nerone 1,526 »
» Catria 1,702 »
• » Vettore . 2,479 »
Gran Sasso d'Italia 2,902 »
Monte Majella. 2,792 »
. » Velino. 2,487 »
Monte Conero (collines d'Ancône) 849 mètres.
Soracte 692 »
Monte Gennaro 1,269 »
Schiena d'Asino 1,477 »
Monte Circello 527 »
Col de Fossato (tunnel du che-
min de fer d'Ancône à Rome) . 535 »
VOLCANS ET LACS DES ENVIRONS DE ROME.
439
mètres carrés. Toutefois les géologues modernes s'accordent, en général,
à voir dans ce lac cratériforme un simple bassin d'effondrement et d'éro-
sion : il se trouve, en effet, au milieu d'un plateau de cendres, de scories
et de laves qui ne se relève point autour des eaux en un rebord circulaire
semblable aux talus des cônes volcaniques. On voit facilement la différence
de structure et de formation en comparant la cavité lacustre aux véritables
cratères du pays, à l'île en croissant de Martana, au gouffre circulaire que
domine le pic de Monte fiascone, à la bouche d'éjection de Giglio, remplie
par les eaux d'un petit lac, et surtout à l'énorme cratère de Latera, qui
N° 81. LAC DE BOLSEXA.
11° io*E (ie&r
11° fco'H dtGr
Echelle de V. bhj.ooo
10 iSEL
s'ouvre dans la partie occidentale du plateau volcanique , et du centre
duquel jaillit un cône d'éruption, le mont Spignano. Très-inférieur en
étendue au lac de Bolsena, le cirque de Latera n'en est pas moins l'un des
grands cratères du globe; sa largeur moyenne est de 7 à 8 kilomètres.
Déjà si remarquable par son beau lac et son prodigieux cratère, la contrée
volcanique de Bolsena est aussi fort curieuse par les escarpements verticaux
que présentent ses tufs et ses laves au-dessus des rivières environnantes. Les
villes et les villages perchés sur ces promontoires sont du plus admirable
pittoresque. La vieille Bagnorea s'avance entre deux gouffres vertigineux
comme sur un immense môle et se réunit à la nouvelle ville par un chemin
en « escarpolette » où les voyageurs timides n'aiment guère à s'aventurer;
440 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Orvieto occupe une roche isolée pareille à une forteresse ; Pittigliano, entouré
d'abîmes, n'eût été accessible qu'à l'oiseau si l'on avait coupé l'isthme de
quelques mètres de large qui rattachait le village au reste du plateau. Au
moyen âge, pendant les incessantes guerres des seigneurs et des communes,
les grands triomphes étaient de pouvoir s'emparer de ces nids d'aigle.
Au sud du grand lac de Bolsena, qui s'épanche directement dans la Médi-
diterranée par la Marta, le beau lac de Bracciano, qui donne naissance à la
rivière d'Arrone, semble être aussi un bassin d'effondrement et non un
véritable cratère. Quant au lac deVico,de forme si gracieusement arrondie,
c'est bien un volcan, quoique le rempart extérieur des laves soit ébréché du
côté de l'occident. Au centre, s'élève le cône presque parfaitement régulier
du Monte Venere, aux longs talus boisés. Jadis un lac annulaire enveloppait
complètement le cône central et, par son contraste avec la verdure et les
scories rouges, donnait à l'ensemble du paysage la plus merveilleuse
beauté ; mais le seuil par lequel son émissaire s'échappe dans le Tibre a
été abaissé, et par suite le lac s'est transformé en un simple croissant.
D'après la légende, une ville ruinée dormirait dans ses profondeurs.
De l'autre côté du Tibre, les montagnes du Latium qui contiennent les
lacs charmants d'Albano et de Nemi, ainsi que d'autres bassins où l'on
cherche du regard des eaux disparues, se dressent en un magnifique groupe
de volcans, ou plutôt forment un cône unique de plus de 60 kilomètres de
circonférence, dont le grand cratère, partiellement oblitéré, en renferme plu-
sieurs de moindres dimensions. Précisément au centre de la grande enceinte
extérieure du volcan, s'arrondit le principal cratère secondaire, celui du
Monte Cavo, dont une légende, en désaccord avec l'histoire, a fait un camp
d'Hannibal. Des couches de pouzzolane, de pierrailles volcaniques, de
cendres, que les eaux ont ravinées en sillons divergents d'une grande
régularité, forment les pentes extérieures de la montagne et, par la
diversité de leur composition, montrent les différentes phases d'activité
par lesquelles a passé jadis ce Vésuve romain, beaucoup plus récent que
les volcans situés au nord du Tibre. Les laves sont descendues jusque dans le
voisinage immédiat de Rome, là où se trouve le sépulcre de Cecilia Metella.
Le lac d'Albano déverse son trop-plein dans la mer par un canal sou-
terrain de 2,537 mètres de longueur, qui s'est maintenu en parfait état de
conservation pendant vingt-deux siècles. Le grand réservoir est fameux
parmi les zoologistes à cause d'une espèce de crabe qui s'y trouve en
grande abondance et que l'on expédie à Rome en temps de carême. Ce
crabe, analogue à ceux qu'on trouve dans les rizières des bords du
Po, fait supposer que le cratère lacustre était jadis en communica-
LACS DE BOLSENA, DE VICO, D'ALBANO. 441
lion avec la mer et qu'il s'en est séparé peu à peu, en sorte que les crabes
auront eu le temps de s'accoutumer au changement graduel opéré dans la
composition du liquide. Il est probable qu'une longue série de siècles se
N° 82. — VOLCANS DU LATIC5I.
daprès JaOu'U de iïtcit-Blaior Autrichien.
Echelle de agtooo
sera écoulée avant que le golfe marin, transformé en réservoir distinct, puis
lentement exhaussé par les amas de scories qui s'y déversaient, ait pu at-
teindre l'altitude de plus de 500 mètres, qu'il occupe aujourd'hui, à moins
qu'il n'ait été soulevé en masse, comme le sont actuellement les côtes de
Civita-Vecchia et de Porto d'Anzio. En tout cas, des silex travaillés et des
1 56
442 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
\ases de terre cuite, que l'on a trouvés sous les masses épaisses du pepenno
volcanique, prouvent que le pays était habité lors des dernières éruptions par
des populations civilisées : quelques-uns de ces vases sont même doublement
précieux, parce qu'ils figurent des maisons de ces temps antérieurs à l'his-
toire. Des pièces de monnaie de la République et des fibules de bronze
témoignent de l'âge relativement moderne des laves supérieures. Que de
civilisations diverses se sont succédé, et que de villes, de villages, de palais
de plaisance ont pu se bâtir clans les anciens cratères ! Albe la Longue et
d'autres cités des Latins y ont été remplacées par des villas romaines, puis
les papes et les grands dignitaires de l'Eglise y ont bâti leurs châteaux, et
maintenant ces montagnes sont un lieu d'excursions et de villégiature
pour la foule des étrangers qui, de toutes les parties du monde, viennent
contempler la grande Rome. C'est au point culminant du Monte Cavo que
se dressait le temple fameux de Jupiter Latial, où se célébraient les fêtes
de la confédération latine; ses derniers restes ont été détruits en 1785.
De l'emplacement où il s'élevait on peut voir, quand le temps est favo-
rable, jusqu'aux monts de la Sardaigne1.
Le lac de Nemi, dont les eaux reflétaient ce temple redouté de Diane où
chaque prêtre devait être le meurtrier de son prédécesseur, n'a plus sur les
pentes de son entonnoir les grandes forêts qui l'assombrissaient jadis. De
même que le lac d'Albano, il a été abaissé au moyen d'un souterrain de
décharge. Quant au lac Régille, fameux par la victoire de Rome sur les alliés
de Tarquin le Superbe, ce n'était qu'un marais situé à la base septentrionale
du volcan ; il a été complètement asséché. Enfin le lac incrustant de' Tartari
et celui de la Solfatare ou des « Iles Nageantes », ainsi nommé des feuilles
agglomérées qui flottent sur ses eaux, ne sont, en réalité, que de simples
mares, qui doivent surtout leur réputation au voisinage de Tivoli.
Tous les lacs encore existants de la région volcanique romaine se ressem-
blent par une grande profondeur; mais ceux de la région calcaire doivent
être plutôt considérés comme des inondations permanentes9. L'un d'eux,
le lac de Fucino, jadis le plus vaste, a été complètement vidé; l'autre
1 Volcans romains :
Monte Ciraino. . . . 1,071 mètres. Monte Cavo 951 mètres.
2 Lacs des montagnes romaines :
I Superficie. Altitude. Profondeur-
i
Lacs volcaniques.
Lac de Bolsena. . . 108 kil. car. 303 mètres. 140 mètres.
» Bracciano ... 58 » 151 » 250 >>
» Albano 6 » 305 » 142 »
» Nemi 2 » 338 » 50 »
Lac de Trasimène ... 120 >> 257 » 7 »
» de Fucino, en 1860 158 » 700 » 28 >
LACS D'ALBANO ET DE NEMI, BASSIN DU FUCINO.
445
celui de Trasimène, doit l'être prochainement. Le lac de Fucino s'étendait,
à une époque géologique antérieure, sur un espace de 270 kilomètres
carrés, et le trop-plein de ses eaux s'épanchait au nord-ouest, par-dessus
le seuil des Campi Palentini, dans la rivière Salto, qui descend au
Velino, puis au Tibre. Mais, à une époque inconnue, la diminution des
pluies amena l'isolement du lac, et les eaux, désormais enfermées dans
leur bassin, n'eurent d'autre issue que par l'évaporation. Suivant les
alternances des années sèches et des années pluvieuses, le lac se rétré-
cissait ou s'accroissait en étendue et tantôt laissait des marais sur ses
bords, tantôt refluait sur les campagnes cultivées et détruisait les récoltes :
N° 85. — AÏÏCIEN LAC DE FUCINO.
d'après les cartes de M Berrarmi
etdel'Etiït Major Autriduen
Echelle de 1 . % 12000
l'écart entre les niveaux des eaux de crue et des eaux basses n'était pas
moindre de 16 mètres, et, lors des grandes inondations, la profondeur du lac
dépassait 23 mètres; deux villes, dit-on, Marruvium et Penna, avaient été
dévorées par une de ses crues. Déjà les anciens Romains avaient tenté de
vider ce lac afin de supprimer ainsi un foyer de pestilence et de conquérir à
l'agriculture une grande superficie de sol fertile; mais comme il eût été
impossible de lui rendre, par-dessus un trop large seuil, son ancien déver-
soir dans la vallée du Tibre, ils en firent un affluent du Garigliano, dont le
petit tributaire Liri, qui garde maintenant pour lui seul le nom de l'an-
cien fleuve (Liris), coule à une faible distance du côté de l'ouest. Du temps
de Claude, 50,000 esclaves travaillèrent pendant onze ans à creuser un
444 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
tunnel de 5,640 mètres de longueur à travers le Monte Salviano, qui sé-
pare le bassin lacustre de la basse vallée du Liri. L'entreprise, dirigée par
l'avide Narcisse, ne pouvait réussir complètement, puisque la section et le
fond du canal variaient sur tout le parcours de la galerie souterraine ; le
déversoir ne fonctionna jamais que d'une manière imparfaite et finit par
s'obstruer. Au treizième siècle, au dix-huitième, on essaya de déblayer le
canal; mais, pour faire œuvre sérieuse, il était nécessaire de le re-
creuser complètement, et c'est là le travail qui a été mené à bonne
fin dans les temps modernes, grâce aux capitaux du prince Torlonia, et
aux plans de M. de Montricher, exécutés par MM. Bermont et Brisse. En
seize années, de 1855 à 1869, le nouveau canal, qui d'ailleurs a fait
disparaître jusqu'à la dernière brique de l'ancien tunnel de Claude, a été
complètement achevé : une masse liquide de plus d'un milliard de mètres
cubes a été versée dans le Liri ; maintenant des cultures occupent en
entier la surface de l'ancien lac : il ne reste qu'un laghetto alimenté de
sources vives et remplissant un cratère de 50 mètres de profondeur qu'a
formé en peu de mois un dégagement de gaz hydrogène carburé. La salu-
brité s'est accrue en môme temps que la richesse du pays, quoique, pendant
la première période du dessèchement, l'air ait été corrompu par les mil-
liards de poissons échoués, dont les écailles brillaient sur Les plages en
une immense ceinture d'argent. Un réseau de plus de cent kilomètres de
routes carrossables a été tracé en dedans du grand chemin de ronde ; tandis
que les villages riverains, périodiquement assiégés par les eaux, avaient été
souvent changés en îles et en presqu'îles, de nouveau groupes d'habitations
s'élèvent maintenant dans les parties les plus creuses de la plaine; des bou-
quets d'arbres ont assaini et consolidé les terres. On peut se faire une idée
des progrès qui se sont accomplis pour ces travaux de percement dans l'art
de l'ingénieur, depuis les temps de Rome, en comparant, au point de vue
technique, l'œuvre inutile de Claude au travail efficace de M. de Montricher1.
A l'autre extrémité des provinces romaines, entre la haute vallée du Tibre
et le val de Chiana, le lac de Pérouse, plus connu sous le nom de lac de
Trasimène à cause des souvenirs terribles qui s'y rattachent, a gardé jusqu'à
nos jours presque toute l'étendue qu'il avait aux commencements de
l'histoire. Cette mer de l'Ombrie n'aurait à s'élever que d'une faible hauteur
1 Comparaison des deux souterrains d'écoulement :
Ancien tunnel. Nouveau tunnel.
Longueur. ......„.„ 5,640 mètres. 6,303 mètres.
Section moyenne '. . 10 met. car. 20 met. car.
Frais de construction (en argent et en valeur
d'esclaves, d'après de Rotrou) 247,000,000 fr. 30,000,000 fr.
BASSIN DU FUCINO ET LAC DE TRASIMENE.
445
pour épancher le trop-plein de ses eaux dans la Tresa, petit affluent du
Tibre, mais elle n'a qu'un bassin fort étroit, et l'évaporation suffit pour
emporter la masse liquide déversée par ses petits ruisseaux, dont l'un
est le fameux Sanguinetto. C'est dans la plaine de ce ruisselet que les
Carthaginois d'Hannibal et les Romains de Flaminius étaient aux prises,
tandis qu'un tremblement de terre « roulait inaperçu sous le champ du
N° 84. — LAC DE TRASIMÈ^E.
d'après UCarte de LEut-iMajor .Autrichien
Echelle de 1: 250.000
carnage1 ». Le lac est fort gracieux à voir, à cause des îles qui le parsèment
et du charmant contour de ses rives; mais les collines basses qui l'entourent
sont peu fertiles, le climat est insalubre, les eaux sont très-pauvres en pois-
son : aussi les habitants riverains attendent-ils avec impatience que les
ingénieurs tiennent leurs promesses en donnant à l'agriculture les
12,000 hectares de terres excellentes encore recouvertes par l'eau du lac.
beneath the fray
An earthquake reeled unhaededly away- (Byron.)
446 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE
Un travail d'assainissement et de conquête agricole bien plus pressant est
celui que réclame la « campagne romaine » proprement dite, c'est-à-dire
le territoire compris entre la Tolfa de Civita-Vecchia, le mont Soracte, les
hauteurs de la Sabine et les volcans du Latium. Aux portes mêmes de la
capitale de l'Italie commence la solitude. Autour de la grande Rome,
comme dans les Maremmes de l'ancienne Etrurie, les guerres, l'esclavage
et la mauvaise administration ont changé en désert une contrée fertile
qui devrait nourrir des populations nombreuses. Les peintres célèbrent
à l'envi la campagne de Rome ; ils en admirent les mornes étendues, les
raines pittoresques entourées de broussailles, les pins solitaires au bran-
chage étalé, les mares où viennent s'abreuver les buffles, où se reflètent
les nuages empourprés du soir. Certes, ces paysages, dominés par des mon-
tagnes au vigoureux profil, sont magnifiques de grandeur et de tristesse,
mais l'air y est mortel. Le sol et le climat de YAgro romano se sont dété-
riorés à la fois, et la fièvre y règne en souveraine
La campagne de Rome, qui s'étend au nord du Tibre, sur plus de
200,000 hectares, de la mer aux montagnes, était, il y a deux mille ans,
un pays riche et cultivé; mais, après avoir été labouré par des mains
d'hommes libres, il fut livré aux mains des esclaves. Accaparé par les
patriciens qui s'y taillaient de vastes domaines, ce terrain se couvrit de
villas de plaisance, de parcs et de jardins, qui s'étendaient des montagnes
à la mer; puis, lorsque les magnifiques demeures furent livrées aux
flammes et que la population de travailleurs asservis fut dispersée , le
pays se trouva du coup transformé en désert. Depuis cette, époque, la
plus grande partie de YAgro n'a cessé d'être propriété de « main-morte »
entre les mains des corps religieux et de grandes familles princières.
Tandis que le reste de l'Europe progressait en agriculture, en industrie,
en richesses de toute sorte , la Campagne devenait plus déserte, plus
morne, plus insalubre. Le marais n'a cessé d'envahir dans les bas-fonds, et
les collines elles-mêmes se sont recouvertes d'une atmosphère de miasmes ;
la malaria, produite par les sporules d'eau douce qui empoisonnent l'atmo-
sphère et que les vents d'ouest empêchent de s'échapper vers la mer, a fini
par franchir les murs de Rome et décime la population des faubourgs.
Pas un village, pas un hameau de cette contrée flétrie n'a pris assez d'im-
portance pour s'organiser en commune : il n'y a que de simples masures de
dépôt dans les diverses propriétés, qui ont en moyenne 1,000 hectares d'éten-
due. Ces immenses domaines ne consistent guère qu'en pâtis où se promènent
en troupeaux, à demi sauvages, de grands bœufs gris, que l'on dit, probable-
ment à tort, être les descendants de ceux qui suivirent les Huns en Italie, et
CAMPAGNE DE ROME. 449
dont les cornes puissantes, longues de près d'un mètre, sont conservées soi-
gneusement dans les cabanes comme préservatif contre le « mauvais œil ». Le
sol de ces terrains de pâture, si mal utilisés, se compose pourtant de grasses
alluvions, mêlé à des matières volcaniques et aux marnes argileuses des
Apennins ; mais on se borne à en labourer une faible partie tous les trois
ou quatre ans, pour le compte d'intermédiaires appelés « marchands de
campagne ». Laboureurs et moissonneurs, qui descendent des collines des
alentours, viennent pour ainsi dire travailler en courant, poursuivis par la
fièvre , et bien souvent ils succombent au fléau avant d'avoir pu regagner
leurs villages. Que faudrait-il faire pour rendre au sol sa richesse, à l'air
sa pureté, et ramener la population dans la campagne romaine? Sans doute
on drainera le sol, on desséchera les marais, on plantera des arbres ayant,
comme l'eucalyptus, une grande facilité d'absorption par leurs feuilles et
leurs racines, — et c'est là ce que l'on tente depuis 1870 avec succès au-
tour de l'abbaye de Tre Fontane ; — mais il importerait, avant toutes choses,
d'intéresser le cultivateur à la restauration du terrain qu'il laboure. Même
dans les districts du pays romain, les plus salubres par le sol et le climat,
la misère et toutes les maladies qui en sont la conséquence déciment la
population. Ainsi la vallée du Sacco, qui prolonge vers Rome les campagnes
fertiles de la Terre de Labour et qui est si riche en céréales, en vins, en
fruits, n'a que du maïs pour ses propres cultivateurs; la part prélevée par
la grande propriété et les intérêts des prêteurs dévorent tous les produits ;
les paysans riches sont ceux qui, après avoir vendu le sol, gardent encore la
propriété des arbres.
Au sud du Tibre, la zone des terres incultes et insalubres se continue le
long de la mer; les eaux retenues par les dunes du bord emplissent l'air de
miasmes dangereux, et, pour y échapper, il faut se réfugier, soit sur les
collines de l'intérieur, soit même sur les jetées qui s'avancent en pleine
mer, comme à Porto d'Anzio. La mort plane sur ces rivages qui jadis
étaient bordés, d'Ostie à Nettuno, d'une longue façade de palais célèbres
par leurs grands trésors d'art, dont il nous reste le Gladiateur et V Apollon
du Belvédère ; à demi enfouis dans le sable des dunes ou déjà lavés
par le (lot marin, des pavés de mosaïque et des murs de fondation rappel-
lent l'œuvre de destruction accomplie par les marais. Mais de toutes les
campagnes insalubres la plus redoutable est celle qui occupe, à la base
des monts Lepini, la plaine comprise entre Porto d'Anzio et Terracine.
Cette plaine, ancien golfe de la mer Tyrrhénienne, est celle des marais
Pontins ou « Pomptins », ainsi nommée d'une ville de Pometia, qui n'existe
plus. Vingt-trois cités prospéraient jadis dans cette contrée, aujourd'hui
i. 57
450 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
déserte et mortelle. C'était le domaine le plus fertile de la puissante
confédération des Yolsques, et, si l'on en juge par les traditions qu'a
poétisées Y Enéide,, c'était un pays des plus prospères. Mais les Romains
conquérants vinrent y faire en même temps « la paix et la solitude ».
La région était déjà transformée en un marécage lorsque, en l'an 442 de
Rome, le censeur Appius construisit à travers le pays la voie célèbre qui
mène de Rome à Terracine. Depuis cette époque, on a vainement essayé,
à diverses reprises, de reconquérir le territoire, refuge des sangliers, des
cerfs, et de buffles à demi sauvages dont les ancêtres furent importés
d'Afrique au septième siècle. Les canaux creusés du temps d'Auguste
semblent n'avoir pas eu grande utilité; les travaux entrepris sous le
Goth Théodoric furent, dit-on, plus efficaces; mais les eaux stagnantes
et la malaria reprirent bientôt leur empire. Vers la fin du dix-huitième
siècle, le pape Pie VI reprit l'œuvre d'assainissement ; il fit creuser, à côté
de la voie Appienne restaurée, un grand canal de décharge où devaient
affluer toules les eaux du marais; mais les calculs des ingénieurs se trouvè-
rent déçus, et la vaste dépression, d'une superficie totale de plus de 750 ki-
lomètres carrés, est toujours le même pays de désolation et de mort; quand
un brigand s'y réfugie, on ne l'y poursuit point; on le laisse mourir en paix.
Toutes les difficultés sont réunies pour gêner les travaux de dessèchement.
A l'ouest des marais Pontins proprement dits, parallèlement au rivage de la
mer, se prolonge une rangée de hautes dunes boisées, à travers lesquelles
furent jadis creusés des canaux d'écoulement, oblitérés aujourd'hui; mais
au delà de cette première chaîne de dunes s'étend une deuxième zone de
marécages séparés de la mer par un autre rempart de sable, enraciné d'un
côté à la pointe d'Astura, de l'autre au promontoire de Circé, et couvert
également de forêts, où les marins de Naples viennent s'approvisionner de
bois et de charbon. Ainsi deux barrières s'opposent à l'expulsion des eaux
vers les parages de la mer les plus rapprochés : il faut donc que les canaux
d'assèchement se dirigent au sud vers Terracine ; mais là aussi un cordon de
dunes borde le littoral. D'ailleurs la pente générale du sol est très-faible, de
6 mètres à peine, de l'origine des marais au rivage de la mer. En outre, les
eaux sont retenues dans les canaux par de véritables forêts d'herbes aquati-
ques ; pour débarrasser les fossés de ces énormes enchevêtrements de plantes
et rétablir le courant, on pousse dans l'eau des troupeaux de buffles qui patau-
gent sur le fond et le maintiennent ainsi plus libre de végétation. C'est là, il
est vrai, un moyen barbare, qui hâte la détérioration des berges, et que l'on
cherche à remplacer par des fauchaisons régulières ; mais à peine les herbes
palustres ont-elles été coupées et livrées au courant, qu'elles repoussent avec
MARAIS PONTINS.
451
la même abondance et qu'il faut s'occuper d'une nouvelle moisson. La masse
des eaux reste donc stagnante : or non-seulement il pleut beaucoup dans cette
partie de l'Italie, mais encore, par un singulier phénomène géologique, il
N° 85. MARAIS PONTINS.
^°i5'"E.a£fe.
IcheUe de 280.000
10M.
se trouve que l'eau surabondante des bassins limitrophes s'épanche par
dessous les montagnes dans la dépression des marais Pontins. De Prony a
constaté que la masse liquide versée à la mer par le Badino, canal d'écou-
lement des marais, dépasse de plus de moitié l'eau de pluie reçue annuelle-
ment dans le bassin. C'est que le Sacco, tributaire du Garigliano, et le
452 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Teverone, affluent du Tibre, s'écoulent partiellement dans les marais par
des ruisseaux cachés qui passent au-dessous des monts Lepini et rejaillissent
de l'autre côté en sources très-abondantes. Lors des grandes pluies, tout se
trouve inondé. Pendant les sécheresses, un nouveau danger se produit : que
des pâtres insouciants allument des broussailles sur les pâturages desséchés,
le sol tourbeux s'enflamme aussitôt et brûle jusqu'au niveau des eaux
souterraines ; ainsi se forment de nouvelles cuvettes marécageuses dans
les endroits que l'on croyait le plus à l'abri des inondations. Mais, pendant la
plus grande partie de l'année, l'aspect des marais Pontins est celui d'une
plaine couverte d'herbes et de fleurs : on se demande avec étonnement com-
ment ces campagnes si fécondes restent encore inhabitées. La ville de Ninfa,
qui fut bâtie vers le onzième ou douzième siècle à l'extrémité septentrionale
de la plaine, dans la région la moins insalubre, est pourtant abandonnée.
On la voit encore presque entière, avec ses murs, ses tours, ses églises, ses
couvents, ses palais, ses demeures, toute revêtue de lierre, d'autres plantes
grimpantes, d'arbustes fleuris.
Pour l'assainissement des marais Pontins, il semblait tout naturel d'avoir
recours à la pratique du colmatage, qui a rendu tant de services dans la
vallée de la Ghiana. On l'a tenté, en effet, et çà et là quelques bons résultats
ont été obtenus ; mais, ainsi que le fait remarquer de Prony, la « chair »
des montagnes avoisinantes est presque épuisée ; les eaux n'en détachent
plus guère que des blocs de rochers, des cailloux, des graviers ; il n'en
descend que fort peu de ces sables fins et de ces argiles ténues nécessaires à
la formation des colmates. Il faudra donc recourir à des moyens d'assainis-
sement moins simples et plus coûteux. Ces moyens existent, aucun ingénieur
n'en doute. Il est possible d'assécher et de repeupler ces contrées, qui sont
aujourd'hui des foyers de pestilence et dont les rares habitants, toujours
secoués par les fièvres, succombent d'anémie au bord des chemins. Bien
employées, les dépenses seront largement couvertes par les produits de
cette plaine féconde, qui, presque sans culture, fournit déjà les plus belles
récoltes de blés et de maïs. Lorsque ce grand travail de récupération aura
été conduit à bonne fin, les antiques cités des Volsques renaîtront du sol qui
recouvre leurs ruines.
Jusqu'à nos jours, le fleuve romain par excellence, le Tibre, est aussi
resté incorrigible; ses crues soudaines, sans être comparables à celles du
Pô, de la Loire et du Rhône, sont fort dangereuses : on les dit plus redou-
tables qu'aux temps de l'ancienne république. Depuis Ancus Martius, on
MARAIS PONTINS, VALLÉE DU TIBRE. 453
lutte contre les alluvions fluviales avec des alternatives de réussite et
d'insuccès, pour les déplacer et donner aux eaux un débouché large et
profond. Les ingénieurs italiens, qui se distinguent par la hardiesse de leurs
entreprises, et qui d'ailleurs ont pour les encourager l'exemple des puissants
constructeurs leurs ancêtres, auront fort à faire pour régulariser le cours
du fleuve et pour en diriger les apports à leur gré.
Le Tibre est de beaucoup le fleuve le plus abondant de la partie pénin-
sulaire de l'Italie et celui dont le bassin, largement ramifié au nord et au
sud, est le plus étendu *. C'est aussi le seul qui soit navigable dans son cours
inférieur, d'Ostie à Fidènes et même au confluent de la Nera, quoique
son courant rapide et ses remous mettent souvent les faibles embarca-
tions en danger. Il prend sa source exactement sous la latitude de Flo-
rence, dans ces Alpes de la Lune, dont l'autre versant épanche la Ma-
recehia vers Rimini. La vallée qu'il parcourt dans le cœur des Apennins
est d'une grande beauté ; tantôt elle s'étale en de larges et fertiles bas-
sins, tantôt elle n'est plus qu'un défilé penchant, ouvert de vive force à
travers les rochers. En aval du charmant bassin de Pérouse, le Tibre re-
çoit le Topino, qu'alimentent les eaux réunies dans la plaine, jadis la-
custre, de Fuligno, au pied du grand Apennin et du chemin sinueux qui
monte au col Fleuri (col Fiorito). C'est dans cette plaine, l'une des plus
admirées de l'Italie centrale, que vient déboucher la rivière de Clitumnus,
à l'eau si pure, « le plus vivant cristal où vint jamais se baigner la nymphe. »
. ...the most living crystal that was eer
The haunt ofthe river nymph, to gaze and lave
Her limbs. (Byrok.)
Un joli temple, l'un des mieux conservés de l'époque romaine, s'élève encore
au-dessus de la source ; mais les troupeaux qui s'abreuvent à l'onde sacrée
ne prennent plus un pelage d'une blancheur éclatante, comme aux temps
de Virgile ; la vertu divine a disparu des eaux.
Le rival du haut Tibre, par sa masse liquide, celui qui « lui donne à
boire », dit le proverbe italien, est le Nar ou Nera, qui réunit dans sa
gorge inférieure plusieurs rivières descendues des montagnes Sibyllines,
du Monte Yelino, des hauteurs de la Sabine. Il y a plus de vingt et un
siècles, dit-on, les plus importantes de ces rivières n'atteignaient pas le
Tibre ; elles s'arrêtaient dans la plaine de Reate (Rieti) pour y former le
1 Superficie du bassin du Tibre . 16,770 kilomètres carrés.
Longueur du cours 418 kilomètres.
» » navigable . Ofi »
454
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
lacus Velinus, dont il reste actuellement quelques petits bassins et des
marécages épars çà et là, au milieu des riches cultures du Champ des Roses.
Une brèche ouverte à travers les roches de sédiment calcaire, et plusieurs
fois recreusée depuis les Romains, a livré passage en amont de Terni aux
N° 86. — ANCIENS LACS DU TIBRE ET DU TOPIN'O.
lic w' E.de Op.
Echelle de ïgÇôoo
eaux du Velino et formé cette admirable cascade délie Marmore, que les
peintres et les poètes ont célébrée à l'envi. La rivière tombe d'abord en une
seule nappe d'une hauteur verticale de 165 mètres, puis descend en bouil-
lonnant à travers les blocs amoncelés pour se joindre à l'eau plus paisible
de la Nera. Reaucoup moins grandioses, mais plus charmantes peut-être,
CASCADE DE TEK.NI
Pessiu de Taylcr, d'après une photographie
VALLÉE DU TIBRE 457
sont. les nombreuses cascatelles de l'Ànio (Aniene ou Teverone) , le dernier
affluent que reçoit le Tibre en amont de Rome. De la colline verdoyante qui
porte le pittoresque Tivoli, entouré de ses vieux murs, on voit s'échapper de
toutes parts le flot argenté des cascades ; les unes glissent en longues nappes
sur la roche polie, les autres s'élancent d'une voûte d'ombre, se déploient
un instant dans l'air, puis disparaissent de nouveau sous le feuillage ; toutes,
puissantes gerbes ou simples filets d'eau, ont un trait spécial de beauté qui
les distingue, et par leur ensemble elles forment un des tableaux les plus
gracieux de l'Italie. Aussi Tivoli, dont le nom est proverbial dans le monde
entier comme synonyme de lieu charmant, a-t-il été de tout temps l'un des
grands rendez-vous des Romains. En dépit de la rime populaire :
Tivoli ai mal confovto, — 0 piove, o tira vento, o suona a morlol
(Tivoli sans comfprt, — Eau, vent ou glas de mort!)
quelques villas modernes y ont succédé aux maisons de plaisance, vraies ou
prétendues, de Mécène, d'Horace, de Catulle, de Properce et à l'immense
villa d'Hadrien, la plus somptueuse qui fut jamais, et dont les ruines cou-
vrent, à l'ouest de la Tivoli actuelle, plusieurs kilomètres carrés de sur-
face. De nos jours il est grandement question d'utiliser les eaux de l' Aniene
pour la grande industrie. Ce fleuve roule environ 400 mètres cubes en temps
de crue et, pendant les saisons les plus sèches, son débit ne tombe pas
au-dessous de 50 ou 25 mètres; les ingénieurs ont calculé que cette masse
d'eau tombant d'une centaine de mètres de hauteur leur donnerait une force
de 15,000 chevaux, et ils proposent d'en tirer profit pour l'alimentation
d'usines. Les anciens exploitaient les chutes de Tivoli pour en retirer les
concrétions do « pierre tiburtine » ou travertin, que les eaux calcaires
déposent à droite et à gauche de leur lit et qui en maints endroits atteignent
une puissance de 50 mètres. Ils s'en servaient pour la construction des
monuments de Rome. La couleur du travertin, quand on le tire de la car-
rière, est blanche, mais après un certain temps elle tourne au jaune et
prend ensuite une teinte rougeàtre très-agréable à l'œil, qui contribue à
donner aux édifices un caractère de majesté.
En aval de son confluent avec l'Anio, le Tibre ne reçoit plus que de faibles
ruisseaux. Il est tout formé, et son flot, toujours jaune de l'argile qu'il a
délayée dans son passage à travers les plaines de l'Ombrie, vient rouler avec
toute sa puissance sous les ponts de Rome. Bientôt après, il contourne de ses
méandres les dernières collines, qui bordent un ancien golfe comblé, et,
déjà soulevé par le flot de marée qui vient à sa rencontre, se bifurque
autour de l'île Sacrée, jadis l'île de Vénus, célèbre par ses roses, aujourd'hui
'• 58
458 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE-
triste solitude marécageuse, couverte de joncs et d'asphodèles. Le « vieux»
Tibre est le bras qui coule au sud de l'île ; c'est lui qui porte encore à la
mer la plus grande quantité d'eau et qui a poussé en dehors du continent
la péninsule d'alluvions la plus considérable. Ostie, qui était la « porte »
du fleuve aux premiers temps de l'histoire romaine, repose maintenant
sous les champs de céréales et les chardons à 6 kilomètres et demi du rivage :
les fouilles entreprises depuis 1855 la font ressusciter peu à peu comme la
Pompéi napolitaine : on peut y visiter les temples de Jupiter, de Cybèle,
entrer dans un sanctuaire de Mithra, parcourir l'ancienne voie des tom-
beaux, se promener dans les rues bordées d'arcades, à côté de magasins
fermés depuis plus de deux mille ans. Les commerçants de Rome avaient du
abandonner la ville à cause de l'allongement du lit fluvial et de la barre de
sable qui en obstruait l'entrée. Déjà du temps de Strabon, Ostie n'avait
plus de port.
Pour reconquérir un débouché sur la mer, les empereurs romains
firent creuser au nord du bras d' Ostie un canal que les eaux du Tibre
ont peu à peu transformé par leurs érosions et leurs apports en un
petit fleuve sinueux : c'est le Fiumicino. Claude fit «xcaver de vastes bas-
sins au bord d'une crique assez profonde située au nord du canal, et là s'é-
leva bientôt une nouvelle Ostie, Trajan ouvrit, un peu plus au sud-est, un
autre port, comprenant avec le premier 108 hectares de superficie. Mais
depuis environ mille ans ce port s'est comblé; les alluvions gagnent inces-
samment sur la mer et prolongent le triangle de terres qu'elles ont formé
au devant de la courbe naturelle du rivage tracée entre Civita-Vecchia et
Porto d'Anzio ; actuellement les anciens bassins sont laisses à près de 2 ki-
lomètres dans les campagnes. Du côté du Fiumicino, où le chenal est indi-
qué par des rangées de pieux que l'eau vient affouiller à la base, les progrès
du delta sont d'environ un mètre par an, tandis qu'ils atteignent près de
trois mètres à la bouche de l'ancienne Ostie. Sur les bords d'un étang qui
servait de darse au port de Trajan, on trouve des ruines en grand nombre,
palais, thermes, entrepôts. Des fouilles entreprises pour la famille Torlonia
ont amené la découverte de précieux objets d'art, qui ornent maintenant des
palais modernes, mais les restes des édifices découverts sous le sol ont été
enfouis de nouveau.
Ainsi le Tibre, comme TArno, le Pô, le Rhône, l'Ébre, le Nil et tous les
autres fleuves qui se jettent dans la Méditerranée, est obstrué à son
embouchure par des bancs de sable infranchissables aux grands navires, et
Rome, au lieu de se servir de son fleuve pour communiquer avec les pays
d'outre-mer, est obligé d'avoir recours à des ports éloignés ; c'est par An-
DELTA DU TIBRE.
459
tium, Anxur, (Terracine), Pouzzolles même, qu'à défaut d'Ostie elle se met-
tait jadis en rapport avec la Sicile, la Grèce et l'Orient ; mais dans les temps
modernes la plus grande importance politique et commerciale des contrées
N° 87. — DELTA DU TIBRE.
11° 18' I E.de Gr
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■ ■£«•>.' -•'*>!£ & >° Ç .*«%s,'
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11° 18J E.de Gr.
D'après la Carte particulière des Côtes d'Italie (N* Darandeau ,1861)
et d'après celle de Desjardins.
du nord a fait transférer à Civita-Vecchia l'entrepôt de la vallée du Tibre.
De nos jours, Rome veut se transformer en une grande cité maritime et com-
merciale. Un canal d'assainissement détaché du Tibre emporterait les
eaux stagnantes de la campagne romaine, tandis qu'un lit plus large, où
les portes d'écluses arrêteraient les alluvions du Tibre, irait déboucher dans
460 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
un port vaste et profond, en pleine Méditerranée. L'entreprise est grandiose,
mais elle sera d'une exécution difficile, car la mer est basse au large
des côtes romaines et c'est à plus, de 1,200 mètres du littoral que la sonde
marque la profondeur de 10 mètres nécessaire à l'entrée des grands navires.
Cependant, si le Tibre doit être transformé en un fleuve commercial
et si les travaux d'excavation d'un port doivent être entrepris, on ne saurait
choisir d'autre emplacement que la région qui s'étend au nord du delta, et
s'il est possible, fort au large de la zone d'alluvions du fleuve.
Les ingénieurs hydrauliciens trouveront aussi, sinon des obstacles insur-
montables, du moins d'extrêmes difficultés à triompher des crues qui ren-
dent le Tibre si dangereux pour les villes riveraines. D'après les auteurs
anciens, les débordements du Tibre étaient très-redoutables, non-seulement
à cause du mal qu'ils faisaient directement, mais aussi à cause des amas de
détritus animaux et végétaux, notamment des serpents noyés, qu'ils lais-
saient dans les campagnes. Dans ses crues, le fleuve continue d'apporter ces
débris corrompus et cause toujours de grands dégâts. A Rome, qui n'est pour-
tant qu'à 56 kilomètres de la mer, le niveau d'inondation s'élève fréquemment
à 12 et 15 mètres au-dessus de l'étiage ; en décembre 1598, le fleuve se
gonfla même de plus de 20 mètres. Comment faire pour retenir ces masses
d'eau, pour régler l'arrivée des ondes successives de la crue sous les ponts
de Rome? S'il est vrai que le déboisement des Apennins soit l'une des
grandes causes du fléau, la restauration des forêts sera-t-elle une mesure
suffisante? Ou bien faudra-t-il rétablir au moyen de barrages, du moins
pendant le temps des pluies, quelques-uns des anciens lacs où venaient
aboutir jadis des rivières sans issue? Dans tous les cas, l'embarras sera
grand, car le versant occidental des Apennins est précisément tourné vers
les vents pluvieux, et les crues spéciales de chaque bassin des affluents
du Tibre coïncident pour former une seule et même vague d'inondation.
En outre, les vents d'ouest et de sud-ouest, qui apportent en hiver les
nuages et les averses, sont aussi les mêmes qui soufflent à l'encontre des
eaux fluviales dans le delta et retardent l'écoulement vers la mer.
Si les grandes inondations hivernales du Tibre s'expliquent facilement,
d'autre part ce fleuve présente dans son régime estival un phénomène qui
resta longtemps incompréhensible. Pendant la saison des sécheresses, les
eaux du Tibre se maintiennent à un niveau de beaucoup supérieur à celui
qui répondrait à la faible quantité de pluies tombées dans le bassin ; jamais
leur débit d'étiage n'est inférieur à la moitié du débit moyen. C'est là un
fait peut-être unique dans son genre et que les savants n'ont constaté pour
aucune autre rivière. Ainsi, pour établir une comparaison avec un fleuve
HYDROGRAPHIE DU TIBRE. 461
bien connu et relativement constant, la Seine, dont le bassin est près du
quintuple de celui du Tibre et qui roule d'ordinaire presque deux fois
plus d'eau, est souvent, après de longues sécheresses, de trois à quatre
fois moins abondante. Pour expliquer la pérennité du Tibre, il faut admettre
nécessairement que pendant la saison des sécheresses le fleuve est alimenté
par les émissaires de réservoirs souterrains où se sont accumulées les eaux
de l'hiver. Ces réservoirs sont très-nombreux, si l'on en juge par les écrou-
lements en forme d'entonnoirs qui s'ouvrent çà et là sur les plateaux et les
montagnes calcaires de l'Apennin. Un de ces gouffres, appelé « Fontaine
d'Italie » ou puits de Santulla, et situé non loin d'Alatri, près de la fron-
tière du Napolitain, est, en effet, une sorte de puits, de 50 mètres de pro-
fondeur, et large de 400 mètres, au fond duquel une véritable forêt dresse
ses troncs élancés vers la lumière ; des sources ruissellent en abondance sous
la verdure, et des brebis, qu'on y a fait descendre au moyen de cordes et
qu'un pâtre ira chercher en se suspendant également à un câble, paissent
l'herbe savoureuse qui croît à l'ombre de ce charmant bosquet. Ce sont
des gouffres de cette espèce qui alimentent de leurs eaux mystérieuses les
fleuves de la contrée, le Sacco et le Tibre. Les ingénieurs Venturoli et Lom-
bardini ont établi par leurs calculs, qu'environ les trois quarts de la masse
liquide du Tibre pendant l'étiage proviennent de lacs inconnus, cachés dans
les cavernes des Apennins calcaires. L'eau qu'ils fournissent annuellement
au Tibre est égale à celle que renfermerait un bassin de 65 kilomètres
carrés sur une profondeur moyenne de 100 mètres1.
Le Tibre a fait en grande partie la puissance de la Rome primitive, sinon
comme rivière navigable, du moins comme ligne médiane d'un vaste bassin,
et maintenant encore la disposition générale de la contrée fait de sa capitale
le marché naturel d'une région considérable de l'Italie. A ces avantages
de la ville se joignirent plus tard ceux de sa position centrale en Italie et
dans Yorbis terrarum; mais, nous l'avons vu, l'histoire, qui change sans
cesse la valeur géographique relative des diverses contrées, a graduellement
rejeté Rome en dehors du grand chemin des nations. Il est vrai que cette
ville est située à peu près au milieu de la Péninsule et qu'elle occupe le
1 Pluie moyenne à Rome 0m,78 (Schouw).
)> à la base de l'Apennin. . . lm,10 (Lombardini).
» sur les sommets 2m,40 »
Débit moyen du Tibre 291 m. c. par seconde (Venturoli)!
» le plus fort 1,710 » »
» le plus faible 160 » »
462 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
centre de figure de l'ensemble des terres, insulaires et continentales, qui
entourent la mer Tyrrhénienne ; également au point de vue météorologique,
Rome est un centre, puisque sa température moyenne (15°, 4) est précisément
de 4 degrés plus élevée que celle de Turin et de 4 degrés plus faible que
celle de Catane ; mais ni la position géométrique, ni les avantages du cli-
mat, d'ailleurs très-compromis par l'insalubrité des campagnes et même
d'une partie de la ville, n'assurent à Rome l'importance de grande capitale
qu'elle ambitionne. Quoique résidence de deux souverains, le roi d'Italie et
le pape, Rome n'est point la tête de la Péninsule, et bien moins encore celle
des pays latins. On affirme que pendant le moyen âge, lors du séjour des
papes à Avignon, la population de la « Ville Eternelle » descendit à 17,000
individus ; ce fait paraît très-contestable à M. Gregorovius, le savant qui a
le mieux étudié cette période de l'histoire de Rome, mais il est certain qu'a-
près le sac ordonné par le connétable de Rourbon Rome n'avait guère plus
de 50,000 habitants. De nos jours, elle grandit assez rapidement, mais elle
est très-inférieure à Naples et sa population n'est même pas aussi considé-
rable que celle de Milan.
Dès les premiers âges, les habitants de Rome étaient d'origines diverses.
La légende dé Romulus et de Rémus, le récit de l'enlèvement des Sa bines,
qui s'applique en réalité à toute une époque de l'histoire romaine, les con-
flits incessants des nations enfermées dans la même enceinte, témoignent
de cette diversité première. De même, les restes des cités que l'on trouve
dans la province de Rome, plus fréquemment encore que dans la Toscane
proprement dite, murs dits cyclopéens, nécropoles, urnes funéraires, vases
de toute espèce, poteries et bijoux, rappellent que sur la rive droite du Tibre
l'élément étrusque balançait au moins celui des Italiotes. Ailleurs, notam-
ment sur le versant de l'Adriatique, prédominaient les Gaulois, et leur race
se mêla diversement aux autres souches ethniques d'où sortit la population
romaine primitive.
Mais ce fut bien autre chose aux temps de la puissance de Rome. Alors des
étrangers, par milliers et par millions, vinrent se mêler à la population latine.
Pendant cinq siècles, les Gaulois, les Espagnols, les Maurétaniens, les Grecs, les
Syriens, les Orientaux de toute race et de tout climat, esclaves, affranchis et
citoyens, ne cessèrent d'affluer vers la capitale du monde et d'en modifier à
nouveau les éléments ethnologiques. Vers la fin de l'empire, Rome, dit-on,
avait dans ses murs plus d'étrangers que de Romains, et sans doute que
ceux-ci, comme tous les résidents des grandes villes, avaient des familles
moins nombreuses que les immigrants du dehors. Ainsi la race italienne
était déjà mélangée des éléments les plus divers lorsque la grande débâcle
PAÏSAXS DE LA CAMPAGNE ROMAINE
Dessin de D. Maillard, d'après nature.
ROUE: 465
de l'empire d'Occident commença et que les hordes de la Germanie, de la
Scythie, des steppes asiatiques, vinrent tour à tour piller la cité reine. Ce
croisement à l'infini des vainqueurs et des vaincus, des maîtres et des esclaves,
est peut-être la principale raison du changement considérable qui s'est opéré
depuis deux mille ans dans le caractère et l'esprit des Romains. Cependant
lesTranstévérins, c'est-à-dire les Romains de la rive droite du Tibre, ont con-
servé le vieux type romain, tel que nous le voyons encore dans les statues et
les médailles.
Rome est plus grande par ses souvenirs que par son présent, plus atta-
chante par ses ruines que par ses édifices modernes ; elle est encore plus
un tombeau qu'une cité vivante. On se sent fortement saisi, secoué comme
par une main puissante, quand on se trouve en présence des monuments
laissés par les maîtres du monde. La vue du Colisée, si formidable en-
core quoique en partie démoli et mal réparé çà et là, cause une admiration
mêlée d'épouvante au voyageur qui ne voit pas dans les constructions hu-
maines de simples tas de pierres. La pensée que cette immense arène était
emplie d'hommes qui s'entre-tuaient, qu'une mer de têtes oscillait suivant
les péripéties du massacre, sur tout le pourtour de ces gradins, et qu'un
effrayant cri de mort, composé de quatre-vingt mille voix, descendait vers
les combattants pour les encouragera la tuerie, suscite devant l'imagina-
tion tout un passé de bassesse et de férocité : on comprend que ces fureurs
aient usé les forces vives de la civilisation romaine et l'aient livrée d'avance
en proie aux barbares qui allaient faire reculer l'humanité de dix siècles
vers les ténèbres primitives. Le Forum réveille des souvenirs d'autre na-
ture : certes, des abominations de toute espèce s'y sont également com-
mises; mais, dans l'ensemble de son histoire, cette place herbeuse et
inégale , dont le moyen âge avait fait un marché de vaches (Campo Vaccino) ,
se montre à nous comme le vrai centre du monde romain; c'est le lieu,
jadis sacré, d'où pendant tant de siècles partit l'impulsion première pour
tous les peuples occidentaux, des montagnes de l'Atlas aux rives de l'Eu-
phrate : c'est là que s'agitaient, comme dans un cerveau vivant, les idées
et , vers la fin de l'empire , les hallucinations venues de toutes les extré-
mités du grand corps. Les murs, les restes de colonnades, les temples, les
églises qui entourent le Forum racontent dans leur langage muet les événe-
ments les plus considérables de Rome, et, sous ces constructions diverses,
les débris plus anciens retrouvés par les fouilles nous font pénétrer plus
avant dans l'ombre épaissie des âges ; comme dans un champ où se suc-
cèdent les récoltes, les édifices ont remplacé les édifices autour de cette
place où se mouvait sans cesse la grande houle du peuple romain : ce sont
i. 59
466 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
là des annales qui pour le savant valent bien celles de Tacite. De même sur
tous les points de Rome et des environs où se trouve quelque vieux mo-
nument, arcade ou colonne brisée , niche ou soubassement, chaque pierre
rappelle une date, un fait de l'histoire de Rome. Souvent il est difficile de
déchiffrer ce témoignage du passé, mais du chaos de toutes les hypothèses,
du conflit de toutes les contradictions , la vérité se fait jour peu à peu.
Malgré les pillages et les démolitions en masse, il reste un grand nombre
de monuments antiques, parmi lesquels le Panthéon d'Agrippa, merveille
d'architecture dont on a fait le tombeau de Victor-Emmanuel. Les Vandales,
sur le compte desquels on avait mis l'œuvre de destruction, ont pillé à
outrance, cela est vrai, mais ils n'ont rien démoli. Le travail de renverse-
ment systématique avait déjà commencé bien avant les Vandales, lorsque,
pour la construction de la première église de Saint-Pierre, les matériaux
avaient été pris au cirque de Caligula et à d'autres monuments voisins.
On fît de même pour les innombrables églises qui s'élevèrent dans la
suite, ainsi que pour les monuments civils et les bâtisses de toute espèce;
les statues qui n'étaient pas enfouies sous les débris étaient cassées, pour
servir de pierre à chaux ou de pierre à bâtir ; au commencement du quin-
zième siècle, il ne restait plus debout dans Rome que six statues, cinq de
marbre et une de bronze. L'invasion des Normands, en 1084, et toutes les
guerres du moyen âge, accompagnées du sac et de l'incendie, laissèrent
aussi bien des ruines après elles ; mais le nombre des palais, des cirques,
des arcs triomphaux, des colonnades, des obélisques, des aqueducs, avait
été si considérable, que la Renaissance, éprise tout à coup de ces magnifi-
cences du passé, put en trouver encore beaucoup à étudier et à reproduire
par des imitations plus ou moins heureuses. Depuis cette époque, le vaste
musée architectural qu'enferment les murs de Rome est conservé avec soin;
il a même été agrandi par des œuvres capitales de Michel-Ange, de Rra-
mante et d'autres architectes ; mais cela n'est pas suffisant : il faut remettre
à la clarté du jour tous les trésors d'art, tous les témoignages de l'histoire
qui sont encore enfouis. On s'occupe actuellement de récupérer par des
fouilles toutes les constructions que les débris accumulés pendant quinze
siècles avaient recouvertes de leurs strates. Il s'agit de retrouver sous la
Rome de nos jours la Rome antique, de la faire surgir de la poussière des
rues, comme on a ressuscité Pompéi de la cendre du Vésuve.
Les restes les plus curieux, notamment les fondements des palais des
Césars et les murs de l'ancienne Borna quadrata, ont été mis partiellement à
découvert sur le mont Palatin, à peu de distance du Forum et du Colisée ;
la colline tout entière est un ensemble de monuments des plus précieux.
ROME. 467
C'est là que les premiers Romains avaient bâti la ville, afin de la protéger à
la fois par les escarpements de leur roche et par les eaux du Vélabre et des
autres marécages dans lesquels s'épanchaient alors les inondations du Tibre.
Mais, devenue plus populeuse, Rome eut bientôt à descendre du Palatin; elle
s'étendit dans la dépression du Vélabre, asséchée par les égouts de Tarquin
l'Etrusque, se déploya dans la vallée du Tibre et dans ses ravins latéraux,
puis gravit les pentes des hauteurs environnantes. Au milieu de la ville
grandissante, un îlot, considéré par les Romains comme un lieu sacré, di-
visait les eaux du fleuve. Les berges en étaient maçonnées en forme de ca-
rène ; au centre un obélisque s'élevait en guise de mât, et le temple d'Escu-
lape occupait la poupe. L'île était assimilée à un vaisseau portant la fortune
de Rome.
Il existe encore une autre Rome, la Rome souterraine, des plus intéres-
santes à étudier, car là, mieux que dans tous les livres, on peut apprendre
ce qu'était le christianisme des premiers siècles et juger des changements
qu'y a produits, depuis cette époque, l'incessante évolution de l'histoire. Les
cryptes des cimetières chrétiens occupent autour de la ville une zone de deux
ou trois kilomètres de largeur moyenne, partagée en plus de soixante
catacombes distinctes, qui n'ont pas encore été explorées dans leur entier.
De Rossi évalue à 876 kilomètres la longueur de toutes les galeries creu-
sées par les chrétiens dans le tuf volcanique. Elles n'ont en moyenne qu'une
largeur moindre d'un mètre ; mais en tenant compte des chambres qui
servaient d'oratoires et des nombreux étages de niches profondes où l'on
déposait les corps, on peut juger de l'énorme travail de déblais que repré-
sentent ces excavations. Les inscriptions, les bas-reliefs, les peintures de
ces tombeaux furent toujours inviolables pour les païens de Rome, pleins
de respect envers les sépultures, et fort heureusement les souterrains furent
comblés lors de l'invasion des barbares , ce qui les sauva des dégradations
qu'eurent à subir pendant tout le moyen âge les monuments de la surface;
ils restèrent intacts, même oubliés, à l'exception d'un seul, jusqu'au
quinzième siècle, les fouilles commencèrent seulement en 1578. Ces
tombeaux chrétiens révèlent une croyance populaire fort différente de
celle qui se trouve exprimée dans les écrits des contemporains, appartenant
presque tous à une autre classe sociale que celle de la masse des fidèles ;
ils contrastent bien plus encore avec les monuments des âges postérieurs
du christianisme. Tout y est d'une gaieté sereine ; les emblèmes lugubres
n'y ont aucune place : on n'y trouve ni représentations de martyres et de
tortures, ni squelettes, ni images de mort; on n'y voit pas même la croix,
devenue plus tard le grand signe du christianisme. Les symboles le plus
m
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
fréquemment figurés sont le « bon Berger », portant un agneau sur les
épaules, la vigne et ses pampres, la joyeuse vendange. Dans les premières
catacombes, au deuxième et au troisième siècle, les figures, d'ailleurs beau-
coup mieux sculptées que celles des siècles suivants, ont quelque chose de
grec et sont fréquemment représentées avec des sujets païens : le bon Berger
se trouve même une fois entouré des trois Grâces. Deux catacombes judaïques,
N 88. LES COLLINES DE ROME.
d'après lTLtat-major Français
Echelle de 1 • 59000
creusées également dans le tuf de Rome, permettent de comparer les idées
religieuses des deux eu lies à cette époque si intéressante de l'histoire.
Par une bizarre superstition pour les nombres mystiques, on continue de
doncer à Rome le nom de «Ville aux Sept Collines », qu'elle ne mérite plus
depuis que l'enceinte de Servius Tullius a été dépassée. Sans compter le
mont Testaccio, composé de tessons que les fabricants de jarres et les bate-
liers jetaient au bord du fleuve et que les buveurs utilisent aujourd'hui pour
tenir leur breuvage au frais, au moins neuf collines bien distinctes s'élèvent
dans les murs de la Rome actuelle : l'Aventin, où se retiraient les plébéiens
ROME. 469
dans leurs velléités d'indépendance, le Palatin, où siégèrent les Césars, le
Capitolin, que dominait le temple de Jupiter et où s'élèvent maintenant
les constructions du musée qui renferme de si précieux trésors artistiques,
leCselius (Monte Celio), l'Esquilin, le Viminal, le Quirinal, le Citorio,
monticule d'ailleurs peu élevé, le Monte Pincio, le coteau des promenades
et des jardins. Enfin, de l'autre côté du Tibre, et toujours dans la Rome de
nos jours, se montrent deux autres collines : le Janicule, la plus haute de
toutes, et le Vatican, ainsi nommé parce qu'on y rendait autrefois les
oracles.
Héritière des traditions anciennes, cette hauteur est restée le lieu des « va-
ticinations ». C'est là que les prêtres chrétiens, sortis de l'obscurité des ca-
tacombes, où ils tenaient leurs assemblées secrètes, sont venus trôner au-
dessus de la ville de Rome et de tout le monde occidental. Là s'élève le palais
du pape avec ses riches collections, sa bibliothèque, son musée, les chefs-
d'œuvre de Michel-Ange et de Raphaël. A côté resplendit la fameuse basi-
lique de Saint-Pierre, le centre de la chrétienté catholique. Réuni au palais
par une longue galerie, le mausolée d'Hadrien, découronné de sa colonnade
supérieure et devenu, sous le nom de château Saint-Ange, la grande forteresse
papale, se dresse au bord du Tibre et en domine le passage. Maintenant ses
canons ne protègent plus le Vatican ; toute puissance matérielle des pon-
tifes a disparu, mais la fastueuse église de Saint-Pierre, l'étonnant portique
circulaire qui la précède, la coupole qui la surmonte et qu'aperçoivent
même les navigateurs voyageant au loin sur la mer, les statues, les marbres,
les mosaïques, les décorations de toute espèce témoignent des richesses
immenses qui, de toutes les parties du monde chrétien, venaient naguère
s'engouffrer dans Rome. La seule basilique de Saint-Pierre, l'une des trois
cent soixante-cinq églises de la cité papale, a coûté près d'un demi-milliard.
Pourtant, quelque somptueux que soit cet édifice, l'admiration qu'il éveille
n'est point sans mélange. Le monument est rapetissé par la multiplicité
des ornements et ne répond, comme architecture, qu'à une phase tran-
sitoire et locale de l'histoire du catholicisme. Loin de représenter toute une
époque avec sa foi, sa conception une et cohérente des choses, il résume, au
contraire , un âge de contradictions , où le paganisme de la Renaissance et
le christianisme du moyen âge tâchent de se fondre en un néo-catholicisme
pompeux qui caresse les sens et s'adapte de son mieux au goût et aux ca-
prices du siècle : sous les sombres nefs gothiques, l'impression est. bien
autrement profonde. Le quartier de Rome où s'élève l'église de Saint-Pierre
fut dévasté par les Musulmans, en 846. Quant aux Juifs, ce n'est point en
vainqueurs qu'ils sont entrés dans Rome. Domiciliés dans l'immonde
470 NOUVELLE GÉOGRAPHIE, UNIVERSELLE.
Ghetto, aux bords du Tibre vaseux, et non loin de cet arc de Titus qui
rappelle la destruction de leur temple et le massacre de leurs ancêtres, ils
ont porté pendant dix-neuf cents ans le poids de la haine universelle et de
la persécution. Ils ont survécu pourtant, grâce à la puissance de l'or qu'ils
savaient manier mieux que leurs oppresseurs, et, désormais libres de
sortir du Ghetto, les quatre mille Juifs de Rome prennent part plus que
les chrétiens eux-mêmes, à la transformation de la capitale de l'Italie.
Le cours des idées s'est trop modifié pendant les siècles modernes pour
que les Italiens songent sérieusement à inaugurer la troisième ère de l'his-
toire de Rome par des édifices de luxe qui puissent se comparer en gran-
deur au Colisée ou à Saint-Pierre. Il importe d'abord de retrouver les débris
précieux que recouvrent les amas de décombres et les alluvions du Tibre,
et de terminer le classement des trésors d'art et de science qui se trouvent
épars en tant de musées et dans la bibliothèque de Victor-Emmanuel, déjà
l'une des plus riches du monde. Les nouveaux monuments de Rome ne se
distinguent ni par le style ni par l'originalité. Jusqu'à maintenant l'œuvre
principale des ingénieurs modernes est l'enceinte de treize forts qu'ils ont
construite autour de Rome; mais ils ont des travaux plus utiles à réaliser,
s'ils se donnent pour mission de protéger Rome contre les crues du Tibre
et de la replacer dans des conditions de salubrité parfaite. Il est vrai que
les débris accumulés de tant d'édifices détruits ont exhaussé le niveau
de la ville d'au moins un mètre en moyenne; mais le lit du Tibre s'est
élevé aussi à cause du prolongement de son delta. Pour assurer le libre
écoulement des eaux de crue dans un canal régulier, il faut recreuser le
lit du fleuve et le border de quais élevés dans toute la traversée de Rome;
peut-être même sera-t-il nécessaire de détourner le trop-plein des eaux, en
amont de la ville, par un canal latéral. Il faut, en outre, pour assainir les
rues, remanier le réseau souterrain des égouts et distribuer avec intelli-
gence l'eau pure que les travaux des anciens édiles ont donnée aux vasques
des fontaines.
On sait quelle prodigieuse masse liquide Rome recevait jadis pour sa
consommation journalière. Du temps de Trajan, les neuf grands aqueducs,
d'une longueur totale de 422 kilomètres, apportaient environ 20 mètres
cubes par seconde, la valeur d'un véritable fleuve, et les autres canaux
d'amenée construits plus tard accrurent cette quantité d'eau de plus d'un
quart. Actuellement encore, bien que Rome n'ait plus guère que la dixième
partie de ses ruisseaux artificiels et que la plupart des anciens aqueducs
dressent leurs arcades ruinées au milieu des campagnes sans culture, la
capitale de l'Italie est une des cilés les plus abondamment pourvues d'eaux
ROME ET SES ENVIRONS. 471
vives; mais si jamais Rome doit emplir son enceinte et continuer de
s'agrandir par l'adjonction de nouveaux quartiers, si le Forum, naguère
presque dans la banlieue, redevient le centre de la ville, le manque d'eau
pourrait bien aussi s'y faire sentir comme dans la plupart des métropoles
de l'Europe.
Sans parler de l'insalubrité des campagnes environnantes, il est. encore
un côté faible de la Rome actuelle, comparée à la Rome antique. Si l'on
tient compte de la différence des milieux, la ville moderne n'a plus l'admi-
rable ensemble de voies de communication qui rayonnaient vers tous les
points du monde autour de la borne d'or du Forum. La voie Appienne, cette
large route qui commence au sortir de Rome par une si curieuse avenue de
tombeaux, est le type de ces chemins puissamment construits et d'une in-
flexible régularité, qui saisissaient le monde et en abrégeaient les distances
au profit de la ville maîtresse. Il est vrai que ces anciennes routes pavées ont
été en partie remplacées par des chemins de fer, mais ces lignes sont encore
peu nombreuses, indirectes dans leur tracé et laissent la ville en dehors des
grandes voies des nations. La forme même du réseau montre que le mou-
vement, loin de se produire, comme dans les autres pays d'Europe, du
centre vers la circonférence, s'est accompli en sens inverse : c'est de Florence,
de Rologne, de Naples, que l'Italie a marché à la reconquête de Rome.
Dépourvue de ports et privée de banlieue à cause des miasmes de la
campagne environnante, Rome est une des grandes villes qui pourraient le
moins subsister dans l'isolement : elle périrait bientôt si elle ne se com-
plétait par des localités éloignées. Comme lieux de jardinage, d'industrie,
de villégiature, elle a les villes des montagnes les plus rapprochées, Tivoli,
Frascati, que domine une paroi de cratère où se trouvent les ruines de Tus-
culum : Marino, près de laquelle les peuples confédérés du Latium se réu-
nissaient à l'ombre des grands bois; Àlbano, qu'un superbe viaduc moderne
unit par-dessus un large ravin à la ville d'Ariccia; Velletri, la vieille cité
des Volsques, groupant ses maisons sur les pentes méridionales de la grande
montagne du Latium ; Palestrina, plus ancienne qu'Albe la Longue et que
Rome, riche en débris antiques, et bâtie tout entière sur les ruines du
fameux temple de la Fortune, gloire de l'antique Prœnesle. Comme lieux
de bains, elle a sur la mer les plages de Palo, de Fiumicino et celles de
Porto d'Anzio, bourgade qui se continue au sud par la petite ville de Net-
tuno, si célèbre par la lière beauté de ses femmes. Comme port d'échanges
avec l'étranger, elle n'a gardé sur la mer Tyrrhénienne que Civita-Yecchia,
472
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
triste ville au bassin admirablement construit, pouvant servir de modèle
aux ingénieurs maritimes, mais trop étroit et beaucoup moins fréquenté que
jadis1; les havres que possédaient les Romains au sud des bouches du Tibre
sont à peine utilisés, et la charmante Terracine, nid de verdure au pied de;-
« rochers blanchissants, » dont parle Horace, n'est plus la porte de Rome
que pour les voyageurs venus du Midi par le littoral. Presque toutes les
villes du Latium sont situées sur les deux routes historiques dont l'une
remonte au nord vers Florence, tandis que l'autre pénètre au sud-esf
K" 80. — CIVITÂ-VECCHIA.
H°|43 E <fcGr
Grave pai> lïrlwjil.
soo "Mètres •
dans la vallée du Sacco et descend dans les campagnes du Napo-
litain. Au nord, la cité principale est Viterbe, « la ville des belles
fontaines et des belles filles; » au sud, sur le versant de Garigliano,
Àlatri, dominée par sa superbe acropole aux murs cyclopéens, est le grand
1 Commerce maritime de Civita-Vecchia :
En 1865. . . 33,690,000 fr. En 1868. . 24,990,000 fr.
Mouvement des navires dans les ports romains en 1873 :
Civita-Vecchia. . . . 2,627 entrées et sorties. . . 520,000 tonnes.
Fiumicino. . . . 1,476 » 65,000 »
Porto d'Anzio. . . . 1,295 » 30,900 ».
Terracine 952 » 55,500 »
VILLES DU LATIUM ET DE L'OMBRIE. 475
marché et le lieu de fabrique pour les paysans des alentours. À l'orient,,
dans une des plus charmantes vallées de la Sabine, que parcourt l'Anio ,
« aux ondes toujours froides, » est une autre ville célèbre, Subiaco, l'antique
Sublaqueum , ainsi nommée des trois lacs qu'avait formés Néron au moyen
de digues de retenue et dans lesquels il péchait les truites avec un filet d'or.
C'est près de Subiaco que saint Benoît établit dans la « sainte caverne »
(sacro speca) le couvent célèbre qui précéda l'abbaye plus fameuse encore
de mont Cassin, et qui fut, après le monastère de Lerins en Provence, le
berceau du monachisme de l'Occident1.
La grande ville qui sert d'intermédiaire entre Rome et Ancône, entre la
vallée du Tibre inférieur et la région des Apennins de Toscane et des
Marches, est le chef-lieu de l'Ombrie, l'antique Pérouse, l'une des puissantes
cités étrusques des premiers temps de l'histoire, une de celles dont le voisi-
nage, sondé par les travaux de fouille, a livré aux regards des tombeaux
du plus saisissant intérêt. Après chaque guerre, après chaque période de
destruction et de ruine, la ville s'est relevée, grâce à sa position des plus
heureuses au bord d'une plaine très-fertile et au point de jonction de plu-
sieurs routes naturelles. A la fois toscane et romaine, elle devint, à l'époque
de la Renaissance, le siège de l'une des grandes écoles de peinture ; par Va-
nucci « le Pérugin », sa gloire est une des plus éclatantes de l'Italie. Il reste
encore à Pérouse de beaux monuments de cette époque célèbre. Actuellement
la ville n'est plus l'une des capitales artistiques de la Péninsule, mais, comme
siège d'université, elle a toujours son groupe de littérateurs et d'érudits; elle
est aussi fort active, surtout pour le commerce des soies grèges ; la propreté
de ses maisons et de ses rues, qui cependant ont gardé leur aspect original, la
pureté de son atmosphère, le charme de sa population, y attirent chaque été
une partie considérable de la colonie d'étrangers riches qui passent l'hiver
à Rome. Pérouse a de beaucoup distancé son ancienne rivale, Foligno ou
Fuligno, dont le bassin lacustre est changé en campagnes d'une si grande
fertilité et qui fut jadis le principal marché d'échanges de toute l'Italie
centrale; ses habitants, fort industrieux, ont gardé quelques spécialités de
fabrication, entre autres le tannage des cuirs. Quant à la ville d'Assisi, si
gracieuse à voir dans son doux paysage, elle est à bon droit célèbre par son
temple de Minerve, si parfaitement conservé, et par le couvent magnifique
où l'on admire les fresques de Cimabue, « le dernier des peintres grecs, »
et celles de son continuateur Giotto, « le premier des peintres italiens ; » ce
1 Communes du Latium ayant plus de 10,000 habitants :
Rome. . . 272,550 habitants (1878). Velletri . . 15,500 habitants (1871).
Viterbc. . 2(t:675 » (1878). Alatri. . . 12,800 »
i. 60
fû\ NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
n'est qu'une bourgade sans activité, mais elle est entourée d'une banlieue
agricole, riche et populeuse : c'est là que naquit, à la fin du douzième
siècle, François d'Assise, le fondateur de l'ordre fameux des Franciscains.
D'autres villes secondaires de l'Ombrie, sans grande importance commer-
ciale, ont du moins un nom considérable dans l'histoire ou se distinguent
par la beauté de leurs monuments ou de leurs paysages1. Spoleto, dont
Haiinibal ne put forcer les portes, a sa basilique superbe au porche si
original, son viaduc romain jeté sur une gorge profonde et ses montagnes
couvertes de bois de pins et de châtaigniers; Terni a dans les environs l'un
des plus beaux spectacles de l'Italie, la puissante cascade du Velino, dont
les Romains ont taillé le lit dans la roche vive, et deux mille ouvriers aj
travaillent dans la principale manufacture d'armes de l'Italie, récemment
transférée de Turin; Rieti, jadis surnommée l'Heureuse, a son lac, reste de
l'ancienne mer qu'a vidée la chute du Yelino, à la tranchée délie Marmore.
Au nord du Tibre, sur les frontières de la Toscane, la fière et malpropre
Orvieto, où se fabriquait jadis le fameux remède dit orviétan, la vieille cité
papale hérissant de ses clochers et de ses tours le promontoire de scories
qui la porte, possède la merveilleuse façade de sa cathédrale, aux mosaïques
incrustées, qui en font un chef-d'œuvre d'ornementation et presque de bi-
jouterie. Enfin, les deux villes principales de l'Apennin d'Ombrie, Città di
Caslello, située au bord du ruisseau qui deviendra le Tibre, et Gubbio, qui
fut au moyen-âge une des républiques les plus prospères, sont toutes les
deux riches en sites charmants ou grandioses, et l'une et l'autre ont des
eaux médicinales. Les érudits vont visiter dans le palais municipal de
Gubbio les fameuses « tables Eugubines », sept plaques de bronze cou-
vertes de caractères ombriens : ce sont les seuls monuments de ce genre
qui nous restent. A moitié chemin entre Pérouse et Città di Castello, dans
une région des plus fertiles que parcourt le Tibre, la petite ville de Fratta,
dont le nom a été récemment changé en celui d'Umbertide, n'a d'impor-
tance que par son commerce local.
Sur la mer Adriatique, le port des contrées romaines est Ancone, la
vieille cité dorienne, encore désignée par le nom grec qu'elle doit à sa posi-
tion, à l'angle même de la Péninsule, entre le golfe de Venise et l'Adriatique
1 Communes de l'Ombrie ayant plus de 10,000 habitants :
Pérouse(Perugia)au'lerjanv.l879 49,400 hab.
ciltà di Castello . 24,400 »
Gubbio . . . 24,100 »
Fuligno. . . ....... 22,500 »
Spoleto 20,800 »
Terni, en 187! 16,000 hab.
Orvieto • . . 14,000 »
Rieli 14,200 ».
Assisi 14,000 »
Umbertide (Fratla). ..... 11,000 »
VILLES DE L'OMBIilE ET DES MARCHES. 475
méridionale. Près de la racine du grand môle, un bel arc triomphal, un
des édifices de ce genre les plus beaux et les mieux conservés qui sub-
sistent encore, rappelle l'importance qu'attachait Trajan à la possession
de cette porte maritime. Grâce à sa situation privilégiée, et naguère aussi
à la franchise commerciale de son port, amélioré par l'art et dragué par-
tout à 4 mètres de profondeur, Ancône est une des trois cités les plus com-
merçantes de la côte orientale de l'Italie et la huitième de tout le littoral
de la Péninsule ; elle vient après Venise et dispute la prééminence à Brin-
disi, bien qu'elle ne soit pas, comme cette dernière, une étape du chemin des
Indes. Elle a pour alimenter son commerce, non-seulement ce que lui en-
voient Rome et la Lombardie, mais aussi les denrées de la campagne des
Marches, des fruits exquis, des huiles, l'asphalte des Àbruzzes, le soufre des
Apennins, récemment entré dans le commerce, et la « meilleure soie qu'il
y ait au monde » , si l'on en croit les indigènes ; d'après les registres du
port, le trafic se serait notablement accru pendant les dernières années :
mais cette augmentation est en grande partie apparente, car elle provient
des grands bateaux à vapeur qui font escale aux jetées de la ville1. Les autres
ports du littoral, d'ailleurs fort mal abrités, n'ont qu'un faible commerce;
Pesaro, la patrie de Rossini, n'est guère visitée que par des navires de vingt
à trente tonneaux; Fano n'a qtfe de simples barques; Senigallia, plus connue
à l'étranger sous le nom de Sinigaglia, était assez fréquentée par les embar-
cations à l'époque de la célèbre foire, qui donnait lieu à un mouvement d'af-
faires d'environ 25 millions; mais son petit havre de rivière, qui fut un
port franc jusqu'en 1870, époque de la suppression de la foire, ne donne
accès qu'à des navires d'un tirant d'eau de 2 mètres. Toutes ces villes de
la côte doivent expédier à Ancône la plus grande partie de leurs denrées.
Au sud, sont les deux « marines » importantes de Grottamare, riche en
usines diverses, et de San Benedetto de! Tronto, village de pêche, très fré-
quenté par les baigneurs pendant la saison d'été.
A l'exception de Fabriano, située dans une vallée riante des Apennins,
et d'Ascoli-Piceno, bâtie au bord de la rivière Tronto, toutes les cités de
l'intérieur des Marches : Urbino, dont la plus grande gloire est d'avoir
donné naissance à Raphaël, et qui produisait autrefois, comme sa voisine
Pesaro, les admirables faïences si recherchées des connaisseurs; Jesi, Osimo,
Macerata, Recanati, la patrie de Leopardi; Fermo et d'autres encore, toutes
1 Mouvement du port d'Ancône :
1858. .... "2,021 navires jaugeant 258,292 tonneaux.
1867 2,024 » » 572,777 »
1875 2,129 » » 751,805 »
1878. , » » 87-9.000
476
NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE
couronnées d'une citadelle, toutes perchées sur une roche abrupte pour se
surveiller mutuellement, commencent à projeter des faubourgs dans la
plaine, afin de s'occuper de l'exploitation du sol. Une de ces villes haut
dressées sur la montagne est la célèbre Loreto, qui fut autrefois le pèleri-
nage le plus fréquenté de tout le monde chrétien. Avant la réforme, à une
époque où pourtant les grands voyages étaient beaucoup moins faciles qu'au-
jourd'hui, Loreto recevait jusqu'à deux cent mille pèlerins par an dans son
N° 90. — VALLÉES D'ÉROSION DU VERSANT DE L'ADRIATIQUE.
13°k5'E.deGr. 20
Gravé chez Ertard
EdieiÊ del". to&boci '
sanctuaire. Il est vrai qu'ils y contemplaient une des grandes merveilles de
ia chrétienté, la maison môme qu'avait habitée la Vierge',, et que les anges
avaient transportée de promontoire en promontoire à l'endroit qu'abrite
maintenant une coupole magnifiquement décorée. C'est dans le voisinage
de ce lieu fameux, à Castelfidardo, que la plus grande partie du « patri-
moine de Saint-Pierre » a été ravie au pape par les armes de l'Italie :
quoique la bataille n'ait été qu'un mince événement militaire, elle marque
une date fort importante dans l'histoire de la Péninsule.
V A ï S A N S DES A li R U ZZE S
Dessin de D. Mailhu't, d'après nature.
MARCHES, ABRUZZES, ET SAINT-MARIN. 470
La région montueuse des Abruzzes, qui faisait jadis partie du Napolitain,
mais qui se rattache à Rome par son versant tyrrhénien, tributaire du Tibre,
et surtout par sa grande route transversale, n'a qu'un petit nombre de villes
sur les hauteurs du plateau. La principale est un chef-lieu de province,
Aquila, que l'empereur Frédéric II fonda au treizième siècle pour en faire
une aire « d'aigle »; les autres villes des montagnes ont toujours été trop
difficiles d'accès pour avoir de nombreux habitants, et même elles envoient
dans les villes des plaines des colons vigoureux et persévérants au travail, les
Aquilani, si appréciés comme terrassiers dans toute l'Italie. Les localités les
plus populeuses se trouvent dans le bassin inférieur de l'Aterno ou dominent
la route côtière et les campagnes fécondes du versant adriatique. Solmona
groupe ses maisons dans un immense jardin, qui fut jadis un lac et que bor-
nent au sud les escarpements du Monte Majella ; Popoli, à l'issue du défilé
où l'Aterno prend le nom de Pescara, est un marché d'échanges des plus
actifs entre le littoral de l'Adriatique et la région des montagnes; Chieti,
bâtie plus bas sur le même fleuve, est aussi une ville industrieuse : c'est,
dit-on, la première des anciennes provinces napolitaines où la vapeur ait
été appliquée dans les filatures et autres usines. Teramo, Lanciano sont
également des villes de quelque importance; mais dans toute son étendue
le littoral des Abruzzes n'a que deux petits ports, et fréquentés seulement
par quelques barques, Ortona et Vasto1. Chaque promontoire, formé de
conglomérats en ruines, porte à son extrémité de pittoresques engins de
pêche montés sur pilotis, et semblables à ceux du Bosphore et de la Volga.
C'est à Ortone que se voient les premiers orangers du littoral.
Un petit État, enclavé dans les Marches Romaines et réuni au littoral par
une route unique, a gardé une existence à part. A une petite distance au sud
de Rimini, dans une des plus belles parties des Apennins, la superbe roche
du mont Titan, dont la base est excavée par les carriers depuis un temps im-
mémorial, porte sur sa crête, à 750 mètres de hauteur, la vieille et célèbre
Communes principales des Marches et des Abruzzes
Ancone ^lerjanv. 1879). 46,750 hab.
Chieti 24,000
Ascoli-Piceno 22,850
Senigallia ou Sinigaglia. 22,500
Macerata 20,400
Recanati 20,200
Pesaro en 1871.. . . 10,900
Teramo 19,800
Fano 19,000
Fermo, en 1871 .... 18,700 hab.
Jesi 18,600 »
Lanciano 18,500 n
Osimo 16,600 »
Fabriano 16,500 »
Aquila , . 16,000 »
Solmona 15,500 »
Urbino 15,200 ..
Vasto et Orlona, chacune. 15,000 »
480
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
cité de Saint-Marin (San Marino), entourée de murs et dominée de tours;
le matin, quand le temps est favorable, les citoyens voient au delà du golfe
Adriatique le soleil apparaître derrière la crête des Alpes d'Illyrie. Saint-
K° 91. RIMINI ET SAINT-MARIN.
12° W
Echelle de 1: îSo.ooo
Marin constitue avec quelques localités environnantes une république « illus-
trissime », le seul municipe autonome qui existe encore en Italie1. D'après
1 République de Saint-Marin :
Superficie. 61 kilom. carrés. Population, en 1879: 7,997 hab. Population kilométrique, 150.
ABRUZZES, SAINT-MARIN. 481
la chronique, la republichetta do Saint-Marin, ainsi nommée d'un maçon
dalmate qui vécut en ermite sur le roc du Titan, serait un Etat indépendant
et souverain depuis le quatrième siècle; quoi qu'il en soit, il est certain que
depuis mille années au moins la petite république a réussi à sauvegarder
son existence, grâce aux rivalités de ses voisins et à l'extrême habileté avec
laquelle ses citoyens ont su ruser avec le danger. La constitution de l'Etat
n'est rien moins que populaire. Le peuple ne vote plus : depuis un nombre
inconnu de siècles il a perdu le suffrage; les citoyens, même propriétaires,
n'ont plus que le droit de remontrance. Le pouvoir suprême appartient à un
conseil souverain de soixante membres, composé d'un tiers de nobles, d'un
tiers de bourgeois, et d'un tiers de campagnards propriétaires ; lorsqu'une
vacance se produit, les cinquante-neuf conseillers restants choisissent le
successeur qui prendra part au pouvoir de la république, en ayant soin de le
prendre dans la classe à laquelle appartenait le prédécesseur, afin que les
trois ordres soient toujours représentés également. C'est le conseil souverain
qui choisit dans son sein les douze membres du Sénat, — dont les deux tiers
sont soumis à la réélection tous les deux ans, — ainsi que les deux capi-
taines-régents, qui doivent exercer pendant six mois le pouvoir exécutif. Le
conseil souverain constitue la haute cour de justice. Saint-Marin a aussi sa
petite armée, composée de 1,200 miliciens et son budget, qui s'élevait, en
1880, à 89,000 francs pour les recettes et à 79,000 francs pour les dépen-
ses; la part attribuée à l'instruction, soit 18,000 francs, est du quart au
cinquième du budget. L'État n'a point de dette publique. Des droits sur le
sel, sur le tabac, et une subvention de l'Italie, en remboursement des droits
de douane perçus à l'entrée de la péninsule sur les produits étrangers, suf-
fisent à maintenir le budget annuel en équilibre; des offres brillantes faites
par des spéculateurs pour la concession d'une maison de jeu à San Marinoont
été rejetées. La république fait imprimer ses actes officiels en Italie : il ne
se trouve pas d'imprimerie dans le petit État; le conseil souverain a repoussé
l'invention moderne, que des voisins, les Romagnols, eussent été fort heu-
reux de faire fonctionner à leur profit ; il a craint que les livres politiques
publiés sur son territoire ne portassent ombrage au royaume dans lequel il
est enclavé.
C'est à Saint-Marin que Borghesi, le fondateur de la science épigraphique,
avait son admirable collection, si importante pour l'étude de l'administra-
tion romaine.
61
482 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
VI
I, ITALIE MERIDIONALE, PROVINCES NAPOLITAINES.
De tous les Etats qui se sont groupés pour former l'Italie une, le
royaume de Naples, même sans compter les Àbruzzes et la Sicile comme
en faisant partie, est celui qui occupe l'espace le plus considérable, mais
non celui qui a le plus d'importance par le chiffre de sa population et
l'industrie1. Le Napolitain comprend toute la moitié méridionale de la Pénin-
sule et développe son littoral échancré de golfes et de baies sur plus de
1,600 kilomètres. Ce fut jadis, sous le nom de Grande Grèce, la partie la
mieux connue de l'Italie ; de nos jours, au contraire, c'est dans le Napo-
litain que se trouvent les districts les plus ignorés, et l'on peut y faire encore
des voyages de découverte comme dans les pays d'Afrique.
Au sud des massifs divergents des Abruzzes et de la Sabine, les Apennins,
devenus très-irréguliers dans leur allure, ne doivent pas être considérés
comme une véritable chaîne : ce sont des groupes distincts reliés les uns
aux autres par des chaînons transversaux ou par des seuils de hautes terres.
Un premier massif, que la profonde vallée du Sangro, tributaire de l'A-
driatique, sépare des Abruzzes, élève la crête aiguë de la Meta au-dessus de
la zone des bois. Plus au sud, de l'autre côté de la vallée d'Isernia, où naît
le Volturne, se groupent les montagnes du Matese, enfermant dans un de
leurs cirques le beau lac du même nom, que domine le Miletto, dernier bou-
levard de l'indépendance des Samnites. Plus loin, vers Bénévent et Avellino,
s'élèvent d'autres sommets, moins hauts, mais non moins escarpés et d'un
aspect, non moins superbe : ce sont aussi des monts aux défilés sauvages
où, pendant les anciennes guerres, se livra mainte bataille sanglante. Sur
la route de Naples à Bénévent , on reconnaît encore entre deux gorges
le bassin des « Fourches caudines », où les Romains, pris comme dans
un filet, durent s'humilier devant les Samnites et faire des promesses qui
ne furent point tenues : la voie Caudarola et le village dit Forchia
d'Arpaïa, rappellent le mémorable événement. Cette région montagneuse,
à laquelle on pourrait laisser le nom de ses anciens habitants, les maîtres
de l'Italie méridionale, est terminée au sud par une chaîne transversale
1 Napolitain, moins les Abruzzes, avec Molise :
Superficie, 72,629 lui. car. Population en 1876, 6,575,000 hab. Population kilométrique, 90 hab.
MONTAGNES DE L'ITALIE MÉRIDIONALE. 485
dont la crête, inégale et coupée de profondes entailles, se dirige de l'est à
l'ouest et va finir entre les deux golfes de Naples et de Salerne, par le cap
Campanella, l'ancien promontoire de Minerve. La belle île de Capri, aux
abruptes falaises calcaires où pénèlre la mer d'azur, appartient également
à cette rangée transversale des monts samnites.
Du côté de l'orient, les divers massifs napolitains, d'origine crétacée,
comme presque tous les Apennins méridionaux, et connus, en général,
sous le nom de Murgie, s'abaissent en pente douce et de leurs dernières
déclivités vont disparaître sous les « tables » (tavoliere) argileuses que
déposèrent les^eaux marines à l'époque pliocène. Ces tables de la Pouille,
de faible élévation, sont peut-être, dans toutes les parties où elles n'ont
pas été reconquises à l'agriculture, les terres les moins fertiles et les plus
tristes à voir de toute la péninsule italienne : les lits profonds où coulent
les minces filets d'eau des rivières du versant adriatique découpent ces
plaines en terrasses parallèles; toute la population s'est réunie dans
les villes à l'issue des vallées, sur les monticules faciles à défendre ou sur
les grandes routes ; et la campagne est une immense solitude, parcourue
seulement des bergers nomades. On ne voit pas même un buisson clans ces
grandes plaines ; les plantes les plus élevées sont une espèce de fenouil
dont les haies touffues marquent les limites entre les pâturages. Des
masures, semblables à des tombeaux ou à de simples amas de pierres,
s'élèvent çà et là au milieu de la plaine. Mais les vieux us féodaux qui
s'opposaient à la culture de ces contrées et qui forçaient les habitants de la
montagne à maintenir au milieu de leurs champs de larges chemins ou
tratturi pour le passage des brebis, ont heureusement pris fin, et l'aspect
des « tables » change d'année en année.
Les tavoliere séparent complètement du système des Apennins le
massif péninsulaire du Monte Gargano, qui forme ce que l'on est convenu
d'appeler « l'éperon » de la « botte » italienne. Quelques forêts de hêtres
et de pins, qui fournissent le meilleur goudron de toute l'Italie, des
fourrés de caroubiers, d'arbousiers et de plantes diverses dont les abeilles
transforment les fleurs en un miel exquis, revêtent encore les pentes
septentrionales de ce massif isolé, aux ravins sauvages ; mais le nom même
de la plus haute cime, le Monte Calvo ou mont Chauve, témoigne de
l'œuvre déplorable de déforestation qui s'est accomplie dans cette ré-
gion, comme dans presque tout le reste de la Péninsule. Jadis des pirates
sarrasins s'étaient installés dans le massif du Monte Gargano comme dans
une grande forteresse ; l'espèce de fossé que forme la vallée du Candelaro,
continuation de la ligne normale des côtes italiennes, les défendait à l'ouest.
484
NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Là ils purent longtemps braver les populations chrétiennes, quoique les
sanctuaires érigés sur les escarpements du Gargano soient parmi les plus
vénérés de la catholique Italie ; des églises et des couvents y ont succédé
aux anciens temples païens, et depuis les temps historiques le flot des
pèlerins n'a cessé de s'y diriger : surtout l'église du mont Sant' Angelo,
dont les pentes fort inclinées se dressent au nord de Manfredonia, est un
lieu sacré par excellence. C'est qu'avant l'époque de la grande navigation
les matelots qui venaient de quitter le sûr abri du golfe, ne se préparaient
N° 92. — MONTE GARGANO.
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pas sans inquiétude à doubler la presqu'île du Gargano et à s'aventurer
au milieu des îles bordées d'écueils qui la continuent au large vers la
côte dalmate, Tremiti, Pianosa, Pelagosa.
L'ancien volcan du mont Vultur, au sud de la vallée de l'Ofanto, se dresse
comme la borne méridionale des Apennins de Naples. Au delà, le sol
s'abaisse graduellement et n'est plus qu'un plateau raviné d'où les eaux
rayonnent en trois directions, à l'ouest par le Sele vers le golfe de Salerne,
au sud-est vers le golfe de Tarente, au nord-est vers l'Adriatique. Loin de
se bifurquer, comme on le représentait jadis sur les cartes, l'Apennin est
MONTAGNES DE L'ITALIE MERIDIONALE. 485
même complètement interrompu par le seuil de Potenza, et la longue
presqu'île qui forme le « talon » de l'Italie n'a pour toutes élévations que
des terrasses aux contours indécis et des collines aux longues croupes
monotones.
L'autre presqu'île, celle des Calabres, est,- au contraire, montueuse et
très-accidentée d'aspect. L'Apennin recommence au sud de Lagonegro et
s'élève en brusques escarpements jusqu'au-dessus de la zone des bois. Le
mont Pollino, d'où l'on domine à la fois les deux mers d'Ionie et d'Éolie,
est plus haut que le Matese et que toutes les autres cimes du Napoli-
tain ; le groupe dont il occupe le centre barre la presqu'île dans toute sa
largeur, d'une mer à l'autre mer, et se prolonge au bord des eaux occi-
dentales en un mur de rochers plus abrupts encore que ceux de la Ligurie
et beaucoup plus inaccessibles à cause du manque complet de routes. Au
sud, il s'ouvre en de beaux vallons boisés où les habitants vont recueillir
sur le tronc des frênes la manne médicinale qui s'expédie ensuite dans
tous les. pays du inonde. La profonde vallée du Crati limite au sud et à
l'est ce premier massif et le sépare d'un deuxième, moins élevé, mais
à la base plus étendue : c'est la Sila, dont les rochers de granit et de
schistes, d'origine beaucoup plus ancienne que les Apennins, ont encore
gardé la parure et, l'on pourrait dire, l'horreur de leurs grandes forêts de
pins et de sapins, hantées par les bandits. Jadis ces forêts, qui valurent
aux montagnes le nom de « Pays de la Résine », fournirent aux Hellènes
de la Grande Grèce, puis aux Romains, le bois nécessaire à la construction
de leurs flottes, et maintenant encore les chantiers de construction de
l'Italie y prennent un grand nombre de leurs madriers. Des pâtres, que
l'on dit être en partie les descendants des Sarrasins qui occupèrent autre-
fois la contrée, mènent leurs troupeaux pendant la belle saison dans les
clairières de ces forêts.
Au sud du groupe isolé de la Sila s'arrondit le large golfe de Squillace,
au devant duquel la mer Tyrrhénienne projette une autre baie semi-circu-
laire, celle de Santa Eufemia. Il ne reste plus entre les deux mers qu'un
isthme étroit, occupé par de petits plateaux disposés en degrés et entourés
d'anciennes plages qui marquent les reculs successifs de la mer ; mais au
delà de ce seuil, où des souverains ont eu l'idée, non suivie d'effet, de
faire creuser un canal maritime, s'élève un troisième massif, au noyau de
roches cristallines, bien nommé l'Aspromonte. Enorme croupe à peine
découpée en sommets distincts, mais rayée sur tout son pourtour de ravins
rougeâtres où de furieux torrents roulent en hiver, « l'âpre montagne, »
encore revêtue de ses bois, étale largement dans la mer Ionienne ses pro-
486 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
montoires panachés de palmiers et disparaît enfin sous les flots, à la pointe
désignée par les marins sous le nom de « Partage des vents » (Sparti-
vento)1.
Mais, outre les divers massifs plus ou moins isolés que l'on peut consi-
dérer comme faisant partie du système des Apennins, le pays de Naples a,
comme les provinces romaines, ses montagnes volcaniques. Elles forment
deux rangées irrégulières, l'une sur le continent, l'autre dans la mer
Tyrrhénienne, et se rattachent peut-être souterrainement par un foyer
caché aux volcans des îles Lipari et au mont Etna. L'une de ces montagnes
est le Vésuve, la bouche ignivome la plus fameuse du monde entier, non
qu'elle soit la plus active ou qu'elle s'élève le plus haut dans la zone des
nuages, mais son histoire est celle de tout le peuple qui vit au milieu de
ses laves ; nul volcan n'a été mieux étudié : grâce à la proximité immédiate
de Naples, c'est une sorte de laboratoire de géologie fonctionnant sous les
yeux de l'Europe.
A peine, en sortant du défilé de Gaëte, a-t-on pénétré dans le paradis
de la Terre de Labour, que l'on voit un premier volcan, la Rocca Monfina,
se dresser entre deux massifs calcaires, dont l'un est le Massico, aux vins
exquis célébrés par Horace, le poëte gourmet. Depuis les temps préhisto-
riques le volcan repose, ou du moins on ne possède aucun récit authen-
tique de ses fureurs ; un village, qui a succédé à une place forte des
anciens Auronces, adversaires des Romains, s'est niché avec confiance dans
la riche verdure de son cratère ébréché, quoique l'aspect extérieur de la
montagne soit encore en maints endroits aussi formidable qu'au lendemain
d'une éruption. La principale bouche des laves, entourant un dôme de
trachyte, le mont Santa Croce, qui s'élève à près de 1,000 mètres, est
l'une des plus vastes de l'Italie : elle n'a pas moins de 4,600 mètres de
large ; deux autres cratères s'ouvrent dans le voisinage et plusieurs cônes
parasites d'éruption, hérissant les pentes extérieures de la montagne, font
comme une sorte de cour à la coupole centrale. Le sol de la Campanie
est formé jusqu'à une profondeur inconnue des cendres rejetées jadis du
cratère de Rocca Monfina, et qui se sont déposées, soit à l'air libre, soit au
fond de baies émergées depuis. Dans la région méridionale de la Terre de
Labour, ces tufs renferment un grand nombre de coquillages en tout pareils
1 Altitudes des Apennins de Naples :
Meta 2,245 met.
Monte Miletto (Matese) ..... 2,047 »
» Calvo (Gargano) 1,570 »
» Sant'Angelo(eapCampanella) 1,470 »
Capri (Monte Solara) 597 met.
Monte Pollino 2,334 »
LaSila 1,787 »
Aspromonte 1,909 »
\OLCANS DE L'ITALIE MÉRIDIONALE.
487
à ceux de la mer voisine. Toute cette région a donc été récemment soulevée.
Les collines qui s'élèvent au sud de la merveilleuse campagne n'ont pas
la majesté de la Rocca Monfina, mais leur voisinage du bord de la mer et
N° 95. — CENDRES DE LA CAMPANIE.
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1 Cendres
Lavea anciennes ,. - cTL^j^aa.
et modernes l»V. « Tachytes
I Calcaire.
] des Apennins
les remarquables phénomènes qui s'y sont accomplis les ont rendues bien
autrement célèbres ; dès l'antiquité la plus reculée, elles ont été consi-
dérées comme une des grandes curiosités de la Terre. Vus de la position
dominatrice de la colline des Camaldules, au-dessus de Naples, les « champs
Phlégréens », embellis d'ailleurs par la verdure et le voisinage des eaux
488 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
marines, ne nous paraissent point une région d'horreurs, depuis que nous
connaissons des régions du monde incomparablement plus ravagées par les
laves et qui par leurs explosions ont causé des désastres beaucoup plus
effrayants. Les volcans de Java, des îles Sandwich, de l'Amérique centrale,
de la Cordillère andine, ont porté tort dans notre imagination aux pustules
du golfe de Baïa ; mais les phénomènes si divers de cette petite région
volcanique durent frapper singulièrement l'esprit de nos premiers ancêtres
gréco-romains. Leur intelligence, si ouverte pourtant, ne pouvait com-
prendre ces merveilles : aussi ne manqua-t-elle pas de les attribuer à des
dieux : là était pour eux le seuil du monde souterrain. Cette terre qui frémit,
ces flammes sortant d'un foyer caché, ces ouvertures béantes en communi-
cation avec des cavernes inconnues, ces lacs qui se vident et s'emplissent
soudain, ces antres vomissant des gaz mortels, tout cela entra pour une
forte part dans leur mythologie et dans leur poétique, et c'est encore là
que, malgré nous, se trouve l'origine d'une multitude de nos images, de
nos comparaisons et de nos idées. Du temps de Strabon, les bords du
golfe de Baïa étaient devenus le rendez-vous des voluptueux Romains, et
tous les promontoires , toutes les collines des environs portaient de somp-
tueuses villas ; la contrée était le plus charmant des jardins , embelli
par la vue la plus admirable de la mer et des îles ; mais on se racontait
encore des choses terribles sur le monde de cavernes et de flammes caché
dans les profondeurs. Un oracle redoutable y siégeait, entouré d'un peuple
de mineurs, les mythiques Cimmériens, auxquels devaient s'adresser les
étrangers qui voulaient consulter les dieux : ces populations de troglodytes
étaient tenues de ne jamais voir le soleil et ne quittaient leurs souterrains
que pendant la nuit. On disait aussi que les champs Phlégréens avaient été
le théâtre de grandes luttes entre les géants ; peut-être était-ce un souvenir
des batailles qui s'étaient livrées pour la possession des terres fertiles de
la Campanic. Au moyen âge, Pouzzoles était considéré par les fidèles comme
le lieu par lequel Jésus-Christ était descendu aux enfers.
Les cratères qui servirent de vomitoires à ce foyer ou « pyriphlégéton »
des anciens sont au nombre d'une vingtaine, si l'on compte seulement ceux
dont les bords, entiers ou ébréchés, sont encore nettement reconnaissables ;
mais il en est aussi plusieurs qui se sont mutuellement oblitérés en s' encla-
vant les uns dans les autres, en croisant ou en superposant leurs murailles.
Vu de haut, et sans la végétation qui l'embellit, l'ensemble du paysage
prendrait un aspect analogue à celui de la surface lunaire, parsemée d'en-
tonnoirs inégaux. Naples même est bâtie dans un cratère aux contours in-
décis, rendus plus vagues encore par les édifices qui s'élèvent en amphi-
CHAMPS PHLÉGRÉENS. 489
théâtre sur les pentes ; mais à l'ouest se groupent plusieurs cuvettes vol-
caniques mieux dessinées, dont l'une s'appuie extérieurement sur un long
promontoire de tuf, où s'élève le prétendu tombeau de Virgile. Dès qu'on
a dépassé le tunnel du Pausilippe, l'une des anciennes « merveilles du
monde », on se trouve dans la région des champs Phlégréens proprement
dits. A gauche, la petite île de Nisita ou Nisida, au profond cratère ouvrant
aux eaux du large l'échancrure du Porto Pavone, est la borne extérieure de
cet amas de volcans.
Le plus vaste de tous, et celui qui a le plus gardé de son activité d'autre-
fois, est le bassin de la Solfatare, le Forum Vukaniàes anciens. Sa dernière
grande éruption date de 1198 , mais il continue d'exhaler en quantité des
vapeurs d'hydrogène sulfuré et de décomposer ses roches sous l'action des
gaz : la nuit, un vague reflet rougeâtre s'échappe d'une centaine de petites
ouvertures où s'élaborent le soufre et les sulfates, et quand on se promène
sur le sol du cratère , on l'entend résonner sous ses pas ; le microphone y
révèle un bruit incessant et formidable. Immédiatement au nord s'ouvre une
autre coupe volcanique emplie de la verdure des grands bois et d'eaux qui
la reflètent : c'est le parc d'Astroni, dont les talus circulaires sont tellement
abrupts à l'intérieur, qu'ils forment .une barrière suffisante pour enclore
les sangliers et les chevreuils; la seule entrée de l'enceinte est une brèche
artificielle. Un autre cratère moins régulier enferme les eaux , étendues,
profondes, et parfois bouillantes, du lac d'Agnano, que l'on croit s'être
formé au moyen âge. Dans les environs jaillit, de la fameuse « grotte du
Chien », une source d'acide carbonique visitée par la foule des étrangers.
D'autres jets de gaz et d'eau sulfureuse s'élancent de tous les terrains des
environs, et c'est à eux que Pouzzoles devrait son appellation, si la véritable
signification du mot est celle de « Ville puante ». En revanche, la ville a
donné son nom à la terre de pouzzolane, lave désagrégée par les eaux qui
fournit un excellent mortier et qui servit dans l'antiquité à construire des
amphithéâtres, des temples, des villas, des môles et des bassins. On voit
encore à Pouzzoles quelques restes de la jetée à laquelle se rattachait le
fameux pont de Baïa, construit en travers du golfe par Caligula-
Les rivages de la baie de Pouzzoles ont fréquemment changé de niveau.
Les trois colonnes d'un temple de Neptune, dit de Sérapis, en sont une
preuve bien connue. Après l'époque romaine, peut-être lors de quelque
éruption non mentionnée dans l'histoire, l'édifice s'affaissa dans les eaux
avec la berge qui le portait ; ses colonnes durent baigner dans la mer
pendant de longues années ou même pendant des siècles, car jusqu'à la
hauteur d'environ six mètres et demi, on voit sur les fûts de marbre les
u 62
490 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
enveloppes des serpules et les innombrables trous creusés par les pholades.
A. une autre époque, sur laquelle les chroniques restent également muettes,
le temple surgit de nouveau, avec assez de régularité dans son mouvement
d'élévation pour que la colonnade restât partiellement debout. Tout porte
à croire que cette émersion eut lieu en 1558, lorsque la « Montagne Nou-
velle » (Monte Nuovo) fut rejetée par l'officine intérieure des laves et des
cendres. En quatre jours l'énorme cône, haut de 130 mètres et d'un
pourtour de plusieurs kilomètres, jaillit de la plaine basse qui continuait
le golfe vers le nord ; le village de Tripergola fut enseveli sous les cendres ;
toute une plage, dite la Starza, se forma au pied de la falaise de l'ancien
littoral, et deux nappes d'eau qui s'étendent à l'ouest du Monte Nuovo
cessèrent de communiquer avec la mer et prirent une autre forme.
Un de ces lacs, le plus rapproché du golfe, était ce fameux Lucrin, tant
apprécié des gourmets de Rome à cause de ses huîtres ; une simple flèche de
sable, percée d'un « grau » naturel où passaient les petites embarcations, le
séparait de la mer : cette plage était, suivant la tradition, une digue élevée
par Hercule, lorsqu'il revenait d'Ibérie, chassant devant lui les troupeaux
de Géryon. L'autre lac, qu'un détroit unissait alors au Lucrin, est l'Averne,
dont Virgile, se conformant aux vieilles légendes, avait fait l'entrée des
enfers. Ses eaux, claires, poissonneuses et profondes d'environ 120 mètres,
emplissent un ancien cratère qui n'a plus rien de bien effrayant et n'émet
plus de gaz mortels : en dépit de l'étymologie de son nom, les oiseaux volent
sans danger au-dessus du lac et se reposent sur les bords. Pourtant les vieux
souvenirs classiques de l'enfer païen hantent encore les alentours du cratère
lacustre; une nappe marécageuse du bord de la Méditerranée, le lac Fusaro,
est devenue l'Achéron des ciceroni; à côté se trouve l'antre de Cerbère ; le
Cocyte est le ruisseau paresseux de l'Acqua Morta qui s'écoule de l'étang
dans la mer; le lac Lucrin, ou plutôt une source qui s'y déverse, est le
Styx ; une grotte artificielle, reste d'une route souterraine que les anciens
avaient creusée, du lac Averne à la mer, est devenue la grotte de la Sibylle.
Les habitants de Cumes, la cité de fondation chalcidique dont on voit encore
quelques débris au bord de la mer, entre le lacdePatria et celui de Fusaro,
avaient apporté dans leur nouvelle patrie ces mythes de l'Hellade dont la
poésie s'est emparée pour les faire vivre jusqu'à nos jours.
Pour contraster avec leTartare, il faut des Champs-Elysées, et l'on donne,
en effet, ce nom à une partie de la péninsule de Baïa, dont les voluptueux
Romains avaient fait le séjour le plus enchanteur de l'univers : tous les
grands y possédaient leur villa; Marius, Pompée, César, Auguste, Tibère,
Claude, Agrippine, Néron, y résidèrent et leurs palais furent le théâtre de
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GOLFE DE NAPLES ET LE VESUVE
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CHAMPS PHLÉGRÉENS. 491
mainte effroyable tragédie. Actuellement il ne reste de tous ces édifices que
des ruines à demi écroulées dans les flots. La nature a repris le dessus et les
seules curiosités de la péninsule, avec les huîtrières du lac Fusaro, sont les
collines de tuf et les cratères. Le cap terminal, le célèbre promontoire de
Misène, est un de ces anciens volcans, et jadis faisait partie d'un groupe
d'éruption beaucoup plus considérable qui comprenait aussi la charmante
petite île deProcida, séparée de la côte par un canal de moins de dix-huit
mètres de profondeur. La vue que l'on contemple du cap Misène est une des
plus vantées de la planète : de là on voit dans son entier cet admirable golfe
de Naples, « morceau du ciel tombé sur la terre. » Ischia, la formidable
Capri, le promontoire de Sorrente, bleui par l'éloignement, le Vésuve à la
double enceinte, le collier de villes blanches qui entoure le golfe, les mai-
sons de Naples qui ruissellent sur les pentes, lePausilippe, avec lequel sem-
ble se confondre Nisida, les plaines de la Campanie, se déroulent dans le
cadre merveilleux formé par la mer et l'Apennin.
L'île de Procida réunit le massif des champs Phlégréens à la chaîne des
volcans insulaires qui se développe au large du golfe de Gaëte. La plus
importante de ces îles est Ischia, presque rivale du Vésuve par la hauteur
apparente de son volcan, l'Epomeo. Celui-ci, qu'entourent dix ou douze cônes
parasites, s'est ouvert latéralement plusieurs fois pendant l'époque historique.
Une grande éruption de la montagne eut lieu en 1502, et la crevasse vomit
alors des laves tellement compactes, que jusqu'à présent elles se sont refusées
à porter toute végétation. On a remarqué que le Vésuve se trouvait alors
dans une période de repos, deux fois séculaire; mais comme s'il y avait
alternance dans les foyers d'activité, l'Epomeo est redevenu tranquille depuis
que le Vésuve a repris le jeu de ses explosions; de même, lorsque le Monte
Nuovo jaillit du sol, le grand volcan de Naples rentra dans une période de
sommeil qui dura cent trente années. Quoi qu'il en soit de cette alternance
présumée dans le mouvement des laves, Ischia reposa cinq siècles et demi ;
elle n'a d'autre issue pour le dégagement des gaz que ses quarante sources
thermales, qui contribuent, avec l'air pur et la beauté de l'île, à augmenter
chaque année le flot des visiteurs ; le tremblement de terre qui détruisit ré-
cemment la capitale de l'île, Casamicciola, semble avoir été produit par un
écroulement souterrain. Une fougère, commune dans l'Amérique du Sud,
ne se voit en Europe que dans l'île d'Ischia; elle s'est maintenue depuis les
âges géologiques, grâce à la tiédeur des sources.
Il est certain qu'à une époque géologique moderne la masse insulaire a
été soulevée, puisque ses laves trachytiques reposent en maints endroits sur
des argiles et des marnes contenant des coquillages semblables à ceux qui
492 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
vivent encore dans la Méditerranée : des phénomènes analogues ont eu lieu
sur les plages de Pouzzoles et de Sorrentc, mais le mouvement d'élévation
paraît avoir été beaucoup plus considérable dans l'île d'Ischia, car on y a
reconnu les restes de coquilles récentes jusqu'à 600 mètres de hauteur. Ischia
diminue maintenant, par suite du travail d'érosion que font les vagues à la
base des promontoires de tuf. Il en est de môme pour les autres îles dont la
rangée se prolonge au nord-ouest. Vcntotiene, l'ancienne Pandataria, qui fut
un lieu d'exil pour les princesses romaines, est un âpre rocher de trachyte
ne gardant plus qu'une sorte de chapeau de scories et de cendres ; tout le
reste a été balayé par les eaux, et les deux îles de Ventotiene et de San Stefa-
no, jadis parties d'un même volcan, sont devenues deux terres distinctes.
Ponza, autre lieu de bannissement du temps des Romains, était également,
avec les deux îles voisines, Palmarola et Zannone, le fragment d'une enceinte
de volcan démoli depuis par les vagues. Mais ce volcan s'appuyait sur des
calcaires comme ceux du continent voisin, car l'extrémité orientale de Zan-
none se compose d'une roche jurassique absolument semblable à celle du
Monte Circello, qui se dresse en face, sur la côte romaine.
Le Vésuve, la montagne à la fois chérie et redoutée des Napolitains, fut
aussi, aux temps préhistoriques, un volcan insulaire; des coquillages marins
mêlés au tuf du Monte Somma prouvent que cette partie du volcan était
jadis immergée, et du côté du continent la montagne est encore entourée de
plaines basses qui prolongent la mer des eaux par leur mer de verdure. On
sait comment la paisible montagne, couverte jadis des plus riches cultures
jusque dans le voisinage du sommet noirci, révéla par une explosion sou-
daine la force terrible qui sommeillait dans ses profondeurs. Il y a dix-huit
siècles bientôt que le dôme du Vésuve, brusquement soulevé, fut réduit
en poudre et projeté dans l'espace. Le nuage de cendres lancé dans les airs
cacha toute la contrée sous d'immenses ténèbres ; jusqu'à Rome le soleil en
fut obscurci, et l'on crut que la grande nuit de la Terre allait commencer.
Quand la lumière reparut vaguement dans le ciel roux, tout était mécon-
naissable; la montagne avait perdu sa forme; les cultures avaient disparu
sous la couche de débris, et des villes étaient ensevelies avec ceux des habi-
tants qui n'avaient pu s'enfuir : on ne les a retrouvées que de nos jours.
Depuis le terrible événement, le Vésuve a fréquemment vomi des laves et
des cendres ; il est même arrivé, en 472, que ses poussières d'éruption ont
été transportées par le vent jusqu'à Constantinople, à la distanee de 1,160
kilomètres. Jamais on n'a constaté de périodicité clans ces divers pa-
roxysmes ; le Vésuve s'est parfois reposé assez longtemps pour que des forêts
aient pu naître et grandir aux abords mêmes du cratère ; mais depuis la fin
> s:
VESUVE.
495
du dix-septième siècle les éruptions sont devenues plus nombreuses : il ne
se passe guère de décade qu'il n'y en ait une ou deux. Chacune d'elles modifie
le profil de la montagne : tantôt le grand cône terminal a la forme la plus
régulière, tantôt il est découpé par des brèches en deux ou trois pyramides
distinctes ; suivant les époques , il est percé d'un simple cratère, au fond
duquel bouillonnent les laves, ou bien parsemé de lacs ou de pustules d'érup-
tion, ou muni d'un puissant vomitoire dont les rebords s'emboîtent les uns
dans les autres ou se croisent diversement. La hau teur du sommet ne change pas
moins que sa forme, et les mesures les plus précises indiquent, d'éruption en
ÉRUPTION DU VÉSUVE, LE 26 AVRIL 1872.
Dessin de Taylor, d'après M. A. Heim.
éruption, des altitudes différentes, quoique toutes probablement inférieures
à celle qu'avait la montagne avant l'explosion de 79; le fragment ruiné
de l'enceinte qui se développe en croissant autour de l'ancien cratère dit Atrio
del Cavallo fait supposer que la masse du volcan était beaucoup plus considé-
rable autrefois. Toutes ces grandes révolutions sont accompagnées de chan-
gements intimes dans la composition des laves et dans la nature des gaz.
Grâce au voisinage de Naples, toutes ces diverses phases de l'activité volca-
nique sont connues désormais. Les Annales du Vésuve, où ces phénomènes
49ft NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
sont décrits en détail, sont assez riches déjà pour servir à l'histoire com-
parée de tous les volcans, et un observatoire, que l'on a bâti sur les pentes
du cône et que les laves ont parfois entouré de leurs vagues de feu, permet
aux savants d'étudier les éruptions à leur source même.
Le Vésuve, comme tous les autres volcans, a son entourage d'eaux ther-
males et de vapeurs jaillissantes ; mais il n'est point accompagné de cônes
secondaires. Il faut aller jusqu'au centre, et même sur le versant oriental
de la Péninsule, pour trouver un autre volcan : c'est le mont Vultur. Cette
masse isolée et régulièrement conique est plus considérable que le Vésuve
lui-même : elle le dépasse en hauteur de cime et en diamètre de base ; mais
il ne paraît pas que des éruptions y aient eu lieu depuis les temps histo-
riques; le grand cratère, ouvert sur le flanc septentrional de la montagne,
n'émet plus que de légers souffles d'acide carbonique, au bord de deux
lacs emplissant le fond de l'entonnoir. Le mont Vultur s'élève sur le pro-
longement d'une ligne tirée d'Ischia au Vésuve, et c'est précisément sur la
même ligne, et à moitié chemin des deux grandes montagnes, le Vésuve et
le Vultur, que se trouve la source d'acide carbonique la plus abondante de
l'Italie; elle jaillit du petit lac ou plutôt de la mare d'Ansanto ou du
« Manque d'air », ainsi nommée à cause de ses gaz irrespirables. Le jet
d'acide s'échappe d'une fente du sol avec un bruit strident, semblable à
celui d'une cheminée de forge. Tout autour, la terre est couverte de débris
d'insectes qui ont péri soudain en pénétrant dans la zone d'air mortel. Au
bord du lac, les Romains avaient élevé un temple à « Junon Méphitique1 ».
Tout effroyables qu'ils soient, les désastres causés dans l'Italie méridio-
nale par les éruptions de laves et les explosions de cendres sont moindres
que les malheurs produits par les tremblements déterre. Quelques-unes de
ces fatales secousses ont évidemment le mouvement intérieur des laves pour
cause immédiate : ainsi, quand le Vésuve s'agite, Torre del Greco et les au-
tres villes situées à la base du mont sont doublement menacées : elles risquent
à la fois d'être rasées par les laves ou bien ensevelies par les cendres et
d'être renversées par les trépidations du sol. Mais, outre ces tremblements
volcaniques, la Basilicate et les Calabres, c'est-à-dire les provinces comprises
entre les deux foyers du Vésuve et de l'Etna, ont éprouvé maintes fois des
ébranlements terribles dont l'origine est encore inconnue. Sur un millier
de tremblements de terre observés pendant les trois derniers siècles dans
1 Altitudes des volcans du Napolitain :
Vésuve 1,250 mètres. I Monte Nuovo 134 mètres.
Epomeo 768 » Camaldules 158 »
Vultur. 1,328 » | Rocca Monfina 1,006 »
VÉSUVE ET TREMBLEMENTS DE TERRE. 497
l'Italie méridionale, la plupart ont été ressentis dans cette région, et quel-
ques-uns ont exercé une force de destruction dont les résultats épou-
vantent.
Le grand désastre le plus récent, celui de décembre 1857, coûta la vie à
plus de 10,000 personnes, à Potenza et dans les environs; mais le plus
terrible de ces ébranlements raconté par l'histoire fut celui de 1785, qui
secoua la pointe extrême de la péninsule des Calabres. Le premier choc,
dont le point initial se trouvait à peu près au-dessous de la ville d'Oppido,
dans le massif de l'Aspromonte, ne dura que cent secondes, et ce court
espace de temps suffit pour renverser 109 villes et villages, contenant une
population de 166,000 personnes, dont 52,000 restèrent écrasées sous les
débris. La disposition des terrains de la contrée fut pour beaucoup dans ce
désastre. En effet, les talus ravinés qui s'appuient sur les flancs des mon-
tagnes granitiques de la Calabre Ultérieure sont composés de formations
tertiaires, sables, marnes et argiles. En passant à travers la roche, douée
d'une certaine élasticité, quoique fort dure, les secousses se propageaient
régulièrement sans brusques soubresauts; mais, arrivées aux terrains
meubles, elles se retardaient soudain ; le mouvement se troublait, chan-
geait de direction, et de grands éboulis se produisaient; marnes et sables
s'écroulaient en entraînant avec eux les cultures et les édifices de la sur-
face; comme dans la plaine de San Salvador, en Amérique, des secousses
relativement faibles déterminaient ainsi d'effroyables écroulements. Telle
est la cause de ces lézardes bizarres, de ces étranges déchirures du sol
qui firent l'étonnement des savants et que reproduisent à l'envi, d'a-
près les figures de l'époque, tous les ouvrages de géologie. En certains
endroits, la terre était étoilée de fissures comme une vitre brisée ; ailleurs
des fentes s'étaient ouvertes à perte de vue dans les profondeurs ; des
ruisseaux s'étaient engouffrés et plus loin reparaissaient en lacs ; des
marnes délayées avaient coulé sur les pentes comme des fleuves de lave,
noyant les maisons et recouvrant les cultures d'une couche infertile. Les
ruines, les changements de niveau, les crevasses béantes rendaient plusieurs
sites presque méconnaissables. Aux désastres causés par tous ces écroule-
ments s'ajoutèrent les maux occasionnés par les tremblements de mer. Une
grande partie de la population de Scilla, craignant de rester sur le rivage
vibrant, s'était réfugiée sur une flottille de barques ; mais une énorme
masse de terre, se détachant d'une montagne voisine, s'éboula dans les eaux,
et la vague d'ébranlement vint se heurter sur les rives avec les débris des
embarcations rompues. Puis vinrent la famine, causée par le manque
de vivres, et le typhus, conséquence ordinaire de tous les autres fléaux,
i. • 63
498 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
S'il est encore impossible de prévoir les tremblements de terre et de
se prémunir contre eux autrement que par une construction plus in-
telligente des maisons, il est du moins une cause de misère et de dépo-
pulation que les habitants du Napolitain peuvent écarter, puisque leurs an-
cêtres y avaient réussi. Du temps des Grecs, les marais du littoral étaient
certainement beaucoup moins nombreux qu'ils ne le sont de nos jours; les
guerres et le retour des populations vers la barbarie ont détérioré le régime
des eaux et, par conséquent, le climat lui-même. Baïa, le lieu salubre par
excellence, la ville de campagne des voluptueux Romains, est devenue le
séjour de la malaria. De même, l'ancienne Sybaris, la ville du luxe et du
plaisir, est remplacée par les mares de la plaine Fiévreuse (Febbrosa),
« terre pourrie qui mange plus d'hommes qu'elle ne peut en nourrir. »
Les miasmes paludéens, tel est le fléau qui, avec la misère et l'ignorance,
décime encore les habitants de la Pouille, de la Basilicate, des Calabres.
Certaines maladies asiatiques, l'éléphantiasis, la lèpre même, font aussi
leurs ravages parmi ces populations, que la fertilité du sol et l'excellence
du climat naturel semblaient destiner à une grande prospérité.
En effet, les contrées napolitaines, bien nommées Sicile continentale,
depuis les temps de la domination normande, qui fonda le royaume
des Deux-Siciles, sont une région favorisée. Le versant occidental surtout,
baigné par une quantité suffisante de pluies annuelles, pourrait devenir un
immense jardin, comme le sont déjà quelques-unes de ses plages, à Sorrente,
à Salerne, à Reggio. La température moyenne de Naples est semi-tropicale ;
en hiver, le thermomètre n'est pas même inférieur d'un degré à la hauteur
qu'il offre à Paris pour la moyenne de toute l'année. La neige y tombe fort
rarement et ne se montre pendant quelques semaines ou quelques mois que
sur les croupes des montagnes \ Dans les jardins et les vergers du bord de la
mer, la végétation est d'une richesse toute méridionale : les orangers et les
citronniers, chargés des plus beaux fruits, y poussent en grands arbres; les
dattiers, se groupant en bouquets, y déploient leurs éventails de feuilles, et
parfois, à Reggio notamment, ils ont mûri leurs fruits ; l'agave américaine y
dresse ses hauts candélabres; la canne à sucre, le cotonnier et d'autres plantes
industrielles, qui dans le reste de l'Europe se hasardent à peine en dehors
des serres, vivent ici dans les champs en pleine liberté. Quant à l'olivier,
l'arbre par excellence des plages de la Méditerranée, c'est dans les Calabres
qu'il faut en parcourir les admirables forêts, non moins ombreuses que
1 Climat du Napolitain :
Température moyenne. Extrême de chaud. Extrême de froid. Pluies annuelles.
Naples 16%7 40° — 5° 0ra 947
CLIMAT ET POPULATIONS DU NAPOLITAIN. 499
celles de nos hêtres. Même la roche à peine saupoudrée de terre végétale et
sans humidité apparente est fertile ; maint promontoire aux falaises ver-
ticales porte sur ses terrasses de culture des vignobles et des vergers aux
excellents produits. Avec la Sicile, l'Andalousie, certains districts de la
Grèce et de l'Asie Mineure, le Napolitain est vraiment l'idéal de la zone
chaude tempérée; seulement quelques steppes du versant adriatique, et les
hautes vallées des Apennins, qui rappellent le centre de l'Europe, contras-
tent avec la magnificence de végétation du littoral.
Cet admirable pays est habité par une population d'origines très-diverses.
Sans remonter jusqu'aux âges mythiques, on trouve les éléments les plus
distincts parmi les Napolitains actuels.
11 y a deux mille trois cents ans, les Samnites occupaient non-seulement
les Apennins, mais encore toute la largeur de la Péninsule, d'une mer à
l'autre mer. Plus nombreux que les Romains, maîtres d'un territoire plus
étendu, ils seraient devenus les conquérants de l'Italie, s'ils avaient eu la
cohésion, l'esprit d'organisation, la discipline qui faisaient la force de
leurs adversaires; mais, divisés en cinq groupes distincts, parlant cinq
dialectes italiques différents, ils ne possédaient pas une individualité natio-
nale assez précise. Les Samnites de la montagne se disputaient avec leurs
frères de la plaine ; ceux qui avaient gardé la barbarie de leurs anciennes
mœurs étaient en guerre ouverte avec les Samnites hellénisés qui vivaient
dans le voisinage des cités grecques du littoral.
Tous les rivages méridionaux de la péninsule italique étaient bordés de
villes grecques, depuis l'antique ville de dîmes, fondée, plus de mille ans
avant notre ère, par les Cuméens de l'Asie Mineure, jusqu'à Sipuntum, au
sud de la moderne Manfredonia. Pompéi du versant adriatique, Sipuntum est
recouverte d'ail uvions, sous lesquelles on a retrouvé temple, portiques et
nécropole. Dans ces régions du midi, le fond de la population diffère beau-
coup de celui des autres parties de la Péninsule. Tandis que les éléments
celtiques, étrusques, latins dominent au nord du Monte Gargano, ce sont
les Hellènes, les Pélasges et des races alliées qui semblent avoir eu la pré-
pondérance au sud. Non-seulement les Grecs civilisés, Ioniens et Doriens,
y avaient fondé assez de colonies pour en faire une « Grande Grèce »,
mais les indigènes eux-mêmes, les Iapygiens barbares, parlaient un idiome
que l'on croit avoir été très-rapproclié de la langue hellénique; peut-être
l'hypothèse de Mommsen, qui voit en eux les descendants de tribus de
même origine que les Albanais du littoral opposé de l'Adriatique, est-elle
500 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
fondée; mais, en tout cas, ils étaient les parents des Grecs par la race, et
cette parenté facilita la rapide hellénisation du peuple.
Plus tard, tous les méridionaux de l'Italie, descendants des Iapygiens et des
Grecs, eurent à s'incliner devant la toute-puissance de Rome et à recevoir ses
vétérans et ses colons, mais ils ne se latinisèrent point complètement. Eux
qui avaient donné à Rome presque tous ses premiers auteurs et ses maîtres
en poésie, Andronicus, Ennius, Narvius, ne se prêtèrent que difficilement à
parler la langue des conquérants. Après la chute de l'empire romain, l'au-
torité des Césars de Gonstantinople, qui put se maintenir encore longtemps
dans l'Italie méridionale, rendit au grec son rang d'idiome prépondérant,
puis les patois romanisés reprirent peu à peu le dessus. Mais l'ignorance
même et la barbarie dans laquelle retombèrent les habitants des contrées à
demi grecques ne leur permirent pas de se faire au nouveau milieu qui les
entourait ; ils conservèrent partiellement leur langue et leurs mœurs, et, de
nos jours encore, plusieurs districts des provinces méridionales ne sont ita-
liens qu'en apparence ; on cite même huit villages de la Terre d'Otrante
où l'on parle le dialecte hellénique du Péloponèse ; mais les habitants du
pays sont probablement les descendants de fugitifs du moyen âge. Ce n'est
point sans raison que la mer de Tarente a toujours son nom de mer
Ionienne. En gardant leurs sonores appellations grecques, Naples ou Napoli,
Nicastro, Tarente, Gallipoli, Monopoli ont aussi gardé dans leur population
bien des traits qui font penser aux temps de la Grande Grèce.
De toutes les cités du Napolitain, Reggio ou « la Ville du détroit » (de la
Rupture) est, paraît-il, celle où l'usage du grec s'est conservé le plus
longtemps ; vers la fin du treizième siècle, les patriciens de la ville, qui se
vantent tous d'être de pure race ionienne, parlaient encore, dit-on, la
langue de leurs ancêtres. Dans plusieurs villages de l'intérieur, où ni le
commerce, ni les invasions guerrières ne sont venus modifier les anciennes
mœurs, le grec était naguère l'idiome du pays; des chants recueillis à
Bova, bourgade située non loin de la pointe méridionale de l'Italie, sont en
beau dialecte ionien, plus rapproché, dit-on, de la langue de Xénophon que
le romaïque de la Grèce. Récemment encore, à Roccaforte del Greco, à Con-
dofuri, à Cardeto, le grec était parlé par les paysans, et lorsqu'on les
appelait devant les tribunaux comme témoins ou comme accusés, les magis-
trats devaient être assistés d'un interprète. Actuellement tous les jeunes gens
parlent italien; la langue maternelle est oubliée, mais le type se conserve
encore. A Cardeto, hommes et femmes, surtout celles-ci, sont d'une beauté
remarquable : « ce sont toutes des Minerves, » dit un historien du pays.
Leur principal métier, source de bien-être dans leur village, est de servir
POPULATIONS NAPOLITAINES. 501
de nourrices aux enfants des bourgeois de Reggio. De même les femmes de
Bagnara, entre Scilla et Palmi, sont d'une étonnante beauté, célébrée
d'ailleurs par un proverbe italien ; mais elles ont un type quelque peu
farouche, où Ton croit discerner une trace d'origine arabe ; leur visage n'a
pas la noble placidité de la figure grecque.
On raconte que les femmes des villages encore helléniques des Ca labres
exécutent fréquemment une danse sacrée, qui dure pendant des heures et
qui ressemble tout à fait à celle que l'on voit représentée sur les anciens
vases ; seulement elles dansent devant l'église et non plus devant les temples,
et ce sont des prêtres qui bénissent leurs cérémonies. Lors des enterrements,
des pleureuses accompagnent le mort en poussant des cris et recueillent
précieusement leurs larmes dans des lacrymatoires. Ailleurs, notamment
dans les environs de Tarente, les enfants consacrent leur chevelure aux
mânes des parents défunts. Avec ces anciennes mœurs s'est également
maintenue l'ancienne morale. La femme est encore considérée comme un
être très-inférieur à l'homme ; sa position n'a guère changé depuis deux
mille ans dans cette partie de la Grande Grèce. Même à Reggio, les dames
de la bourgeoisie et de la noblesse qui se conforment à la tradition restent
dans le gynécée; elles ne vont point au théâtre, sortent rarement, et, quand
elles se promènent, elles se font accompagner, non par leur mari, mais par
des suivantes aux pieds nus.
Aux éléments samnites, iapygiens et grecs qui ont formé la grande
masse de la population de l'Italie méridionale, il faut ajouter les Etrus-
ques de la Campanie ; les Sarrasins, qui s'établirent dans la presqu'île du
Gargano et ceux dont on croit reconnaître les descendants, dans la Campanie,
à la « marine » de Reggio, à Bagnara et dans plusieurs autres villes de la côte ;
les Lombards de Bénévent, qui parlaient encore leur langue il y a huit cents
ans; les Normands, dont les fils seraient actuellement des pâtres de la mon-
tagne; enfin les Espagnols, que l'on retrouve en plusieurs villes du littoral,
notamment à Barletta dans l'Apulie. De tous les étrangers domiciliés dans
l'Italie méridionale, ceux qui ont fourni le contingent le plus considérable
pendant les derniers siècles sont probablement les Albanais. Ils sont nom-
breux sur tout le versant oriental de la Péninsule, du promontoire de Gargano
à l'extrémité des Calabres. Dès 1440, un de leurs clans s'était établi en Italie,
mais la grande émigration se fit pendant la dernière moitié du quinzième
siècle, après les héroïques luttes soutenues par le grand Scanderbeg;
les Chkipétars vaincus n'avaient alors d'autre ressource que l'expatriation
pour échapper au joug des Musulmans. Les rois de Naples, heureux d'ac-
cueillir dans leur armée de si vaillants soldats, concédèrent aux familles
502 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
albanaises plusieurs villages ruinés et des terres incultes, qui sont main-
tenant parmi les mieux exploitées de l'Italie du Midi. Les descendants des
Chkipétars, domiciliés pour la plupart dans la Bàsilicate et les Calabres,
comptent au nombre des plus utiles citoyens de l'Italie; ils se sont mis à
la tête du mouvement intellectuel dans l'ancien royaume de Naples, et
lorsqu'il s'est agi de le délivrer des Bourbons, ils étaient parmi les pre-
miers dans l'armée libératrice de Garibaldi. Un grand nombre d'Albanais
se sont complètement italianisés, mais il s'en trouve encore plus de 80,000
qui n'ont oublié ni leur origine, ni leur langage; en 1854, dans son ou-
vrage intitulé Colonie straniare d'Italia, Bundelli les évaluait pour les
l)eux-Siciles, au nombre de 85,640.
Quelle que soit la part qu'il faille attribuer aux divers éléments ethniques
dont se compose la population napolitaine, un fait est incontestable, c'est
que la race est une des plus belles de l'Europe. Les Calabrais, les monta-
gnards de Molise, les paysans de la Bàsilicate ont une taille si bien prise,
un corps si merveilleusement d'aplomb, tant de souplesse dans les membres
et d'agilité dans la démarche, qu'on ne songe point à leur reprocher leur
petite taille, comparée à celle des hommes du Nord. On ne s'arrête pas non
plus à ce que les traits de beaucoup de femmes napolitaines pourraient avoir
d'irrégulier, tant elles ont une physionomie mobile et pleine d'expression.
Les figures des enfants, avec leurs grands yeux noirs et leur bouche si fine
et si bien formée, brillent de la plus vive intelligence, quoique souvent
les vulgarités de la vie misérable à laquelle un trop grand nombre d'entre
eux sont condamnés finissent par éteindre leur regard et avilir leur
physionomie. Mais l'immense poids d'ignorance qui pèse sur la race
n'empêche pas qu'elle ne soit admirablement douée. La contrée qui compte
tant de grands hommes, depuis les temps presque mythiques de Pythagore,
n'est inférieure à aucune autre par le génie naturel de sa population. Ses
philosophes, ses historiens, ses légistes ont exercé une action puissante
dans le mouvement de la pensée humaine, et le nombre des musiciens de
premier ordre qu'elle a fourni au monde est relativement très-considérable.
Il appartenait aux Napolitains de chanter la nature et la vie.
Et pourtant la majorité des habitants de l'Italie méridionale est encore,
à bien des égards, au dernier rang parmi les Européens. Depuis l'époque
des libres cités helléniques, analogue à celle qu'eurent à parcourir, dans
un autre cycle de l'histoire, les républiques du nord de l'Italie, le pays
ne s'est jamais appartenu : il n'a fait que changer de maîtres ; tous les
conquérants l'ont tour à tour dévasté avec violence ou méthodiquement
opprimé. A l'exception d'Amalfî , aucune ville du Napolitain n'eut le
MŒURS DES NAPOLITAINS. 503
bonheur de pouvoir s'administrer longtemps elle-même comme le faisaient
tant de cités républicaines de l'Italie du Nord. La position géographique de
la contrée qui fut la Grande Grèce la mettait tout particulièrement en dan-
ger : au centre même de la Méditerranée, elle se trouvait sur le chemin de
tous les pirates et de tous les envahisseurs, Sarrasins ou Normands, Espa-
gnols ou Français, et l'absence de toute cohésion naturelle entre les diverses
régions du pays ne permettait pas aux populations de résister. Le midi de
l'Italie n'a pas de grand bassin fluvial comme la Lombardie, la Toscane,
TOmbrie et Rome ; il n'a pas de centre de gravité pour ainsi dire, et s'enfuit
de toutes parts en versants distincts. Ce manque d'unité géographique enlevait
à la contrée son individualité historique et la livrait d'avance à l'étranger.
Le régime politique sous lequel les populations napolitaines vivaient
récemment encore était des plus humiliants : toute initiative devait s'y
étouffer. « Mon peuple n'a pas besoin de penser ! » écrivait le roi de Naples
Ferdinand II . Une idée, une parole que la censure avait interdites, par peur ou
par ignorance, étaient considérées comme des crimes et punies avec la plus
grande sévérité. Nul autre droit que celui de la mendicité et de la dépra-
vation morale! La science était obligée de se faire toute petite; l'histoire
devait se réfugier dans les catacombes de l'archéologie ; un reste de vie
littéraire ne pouvait se maintenir que par sa corruption ou sa futilité; bien
peu nombreux étaient les Napolitains qui parvenaient à force d'énergie, et
sans recourir à l'expatriation, à prendre rang parmi les hommes illustres
de l'Italie. Hors des grandes villes, les écoles étaient des établissements
presque inconnus et partout surveillés par une police soupçonneuse. Les
hommes qui savaient lire et écrire étaient mal vus et, pour ne pas être
accusés d'appartenir à quelque société secrète, ils étaient obligés de se
faire hypocrites. Les vieilles superstitions avaient gardé tout leur
empire; la masse du peuple, encore iapygienne et grecque par ses pra-
tiques dévotieuses, c'est-à-dire païenne, obéissait à de véritables halluci-
nations dans sa croyance au monde des esprits : à cet égard, elle valait
les Morlaques de Dalmatie et les Albanais. On sait avec quelle fureur
d'idolâtrie la population de Naples se précipite encore au-devant de la statue
de saint Janvier et de quelles insultes elle l'accable quand il tarde trop à
liquéfier son sang miraculeux. Il en est de même dans la plupart des autres
villes du Napolitain : chacune d'elles a son patron adoré, ou plutôt son
dieu; mais si le dieu ne protège pas son peuple, il est conspué comme un
ennemi. Encore en 1858, des villageois des Calabres, irrités d'une longue
sécheresse, emprisonnèrent leurs saints les plus vénérés. Vers la même
époque, Barletta, dans la Pouille, eut le triste honneur d'être la dernière
504 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
ville d'Europe à brûler des protestants, et de continuer ainsi la tradition
No cs. — INSTRUCTION' COMPARÉE DCS PROVINCES DE 1,'lTALIE ET DES PAYS VOISINS, EX 1870.
►H
^^LllVs^ W^IR ° L,-^\R^Tftl, ^ "HONGRIE
deia20%
de 3o à 5o%
de 5oà 70%
de 70 à 80 %
de 80 à 90%) de 90 à 100%
Suisse Ain, Isère. Corse. Tirol, Istrie. Dalmalie. Bosnie.
Doubs B»e9-A]pes,H'cs-Alpes. Alpe<-Maiitimes. Croatie, Emilie. Carniole. Afrique.
Jura Savoie, H'sSavoie, Var. Ligurie. Véné'ie, Marches. Abruzzcs. Basilicale
Styrie, Carintliie. Loraoardie. Campane. Pouillcs, Ca'abrcs.
Hongri ■, Piémont. Toscane, Ombrie. Sardaignc. Sicile, Latium
de massacre léguée par les exterminateurs des Vaudois de la Calabre
MŒURS DES NAPOLITAINS. 505
Tel est encore le fanatisme dans la deuxième moitié du dix-neuvième
siècle * !
Une des principales superstitions des Napolitains est relative au « mauvais
œil ». Le malheureux affligé d'un nez en bec de corbin et de grands yeux
ronds est tenu pour un jeteur de sorts, un jettatore, et, tout honnête
homme qu'il soit d'ailleurs, chacun l'évite comme un être fatal. Si, par
mauvaise chance, on se trouve exposé à la funeste influence de son regard,
il faut s'empresser de lui faire les cornes ou de lui opposer la puissance de
quelque amulette, ayant la même forme que le fascinwn des anciens; les
gris-gris en corail surtout ont un grand pouvoir, et nombre de ceux qui
prétendent ne pas croire à leur vertu sont les premiers à s'en servir. Quant
aux paysans des Calabres, la plupart d'entre eux portent au-dessous de la
chemise des tableaux de saints couvrant toute la poitrine en guise de bou-
cliers. Les bêtes domestiques et les demeures doivent être aussi défendues
par des objets sacrés et des dieux lares. A Reggïo, presque toutes les mai-
sons, toutes peut-être, sont protégées contre les influences funestes par une
espèce de cactus placé près de la porte ou sur le balcon : on ne le connaît
pas dans le pays sous un autre nom que celui à'albero del maVocchio,
« arbre du mauvais œil. »
Après la superstition, l'un des grands fléaux de l'Italie méridionale est
le brigandage. Le nom des Calabres éveille aussitôt dans les esprits l'idée
de meurtres et de combats à main armée; en entendant parler de ce pays,
on pense immédiatement à des bandits parcourant la montagne en costume
pittoresque et l'escopette au poing. Malheureusement le« brigand calabrais»
n'est point un simple mythe à l'usage des drames et des opéras : il existe
'bien réellement, et ni les changements de régime politique, ni la sévérité
des lois, ni les chasses à l'homme organisées tant de fois n'ont pu le faire
disparaître. Souvent, après des battues prolongées et de nombreuses fusil-
lades, on a cru à l'extermination complète des brigands, et les autorités se
sont mutuellement envoyé des félicitations officielles; mais le répit a tou-
jours été de peu de durée et les meurtres ont recommencé de plus belle.
Ce n'est point la vengeance, comme en Sardaigne et en Corse, qui met
les armes aux mains du paysan calabrais, c'est presque toujours la misère.
Dans ce pays, où la féodalité, abolie en droit, n'en existe pas moins de
fait, le sol est en entier accaparé par quelques grands propriétaires, et par
1 Proportion des fiancés qui n'ont pas su signer leur nom (li
Hommes. Femmes.
Campanie, province la plus instruite du Napolitain. 69 p. 100. 88 p. 100.
Basilicate, province la moins instruite 85 » 96 »
r. 64
506 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
suite le paysan ou cafone est condamné pour vivre à un travail accablant
et mal rémunéré. Dans les années de grande abondance, alors que le seigle,
les châtaignes, le vin suffisent à son entretien et à celui de sa famille, il
travaille sans se plaindre; mais que la disette se fasse sentir, aussitôt les
brigands foisonnent. Unis contre l'ennemi commun, le propriétaire féodal,
le gualano, ils mettent le feu à sa maison, capturent ses bestiaux, le saisis-
sent lui-même, s'ils le peuvent, et ne le rendent que moyennant une forte
rançon. Quelques-uns de ces bandits finissent par devenir de véritables bêtes
fauves altérées de sang; mais, tant qu'ils se bornent à leur premier rôle de
« redresseurs de torts », ils peuvent compter sur la complicité des autres
paysans : les pâtres des montagnes leur apportent du lait, des vivres, les
avertissent du danger, donnent le change aux carabiniers qui les pour-
suivent. Tous les pauvres sont ligués en leur faveur, tous se refusent à les
dénoncer ou à témoigner contre eux. D'ailleurs la plupart des bandits
napolitains, très-consciencieux à leur manière, sont d'une extrême dévotion;
ils font des vœux à la Vierge ou à leur patron spécial ; ils lui promettent
une part du butin et l'apportent religieusement sur l'autel quand ils ont
fait leur coup. On dit que plusieurs d'entre eux, non contents de porter des
amulettes surtout le corps pour détourner les blessures, se font une incision
à la main pour y introduire une hostie consacrée et donner ainsi une vertu
mortelle à chacune de leurs balles.
L'extrême misère des paysans du midi de l'Italie a donné lieu à une
pratique encore plus abominable que le brigandage, la traite des enfants.
Les familles sont nombreuses dans les montagnes du Napolitain : mais la
mortalité est très-forte parmi les nouveau-nés et des milliers d'entre eux
sont livrés par leurs parents à la charité ou à l'incurie publiques. En outre,
des industriels étrangers, chrétiens et juifs, parcourent les campagnes,
principalement celles de la Basilicate, et, moyennant quelque misérable
pitance, achètent aux parents affamés leurs garçons et leurs filles; plus
l'enfant est gracieux et intelligent, plus il a de tristes chances d'entrer dans
la chiourme du marchand de chair humaine. Celui-ci, que menacent des
lois promulguées récemment, mais qui se sent protégé par la coutume et
par d'ignobles complicités, transporte sa denrée vivante en France, en
Angleterre, en Allemagne, et jusqu'aux États-Unis, pour en faire des acro-
bates, des joueurs d'orgue et de vielle, des chanteurs de rues ou dé simples
mendiants. Tout est calculé dans ce honteux commerce ; les entrepreneurs
savent d'avance ce que coûteront le transport et la mortalité, ce que rapporte-
ront le travail et les vices de leurs petits esclaves. Une des bourgades de la
Basilicate, Viggiano, est spécialement exploitée par eux, à cause du génie
INDUSTRIE DES NAPOLITAINS. 507
des habitants pour la musique. Tous jouent de quelque instrument avec
un remarquable goût naturel.
L'émigration libre commence aussi à devenir très-active, et, si le gouver-
nement italien ne prenait des mesures pour empêcher les jeunes gens
d'échapper à la conscription, quelques districts se dépeupleraient rapidement
au profit de l'Amérique du Sud; les paysans les plus misérables resteraient
seuls. Mais, tout gêné qu'il soit, le mouvement d'émigration est déjà un déri-
vatif très-important aux anciennes mœurs de brigandage, et, par les rapports
nouveaux qu'il établit de l'un à l'autre hémisphère, il contribuera, plus que
toutes les mesures officielles, au renouvellement intellectuel et moral de ces
populations païennes. D'ailleurs les routes qui s'ouvrent de toutes parts
dans les régions montagneuses du Napolitain, les chemins de fer du littoral
et l'accroissement de l'industrie dans le voisinage des grandes villes ne
peuvent manquer d'assimiler de plus en plus l'Italie méridionale aux autres
provinces de la Péninsule et au reste de l'Europe. Ce ne sera point une
raison pour que la misère disparaisse, mais, en se déplaçant, elle prendra
un autre caractère. Le brigandage et la traite des enfants cesseront d'exister,
pour être remplacés, hélas! par le prolétariat des manufactures.
De nos jours, les provinces du Napolitain sont encore presque exclusive-
ment une contrée de pâture et de labourage. Naguère les tavoliere de la
Pouille et les monts qui les dominent étaient dans presque toute leur étendue
des terrains de dépaissance où « transhumaient » les troupeaux suivant les
saisons: récemment, les bergers des Abruzzes étaient obligés, chaque hiver,
de descendre dans la basse Pouille et de louer des terrains de pâture dési-
gnés par les us féodaux : il n'en est plus ainsi , la culture remplace la
pâture et dans les Pouilles le nombre des brebis est tombé de 5 millions
à 500000. Comme aux temps de Rome, les terres du Napolitain produisent
surtout des céréales, des huiles, des vins, et Ton y cultive en outre le tabac,
le cotonnier, la garance et quelques autres plantes industrielles. Avec un
peu de soin, tous ces produits peuvent atteindre à un rare degré d'excel-
lence; les huiles de la Pouille sont de plus en plus recherchées et Nice qui
les importe les revend sous le nom d'huiles de Provence; quant aux vins,
ceux que l'on récolte sur les scories du Vésuve ont toujours joui de la plus
grande célébrité, et de nouveaux crus viennent s'ajouter de temps en temps
à ceux qui sont déjà fameux : ainsi le Falerne d'Horace, recueilli dans les
champs Phlégréens, sur les pentes du Monte Barbaro, et qui depuis des
siècles était à peine buvable, dispute maintenant la prééminence au lacryma-
christi du Vésuve et au vin blanc de Capri.
La zone du littoral étant à peu près la seule qui prenne part à celte
L08 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
production des denrées agricoles, le commerce du Napolitain , d'ailleurs
relativement très-faible, se fait presque uniquement par la voie maritime.
Les routes et les chemins de fer ne desservent qu'un mouvement d'échanges
insignifiant. Les régions de l'intérieur, encore exploitées par des procédés
barbares, et d'ailleurs incultes dans une grande partie de leur étendue, ne
livrent au mouvement commercial qu'une faible quantité de produits, et
l'absence presque complète de gisements miniers n'attire pas les popula-
tions du dehors vers cette partie des Apennins. Par son commerce, comme
par son relief géographique et son développement dans l'histoire, l'Italie
méridionale est complètement dépourvue de centre naturel; elle ne vit
que par son pourtour. Un avenir prochain ne peut manquer d'atténuer
cet étrange contraste entre la zone du littoral et celle de l'intérieur, en
propageant le mouvement des échanges et des idées.
La vie de l'Italie du Sud étant essentiellement excentrique et maritime,
c'est au bord de la mer que se sont naturellement fondées ses villes les plus
riches et les plus populeuses. Il y a deux mille cinq cents ans, lorsque la
civilisation venait de la Grèce et que l'Europe occidentale était encore
peuplée de barbares, les cités importantes devaient, nous l'avons déjà dit,
se trouver sur les rivages de la mer Ionienne ; mais, quand Rome fut devenue
la dominatrice de l'Italie et du monde connu, la Grande Grèce dut faire
volte-face, pour ainsi dire, et Naples hérita de Sybaris et de Tarente;
depuis cette époque elle a toujours gardé sa prépondérance, parce qu'elle
est tournée non-seulement vers Rome, mais aussi vers l'Espagne, la France
et l'Angleterre : elle regarde l'Europe occidentale. Telle est, indépendam-
ment de la férocité des conquérants et de l'indolence des indigènes, la
raison qui avait fait délaisser par les navires l'admirable port de Tarente, et
qui a permis aux herbes et aux lichens des marais d'étendre leur tapis
sur les ruines de Sybaris, autrefois la plus grande cité de l'Italie. Les
deux villes étaient pourtant admirablement situées à chacun des angles
intérieurs du vaste golfe, mais le flot irrésistible de l'histoire a passé sur
elles et les a laissées au loin derrière lui comme un débris de naufrage !
Naples, la « ville neuve » des Guinéens, est depuis plusieurs siècles la
cité la plus populeuse de l'Italie, et le nombre de ses habitants est encore
double de celui de Rome. Déjà du temps de Strabon Naples était une
grande cité. Tous les Grecs qui avaient gagné quelque argent, soit dans
l'enseignement des lettres, soit dans toute autre profession, et qui voulaient
finir leurs jours en repos, choisissaient pour lieu de retraite celte belle
NAPLES. 511
ville aux mœurs helléniques, au climat semblable à celui de leur patrie.
Beaucoup de Romains les suivaient, et Naples devint ainsi, avec toutes les
colonies annexes fondées sur le pourtour du golfe, le séjour par excellence
de la paix et du plaisir. Actuellement, ce n'est plus de Rome seulement,
c'est de toutes les contrées de l'Europe et du Nouveau Monde que les hommes
de loisir accourent à Naples pour y jouir du charme de la vie sous un ciel
clément, dans une nature d'une beauté presque sans égale, dans la société
de gens à la gaieté et à la douleur bruyantes, « maître dans l'art de crier, »
comme l'a dit Altîeri. Des hauteurs de Capodimonte et des autres collines
couvertes de villas et de bosquets qui entourent l'immense Naples, le spectacle
est admirable : ces îles éparses au profil varié, ces promontoires qui s'avan-
cent au loin dans l'eau bleue, ces villes blanches qui s'allongent à la base des
collines verdoyantes, ces navires qui voguent sur la mer comme des oiseaux
planant dans l'azur, tout l'ensemble de cette merveilleuse baie que les
Grecs avaient désignée sous le nom de cratère on de « coupe » , forme un
panorama vraiment enchanteur. Il n'est pas jusqu'au Vésuve, à la cime
grise le jour, rouge la nuit, à la fumée reployée sous le vent, qui, par sa
menace éternelle, n'ajoute quelque chose de piquant à la volupté de vivre.
Les Napolitains savent jouir de toutes les faveurs que la nature veut bien
leur départir, et quand elle les traite en marâtre, ils se contentent du peu
qui leur reste. Grâce à leur intelligence naturelle, ils peuvent tout com-
prendre et tout entreprendre ; mais, haïssant l'effort, ils abandonnent faci-
lement ce qu'ils ont commencé et s'amusent de leur propre insuccès. Les
voyageurs aimaient à décrire longuement le type du lazzarone, ce jouisseur
paresseux qui, drapé dans quelque lambeau de toile, dormait sur la plage
de la mer ou sur les marches des églises, et se refusait avec un dédain
tranquille à tout travail quand il avait déjà la pitance de la journée. Quel-
ques représentants de ce type existent toujours ; mais les exigences de plus
en plus pressantes de la vie matérielle , l'immense engrenage de la sociélé
moderne, avec ses mille rouages, s'emparent de la grande majorité de ces
oisifs déguenillés et les façonnent au labeur quotidien en leur apprenant
aussi le poids de la misère; la mort fauche rapidement parmi eux, car leur
nourriture est toujours insuffisante et l'hygiène ne leur est point connue.
Les ouvrages de Yillari, de Fucini, d'Umiltà, de Mme White-Mario racon-
tent la triste situation des pauvres Napolitains qui, par dizaines de mil-
liers, « meurent constamment de faim » et vivent pêle-mêle avec les rats
en d'immondes bouges.
Naples prend une large part de besogne dans le mouvement indus-
triel de la Péninsule; elle fabrique des pâtes alimentaires, des draps,
012 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
des soieries dites « gros de Naples », des verres, des porcelaines, des ins-
truments de musique, des fleurs artificielles, des objets d'ornement et
tout ce qui se rapporte à l'usage d'une grande cité. Aucune ville de la Médi-
terranée n'a d'ouvriers plus habiles comme polisseurs de corail ; c'est aussi
des environs de Naples, de la gracieuse Sorrente, que proviennent ces boîtes
à ouvrage, ces coffrets à bijoux et autres objets en bois de palmier gracieu-
ment travaillés. Castellamare di Stabia possède les chantiers de construction
les plus actifs de l'Italie après ceux du littoral génois et de la Spezia. Les
marins du golfe sont parmi les meilleurs de la Péninsule ; comme familiers
de la mer, ils peuvent se comparer aux Liguriens, et, comme pêcheurs, ils
disent les dépasser. Les habitants de Torre del Greco, qui vont à la recherche
du corail, connaissent admirablement la topographie sous-marine des côtes
de la Sardaigne, de la Sicile, des Pays barbaresques, et le moindre indice
de l'air et de l'eau leur révèle des phénomènes cachés à tous les autres yeux.
Leur flottille se compose de plus de quatre cents navires \ que l'on voit ap-
pareiller et prendre leur vol à la même heure. Ce départ des corailleurs,
et plus encore leur retour, quand il s'opère avec ensemble et après une
campagne heureuse, sont des spectacles à la fois émouvants et pittoresques,
tels que l'Italie elle-même n'en offre pas beaucoup de semblables.
Au bord d'un golfe comme le sien, et dans le voisinage d'une plaine
aussi féconde que l'est la Campanie, la « Campagne » par excellence, ou la
« Terre de Labour », Naples doit être naturellement une ville de grand com-
merce; toutefois elle n'est pas à cet égard la première de l'Italie, ainsi
qu'on pourrait le croire à la vue de son immense rade, de ses jetées et de
ses quais populeux2. Elle ne vient qu'après Gênes; naguère même elle était
dépassée par Livourne et Messine. C'est qu'elle n'est pas, comme cette der-
nière, un lieu d'étape forcé pour les navires, et qu'elle n'a pas, comme Gênes
et Livourne, des contrées d'une grande étendue à desservir. A une faible dis-
tance au nord, à l'est, au sud, commencent les massifs irréguliers des Apen-
nins, qu'une seule voie ferrée traverse dans toute leur largeur pour relier la
mer Tyrrhénienne à la mer Adriatique. Naples n'est pas même rattachée di-
rectement par une ligne de rails au golfe de Tarente : la route maîtresse de la
1 1874. Bateaux corailleurs de Torre del Greco. . . 452
Produit de la pêche 55,700
Valeur du corail ouvré. .......... 9,510,100 fr.
2 Mouvement du golfe de Naples :
Naples (1864) 10,694 navires, jaugeant 1,496,500 tonnes.
» (1875). 9,135 » » 1,976,450 »»
Gsstellamare di Stabia (1873). .... 4,795 » » £ 327,500 »
Ensemble du golfe, d'Ischia à Capri. . . 21,066 » » .. 2,644,450 »
NAPLES, POMPEI. 513
Orande Grèce est, comme il y a deux mille ans, un chemin de montagnes où le
voyageur n'est pas toujours à l'abri du brigandage. Aussi la navigation de ca-
botage avait-elle récemment une grande importance relative dans le mouve-
ment du port de Naples ; elle diminue peu à peu à cause des nouveaux chemins
qui s'ouvrent vers l'intérieur. C'est avec l'Angleterre en première ligne,
puis avec la France, que le port fait son plus grand commerce extérieur.
Une des gloires de Naples est son université. C'est l'une des plus anciennes
de l'Italie, puisqu'elle a été fondée dans la première moitié du treizième
siècle, mais elle a passé par des périodes d'une décadence absolument hon-
teuse. Tout récemment, alors que les recherches d'archéologie et de numis-
matique étaient les seules qui ne fussent pas soupçonnées de tendances
révolutionnaires, l'université n'était plus guère, pour la plupart de ses
élèves, qu'un lieu de dépravation intellectuelle; mais la renaissance des
études s'est opérée avec un merveilleux élan. Ce fut comme une sorte d'ex-
plosion. Les jeunes Napolitains, d'une intelligence avide, se précipitèrent sur
la science comme des faméliques, et bientôt l'éloquence naturelle aux mé-
ridionaux aurait pu faire croire que Naples était le plus grand foyer d'é-
tudes du monde entier. Deux mille étudiants fréquentent chaque année
l'université napolitaine. Le laboratoire zoologique de Naples est un de ceux
où l'on a fait les découvertes les plus curieuses.
Naples possède aussi, pour l'instruction de l'Italie et du monde, un ad-
mirable musée d'antiquités, marbres, bronzes, inscriptions, médailles, ca-
mées, papyrus; mais elle a le musée, bien plus précieux encore, que lui
donnent les ruines de Pouzzolles, de Baies, de Cumes, et ses catacombes à
deux ou trois étages, creusées dans le tuf des collines qui dominent la cité
du côté du nord, et non moins curieuses que celles de Rome par leurs figures
et leurs inscriptions ; elle a surtout la ville romaine de Pompéi, déblayée de
toutes les cendres du Vésuve, qui la moulaient depuis dix-sept siècles. Sans
les fouilles de Pompéi et d'Herculanum, toute une branche de l'art antique,
la peinture, nous serait à peine connue. Et ce n'est pas seulement la ville
morte, avec ses rues de maisons et de tombeaux, ses temples, ses amphithéâ-
tres, ses palais aux admirables mosaïques, ses forums, ses boutiques, ses
lieux de réunion, que l'on a fait ressusciter après une si longue disparition,
c'est la vie elle-même de la société provinciale romaine que l'on a retrouvée
en la prenant pour ainsi dire sur le fait. Les inscriptions charbonnées sur les
murs et sur les tablettes de cire, les diverses besognes interrompues par les
malheureux que surprit la catastrophe, les cadavres momifiés dans l'atti-
tude de la fuite, du travail ou du vol, nous font assister au moment précis
du drame. Aucune ville au monde, parmi toutes celles que les sables des
65
514
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
dunes, les cendres volcaniques ou les boues des inondations ont recouvertes
et que l'industrie de l'homme a dégagées plus tard, ne présente un con-
traste plus saisissant entre la vie de toute une population et la mort qui la
saisit brusquement. Et pourtant nous ne connaissons encore qu'une partie
H° 96. — POJIPÉI EN 1860.
Dresse par A.TuIUemîii d'après
lo Carie âel'Etat-jnajoT NapoEiain
Echelle de i:3S.ooo
des curiosités que les cendres et les laves du Vésuve ont voilées tout en les
conservant intactes. Depuis plus d'un siècle que l'on travaille au dégagement
de Pompéi, la moitié de la ville seulement a été rendue à la lumière; Her-
culanum la grecque, sur laquelle la lave solide a étendu un couvercle de
pierre de vingt mètres d'épaisseur, et qui porte maintenant les maisons et
les villas de Piesina, de Portici et d'autres faubourgs de Naples, n'a permis
VILLES DE LA BANLIEUE DE NAPLES. 515
d'entrevoir qu'une faible part de ses précieux mystères, et les nouvelles
fouilles n'y ont pas été poussées avec assez d'activité pour donner des résultats
bien sérieux; enfin, Stabies, qui dort près du rivage marin, sous la ville de
Castellamare, garde encore presque en entier le secret de ce qu'elle fut jadis.
Des villes populeuses et très-rapprochées les unes des autres forment tout
un cortège à la cité de Naples, et lui disputent le premier rang pour la
beauté de la vue. Autour de la baie, sur la plage méridionale, ce sont les
célèbres Portici, Résina, Torre del Greco, Torre dell' Annunziata, Castella-
mare et la molle Sorrente, au climat délicieux, aux villas charmantes, re-
gardant les flots du milieu de leurs bois d'oliviers. Au large du cap Campa-
nella, et en face des îles volcaniques d'Ischia et de Procida, qui dominent
l'autre extrémité de la baie, se dressent les parois abruptes de l'île Capri,
pleine encore des souvenirs de l'effroyable Tibère, le Timberio des indigènes.
Au sud de cette âpre montagne calcaire, d'aspect sicilien, où croissent, dans
les fissures de la pierre, toutes les plantes de l'Europe du Midi, se déroulent
les rivages d'un autre golfe, gardé à l'entrée par les îlots des Sirènes qui
tentèrent en vain d'ensorceler le sage Ulysse. Ce golfe est à peine moins beau
et plus vaste que celui de Naples; ses bords ne sont pas moins fertiles, et
pourtant aucune des trois cités qui lui ont successivement donné leur nom,
Pœstum, Amalfi, Salerne, n'a pu garder sa prééminence. Amalfi, la puissante
république du moyen âge, dont les pratiques commerciales étaient devenues
le code des marins, n'est plus qu'une bourgade délaissée, abritant quelques
balancelles dans sa crique rocheuse ; mais elle a les admirables sites des
baies voisines et, dans un charmant vallon des alentours, la vieille cité mau-
resque de Ravello, presque aussi riche que Païenne en monuments d'archi-
tecture arabe. Salerne, encore mieux située qu' Amalfi, puisqu'elle est au
débouché des chemins de la vieille Campanie, a beau se vanter, dans sa lé-
gende, d'avoir été bâtie par un fils de Noé ; elle a beau avoir été choisie,
comme capitale de leurs domaines, par les chevaliers normands qui s'étaient
emparés de la contrée au onzième siècle, elle est fort déchue de l'antique
splendeur que lui donna Robert Guiscard. Son université, jadis la plus fa-
meuse de l'Europe par ses professeurs de médecine et l'héritière directe de
la science arabe, se tait depuis des siècles, et Salerne n'a plus le moindre
titre à se glorifier du nom de « Ville hippocratique » , mais du moins ambi-
tionne-t-elle toujours de se relever par le commerce et l'industrie. Elle ne
demande qu'un brise-lames et des jetées pour devenir la rivale heureuse de
Naples. Les habitants aiment à répéter le proverbe local :
Que Salerne ait un port,
Celui de Naple est mort!
516 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
C'est vers l'extrémité méridionale de la plage rectiligne qui se prolonge
au sud-est de Salerne que se trouvait l'ancienne dominatrice du golfe, Paos-
tum ou Posidonie, la ville de Neptune, fondée à nouveau par les Sybarites,
après avoir été occupée depuis un temps immémorial par les Tyrrhéniens.'
Paestum, la « cité des roses », chantée par les poètes romains à cause de ses
belles sources, de ses ombrages, de son doux climat, a cessé d'exister depuis
l'invasion des Sarrasins, en 915; jusqu'au milieu du siècle dernier, ses
ruines mêmes n'étaient connues que des pâtres et des brigands, et pourtant
il en est peu de plus intéressantes en Italie, car elles datent d'une époque
antérieure à la puissance de Piome ; ses trois temples, dont le plus beau est
celui dit de Neptune , parce que le sanctuaire du dieu ne pouvait manquer
d'être le principal monument dans la ville de Poséidon, sont parmi les plus
majestueux de l'Italie continentale, surtout à cause de la solitude qui les
entoure et de la mer qui vient déferler près de leur base. Les bandits ne
rôdent plus clans le voisinage de la route ; mais ce n'est pas sans danger que
l'on peut aller contempler cet édifice, car, autour de Pajstum et de sa su-
perbe enceinte de cinq kilomètres de longueur, si bien conservée, s'étendent
des terrains marécageux, où les travaux de « bonification » sont encore loin
d'être achevés ; c'est avec difficulté que, sous un air aussi insalubre, les
fouilles entreprises pourront être menées à bonne fin.
De Sorrente à Naples, dans les campagnes qui séparent le Vésuve des pre-
miers contre-forts de l'Apennin, la chaîne des villes et des villages est pres-
que aussi continue que sur les bords du golfe, entre le cap Misène et le cap
Campanella. En montant de la petite ville de Vietri, faubourg avancé de
Salerne, qui groupe ses vieilles constructions au bord d'un étroit ravin, la
route et le chemin de fer s'élèvent par une brèche des collines vers l'om-
breuse Cava de'Tirrenni, aux villas délicieuses, séjour d'été favori des visiteurs
étrangers et des riches Napolitains. De Cava, célèbre dans le monde des anti-
quaires par les archives d'un couvent, laTrinità délia Cava, très riche en par-
chemins et en diplômes, on descend dans la plaine du Sarno, où se succèdent
plusieurs villes : Nocera, lieu de villégiature des anciens Romains; Paganù
encore située dans la région des bois; Àngri, qui utilise le coton de ses cam-
pagnes dans ses propres filatures; Scafati, plus industrieuse encore. Mais
déjà l'on approche de la banlieue de Naples ; on aperçoit près de là Pompéi,
la ville de Torre dell' Annunziata, et sur les pentes méridionales du Vésuve
la ceinture semi-circulaire de maisons que forment Bosco Tre Case et Bosco
Reale. Quelques savants croient reconnaître chez les habitants de Nocera et
des villes voisines les traces du sang arabe et berbère laissé par les vingt
mille Sarrasins qu'y établit l'empereur Frédéric II.
VILLES DE LÀ CAMPANIE. 519
La vallée du Sarno, au delà de Nocera, est fort populeuse jusqu'à la base
des Apennins ; San Severino, Solofra se succèdent dans la direction des
hauts vallons qui s'ouvrent au pied du monte Termino ; au nord, une autre
chaîne de villages se prolonge vers la ville d'Avellino, aux champs tout
bordés de haies d'aveliniers , qui ont pris leur nom de la cité, fort impor-
tante comme lieu d'échanges entre la montagne et la plaine ; mais les
grandes agglomérations d'habitants se trouvent dans le large détroit de la
« Campagne Heureuse », qui s'étend vers le nord-ouest entre le Vésuve
et le Monte Vergine. Sarno, qui porte le nom de la rivière, quoiqu'il ne soit
pas situé sur ses bords, est un centre agricole d'une grande importance,
non-seulement pour les céréales, les vins, les fruits, les légumes, mais aussi
pour les soies grèges et les cotons ; Palma est également entourée des cam-
pagnes les plus fertiles ; Ottajano, la ville d'Octave, située sur les premières
pentes de la Somma Vésuvienne, a ses vins excellents ; Nola, où mourut
Auguste, où naquit Giordano Bruno, montre aussi d'admirables cultures,
mais elle doit sa principale célébrité aux beaux vases grecs trouvés dans
ses ruines et aux débris de ses anciens monuments, dont l'un était un am-
phithéâtre de marbre, plus grand que celui de Capoue.
L'antique métropole de la Campanie, la célèbre Capoue, qui fut la rivale
de Rome et qui compta jusqu'à un demi-million d'habitants dans ses murs,
est fort déchue de sa prospérité ; son nom même ne lui appartient plus,
puisque la moderne Capoue, forteresse maussade, bâtie sur un méandre du
Yolturne, est l'ancienne Casilinum des Romains. La ville de Santa-Maria
Capua Vetere, qui a succédé à là véritable Capoue, n'a d'autres « délices »
que celles d'une vaste et populeuse bourgade; mais on visite aux environs
les belles ruines d'un amphithéâtre, un arc triomphal et d'autres débris de
l'immense cité. C'est au sud, dans le voisinage de Maddaloni et d'Aversa,
grandes villes incohérentes, véritables faubourgs satellites de Naples, qu'est
aujourd'hui le principal lieu de plaisance de la Campanie, la Aille de Ca-
serta, au palais énorme, aux parcs ombreux, aux vastes jardins ornés de
statues et de jets d'eau. C'était naguère le « Versailles » des Bourbons napo-
litains, et le faux goût de la décoration à outrance s'y mêle trop à la beauté
des grandes lignes et des perspectives. L'aqueduc de Maddaloni, qui lui amène
les eaux d'une distance de 40 kilomètres, traverse la vallée sur un pont
splendide, à trois rangées d'arcades superposées, contruit au milieu du siècle
dernier par Vanvitelli. C'est un des chefs-d'œuvre de l'architecture moderne.
Au nord de Capoue et des passages du Volturne, la grande voie historique
de Naples à Rome se bifurque. Une route, non encore complétée par un
chemin de fer, se détourne vers le littoral pour éviter les escalades de mon-
520 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
tagnes; l'autre route, que longe et croise tour à tour une voie ferrée, con-
tourne le volcan de Rocca Monfina, pénètre dans la vallée du Garigliano et
de son affluent le Sacco, pour gagner la base occidentale du volcan du La-
tium, d'où elle descend à Rome. La route du littoral, coupée de défilés fa-
meux, est historiquement la plus célèbre. Elle passe d'abord non loin de
Sessa, l'antique cité des Auronces, qui avaient placé leur acropole dans le
cratère même de Rocca Monfina; puis, se rapprochant de la mer, à cause du
voisinage des montagnes, elle traverse le Garigliano, que bordent encore des
terres insalubres, restes des marais de Minturnes, et s'engage dans le défilé
deMoladiGaeta, qui a pris officiellement le nom de Formia, pour rappeler
l'antique Formiae, où séjourna et mourut Cicéron. C'est de là qu'en venant de
Rome se montre l'admirable tableau de la Campanie et de tout le golfe de
Gaëte avec le groupe des îles volcaniques de Ponza, Ventotiene et la lointaine
Ischia. Gaëte, la forteresse qui défend l'entrée du paradis napolitain, est
bâtie sur le Monte Orlando, colline au sommet péninsulaire que domine le
mausolée de Munatius Plancus, fondateur de Lyon; ce cône, qui rappelle la
forme du Monte Argentaro et du promontoire de Circé, est rattaché à la
terre ferme par un isthme de 280 mètres de large. Rien abrité des vents
d'ouest et du nord, le port de Gaëte est l'un des plus fréquentés du Napoli-
tain pour le cabotage et la pêche ; son mouvement annuel est de plus de
5,000 navires et d'environ 120,000 tonneaux; mais c'est comme ville de
guerre que Gaëte eut longtemps le plus d'importance. C'est là que, par la
reddition de François II en 1861, s'éteignit le royaume des Deux-Siciles.
La voie orientale de Naples à Rome possède également pour lieux d'étapes
des villes d'une certaine importance. La principale est S in Germano, dont
le nom a été récemment changé en celui de Cassino, en l'honneur du
fameux couvent de Mont-Cassin, qui s'élève au nord-ouest, sur un som-
met d'où l'on contemple un horizon grandiose de montagnes et de vallées.
C'est le célèbre monastère que fonda saint Renoît au commencement du
sixième siècle, et dont la règle devint le modèle de tous les couvents de
l'Eglise d'Occident. Nul groupe de religieux n'exerça plus d'influence que les
bénédictins du Mont-Cassin sur l'histoire du catholicisme; aux temps de leur
puissance, leurs domaines, situés dans toutes les parties de l'Italie, auraient
pu former un royaume ; un grand nombre de papes et des milliers de prélats
sont sortis de leurs rangs. La bibliothèque du Mont-Cassin renferme des ma-
nuscrits précieux, des diplômes importants, des éditions rares, que viennent
souvent consulter les érudits. La mémoire des services rendus jadis à la science
par les bénédictins a valu au couvent de Cassino, comme à celui de la Cava et
à la chartreuse de Pavie, l'avantage d'être épargné par les lois de suppression.
GAETE, MONT-CASSL\, BËNËVENT, FOGGIA 521
.11. .n'y a que peu de villes considérables dans la région montagneuse de
l'intérieur du Napolitain. Dans le bassin du haut Liri, au sud des montagnes
du Matese, la localité la plus populeuse et la plus célèbre est Arpinum, de
nos jours Arpino, la patrie de Gicéron et de Marins, l'antique forteresse dont
les murs cyclopéens ont été « construits par Saturne ». Bénévent, jadis enclave
des Etats de l'Eglise, est la cité centrale de tout le bassin du Calore, principal
affluent du Yolturne, et se trouve au point de jonction naturel des routes qui
convergent des provinces de Molise, de la Capitanate et de la Pouille à travers
l'Apennin. Plus ancienne que Rome, l'antique Maleventum prit le nom de Be-
neventum, sans doute afin de se rendre le sort plus favorable ; mais, pendant sa
longue histoire, elle eut bien des sièges et des destructions, complètes ou par-
tielles, à subir, et souvent les secousses des tremblements de terre ont achevé
l'œuvre de démolition commencée par les hommes. Il ne reste à Bénévent
qu'un seul grand édifice de son passé, le bel arc de triomphe où des bas-reliefs
symboliques rappellent les prêts hypothécaires faits par Trajan à la petite
propriété. Les murs qui enceignent la ville sur un espace de plus de 5 kilomè-
tres, sont construits presque en entier des fragments de monuments anciens.
A l'est de Bénévent, Ariano, située également dans le bassin du Volturne,
sur trois collines d'où l'on contemple un horizon magnifique, des sommets
souvent neigeux du Matese au cône du Vultur, est à peu près à moitié
chemin de Naples à l'Adriatique, sur la voie ferrée de Foggia, et par sa
position même est un intermédiaire naturel de commerce entre les deux
versants; Campobasso, chef-lieu de la province de Molise, est aussi un lieu
d'échanges naturel entre les deux côtés de l'Apennin, mais elle n'a pas les
avantages de trafic que donne un chemin de fer.
Sur le yersant de l'Adriatique, les centres de commerce sont plus nom-
breux et plus actifs. Foggia, où convergent quatre voies ferrées et plu-
sieurs routes maîtresses, est un grand marché de denrées ; par l'importance
et la richesse, mais non par la population, c'est la deuxième cité de tout
le Napolitain. Dans la même plaine agricole de la Pouille, plusieurs villes
servent de satellites à Foggia : San Severo, Cerignola, Lucera, qui fut si puis-
sante et si riche au treizième siècle, quand les Sarrasins exilés de Sicile
par Frédéric II en eurent fait le siège de leur industrie; mais, en dépit de
l'invitation que le golfe si gracieusement recourbé de Manfredonia fait au
commerce, Foggia et ses voisines manquent de débouchés directs vers la
nier ; des lagunes insalubres bordent tout le littoral sur un espace de plus
de 50 kilomètres, entre Manfredonia et la bouche de l'Ofanto, la seule rivière
du littoral qui ait toujours un peu d'eau, même au cœur de l'été. La boni-
fication de ces maremmes est une des œuvres qu'il est le plus urgent de mener
>• 66
522
NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
à bonne fin pour assurer à l'Italie méridionale la libre exploitation de ses
immenses richesses naturelles. La plus grande des lagunes, le marais de Salpi,
qui occupait toute la zone côtière, entre la bouche du Carapella et celle de
l'Ofanto, a été réduite de moitié par les alluvions empruntées à ces deux
rivières; mais, tant que le nouveau sol ne sera pas affermi et mis en cul-
ture, des miasmes mortels ne cesseront de s'en échapper. A l'extrémité
orientale du marais se trouvent les ruines de l'antique Salapia.
Au nord de cette région marécageuse se trouvent les deux ports de Man-
N° 97. MARAIS DE SALPI.
16°|Est daGr
Parties du lac déjà colmatées en 1869.
Travaux en cours d'exécution.
Echelle de 1'. 225 000
• ta lia.
fredonia et celui de Vieste, situé à l'extrémité de la péninsule du Gargano,
et grâce à cette position même, fort utile aux navires à voiles qu'un chan-
gement des vents oblige à relâcher. Au sud des marais, le premier port que
l'on rencontre est la gracieuse Barletta, à l'ouest de laquelle, non loin
de l'Ofanto, le lieu dit Campo di Sarigue rappelle la sanglante bataille de
Cannes; ses habitants exportent en quantité les céréales, les vins, les huiles,
les fruits de leur propre district et des grandes propriétés, encore féodales
par les usages, qui entourent les villes de l'intérieur, Andria, Corato, Ruvo.
Cette dernière, l'ancienne Rubi, est une des localités de l'Italie où l'on a
MRLETTA, BARI, BRLND1SI, TAREiNTE.
525
trouvé le plus grand nombre de débris antiques, idoles, vases, monnaies,
inscriptions. Les autres villes qui se succèdent à intervalles rapprochés,
au sud-est de Barletla : Trani, dont le commerce avec le Levant eut tant
d'importance à la fin du moyen âge, Bisceglie, Molfetta, Bitonto, Bari, la
cité la plus populeuse de tout le versant adriatique du Napolitain, enfin
Monopoli, sont également des porls de cabotage fréquentés; non loin de
Monopoli est situé l'ancien port de Gnatia, devenue aujourd'hui la ville de
Fasano, lieu de trouvailles archéologiques non moins important que Ruvo.
d'après la carte de la "Sïarine
I — ■ ■•* J*rofondem?s moindres âe 5 mètres-
id
de 5 à io mètnes
JE<Sîuî"Ue ae î : 86.000
Profondeurs âe 10 métrés et an- delà
o 1 ' 2 3 *- 5T&ÎL
A l'angle septentrional de la péninsule d'Otrante, Brindisi, qui par
deux fois déjà, à l'époque romaine et du temps des croisades, fut une
des grandes étapes de passage entre l'Europe occidentale et l'Orient, com-
mence à reprendre ce rôle d'intermédiaire dans le commerce du monde.
En effet, Brindisi, l'avant-dernière cité de la côte orientale de l'Italie, est si-
tuée à l'entrée même de l'Adriatique. Son port, si fréquenté à l'époque
romaine, mais partiellement obstrué par César, est un des meilleurs de la
Méditerranée. Sa rade est excellente, et quand les navires ont franchi le
goulet du port, ils voient s'ouvrir au loin dans l'intérieur des terres deux
524 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE-
longues baies « en forme de bois de cerf », d'où le nom, d'origine messa-
pienne, que porte la ville. Naguère l'entrée de ce port admirable était ob-
struée par des carcasses d'embarcations et des amas de vase ; nettoyée avec
soin pour donner accès aux plus grands vaisseaux, elle permet désormais aux
vapeurs d'un tirant d'eau considérable de débarquer voyageurs et marchan-
dises sur la voie même du chemin de fer qui les emporte à grande vitesse vers
l'Angleterre. Devenue tête de ligne de la route des Indes sur le continent
européen, Brindisi s'accroît et s'embellit pour faire honneur à ses nouvelles
destinées, mais c'est en vain qu'elle espère de pouvoir monopoliser une
grande partie du commerce de l'Orient. Si quatre ou cinq milliers de riches
voyageurs, pour lesquels la vitesse est la première de toutes les considéra-
tions, sont heureux de s'embarquer ou de prendre terre à Brindisi,
les expéditeurs de marchandises préfèrent comme points d'attache les
ports situés au bord des golfes qui échancrent le plus profondément la
masse continentale, tels que Marseille, Gênes, Trieste. D'ailleurs Brindisi
n'est que temporairement tête de ligne des chemins de fer d'Europe; après
l'achèvement du réseau de Turquie, Salonique et Constantinople seront
ses héritières. En 1875, c'était, par ordre de mouvement commercial, le
septième port de l'Italie ; son activité a décuplé en onze années l.
La ville de Tarente, au bord de sa « petite mer » et de son golfe, fait
aussi des efforts pour ressusciter à la vie commerciale comme sa voi-
sine Brindisi. Son port, ou piccolo mare, est profond et parfaitement
abrité de tous les vents ; sa rade, ou mare grande, est aussi très-bien pro-
tégée contre la houle du large par deux îlots; en outre, rade et port ont
chacun, comme le grand havre de la Spezia, leur source d'eau douce, le
Citro et le Citrello, qui jaillissent du milieu des flots salés. Enfin Tarente,
par sa position avancée dans l'intérieur de la Péninsule, peut disputer à
Bari et aux autres ports du littoral adriatique le commerce des villes de
l'intérieur, Matera, Gravina, Altamura ; elle semble destinée à devenir le
point vital du commerce de l'Italie ionienne, quand le sommet du grand
triangle de chemins de fer, dont Naples et Foggia terminent la base, se
trouvera dans son voisinage, près des ruines superbes de l'antique Méta-
1 Mouvement du port de Brindisi et des ports voisins :
Brindisi (1862) 1,100 navires, jaugeant 75,000 tonnes.
(1873) 1,485 ,, » 730,270 »»
Bari » ..... . 1,140 » » 184,750 »
Barletta » ...... 1,138 ». >» 104,000 ».
Molfetta ». ....... 600 ». » 87,350 »
Vieste ,.».,■ 1,120 ». >», 72,800 »
Manfredonia »» ...... 1,197 » »> 59,200 »
TARENTE, GALLIPOLI.
h%
ponte. Aucune cité de l'Italie méridionale n'offrirait donc de plus grands
avantages pour l'établissement d'un port de premier ordre, si la nature et
l'incurie des hommes n'avaient presque comblé les canaux de communication,
l'un naturel, l'autre artificiel, qui réunissent les deux « mers » ; à peine de
faibles barques peuvent-elles passer maintenant dans ces détroits, où le flux
et le reflux, très-sensibles en cette partie du golfe, viennent alternativement
se heurter contre les fondements des ponts. Toutefois les obstacles doivent dis-
paraître prochainement, afin de permettre aux grands navires de guerre l'en-
trée de la rade intérieure. La Tarente moderne, petite ville aux rues étroites,
n'occupe plus l'emplacement de la fameuse cité grecque, dont on voit quelques
Gravé parExtw.td
Echelle de -aoôooo
vestiges sur la péninsule orientale ; pour les besoins de la défense, elle a groupé
toutes ses maisons sur le rocher calcaire que limitent les deux canaux. Son
commerce de cabotage, naguère sans importance, s'accroît un peu depuis l'ou-
verture du chemin de fer de Bari; son industrie, à l'exception de la pêche du
poisson, des huîtres, des moules et de la récolte du sel, est presque nulle ; les
Tarentais ont la triste réputation d'être les plus indolents de la Péninsule.
Les amas de coquilles qui couvrent les grèves, ne leur fournissent plus, comme
autrefois, la couleur de pourpre si vantée de leurs étoffes, mais ils utilisent en-
core le byssus d'un bivalve pour en fabriquer des gants d'une extrême solidité.
La pointe extrême de l'Italie orientale, au sud de Tarente et de Brindisi,ne
contient d'autres villes de quelque importance que Lecce, entourée de planta-
526 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
lions cotonnièrcs, et Gallipoli, l'ancienne Kallipolis ou « belle cité » des
Grecs, bâtie sur un îlot qu'un pont réunit au continent. Otrante, qui donne
son nom à la péninsule ainsi qu'au détroit d'entrée de l'Adriatique et qui
opposa quinze jours de résistance à Mahomet II, en 1480, n'est plus qu'une
petite ville de 2,000 habitants. Quant à la péninsule occidentale du Napoli-
tain, beaucoup mieux arrosée que la terre d'Otrante, elle a les désavantages
que lui imposent la nature montueuse du sol et les fréquents tremblements
de terre. Ainsi la ville de Potenza, qui occupe à moitié chemin du golfe de
Tarente et de la baie de Salerne, une position commerciale des plus heu-
reuses, a été fréquemment renversée de fond en comble.
Les grandes cités de la péninsule proprement dite des Calabres ont cessé
d'exister, comme Métaponte et la ville d'Héraclée, située près de la moderne
Policoro dans les limites de la province actuelle de Basilicate. La puissante
Sybaris, dont les murs avaient 10 kilomètres de circonférence et qui pro-
longeait ses faubourgs sur les bords du Crati jusqu'à 12 kilomètres des
remparts, a disparu sous les alluvions et les broussailles; « ses ruines mêmes
ont péri. » Au sud de Gerace, la cité deLocres, qui subsista jusqu'au dixième
siècle, époque de sa destruction par les Sarrasins, a du moins gardé les
vestiges de ses murs, de plusieurs temples et d'autres édifices. Il ne reste de
ces puissantes villes grecques d'autrefois que le port de Cotrone, héritier du
nom de la fameuse Crotone, et débouché du «grenier de la Calabre ». En par-
courant les rivages de la Grande Grèce, on s'étonne de trouver si peu de mo-
numents d'un passé qui eut tant d'importance dans l'histoire de l'humanité.
Les villes actuelles des Calabres sont presque insignifiantes en compa-
raison des anciennes cités républicaines de la Grande Grèce. Rossano, voi-
sine des ruines de l'antique Sybaris, est un petit chef-lieu de circuit visité
seulement des caboteurs; Cosenza, située dans la belle vallée du Crati, au
pied des montagnes boisées de la Sila, communique avec Naples et Messine
par le havre de Paola ; Catanzaro, riche en huiles, en soieries, en fruits,
expédie les denrées de ses campagnes d'un côté par le golfe de Squillace,
au bord duquel Hannibal avait assis son camp, de l'autre par le port de
Pizzo, à l'extrémité méridionale du beau golfe de Santa Eufemia1. Reggio
1 Mouvement des principaux ports du golfe de Tarente et des Calabres en 1873 :
Reggio 2,047 navires, jaugeant 290,600 tonnes.
Gallipoli 696 » » 128,800 »
Pizzo 450 >» » 128,750 »
Paola .... 751 » » 117,750 »
Cotrone 1,078 » » 114,400 »
Tarente 892 » » 91,600 »
Catanzaro (Squillace) .... 530 » » 80,000 »
CALABRES ET SICILE.
527
la charmante, nichée au pied de l'Aspromonte dans les jardins de citron-
niers et d'orangers, est la cité la plus importante des Calabres. Bâtie en face
de Messine, au bord de la « Rupture » du canal, Reggio ne pouvait man-
quer de prendre une part considérable au mouvement de navigation qui
passe par la porte centrale de la Méditerranée, ouverte entre la mer Tyr-
rhénienne et la merd'Ionie. Reggio et Messine se complètent mutuellement :
la prospérité de l'une aide à celle de l'autre1.
VII
LA SICILE.
La Trinacrie des anciens, l'île régulière « aux trois promontoires », est
évidemment une dépendance de la péninsule italienne, dont elle n'est
séparée que par un étroit bras de mer. Dans sa partie la moins large, le
canal de Messine n'a guère plus de 5 kilomètres2, espace qu'il est facile de
franchir en barque et que les chevaux de Timoléon le Corinthien, d'Appius
Claudius et de Roger, le comte normand, traversèrent jadis en se débattant
à la proue des navires ou au bordage des radeaux. Avec les ressources dont
l'industrie dispose actuellement, il ne serait nullement impossible de
construire un pont entre la Sicile et la grande terre, car des travaux
presque aussi gigantesques ont été déjà entrepris par l'homme et menés à
1 Communes principales du Napolitain :
NapIes(Napoli)en janvier 1879. 450,800 hab.
Bari »
Foggia ........ »
Andria »
Reggio di Calabria . . »
Salerne (Salerno) ....
Barletla
Caserta
Corato ..... . .
Molfelta
Tarente (Taranto) . .
CastcLamare di Stabia.
Trani
Bitonlo. ......
Catanzaro. ■ . . . .
Lecce
55,150
59,100
57,700
37,600
51,000
30,850
30,700
29,700
29,500
29.250
28,150
26,550
26,200
25,150
24,450
Largeur moindre du détroit .
Profondeur extrême
Profondeur moyenne, au seuil
Bisceglie
Sessa Aurunca
Ceiïgnola
Avellino
Bénévent (Benevento) . . .
Maddaloni
Aversa
Cava de' Tirreni
Santa Maria Capua Vetere.. .
Cosenza
San Severo
Altamura
Potenza
Sarno
Lucera
Campobasso
3,147 mètres.
332 »
du détroit. . . 75 «
25,250 hab.
21,800 »
21,600 »
21,400 »
21,580 »
20,950 »
20,950 »
19,500 »
18,000 »
17,700 »
17,600 »»
17,500 »
16,000 »
15,500 »
15,000 »
14,500 »
5'28
.NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
bonne fin : ce ne sera plus qu'une simple question d'argent, quand les in-
térêts commerciaux de la Péninsule exigeront cet ouvrage. Il n'est guère
N° 100. DETROIT DE MESSINE.
IS° io'E.&e O.
MER TYRRHE TIENNE
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P^j-rci us cartes <te la Marine et de l'Etat -major italien i
Echelle de iJ>6 ooo
Ccavé par Erhard.
douteux qu'avant la fin du siècle la Sicile se trouvera matériellement ratta
chée à l'Italie, soit par un tunnel, soit par un pont fixe ou flottant. L
in-
SICILE. 529
dustrie humaine ne manquera pas de rétablir ainsi d'une manière ou d'une
autre l'ancien isthme qui reliait la pointe du Phare aux monts italiens
d'Aspromonte. On ne sait à quelle époque géologique s'est opérée la rupture,
quoique certains voyageurs, entraînés par leur imagination, croient dis-
tinguer sur les montagnes des deux rives les traces de l'antique déchire-
ment. D'après le nom de Heplastade, que lui donnaient les anciens, on
pourrait croire que le détroit n'avait de leur temps que sept stades, près
de 1,500 mètres de largeur; il aurait donc été deux fois plus resserré
qu'aujourd'hui.
Quoi qu'il en soit, la Sicile doit être considérée, au point de vue histo-
rique, comme se trouvant exactement dans les mêmes conditions qu'une
terre continentale. La traversée du détroit n'est guère plus difficile que celle
d'un large fleuve; la guerre seule a fréquemment isolé la Sicile, et récem-
ment encore, en 1860, pendant l'invasion des « Mille » de Garibaldi, l'île
entière est restée durant près d'un mois privée de toute communication avec
l'Italie; mais ces faits tout exceptionnels n'empêchent pas que l'île ne soit
géographiquement un appendice de la péninsule. D'autre part, elle jouit
aussi de tous les avantages que lui donne sa position maritime. Située au
centre même de la Méditerranée, entre les deux grands bassins de la mer
Tyrrhénienne et de la mer Orientale, elle commande toutes les routes com-
merciales entre l'Atlantique et l'Orient. D'excellents ports invitent les navires
à relâcher sur ses rivages ; des terrains d'une grande fertilité, des ressources
naturelles de toute espèce assurent l'existence des populations ; un heureux
climat favorise le développement de la vie. Peu de régions en Europe sem-
blent mieux placées pour nourrir dans l'aisance un nombre considérable
d'habitants. La Sicile est, en effet, beaucoup plus populeuse et plus riche
que la grande île voisine, la Sardaigne, et que toutes les provinces du Na-
politain, à l'exception de la Campanie ; elle rivalise en importance propor-
tionnelle avec les contrées du nord de l'Italie1. Chaque période de paix et
de liberté lui donne un étonnant essor : nul doute qu'elle ne fût une des
régions les plus prospères du monde, si elle n'avait été tant de fois ravagée
par la guerre et si un régime d'oppression n'avait presque constamment pesé
sur elle.
Dans son ensemble, l'île triangulaire de Sicile présenterait une grande
régularité de structure, si le cône de l'Etna ne dressait sa puissante masse
au-dessus des rivages de la mer Ionienne et de l'entrée du détroit de Messine.
1 Superficie de la Sicile . . 29,241 kil. carrés.
Population en 1879. . . 2,798,075 hab. ;
Population kilométrique. 96 »
i. 67
530 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
De sa base au cratère terminal, l'énorme gibbosité du volcan forme une
région géographique spéciale, non moins distincte du reste de la Sicile par
ses produits, ses cultures, sa population, que par son histoire géologique.
L'Etna constitue un monde à part.
Les anciens navigateurs de la Méditerranée s'imaginaient pour la plupart
que le volcan de la Sicile était le colosse suprême parmi les montagnes de
la Terre. Ils se trompaient de peu pour les contrées du monde connu, car
les cimes du littoral méditerranéen plus élevées que l'Etna ne s'élèvent
qu'aux deux extrémités de la Grande Mer, sur les côtes d'Espagne et de
Syrie, et le mont sicilien a, de plus que ces montagnes, son majestueux
isolement, la fîère pureté de ses contours, quelquefois aussi le reflet flam-
boyant de ses laves et presque toujours sa haute colonne de fumée se
déployant en arcade dans le ciel. De toutes les mers qui environnent la Si-
cile on voit le géant dressant sa tête neigeuse et fumante au-dessus des
S" 101. Pl'.oni. DE L ETXA.
KMella-Candla
Echefle de l: 440 .000
r £ ff
autres monts qui lui font cortège. La position de l'Etna au centre précis de
la Méditerranée et au bord du passage de Messine contribuait également,
suivant les idées cosmogoniques des anciens, à donner la prééminence à
l'Etna : c'était le « pilier du Ciel » ; c'était aussi le «clou de la Terre ».
Plus tard, ce fut pour les Arabes le Djebel, la « montagne » par excel-
lence, et les indigènes lui donnent encore, par tradition, le nom de Mon-
gibello.
Les pentes moyennes de l'Etna, prolongées par des coulées de laves qui se
sont épanchées dans tous les sens, sont fort douces et diminuent assez régu-
lièrement vers la base ; on s'étonne à la vue des profils qui constatent com-
bien faible est la déclivité générale de la montagne, d'aspect si superbe pour-
tant. Aussi, pour atteindre à sa hauteur verticale de plus de 5 kilomètres,
l'Etna doit s'étaler sur une surface énorme ; il occupe un territoire d'en-
viron 1,200 kilomètres et, sans compter les petites sinuosités du pourtour,
le développement total de la base est d'environ 55 lieues. Tout cet espace est
parfaitement limité par l'hémicycle des vallées de l'Alcantara et du Simeto ;
seulement un col de 860 mètres d'élévation rattache au nord-ouest le massif
MONT ETNA. 551
de l'Etna au système montagneux du reste de la Sicile; de petits cônes
d'éruption s'élèvent en dehors de la masse du volcan, au nord de l'Alcan-
tara, et quelques coulées de lave se sont déversées à l'ouest en comblant
l'ancienne vallée du Simeto ; la rivière obstruée a dû se creuser dans la
roche basaltique un nouveau lit coupé de rapides et de cascades.
Sur le versant de l'Etna tourné du côté de la mer d'Ionie, un vide énorme
d'environ 25 kilomètres de superficie et d'un millier de mètres de profon-
deur moyenne interrompt la régularité des pentes de l'Etna : c'est le val del
Bove. Ce vaste cirque d'explosion est tout parsemé de cratères adventices et
s'étage en marches gigantesques, du haut desquelles, lors des éruptions, les
coulées de lave plongent en cataractes de feu. Jadis, ainsi que l'ont établi
les recherches de Lyell, c'est dans le val del Bove que s'ouvrait le grand
cratère terminal de l'Etna ; mais, à une époque inconnue, le centre de l'ac-
tivité volcanique s'est déplacé, et maintenant la bouche suprême de la
montagne se trouve à quelques kilomètres plus à l'ouest. Peut-être même ce
deuxième cratère, dont chaque nouvelle éruption modifie les dimensions et
les contours, a-t-il souvent changé de place, car la large plate-forme sur la-
quelle repose le cône terminal semble avoir porté jadis une masse de cinq à
six cents mètres plus élevée, qu'une explosion aura probablement fait voler
dans les airs1. Quoi qu'il en soit, les abîmes du val del Bove peuvent toujours
■être considérés comme le vrai centre de l'Etna, car c'est là que les laves se
montrent à nu dans leur ordre de superposition, leurs failles, leurs ruptures,
leurs géodes, leurs roches injectées : en nul autre cirque de volcan les
géologues n'ont pu mieux étudier la structure intime des montagnes d'érup-
tion. Au bord de la mer, les falaises qui portent la ville d'Âci-Beale permet-
tent aussi d'embrasser d'un coup d'œil une longue période de l'histoire du
volcan. Le plateau, qui se termine abruptement du côté de la mer, par
une paroi de 100 mètres d'élévation, se compose de sept coulées de lave
vomies successivement par les crevasses de l'Etna. Chaque coulée offre, dans
presque toute son épaisseur, une masse compacte où les plantes peuvent à
peine insérer leurs racines ; mais la partie supérieure de chaque assise est
uniformément changée en une couche de tuf ou même de terre végétale, due
à l'action de l'atmosphère pendant une série de siècles inconnue. Après
être sorti des flancs de la montagne, chacun des courants de lave eut le
temps de se refroidir, de se recouvrir d'humus et de porter une végétation
1 Superficie de l'Etna 1,200 kilomètres carrés.
Hauteur actuelle de la montagne 5,515 mètres.
Diamètre actuel du cratère 520 »
/, » du puits 10(?) »
552
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
arborescente, que devait plus tard recouvrir un autre fleuve de pierre. On a
constaté aussi ce phénomène curieux que, tout en s'accroissant en haut par
l'apport de nouvelles assises, la falaise grandissait en bas par le soulève-
ment graduel de la masse : des lignes d'érosion distinctement tracées par
la mer à différents niveaux au-dessus de la nappe actuelle de la Méditer-
ranée mesurent le mouvement de poussée qui s'est produit sous ces roches
N° 102. CHEIRE DE CATAN'E.
Echelle cLe 200 000
de l'Etna. De belles grottes encadrées de prismes basaltiques et, dans le
voisinage d'Aci-Trezza, les Faraglioni ou rochers des Cyclopes, témoignent
aussi des changements considérables qui se sont opérés dans la structure des
laves, depuis l'époque où elles sont sorties de l'intérieur du volcan.
Pendant les vingt-cinq siècles de la période moderne, plus ou moins va-
guement éclairée par l'histoire, l'Etna s'est ouvert plus d'une centaine de
fois pour vomir des matières fondues, et quelques-unes des éruptions ont
duré plusieurs années. On n'a, du reste, pu constater aucune régularité
MONT ETNA. 553
dans les paroxysmes de la montagne, ni de coïncidence avec les mouve-
ments volcaniques des îles Eoliennes. Les fentes se produisent sans ordre
sur tout le pourtour du volcan, et les quantités de lave qui en sortent sont
des plus inégales. Le courant le plus considérable dont parle l'histoire est
celui qui se déversa sur la ville de Catane, en 1669. Issu de terre à une
très-haute température, il s'étala d'abord en lac dans les campagnes de Ni-
colosi, fondit et emporta comme un glaçon une partie de la colline de Mon-
pilieri, qui gênait sa marche, puis se divisa en trois coulées, dont la plus
large, se recourbant au sud-est, marcha sur Catane, rasa une partie de la
ville, noya les jardins sous un déluge de scories et jeta dans la mer un pro-
montoire de près d'un kilomètre à la place de l'ancien port. On évalue à un
milliard de mètres cubes la quantité de lave qui sortit alors de l'Etna, pour
changer en un désert rocheux d'une centaine de kilomètres carrés des cam-
pagnes d'une extrême fertilité, où plus de vingt-cinq mille personnes habi-
bitaient quatorze villes et villages. Le double cône des Monti Rossi, au gra-
cieux cratère empli d'une forêt de genêts aux fleurs d'or, est formé des cen-
dres que lança l'évent supérieur de la crevasse pendant la grande éruption.
Plus de sept cents cônes parasites d'origine analogue à celle des Monti Rossi
sont épars çà et là sur les pentes extérieures de l'Etna, monuments naturels
des anciennes éruptions. Les uns, plus antiques, sont presque entièrement
oblitérés par les intempéries ou bien enfouis par des coulées de lave plus
récentes; les autres, véritables montagnes de plusieurs centaines de mè-
tres de hauteur, ont encore leur forme conique primitive. Plusieurs sont
recouverts de forêts; il en. est aussi dont les cratères sont changés en jar-
dins, coupes charmantes où des maisons de plaisance brillent au milieu de
la verdure.
La zone, de mille à deux mille mètres, où se pressent en plus grand nom-
bre les cônes parasites, indique la région du volcan où la poussée intérieure
se fait le plus énergiquement sentir. Près du sommet, l'activité souterraine
est d'ordinaire moins violente. Le cratère terminal n'est, dans la plupart
des éruptions, qu'une sorte de cheminée d'où la vapeur d'eau et les gaz
volcaniques s'échappent en tourbillons. Tout autour, les fumerolles rédui-
sent le sol en une espèce de bouillie, et, par le dégagement de substances
diverses, bariolent les scories des couleurs les plus éclatantes, rouge écar-
late, jaune d'or, vert d'émeraude. D'ordinaire la chaleur du foyer caché
est encore très-sensible sur les talus extérieurs du cône ; elle agglutine les
pierres en une masse cohérente, beaucoup moins pénible à gravir que ne le
sont les cendres meubles du Vésuve. Il est rare que, dans leur ascension, les
visiteurs aient à craindre la chute de quelque bombe volcanique. Les érup-
bU NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
lions de pierres, jaillissant en gerbes de la bouche suprême, ont lieu quel-
quefois, et même Recupero a vu des blocs lancés à deux mille cent cinquante
mètres de hauteur; mais ce sont là des phénomènes exceptionnels. Si les
pluies de scories étaient fréquentes, une petite construction romaine, dite la
« Tour du Philosophe ». qui se trouve dans un épaulement du mont, au-
dessus des précipices du val del Bove, serait depuis longtemps enterrée sous
les débris. On a donc pu établir sans danger sur ces hauteurs un obser-
vatoire météorologique : nulle station ne sera plus utilement placée,
car, du sommet, on assiste à la formation des orages qui grondent sur les
N° 103. CONES PARASITES SUR LE VERSANT OCCIDENTAL DE L ETNA.
KiljL
Echelle de i 68booo
2 3
plaines, et, là-haut, le vent polaire et lèvent équatorial annoncent, parleur
conflit, le temps qui se prépare pour les régions inférieures de l'Europe et
de l'Afrique.
La cime de l'Etna ne s'élève pas jusque dans la zone aérienne des neiges
persistantes, et Ja chaleur du foyer souterrain fond la plupart des petits né-
vés amassés dans les creux. Cependant la moitié supérieure de la montagne
reste blanche durant la plus grande partie de l'année. La fonte de ces neiges
et les pluies copieuses qu'apportent les vents de la mer devraient, semble-
t-il, former de nombreux ruisseaux sur le pourtour du volcan ; mais les
pierrailles et les cendres qui recouvrent en talus les roches de lave solide
MONT ETNA. 557
absorbent promptement toute l'humidité des hauteurs, et bien rares sont
les endroits favorisés où quelque fontaine vient rejaillir à la surface. Les
grandes sources ne font leur apparition qu'à la base de la montagne, et
quelques-unes seulement dans le voisinage immédiat de la mer. Telle esl la
fontaine d'Acis, échappée au chaos de rochers que Polyphème, c'est-à-dire
l'Etna lui-même, le géant aux « mille voix », lança contre les navires du
sage Ulysse ; telle est aussi la rivière d'Amenano, qui surgit dans la ville
même deCatane et s'épanche dans les eaux du port en cascatelles d'argent.
A la vue de ces sources, au flot si clair et si frais, apparaissant au milieu
des sables noirs et des roches brûlées, on comprend sans peine que les an-
ciens Grecs les aient considérées comme des êtres divins, qu'ils aient frappé
des médailles en leur honneur et leur aient élevé des statues. Catane s'était
mise sous la protection du dieu Amenanos, qui l'abreuvait de ses ondes.
Si l'eau ruisselante manque presque complètement sur les pentes de
l'Etna, du moins l'humidité se conserve dans les cendres en assez grande
quantité pour nourrir une riche végétation. Partout où les carapaces des
coulées de lave ne sont pas trop compactes pour laisser pénétrer les radi-
celles des plantes, les déclivités de la montagne sont revêtues de verdure. Les
hautes régions, occupées pendant la plus grande partie de l'année par les
neiges, sont les seules qui gardent, sur presque tout le pourtour du mont,
leur nudité première. Il est d'ailleurs assez étonnant que la flore alpine
soit tout à fait absente du sommet de l'Etna, où la température moyenne
de l'atmosphère et du sol est précisément ce qui convient à ces végétaux.
Les géologues en concluent que de tout temps l'Etna s'est trouvé séparé des
Alpes par de grands espaces, infranchissables pour les oiseaux qui portent
des graines fécondes dans leur gésier ou aux plumes de leurs pattes.
Jadis le volcan était entouré d'une ceinture de forêts : au-dessous de la
zone des neiges et des cendres, au-dessus de celle des cultures, s'étendait la
région des grands bois, chênes, hêtres, pins et châtaigniers. De nos jours il
n'en est plus ainsi. Sur les pentes méridionales, que gravissent d'ordinaire
les visiteurs, il n'y a plus de forêts; çà et là seulement on aperçoit quelques
gros troncs de chênes ébranchés. Sur les autres versants, les bouquets d'arbres
sont plus nombreux ; même du côté du nord, quelques restes de hautes
futaies donnent à divers paysages de l'Etna un caractère tout à fait alpin ;
mais les bûcherons continuent avec acharnement leur œuvre d'extermina-
tion, et l'on peut craindre qu'avant longtemps il n'existe plus un seul débris
des antiques forêts. Les splendides châtaigniers du versant occidental, parmi
lesquels on admirait naguère l'arbre des « Cent Chevaux », découpé main-
tenant par la vieillesse et les intempéries en trois fûts séparés, témoignent
u G8
558 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
de l'étonnante fertilité des laves du volcan. Les jeunes pousses des taillis, si
droites, si lisses et toutes gonflées de sève, s'élancent du sol avec une fougue
singulière ; en quelques années, quand le voudront les agriculteurs, la zone
déboisée de l'Etna pourra reprendre sa parure de feuillage.
Quant à la zone des cultures, qui forme une large bande circulaire à la
base de la montagne, c'est en maints endroits le plus admirable des jardins.
Les bosquets d'oliviers, d'orangers, de citronniers et d'autres arbres à
fruits, auxquels se mêlent çà et là des groupes de palmiers, transforment
toutes les premières pentes en un immense verger ; de nombreuses villas,
des coupoles d'églises et de couvents se montrent de toutes parts au-dessus
des massifs de verdure. La terre est si fertile, que ses produits peuvent suffire
à une population trois ou quatre fois plus dense que celle des autres contrées
de la Sicile et de l'Italie. Plus de trois cent mille habitants se sont groupés
sur les pentes de cette montagne, que de loin on considère comme devant
être un lieu d'épouvante et de péril imminent, et qui de temps à autre s'en-
tr'ouvre en effet pour noyer ses campagnes sous un déluge de feu. A la base
du volcan, les villes touchent aux villes et se suivent comme les perles d'un
collier1. Qu'une coulée de lave recouvre une partie de la chaîne d'habitations
humaines, bientôt celle-ci se reforme au-dessus des pierres refroidies. Des
bords du cratère de l'Etna, le gravisseur contemple avec étonnement toutes
ces fourmilières humaines à l'œuvre au pied de la puissante montagne. La
zone concentrique de verdure et de maisons contraste étrangement avec le
désert de neiges et de cendres noires qui occupe le centre du tableau et, par
delà le Simeto, avec les escarpements inhabités des monts calcaires. Mais ce
n'est là qu'une partie de l'immense et merveilleux panorama de 200 kilo-
mètres de rayon. C'est à bon droit que les voyageurs célèbrent le spectacle
presque sans rival que présentent les trois mers d'Ionie, d'Afrique et de Sar-
daigne, entourant de leurs eaux plus bleues que le ciel le grand massif trian-
gulaire de la Sicile, les hautes péninsules de la Calabre et les îles éparses de
l'Éolie.
Les monts Pélore, qui .continuent en Sicile la chaîne italienne de l'Aspro-
monte, sont de hauteur bien modeste en comparaison de l'Etna, mais ils
existaient déjà depuis des âges, lorsque la région où s'élève de nos jours le
volcan était encore un golfe de la mer. On croyait jadis que la plus haute
cime du Pélore, consacrée à Neptune par les anciens, puis à la « Divine
Mère » (Dinna Mare) par les Siciliens modernes, était percée d'un cratère;
mais il n'en est rien. Composées de roches primitives et de transition, revê-
1 Population kilométrique de l'Italie 94 hab.
» » de la zone habitable de l'Etna. .... 550 »
ETNA, PELORE ET MADONIÀ. 559
tues sur leurs flancs de calcaires et de marbres, ces montagnes longent
d'abord le littoral de la mer d'Ionie, tout bordé de caps abrupts, puis elles
reploient vers l'ouest leur crête principale et courent parallèlement aux
cotes de la mer Éolienne. Vers le milieu de sa longueur, la chaîne, connue
en cet endroit sous le nom de Madonia, atteint sa plus grande élévation, et
de magnifiques forêts, encore épargnées par la hache, lui donnent un aspect
tout septentrional : on pourrait se croire dans les Apennins ou dans les
Alpes Maritimes. Des promontoires calcaires, presque entièrement isolés,
s'avancent dans les flots au nord des montagneset, par la beauté de leur
profil, la variété de leurs formes, font de cette côte une des plus remar-
quables de la Méditerranée. Même après avoir visité le littoral de la Pro-
vence, de la Ligurie, du Napolitain, on reste saisi à la vue des caps superbes
de la côte sicilienne ; on contemple avec admiration l'énorme bloc quadran-
gulaire de Cefalù, la colline plus doucement ondulée de Termini, les masses
verticales de Caltafano, et surtout, près de Païenne, la forteresse naturelle
du Monte Pellegrino, roche presque inaccessible de 20 kilomètres de tour,
où le vieil Hamilcar Barca se maintint durant trois années contre tous les
efforts d'une armée romaine. Le mont San Giuliano, qui termine la chaîne
à l'occident, est aussi un piton calcaire presque isolé : c'est l'ancien mont
Eryx, jadis consacré à Vénus.
Toutes les montagnes qui rayonnent de la grande chaîne vers les parties
méridionales de l'île vont en s'abaissant par degrés. La déclivité générale de
la Sicile est tournée vers les côtes de la mer d'Ionie et de la mer d'Afrique ;
aussi l'écoulement des eaux se fait-il presque uniquement sur ces deux ver-
sants ; toutes les rivières à cours permanent, le Platani, le Salso, le Simeto,
coulent au sud de l'arête de Madonia : les torrents du versant septentrional
ne sont que des fiumare, formidables après les pluies, et durant les séche-
resses, perdus dans les champs de pierre, parmi les lauriers-roses. C'est
également au sud des montagnes que s'étendent les lacs et les marais de
l'île, les pantani et le lac ou biviere de Lentini, la plus grande nappe d'eau
de la Sicile, le lac de Pergusa ou d'Enna, entouré jadis de gazons fleuris où
jouait Proserpine lorsque le noir Pluton vint la saisir, le « vivier » de Ter-
ranova, et plusieurs autres marécages qui furent autrefois des golfes de la
mer. Autant la côte septentrionale est pittoresque, imprévue de contours,
hérissée de promontoires, autant la cote du sud-est uniforme et rhythméeen
anses également infléchies, sableuses et manquant d'abri. Sur ce rivage, les
ports naturels sont rares et périlleux : pendant les tempêtes d'hiver les
navires ont à courir de grands dangers clans ces parages.
La longue déclivité de la Sicile, au sud des monts Madonia, se compose
540 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
de terrains tertiaires et de strates plus modernes, contenant en abondance
des coquillages fossiles, dont la plupart se trouvent encore à l'état vivant
dans les mers voisines. Divers géologues, et surtout Lyell, ont pu mesurer
l'âge relatif des argiles et des brèches calcaires de ces contrées par la pro-
portion plus ou moins grande des testacés que l'on recueille à la fois dans
les roches et dans les eaux. On a constaté que nulle part en Europe les
strates de formation récente ne sont plus solides, plus compactes et plus
élevées qu'en Sicile ; près de Castro-Giovanni, au centre même de l'île, les'
roches postpliocènes atteignent 900 mètres de hauteur1. Une autre parti-
cularité remarquable est que des couches tertiaires, constituant des massifs
de hautes collines au sud de la plaine de Catane, alternent avec des strates
de matières volcaniques. Ce sont évidemment des éruptions sous-marines
qui ont maçonné ces assises de calcaire et de tuf entremêlés. Tandis que les
argiles, les sables, les amas de coquillages se déposaient en lits réguliers
au fond de la mer,, des bouches d'éjection s'ouvraient soudain, pour vomir
des cendres et des scories, puis la mer recommençait son œuvre; elle égali-
sait les débris et formait de nouvelles couches alluviales, que d'autres
matières volcaniques venaient crevasser et recouvrir. C'est de la même ma-
nière que se forment au-dessous de la mer les couches profondes situées à
l'ouest du banc de Nerita, entre Girgenti et l'île de Pantellaria. Le volcan de
Giulia ou Ferdinandea y fait de temps en temps son apparition depuis la
période historique. On dit l'avoir vu en 1801 ; trente ans plus tard, il surgit
de nouveau et s'entoura d'un îlot de 6 kilomètres de tour, que purent étu-
dier de Jussieu et Constant Prévost; en 1865, il a reparu pour la troisième
fois; mais le temps de l'émersion définitive n'est pas encore venu. La mer
a toujours balayé les cendres et les scories pour les étaler en couches ré-
gulières et les faire alterner avec ses propres dépôts. En 1840, la butte
sous-marine du volcan n'était recouverte que par 2 mètres d'eau ; actuelle-
ment la sonde n'y trouve pas le sol à 100 mètres de profondeur.
Cette bouche d'éruption ouverte en pleine Méditerranée n'est pas le seul
témoignage de l'activité du foyer souterrain dans les parties méridionales
de la Sicile. Diverses sources minérales dégagent de l'acide carbonique et
d'autres gaz provenant du travail intérieur. Dans le lac intermittent de
Nafta ou de Palici, situé près de Palagonia, au sud de la plaine de Ca-
tane, trois petits cratères s'ouvrant au milieu des eaux bitumineuses lan-
1 Altitudes diverses de la Sicile :
Mont Etna 3,313 mètres (trig.). | Centorbi 736 mètres (trig.).
Madonia (Pizzo di Case). 1,931 » I Monte San Giuliano. . . 700 »
Dinnamare 1,100 >» | Monte Pellegrino. . . . 600 »
FOYERS SOUTERRAINS DE LA SICILE. 541
cent à gros bouillons des gaz irrespirables; les oiseaux évitent de voler
au-dessus du lac et les petits animaux qui s'en approchent y laissent leurs
cadavres. Les dieux Palici étaient tellement redoutés par les anciens, que
l'asile de leur sanctuaire était inviolable et que les esclaves réfugiés y acqué-
raient le droit de dicter des volontés à leurs maîtres ; encore de nos jours,
ces cratères lacustres inspirent une grande terreur aux indigènes. Le lac de
Pergusa présente aussi quelquefois des phénomènes du même genre ; cet
ancien cratère, d'environ 7 kilomètres de tour, est presque toujours très-
peuplé d'anguilles et de tanches, mais soudain tous ces poissons périssent et
la surface du lac se recouvre de leurs corps en décomposition : des émis-
sions de gaz causent la foudroyante mortalité. Plus à l'ouest, près de Pa-
lazzo Adriano, une nouvelle salse a jailli du sol en décembre 1870. Tout
récemment, en 1878, une grande éruption de boue s'est produite à la base
méridionale de l'Etna, près de la ville de Paterne. Le sous-sol de toute la
contrée est en effervescence chimique.
En dehors de la Sicile etnéenne, le principal centre de l'activité volca-
nique se trouve dans les environs de Girgenti, au lieu dit les Maccalube.
L'aspect de la plaine y change suivant, les saisons; en été, de petits cratères
emplis d'une bouillie argileuse dégagent incessamment des bulles de gaz et
déversent de la boue sur leurs talus extérieurs ; mais quand viennent les
pluies d'hiver, tous les cônes sont délayés et mélangés en une sorte de pâte
d'où s'échappe la vapeur. Au commencement du siècle, de petits tremble-
ments de terre secouaient parfois le sol, et des jets de boue et de pierre
s'élevaient en gerbes à 10 on 20 mètres de hauteur; en 1777, une érup-
tion exceptionnelle avait projeté les débris à plus de 50 mètres de haut. De
nos jours, les Maccalube sont plus tranquilles. Comme les volcans de laves,
ces laboratoires de boues ont leurs périodes de calme et d'exaspération.
Les gisements de soufre, qui sont l'une des principales richesses de la
Sicile, proviennent sans doute indirectement des foyers de lave qui bouil-
lonnent au-dessous de la contrée ; mais aucun ne se trouve sur les pentes ni
dans le voisinage immédiat du Mongibello. Les masses de soufre, éparses en
petits bassins, sont disposées de l'est à l'ouest sur plus d'un quart de la
superficie de l'île, dans les terrains tertiaires qui s'étendent de Centorbi à
Cattolica dans la province de Girgenti. Ils datent tous de l'époque miocène
supérieure et reposent sur des bancs d'infusoires fossiles exhalant une forte
odeur de bitume. Les géologues discutent encore sur la manière dont s'est
déposé le soufre, mais il semble très-probable qu'il provient de sulfure de
chaux apporté du sein de la terre par les sources thermales et décomposé
par les intempéries. La formation géologique où se trouve le soufre est
542 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
également riche en gypse et en sel gemme : en maints endroits on reconnaît
le voisinage des couches salées par des efflorescences qui se montrent à la
surface et que l'on connaît sous le nom à'occhi di sale, « yeux du sel. »
La Sicile a, comme la Grèce, le climat le plus heureux. Les hautes
températures de l'été sont adoucies par les brises marines qui soufflent
régulièrement pendant les heures les plus chaudes de la journée. Les froids
de l'hiver ne sont sensibles que par suite du manque absolu de comfort dans
les maisons, car les gelées sont inconnues et bien rarement la neige tombe
sur les pentes inférieures des montagnes. Les pluies d'automne sont fort
abondantes, mais elles alternent souvent avec les beaux jours de soleil et
n'ont pas le temps de refroidir complètement l'atmosphère. Les vents
dominants, qui soufflent du nord et de l'ouest, sont très-salubres ; mais
le sirocco, provenant généralement du sud-est, est redouté comme un
vent de mort, surtout quand il arrive sur la côte septentrionale, où il a
perdu presque toute son humidité1. Il dure d'ordinaire trois ou quatre
jours, pendant lesquels on se garderait bien de coller le vin, de saler la
viande, ou de peindre les appartements ou les meubles. Ce vent est le prin-
cipal désagrément du climat. Dans certaines parties de la Sicile, les éma-
nations des marécages sont aussi fort dangereuses, mais la faute en est à
l'homme, qui laisse croupir les eaux. C'est ainsi qu'Agosta et Syracuse, sur
la côte orientale, sont assiégées par les fièvres et que la mort défend les
approches de l'antique Himéra.
Favorisée par les conditions de température et d'humidité, la végétation
présente un caractère semi-tropical dans les plaines et les vallées basses.
Un grand nombre de plantes étrangères d'Asie et d'Afrique se sont accli-
matées facilement en Sicile. Les dattiers sont groupés en bouquets dans les
jardins et même en pleine campagne ; les plaines d'aspect tout africain qui
entourent Sciacca sont en maints endroits complètement recouvertes de
palmiers nains ou giummare, qui valurent à l'ancienne Sélinonte le sur-
nom de Palmosa; diverses espèces de cotonniers croissent sur les pentes des
collines jusqu'à l'altitude de 200 mètres ; le bananier, la canne à sucre, le
bambou, fleurissent hors des serres; la Victoria regia recouvre les viviers de
ses larges feuilles et de ses fleurs; le papyrus du Nil, inconnu dans toutes
les autres parties de l'Europe, s'unit aux grands roseaux pour obstruer le
cours de la rivière d'Anapus, dans les environs de Syracuse; naguère il
Température moyenne à Palerme et à Messine. * 1 8° G.
» » à Catane et à Girgenti 20° C.
Ecart moyen de température, de l'hiver à l'été 2 à 55° C.
Pluies moyennes à Païenne. ......„..„,,... 0m,66
SOL ET CLIMAT DE LA SICILE. 543
croissait aussi dans l'Oreto, près de Palerme, mais il en a disparu. Quoique
d'origine étrangère à l'Europe, le cactus opuntia ou figuier de Barbarie
est devenu la plante la plus caractéristique des campagnes du littoral
de la Sicile ; les coulées de lave se recouvrent en peu de temps de fourrés
inhospitaliers de cactus, aux disques de chair verdâtre hérissés d'épines.
C'est à la base méridionale de l'Etna que ces plantes du midi et tous les
autres végétaux des régions voisines des tropiques remontent le plus haut.
Sans grand effort de culture, les paysans y font croître l'oranger jusqu'à
plus de 500 mètres d'altitude, et le mélèze y pousse spontanément jusqu'à
2,250 mètres. Ces pentes tournées vers le soleil de l'Afrique sont la terre la
plus chaude de l'Europe, non-seulement à cause de leur exposition, mais à
cause du parfait abri que la masse du volcan offre contre les vents du nord
et de la couleur noirâtre des scories et des cendres, que viennent frapper
les rayons du midi.
Dans les régions revêtues d'arbres ou d'arbustes, la campagne est tou-
jours verte, même en hiver : l'oranger, l'olivier, le caroubier, le laurier-
rose, le lentisque, le tamaris, le cyprès, le pin gardent leur feuillage et
donnent ainsi à la nature une gravité douce, bien différente de la morne
tristesse de nos paysages hivernaux du nord. Avec un peu de soin, les
horticulteurs entretiennent aussi constamment la vie dans leurs jardins : il
n'y a point de primeurs en Sicile, pour ainsi dire, parce que l'on peut
obtenir les légumes frais pendant tout le courant de l'année. C'est dans le
voisinage de Syracuse que les jardins se montrent dans leur plus grande
beauté, à cause du contraste de leur merveilleuse végétation avec les roches
nues. Il en est un surtout, dans lequel on se trouve comme par enchante-
ment, au sortir d'une fissure de précipice, et qui est un lieu féerique de
verdure, d'ombre et de parfums : c'est YIntagliatella ou Latomia de' Greci,
l'une des carrières où les esclaves grecs taillaient les pierres de construction
pour les temples et les palais de Syracuse. Des orangers, des citronniers, des
néfliers du Japon, des pêchers, des arbres de Judée, aspirant à l'air libre
et montant vers la lumière du ciel, s'élèvent à la hauteur gigantesque de
15 et 20 mètres; des arbustes en massifs entourent les troncs des arbres ;
des guirlandes de lianes s'entremêlent aux branches; des fleurs et des fruits
jonchent les allées et de nombreux oiseaux chantent dans le feuillage. Au-
dessus de cet élysée d'arbres odorants et fleuris se dressent les roches cou-
pées à pic de la carrière; les unes encore nues et blanches comme aux jours
où les taillèrent les instruments des esclaves athéniens, les autres revêtues
de lierre du haut en bas ou portant des rangées d'arbustes sur chacun de
leurs escarpements.
544 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Située, comme elle l'est, sur le parcours de toutes les nations qui se sont
disputé l'empire de la Méditerranée, la Sicile doit représenter, dans sa si-
tuation actuelle, le mélange des éléments les plus divers. Sans parler des
Sicanes, Sicules et autres aborigènes, que le manque de renseignements
historiques ne permet pas de classer avec certitude parmi les autres races
d'Europe, mais qui parlaient probablement une langue sœur des idiomes
latins, on sait que les Phéniciens et les Carthaginois colonisèrent le lit-
toral el que les Grecs y devinrent presque aussi nombreux que dans la mère
patrie. Il y a vingt-six siècles déjà, la Sicile commençait à se transformer
en une terre hellénique, par la fondation de Naxos sur un promontoire
marin à la base de l'Etna. Bientôt après, Syracuse, qui plus tard devint
une république si puissante, Lentini, Catane, Megara Hyblœa, Messine,
Himéra, Selinus, Camarine, Agrigente, accrurent le nombre des cités
grecques; tout le pourtour de l'île, de même que de nos jours le lit-
toral de la Macédoine, de la Thrace et de l'Asie Mineure, devint une
autre Grèce, au détriment des populations indigènes, refoulées dans l'in-
térieur. Les côtes de Sicile n'étaient-elles pas d'ailleurs une véritable Hel-
lade par le climat, la transparence de l'air, l'aspect des rochers et des
montagnes? Le port « marmoréen » et la grande baie de Syracuse, l'a-
cropole et le mont Hybla ne forment-ils pas un paysage que l'on croirait
détaché de l'Attique ou du Péloponèse? La fontaine d'Aréthuse, que l'on
voit surgir au bord de la mer, dans l'îlot même d'Ortygie, et dont les eaux
proviennent de l'intérieur de la contrée, par-dessous un détroit marin, ne
ressemble-t-elle pas à l'Erasinos et à tant d'autres sources de l'ilellade qui
se perdent dans les gouffres des plateaux pour reparaître à la lumière dans
le voisinage du littoral? Les Syracusains disaient que le fleuve Alphée,
amant de la nymphe Aréthuse, ne se mêlait point à la mer d'Ionie : au sor-
tir des plaines de l'Elîde, il s'engouffrait sous les eaux salées pour surgir
de nouveau sur la rive sicilienne. Parfois, racontent les marins, on voyait
Alphée bouillonner au-dessus de la mer, à côté de la fontaine Aréthuse, et
dans son courant tourbillonnaient des feuilles, des fleurs et des fruits des
arbres de la Grèce. Est-il une légende qui dise d'une manière plus louchante
l'amour du sol natal? La nature tout entière avec ses fleuves, ses fontaines
et ses plantes, avait suivi l'Hellène dans sa nouvelle patrie.
Beaucoup plus peuplée qu'elle ne l'est de nos jours, la Sicile devait
compter à l'époque de sa prospérité plusieurs millions de Grecs, si l'on en
juge par les énormes populations que l'on nous dit avoir vécu dans les murs
de Syracuse, de Selinus, d'Agrîgenle. Les marchands et les soldats cartha-
ginois ont bien plus exploité le pays qu'ils ne l'ont colonisé, et quoique,
CLIMAT ET POPULATION DE LA SICILE. 54.V
pendant trois ou quatre siècles, ils aient dominé sur diverses parties de
File, ils n'y ont guère laissé que de faibles débris de murailles, des mon-
naies et des inscriptions. Ainsi que le fait remarquer judicieusement Den-
nis, les monuments les plus frappants de leur règne en Sicile sont les sites
désolés où s'élevaient autrefois Himéra et Selinus. Cependant, quelque
minime qu'ait été, relativement à celle des Grecs, la part qu'ont prise les
Carthaginois dans les croisements de la population sicilienne, et, par con-
séquent, dans les destinées ultérieures du peuple, cette part ne doit pas
être négligée : l'élément punique est entré dans le torrent circulatoire de la
nation. Il en est de même, à bien plus forte raison, pour les conquérants
romains, auxquels l'île appartint pendant près de sept siècles. Les Van-
dales, les Goths ont aussi laissé leurs traces. Les Sarrasins eux-mêmes, si
mélangés par la race, à la fois Arabes et Berbères, ajoutèrent au génie sici-
lien leur feu méridional, tandis que leurs vainqueurs, devenus leurs élèves
en civilisation, les Normands, apportèrent les qualités solides, l'audace, la
force indomptable qui animait à cette époque les rudes fils des mers boréales.
Lorsque ceux-ci mirent le siège devant Palerme en 1071, on ne parlait pas
moins de cinq langues dans l'île, l'arabe, l'hébreu, le grec, le latin, le sici-
lien vulgaire ; mais l'arabe avait si bien pris la prépondérance comme
idiome civilisé, que, même sous la domination normande, les inscriptions
des palais et des églises se gravaient en cette langue : c'est à la cour du
roi Roger qu'Edrisi rédigea sa grande géographie, l'un des principaux mo-
numents de la science. En 1225, les derniers Arabes de langage furent
déportés dans le Napolitain, mais les croisements avaient déjà profondément
modifié la race.
Plus tard, Français, Allemands, Espagnols, Aragonais ont également con-
tribué pour une plus faible part à faire des Siciliens un peuple différent de
ses voisins d'Italie par l'aspect, les mœurs, les habitudes et le sentiment na-
tional. Pour l'insulaire, tous les continentaux, même ceux des Calabres,
sont des étrangers. Le manque de communications faciles permettait aux
différents groupes de maintenir plus longtemps leur idiome et leurs carac-
tères de race. Ainsi, par un étrange phénomène, les Lombards de Bénévent,
que les Normands déportèrent dans l'île, ont gardé quelques expressions
germaniques plusieurs siècles après que toute trace du dialecte étranger eût
disparu de la Lombardie même. Encore de nos jours, environ cinquante mille
Siciliens témoignent parleur langage de leur origine lombarde. Piazza Ar-
merina,Aidone,SanFratello, Nicosia sont des localités où le patois lombard
continue de se parler. C'est à San Fratello, sur une colline escarpée de la
côte septentrionale, que le vieil idiome est resté le plus pur; à Nicosia, dans
i. G9
546 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
l'intérieur, l'accent lombard a gardé quelque chose de celui des anciens
maîtres franco-normands. D'ailleurs le dialecte sicilien, surtout dans les
districts les plus reculés de l'intérieur, n'est pas encore complètement ita-
lianisé; il contient toujours plusieurs termes grecs; en outre, beaucoup de
mots arabes et de noms de villes rappellent l'ancienne domination des Sar-
rasins. Une des expressions les plus curieuses est celle de « val », qui s'ap-
plique aux diverses provinces de la Sicile, et que l'on croit dérivée de vali,
l'ancien titre des gouverneurs politiques. L'idiome sicilien, moins sonore
que ceux du continent italien, supprime souvent les voyelles entre les con-
sonnes et change les o, et même les a et les i, en ou, ce qui rend le parler
à la fois plus dur et plus sourd; mais il se prête admirablement à la poésie.
Les chants populaires de la Sicile ne le cèdent en grâce naturelle et en choix
délicat d'expressions qu'aux admirables rispelti de la Toscane.
De tous les immigrants qui sont venus, de gré ou de force, peupler la
Sicile à diverses époques, les Albanais, dits Greci dans le pays, sont les seuls
qui ne se soient pas encore entièrement fondus avec les populations envi-
ronnantes; ils forment des groupes distincts de langage et de rites religieux
dans quelques villes de l'intérieur, et surtout à Piana de' Greci, sur une ter-
rasse qui domine au sud la conque de Palerme. Mais, si la fusion entre tous
les autres éléments ethniques semble accomplie, la différence des populations
siciliennes est néanmoins très-grande, suivant la prépondérance de telle ou
telle race dans le croisement. Ainsi les Etnéens, surtout les habitants de Ca-
tane et d'Aci-Reale, qui sont peut-être d'origine hellénique plus pure que les
Grecs eux-mêmes, puisqu'ils ne sont point mélangés de Slaves, ont une excel-
lente renommée de bonne grâce, de gaieté, de douceur, d'hospitalité, de bien-
veillance. Ce sont les plus intelligents, les plus instruits des Siciliens. Ceux
de Trapani et de San Giuliano sont, dit-on, les plus beaux, et leurs femmes
charment l'étranger par la régularité de leur visage et la grâce de leur phy-
sionomie. Les Palermitains, au contraire, chez lesquels l'élément arabe a
eu plus d'influence que partout ailleurs, ont en général les traits lourds,
disgracieux, presque barbares; ils n'ouvrent pas volontiers leur demeure
pour la mettre à la disposition de l'étranger; ils gardent jalousement l'é-
pouse dans la partie la plus sombre de leur maison ; leurs mœurs sont
encore un peu celles des musulmans.
C'est aussi dans Palerme et son district que les mœurs féroces de la guerre,
de la piraterie, du brigandage se sont maintenues le plus longtemps. Les
lois de Yomertà, « code des gens de cœur, » font un devoir de la ven-
geance. A chi ti toglie il pane, e tu toglili la vita ! (A qui te prend le pain,
éh bien, toi, prends la vie!) tel est le principe fondamental du code; mais.
POPULATIONS DE LA SICILE. 547
dans la pratique, la vengeance palermitaine n'a pas du tout la simplicité
de la vendetta corse, elle se complique parfois d'atroces cruautés. D'a-
près une statistique, peut-être exagérée, il n'y aurait pas moins de quatre
à cinq mille Palermitains affiliés à la ligue secrète de la maffia, dont les
membres s'engagent solidairement à vivre de tromperies, de fraudes et
de vols de toute espèce. Encore en 1865, les brigands étaient à peu près
les maîtres de la campagne environnante, jusque dans les provinces limi-
trophes de Trapani et de Girgenti. Ils en vinrent même, pour ainsi dire,
à faire le siège de Palerme et à la séparer de ses faubourgs ; aucun étranger
n'osait quitter la capitale, de peur d'être assassiné ou capturé par les
bandits; aucun propriétaire n'allait récolter son blé, son raisin, ses olives,
ni tondre son troupeau sans acheter un droit de passage aux malandrins.
Dix ans se sont écoulés depuis cette époque, et, malgré toutes les mesures
exceptionnelles de répression, l'association de la maffia, protégée par la
complicité de la peur et par la haine de la police étrangère, s'est mainte-
nue et fait peser la terreur sur ses ennemis.
L'histoire de la maffia est encore à faire et risque fort de rester en grande
partie un mystère. On ne la connaît guère que par les scènes de meurtre et
de répression sanglante auxquelles elle a donné lieu. Une chose est certaine,
c'est qu'elle exista, sous d'autres noms, dès l'époque des rois normands ;
tantôt elle s'accroît, tantôt elle diminue, suivant les vicissitudes de la vie
politique. Sans nul doute, la situation s'est empirée depuis vingt ans, par
suite de l'aggravation des impôts, de la misère, de la levée des conscrits, et
de tous les brusques changements qu'amène avec lui un nouveau régime
politique; le peuple, habitué à la routine des anciens abus, n'a pas eu le
temps de s'accoutumer au fardeau plus récent dont l'a chargé l'annexion
au royaume d'Italie. Néanmoins, quelles que soient les difficultés de la
transition politique, il est certain que la population sicilienne s'italianisera
dans les villes d'abord, puis, de proche en proche, dans les campagnes. La
communauté de langue et d'intérêts rattache de plus en plus l'île à la Pé-
ninsule, et désormais les deux contrées ne peuvent manquer de graviter
dans la même orbite. Pour l'Italie, l'adjonction de la Sicile pourra devenir
d'une valeur inestimable, si les Siciliens eux-mêmes, après avoir recon-
quis leur initiative, savent exploiter avec intelligence les ressources de
leur territoire. L'accroissement considérable de la population, que l'on dit
avoir presque triplé depuis 1754, est un indice des richesses naturelles
du pays. Que serait-ce donc, si la science et l'industrie succédaient défini-
tivement aux procédés barbares pour la mise en œuvre de tous ces tré-
sors?
548 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
On sait que la Sicile était jadis la terre aimée de Cérès; c'est là, dans
la plaine de Catane, que la bonne déesse enseigna aux hommes l'art de
labourer le sol, de jeter les grains, de couper les moissons. Les Siciliens
n'ont pas oublié les leçons de Demeter, puisque plus de la moitié du terri-
toire de l'île est cultivée en céréales, mais il faut dire qu'ils n'ont guère
amélioré le système de culture enseigné par la déesse aux époques fabuleuses ;
il leur est même à peu près impossible de faire mieux que leurs ancêtres,
puisque, en vertu de leur contrat avec le noble propriétaire, héritier du feu-
dataire normand, les cultivateurs sont tenus de suivre l'ancienne routine des
travaux. Presque tous leurs instruments sont encore de formes primitives, les
engrais sont à peine employés, et, dès que la semence est dans la terre, le
paysan laisse le soin de son champ à la bonne nature. Quand on parcourt les
campagnes de Sicile, on s'étonne du manque absolu de maisons. Il n'y a point
de villages, mais seulement, à de grandes distances les unes des autres, des
villes populeuses *. Tous les agriculteurs sont des citadins qui rentrent chaque
soir, à la manière antique, dans l'enceinte de la ville ; il en est qui sont obligés
de faire chaque jour un double trajet de dix kilomètres ou davantage pour
aller visiter leur champ et revenir au gîte ; seulement, il leur arrive parfois
de s'épargner la course du retour en passant la nuit dans quelque caverne ou
dans un fossé couvert de branches ; pendant la moisson et les vendanges, des
hangars élevés à la hâte abritent les travailleurs. Les vastes champs de cé-
réales qui remplissent les vallons et recouvrent les pentes doivent à cette
absence d'habitations humaines un caractère tout spécial de tristesse et de
solennité. On dirait une terre abandonnée et l'on se demande pour qui mû-
rissent ces épis.
Les champs de céréales, quoique beaucoup plus étendus que les campagnes
consacrées à toute autre culture, ont cependant une plus faible importance
par la valeur totale de leurs produits. Les terrains qui avoisinent les
cités et que l'homme peut cultiver en jardins, en vignes, en vergers, sans
avoir à faire de véritables voyages, sont une source de richesse bien autre-
ment abondante. Actuellement, la denrée de la Sicile qui a remplacé le
froment nourricier comme principal article d'exportation, c'est l'orange, la
pomme d'or des anciens. La Sicile n'est plus un « grenier », mais elle tend
à devenir un immense dépôt de fruits. Les sept grandes espèces d'orangers,
subdivisées en quatre cents variétés, sans compter de nombreuses formes bâ-
tardes, représentent déjà pour la Sicile une valeur d'environ cinquante mil-
lions de francs, et ce revenu considérable tend à s'accroître chaque année.
1 Population moyenne des communes en Sicile, en 1871 7,198 habitants.
POPULATIONS ET INDUSTRIE DE LA SICILE. 549
Le merveilleux jardin dont s'est entourée Palerme s'agrandit sans cesse, aux
dépens des anciennes" plantations d'arbres à manne et d'autres cultures, et
recouvre les pentes jusqu'à la hauteur de 550 mètres. C'est par centaines
de millions que les fruits s'exportent chaque année sur le continent d'Eu-
rope, en Angleterre, aux Etats-Unis. Les oranges de moindre valeur,
qui ne trouveraient pas d'acheteurs sur les marchés étrangers, servent à
la fabrication d'huiles essentielles, d'acide citrique, de citrate de chaux.
La Sicile a le monopole de ce dernier article, que l'on emploie en grande
quantité pour l'impression des étoffes.
Comme pays de vignobles, la Sicile occupe aussi l'un des premiers rangs
parmi les contrées de l'Europe. C'est la plus importante des provinces viti-
coles de l'Italie; elle fournit à elle seule plus du quart du vin recueilli par
la nation. D'ailleurs la culture de la vigne, dirigée en grande partie par
des étrangers, est beaucoup mieux entendue dans l'île que sur la péninsule
voisine. Marsala, Syracuse, Àlcamo, Milazzo exportent en quantité des vins
justement vantés pour leur excellence; les pentes méridionales et occiden-
tales de l'Etna, de Catane à Bronte, produisent aussi des vins auxquels la
chaleur du sol donne un feu extraordinaire; seulement, il faut que les cul-
tivateurs aient soin d'élever entre les ceps de vigne des buttes de terre qui
gardent dans leurs interstices l'humidité des pluies et la rendent ensuite aux
racines durant les sécheresses. L'Angleterre et l'Europe non italienne sont
les principaux acheteurs des vins de Sicile, ainsi que de tous ses autres
produits agricoles, les huiles, les amandes, le coton, le safran, le sumac et
la manne, distillée, comme celle des Calabres, par une espèce de frêne. Les
soies grèges, que, de tous les pays d'Europe, la grande île méditerranéenne
fut la première à produire, prennent aussi le chemin de l'étranger. Le
royaume italien perçoit les impôts de la Sicile, mais les consommateurs
anglais et français en payent leur large part.
Le grand produit minier de l'île, le soufre, s'expédie aussi presque exclu-
sivement sur les marchés étrangers, où il se vend à un prix très-élevé, à
cause du monopole commercial que possèdent les « soufriers » de la Sicile.
La teneur des gisements varie beaucoup; dans quelques roches, elle est
d'un quart ; mais lors même qu'elle est seulement d'un vingtième, il suffit
d'approcher une lampe allumée des parois de la mine pour la faire bouillir
comme de la poix. Ce procédé si simple de la cuisson est celui que l'on em-
ploie pour obtenir le soufre à l'état purifié. Les blocs extraits de la mine
sont entassés en plein air et subissent pendant un temps plus ou moins
long l'action destructive des intempéries, puis les débris du minerai sont
disposés en tas sur la flamme des fourneaux. La pierre se délite et le soufre
550 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
fondu descend dans les moules préparés pour le recevoir. Ces procédés,
suivis conformément à la routine traditionnelle, laissent perdre environ le
tiers du soufre contenu dans la roche, cependant les produits ne peuvent
manquer de s'accroître, à mesure que les procédés d'extraction seront amé-
liorés et que des routes d'accès seront ouvertes. En 1880, les solfatares de
l'île fournissaient à l'Europe environ 260 000 tonnes de soufre, d'une va-
leur de 54 millions de francs, plus des deux tiers de la quantité nécessaire à
l'industrie. On a calculé que les gisements connus de la Sicile renferment
encore de quarante à cinquante millions de tonnes de soufre; en mainte-
nant leur taux de production, elle ne seraientpas épuisées àla fin du vingt et
unième siècle. Dans certaines contrées de la Sicile, notamment au nord de
Girgenti,des villages sont construits en plâtre sulfureux et l'atmosphère est
en tout temps imprégnée de l'odeur du soufre.
Le sel gemme, qui se trouve dans les mêmes formations que le soufre,
suffirait aux besoins de l'Europe pendant un espace de temps bien plus con-
sidérable encore, car dans le centre de l'île des collines entières sont com-
posées de ce minéral ; mais le sel n'est point une substance rare, et sur ses
côtes mêmes la Sicile possède des plages très-étendues où les sauniers n'ont
qu'à ramasser en tas les cristaux fournis gratuitement par la Méditerranée.
A l'extrémité occidentale de l'île, Trapani possède un vaste territoire entière-
ment composé de marais salants, alternativement inondés et blancs de sel ;
les navires de Norvège et de Suède viennent y prendre leurs chargements.
C'est aussi dans les parages de Trapani que la mer fait croître pour les
pêcheurs le meilleur corail des côtes siciliennes. Les thons, dont la pêche a
beaucoup plus d'importance, viennent surtout se faire prendre dans les
grandes baies qui découpent le littoral entre Palerme et Trapani, tandis que
l'espadon se capture dans le détroit de Messine. Les mers de Sicile sont fort
poissonneuses, et les insulaires se vantent d'être les pêcheurs les plus habiles
de la Méditerranée occidentale.
Récemment encore, les chemins de la mer étaient presque les seuls que
connussent les Siciliens voyageurs ; c'est à la dernière extrémité seulement
qu'ils se décidaient à se rendre d'un port à un autre en prenant la voie de
terre. On peut en juger par ce fait qu'en 1866 la seule route carrossable
de l'île, celle qui mettait en communication Messine avec Palerme, par
Catane et Leonforte, n'était pas même parcourue annuellement par quatre
cents voyageurs. Encore de nos jours, l'état de la viabilité est tout à fait
primitif dans la plus grande partie de l'île; de très-importantes mines de
soufre et de sel ne communiquent avec la mer que par les sentiers de mu-
lets, et les habitants mêmes du pays s'opposent à la construction des
INDUSTRIE DE LA SICILE. 551
routes, de peur que l'industrie des âniers employés au transport ne soit
compromise par l'introduction de nouveaux véhicules. Le chemin qui réunit
le port commerçant de Terranova à la ville de Caltanissetta est resté plus
de vingt années en construction, et pourtant c'était la seule route qui
mît le littoral en rapport avec les campagnes de l'intérieur. Le réseau de
chemins de fer qui doit rejoindre les trois côtés du triangle sicilien, mais
auquel on travaille avec une extrême lenteur, remédiera en partie à ce
manque de routes et donnera un essor considérable au commerce de l'île1.
Déjà les tronçons terminés, dont la longueur totale est d'environ 500 kilo-
mètres, servent à un mouvement d'échanges de quatre à cinq fois plus élevé
en proportion que celui des lignes de la Calabre.
La capitale de la Sicile, Païenne « l'heureuse », est l'une des principales
cités de l'Italie ; sous la domination arabe, elle dépassait toutes les villes
de la Péninsule par le nombre de ses habitants, et maintenant elle n'est
distancée en population que par Naples, Milan et Rome ; chaque nouveau
recensement témoigne de ses progrès rapides. Nulle ville d'Europe ne
jouit d'un plus délicieux climat, nulle n'est plus charmante à voir de loin
et ne repose mieux dans un nid de verdure et de fleurs. Ses monts
superbes, aux flancs nus, à la base percée de grottes, encadrent un merveil-
leux jardin, la fameuse « Conque d'or», au milieu de laquelle se montrent
les tours et les dômes, les fûts à éventail des palmiers, les branchages étalés
des pins, et que domine au sud la masse énorme des églises et des couvents
de Monreale. Une seule ville sicilienne peut se comparer à Palerme pour la
beauté, sa voisine Termini, qui mérite vraiment l'épithète de la « splendi-
dissime » dont elle se gratifie. Cette antique cité grecque, où jaillissent les
eaux thermales qui rendirent aux membres du divin Hercule la force et
la souplesse, s'étale en amphithéâtre sur les pentes d'une terrasse qu'un
isthme verdoyant relie à la superbe montagne de San Calogero, rayée de
sillons blanchâtres et flanquée de contre-forts herbeux. C'est un admirable
paysage, complétant le tableau presque incomparable, qui se déroule à
l'ouest jusqu'au Monte Pellegrino de Palerme, par les jardins de Bagaria et
le promontoire .qui porta la cité phénicienne de Solunto.
La splendeur des campagnes contraste avec la misère et la laideur de la
1 Commerce de la Sicile, comparé à celui de l'Italie :
1854. Sicile. . 60,000,000 francs. Italie d, 000,000,000 francs.
1867 150,006.000 » » 1,862,000,000 »
1873 250,003,000 * » ..... 2,500,000,000 »
552" NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
plupart des quartiers de la capitale. Palerme a des édifices somptueux ;
elle a sa cathédrale si richement décorée et couverte de sculptures du fini
le plus admirable; elle a, dans le palais royal, sa chapelle Palatine, monu-
ment unique dans son genre, entièrement revêtu de mosaïques et réunissant
à la fois, par une combinaison des plus harmonieuses, les diverses beautés
de l'art byzantin, de l'art mauresque et du roman ; par son église de Mon-
reale, ville assez rapprochée pour mériter le nom de faubourg, Palerme
peut opposer à Piavenne un ensemble prodigieux de tableaux en mosaïque ;
mais en outre de ces édifices, de palais d'architecture arabe, de quelques
monuments modernes et des deux grandes rues qu'un gouverneur espagnol
a fait croiser à angle droit au centre mathématique de Palerme, afin de
tracer ainsi le signe de la croix sur la ville entière, la cité populeuse n'offre
guère que de sombres ruelles et des maisons sales et branlantes, aux fe-
nêtres pavoisées de guenilles. Naguère Païenne ne méritait point son nom
grec de « port de tous les peuples » . Enserrée de montagnes et privée de
communications faciles avec l'intérieur, elle n'avait de trafic avec l'étranger
que pour sa consommation locale et les produits de ses pêcheries et de ses
jardins. D'un tiers plus peuplée que Gênes, elle est encore deux fois moins
commerçante ; mais l'activité de son port s'accroît rapidement.
En proportion du nombre de leurs habitants, les deux ports occidentaux
de l'île, Trapani, antique cité carthaginoise comme Palerme elle-même,
bâtie sur une péninsule qui s'avance en forme de faux dans la mer, et
Marsala, la ville aux vins fameux, ont une vie commerciale supérieure à
celle de leur capitale. Quoique presque entièrement dépourvue de routes de
communication avec l'intérieur de l'île, et non encore réunie à Palerme
par un chemin de fer direct, Trapani, dont les habitants sont depuis long-
temps célébrés pour leur initiative, possède un mouvement d'échanges fort
considérable ; elle exploite très-activement, nous l'avons vu, les salines des en-
virons, qui sont parmi les plus vastes du littoral delaMéditerrannée1, elle s'oc-
cupe avec succès de la pêche du thon et du corail, des éponges même, et ses
artisans sont fort habiles comme fabricants de toiles et de lainages, polisseurs
de marbre et d'albâtre, monteurs de corail et bijoutiers ; elle possède un
excellent port, profond de 4 à 7 mètres, et sa rade est bien abritée par le
groupe des îles /Egades.Le port de Mazzara, ancienne capitale de la province
ou « val » de Mazzara, et débouché des deux villes importantes de Castelve-
1 Salines de la province de Trapani en 1865 :
Trapani 560 hectares. 36,400 tonnes. 400,000 francs.
Marsala 286 » 18,600 » 205,000 <>
846 hectares. 55,000 tonnes. 605,000 francs.
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555
PALERME, TRAPANI.
trano et de Salemi, aux campagnes ombreuses, se trouve à proximité plus
grande de la Tunisie et, grâce au chemin de fer qui l'unit à Palerme et au
reste de la Sicile, est à la tète de ligne de tout le réseau européen vers l'Afri-
que ; mais il n'offre aux navires qu'un abri précaire. Quant à Marsala, la
Mars-et-Àllah ou « havre de Dieu » des Arabes, son port, que combla
TRAPAM ET MARSALA.
li3°Ea*Gr
Echelle de 1: 270.000
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Charles-Quint, par crainte des incursions barbaresques, et qui fut, ainsi trans-
formé pour trois siècles en un étang, n'a été reconstruit que tout récem-
ment et n'est pas assez profond pour servir au grand commerce; il ne sert
qu'à l'expédition du sel et des vins du pays, si appréciés dans la Grande-
Bretagne et en France. Marsala est bâtie sur l'emplacement de l'antique
Lilybceum, qui aurait eu, suivant Diodore, jusqu'à 900,000 habitants dans
556 NOUVELLE GÉOGIUPIIIE UNIVERSELLE.
ses murs ; mais ce qui en fait la célébrité dans l'histoire moderne est le
débarquement de Garibaldiet des Mille, en 1860. La ville de Marsaîa fut le
point de départ de l'étonnante marche triomphale qui devait se terminer
parla bataille du Volturne et la prise de Gaëte. Le premier conflit eut lieu
près de la ville de Calatafimi, sur la route qui mène à Palerme par les
villes populeuses d'Àlcamo, perchée sur une colline de roches arides, roses
ou d'un brun fauve, et de Partinico, située dans une riche « conque » de
jardins qui s'incline au nord vers le golfe de San Yito et ses pêcheries de
thons.
Le grand centre commercial de la Sicile, le seul port de l'île qui soit un
lieu de rendez-vous naturel pour les navires de toutes les nations, est Mes-
sine « la noble », la ville centrale du bassin de la Méditerranée. Messine
est l'étape nécessaire de tous les bateaux à vapeur qui desservent l'immense
commerce maritime entre les pays de l'Europe occidentale et les contrées
du Levant. Sa rade est d'ailleurs un excellent refuge pour les bâtiments, et
les vaisseaux du plus fort tonnage peuvent y entrer sans crainte1. En outre,
quand les navires venus de la mer Tyrrhénienne n'osent pas, durant les
tempêtes, se confier aux courants périlleux du détroit, ils ont le sûr avant-
port que leur offre Milazzo, débouché des riches et populeuses campagnes
dePatti et de Barcéllona ; une péninsule recourbée, percée de grottes qui,
d'après la légende homérique, servaient d'étables aux bœufs du Soleil,
ancêtres des grands bœufs roux de l'île, se prolonge en cet endroit vers le
groupe des îles Eoliennes et défend la rade contre les vents dangereux de
l'ouest. Le port de Messine, formé par une plage basse qui se détache de la
rive à angle droit et se recourbe en pleine mer comme une faucille, — d'où
le nom de Zancle donné à la cité, — est si heureusement disposé par la na-
ture, que les brise-lames sembleraient en avoir été construits par l'homme:,
1 Ports de Sicile ayant un mouvement de navigation de plus de 70,000 tonneaux, en 1875 :
Messine 10,865 nav. 1,648,650 tonn.
Palerme. . . '. , 10,454
Catane 5,860
Trapani. . 6,499
Porto-Empedocle (Girgenti) 2,466
Licata .' 1,595
Syracuse , 1,880
Terranova : 1,447
Marsala. 2,064
Sciacca. . ,. . . 761
Milazzo. 1,190
Cefalù 841
Riposto (Giarre). . . . 1,701
1,507,000
555,750
568,000
507,150
195,000
180,000
111,900
104,000
88,000
85,000
70,600
70,200
Sicile entière, avec les YEgades et les iles Eoliennes. . 70,974 nav. 5,942,700 tonn.
MARS AL A, MESSINE. 557
les anciens y voyaient la faux que Saturne, le père des dieux, avait laisse
tomber dans la mer d'ïonie. Malheureusement, Messine est exposée aux vents
du nord et du sud ; en outre, elle se trouve située sur la ligne de jonction
qui réunit les deux foyers volcaniques de la Sicile et de l'Italie méridionale,
et peut-être que sa position dans l'espèce de fossé formé par le détroit con-
tribue encore à augmenter le danger. Peu de cités en Europe sont plus direc-
tement menacées que Messine par les tremblements du sol. On y voit encore
quelques traces de la terrible secousse de 1785, qui coula tous les navires du
port, sapa par la base les palais du rivage et fit périr plus de mille per-
sonnes sous les décombres ou dans les eaux. De premières secousses pré-
monitoires avaient donné aux Messinois le temps de s'enfuir.
Catane, la « Sous-Etnéenne », car tel est le sens de son nom grec, est me-
nacée comme Messine, non-seulement par les tremblements déterre, mais
aussi par les coulées de lave. Comme Messine, elle est une ville de
prospérité commerciale : elle a la surabondance de produits agricoles
comme ses voisines situées à la base du volcan : Aci-Reale, entourée de
ses bois d'orangers, enrichie par les eaux thermales de Santa Venere; Giarre,
aux longues rues où flotte une poussière couleur de rouille ; Paternô, voi-
sine d'un volcan de boue et riche en sources thermales ; Adernô, dressée
sur son haut rocher de lave; Bronte, à l'étroit entre deux coulées de sco-
ries ; Randazzo, que dominent encore de vieux édifices normands. Mais
Catane possède en outre le monopole pour l'exportation de toutes les den-
rées de l'intérieur de l'île; c'est le chef-lieu des districts orientaux, les plus
riches et les plus civilisés, la gare principale des chemins de fer de l'île et
le poiiat de jonction des routes les plus nombreuses ; aussi le port, que lui
donna un courant de lave au milieu du seizième siècle, et que rétrécit en-
suite la grande coulée de 1669, est-il tout à fait insuffisant; on l'a récem-
ment agrandi. Catane est la patrie de Bellini.
Il est tout naturel que dans une île dont aucune localité ne se trouve à
plus de 60 kilomètres de la mer à vol d'oiseau, les grandes villes aient
toutes obéi à la force d'attraction du commerce pour s'établir sur les
rivages. Cependant plusieurs agglomérations de quelque importance ont
dû se former aussi dans l'intérieur, au milieu des campagnes les plus fer-
tiles et aux points de croisement, sinon des routes, du moins des voies natu-
relles de trafic. Ainsi, Nicosia, la ville lombarde, située au débouché méri-
dional des montagnes de Madonia, est le lieu de passage forcé entre la riche
plaine de Catane et les villes du nord de la Sicile. De même, Corleone est
l'étape intermédiaire entre Palerme et les côtes du versant africain. Castro-
Giovanni, l'antique Enna, occupe également une de ces situations privilé-
558 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
giées, car elle s'élève presque au centre géométrique de la Sicile, sur un pla-
teau d'où l'on contemple un immense horizon et que les anciens disaient
être « l'ombilic » de la Trinacrie : près de la ville, les habitants montrent en-
core une grosse pierre qu'ils disent être l'autel de Gérés. Piazza Armerina
« l'opulentissime » et Caltagirone, dite la gratmima, à cause de la fécon-
dité de ses campagnes, sont toutes les deux plus populeuses que la cité cen-
trale de la Sicile, et font un commerce assez actif par l'entremise de Terra-
nova, bâtie, au milieu des champs Géloïques, si célèbres par leur fécondité,
sur l'emplacement de l'antique Gela et avec les débris de ses temples et de
ses palais. Plus à l'ouest, Caltanissetta, chef-lieu de la province de son nom,
et sa voisine Canicatti, à peine moins peuplée, alimentent de leurs denrées
d'exportation la rade fort commerçante de Licata.
Vers le sommet de l'angle méridional de la Trinacrie, les groupes de
population éloignés de la mer sont également en assez grand nombre. Les
deux villes importantes de Modica et de Ragusa sont à quelques kilomètres
l'une de l'autre ; Spaccaforno et Scicli, plus voisines de la mer, ne sont cha-
cune qu'à une quinzaine de kilomètres de Modica ; vers l'ouest, l'indus-
trieuse Comiso, entourée de champs de coton, et Vittoria, dont les plaines
salines fournissent en abondance au commerce de Marseille la cendre de
soude, ne sont séparées que par la vallée où coule parfois la rivière Hippa-
ris, célébrée par Pindare. Noto, ancien chef-lieu de la province que forme la
partie méridionale de la Sicile, est bâtie, comme presque toutes les cités de
cette partie de l'île, à une certaine distance du rivage; mais sa ville
jumelle, Avola, s'élève au bord de la mer Ionienne. Noto et Avola ont été
toutes les deux renversées par le tremblement de terre de 1695, et toutes
les deux se sont reconstruites avec une régularité géométrique, à plusieurs
kilomètres de l'endroit qu'elles occupaient jadis. Les campagnes d'Avola,
quoique peu fertiles naturellement, sont parmi les mieux cultivées de la
Sicile : c'est la seule région de l'Italie où la production de la canne à
sucre ait jamais eu quelque importance industrielle.
Au nord de l'arête principale des collines qui vont en s'abaissant vers
l'angle méridional de la Sicile, d'autres villes enferment dans leurs murs
toute la population agricole de la contrée. Lentini est l'antique Leontium,
qui se vantait d'être la plus ancienne cité de toute la Sicile, et dont les habi-
tants montrent les grottes qu'ils disent avoir été les demeures des Lestry-
gons anthropophages ; elle n'est aujourd'hui qu'une pauvre cité rebâtie en
entier depuis le tremblement de terre de 1695. Militello s'est relevée
depuis la même époque, et Granmichele a été fondée au dix-huitième siècle
pour recueillir les habitants de la ville d'Occhialà, également démolie par
YILLES DE LA SICILE.
559
les secousses du sol. Vizzini et Licodia di Vizzini sont remarquables sur-
tout par leurs coulées de lave alternant avec des lits de fossiles marins, et
K° 103. POr.T DE SYRACUSE.
3HÉ
15° S'Est de Gt
Echelle de 1.100. 000
E31.Î.
Mineo est voisine du petit cratère de la mare des Palici. Les chants popu-
laires de Mineo sont fameux dans toute la Sicile : dans un jardin des envi-
rons se trouve une pierre merveilleuse, la « pierre de la poésie » ; tous
ceux qui viennent la baiser, dit la légende, se relèvent poètes.
560 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
La partie méridionale de la Sicile, si riche en centres agricoles, est au
contraire fort pauvre en ports naturels ; sur la mer d'Afrique elle n'a-
vait naguère que des rades ouvertes et des plages basses ; mais sur la
mer Ionienne elle a deux havres sûrs, ceux d'Agosta et de Syracuse, qui
se ressemblent d'une manière étonnante par la forme générale de leurs
contours et par la position des villes insulaires qui les dominent. Agosta ou
Augusta, héritière de la cité grecque de Megara Hyblœa, n'est plus qu'une
ville militaire assiégée par la fièvre ; Syracuse, l'antique cité dorienne, qui
fut pour un temps la ville la plus populeuse et la plus riche de tout le
bassin de la Méditerranée, n'a plus d'autre rang que celui de simple chef-
lieu de sa province. Cette ville, qui célébrait encore au siècle dernier sa
grande victoire sur Athènes, n'est qu'une ruine; son port « marmoréen »,
jadis entouré de statues, ne reçoit plus que des canots, et son grand port, qui
pouvait contenir des flottes et où se livrèrent des batailles navales, est presque
désert. Ce qui reste de la ville est entièrement enfermé dans l'îlot d'Ortygie,
que des fortifications, un fossé en partie artificiel, et malheureusement aussi
les marécages insalubres de Syraka, qui ont donné leur nom à la cité, sépa-
rent de la terre de Sicile : c'est là, sur cette petite colline, achetée jadis pour
un gâteau de miel, que se groupe toute la population. La vaste péninsule
où s'étendait jadis la ville proprement dite n'a plus d'habitants sur ses
roches calcaires, si ce n'est quelques fermiers dans les maisons de campagne
qui bordent les canaux d'arrosage. Des colonnes dressées au bord de l'Àna-
pus, issu de la fontaine de Cyane, ou « l'Azurée », les fortifications des Epi-
poles et d'Euryelum, bâties par Archimède et connues aujourd'hui sous le
nom bien mérité de Belvédère, des restes de bains nouvellement découverts,
un autel énorme de cent quatre-vingt-quinze mètres de longueur, sur lequel
les prêtres faisaient rôtir et monter en fumée toute une hécatombe, un am-
phithéâtre, un théâtre admirable où vingt-quatre mille spectateurs, assis sur
leurs sièges de pierre, pouvaient embrasser d'un coup d'œil la ville entière,
ses temples et ses flottes, tels sont les débris grandioses des édifices élevés
jadis par les Syracusains. Mais rien ne donne une idée plus grande de ce que
fut autrefois la cité populeuse que les profondes carrières ou lalomie (lau-
tumise), taillées parles esclaves, et les allées souterraines des catacombes,
où furent ensevelis des millions de cadavres, dont il ne reste plus rien : ces
galeries, plus considérables que celles de Naples mêmes, et beaucoup plus
régulières, ne sont déblayées que sur une faible partie de leur étendue et des
fouilles ultérieures nous tiennent peut-être en réserve d'importantes décou-
vertes. Jadis, le sommet de l'îlot d'Ortygie, ainsi nommé en souvenir de la
Délos des Cyclades, était couronné par une acropole où se dressait un temple
SYRACUSE. 565
de Minerve, rival du Parthénon d'Athènes, et que les marins sortis du port
devaient contempler en tenant dans la main un vase plein de charbons
ardents pris sur l'autel de Jupiter. Ce temple existe encore en partie;
mais, chose douloureuse à dire, ses belles colonnes de marbre ont disparu
sous un masque de moellons et de mortier qui sert de muraille à une église
du plus mauvais goût; le monument est toujours là, mais les modernes en
ont fait une bâtisse informe.
D'autres ruines helléniques, dont quelques-unes sont admirables, font
rivaliser la Sicile, aux yeux de l'artiste, avec la Grèce elle-même ; les
temples y sont même plus nombreux que dans la mère patrie. Girgenti,
l'antique Acragas ou Agrigente, qui eut, comme Syracuse, des habitants
par centaines de milliers, et qui de nos jours est non moins déchue
que Syracuse, possède les ruines et les vestiges d'au moins dix édifices
sacrés, dont l'un, celui de Jupiter Olympien, le plus grand de toute la Sicile,
a servi à la construction des jetées de Girgenti; un autre, celui de la
Concorde, est le mieux conservé de tous les temples grecs en dehors de
l'Hellade. La ville actuelle n'occupe que l'emplacement de l'ancienne
acropole, sur une assise de grès coquillier, d'où l'on voit le sol s'abaisser
en forme de marches vers la mer. Son principal édifice, la cathédrale, a
pris, au sommet de la colline, la place du temple de Jupiter Atabyrios,
dont les débris ont servi à la construction du monument moderne;
même ses fonts baptismaux sont un sarcophage antique devenu fort célèbre
par les recherches et les discussions des archéologues : il représente les
amours de Phèdre et d'Hippolyte. Jadis Agrigente descendait jusqu'à trois
kilomètres de la mer : ce sont les grands temples qui indiquent la limite
méridionale de l'ancienne enceinte. Le port actuel, auquel on a donné le
nom de Porto-Empedocle, en l'honneur de l'un des enfants les plus illustres
de la cité fameuse, est situé à l'ouest de l'ancien port hellénique ou
emporium, à six kilomètres de la ville ; c'est d'ailleurs l'escale de la côte
du sud où le mouvement des échanges est le plus actif; exportant une
grande quantité de soufre, elle occupe le premier rang pour la valeur des
expéditions.
Sciacca, autre ville de commerce et de pêche, voisine d'un banc de corail
nouvellement découvert, se dit aussi l'héritière d'une cité grecque, Sélinus
ou Sélinonte, quoique celle-ci s'élevât jadis à vingt-cinq kilomètres plus à
l'ouest, sur la côte, au sud de Caslelvetrano. Il ne reste de Sélinonte
que des ruines, mais des ruines énormes, qui de loin ressemblent à des
tours. Les sept temples qui s'élevaient sur les bords du détroit d'Afrique ont
été tous presque entièrement renversés par des tremblements de terre, sinon
5U NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
par les hommes, mais ils présentent encore des restes du style dorique le
y> (og. — GÏRGEN'TI, PORTO-EJIPEnOCLE ET LES MACCALUBE.
EcKelLc de 1:100.000
plus pur ; les métopes de trois temples, appartenant à trois âges différents,
sont conservées au musée de Palerme, dont elles ont formé le premier noyau
et dont elles sont encore l'ornement par excellence.
AGRIGENTE, SÉLINONTE, SÉGESTE.
5G5
Sur le versant opposé de l'île, Ségeste n'est plus ; mais, au milieu du dé-
sert pierreux où elle se trouvait jadis, s'élève un temple parfaitement intact,
quoique non complètement achevé, que le silence et la solitude rendent
d'autant plus auguste. Et combien d'autres restes moins importants
de l'art grec offre encore la Sicile, sans compter les immenses nécropoles
de Pantalica, de Palazzolo, d'Ispica, dans la partie sud-orientale de File,
et les monuments romains où persiste l'influence de l'art grec, tels
que le théâtre de Tyndaris, en face des îles Eoliennes, et celui bien au-
trement beau de Taormine, en vue du cône de l'Etna ! Le contraste est
grand entre ces étonnantes ruines du passé de la Sicile et tous les monu-
ments élevés depuis par les Byzantins et les Arabes, les Normands, les
Espagnols et les Napolitains. Ce n'est point de progrès, mais d'une
lamentable décadence que témoigne cette étude comparée des édifices.
Hélas ! que sont les Syracusains de nos jours en comparaison des conci-
toyens d'Archimède î
En Sicile, peut-être mieux encore qu'en Ligurie, en Provence et en Cata-
logne, les villes offrent des exemples frappants de ce phénomène de dépla-
cement graduel qu'amènent avec eux les changements des mœurs et du
milieu1. Au temps de leur puissance, les vieilles cités grecques pouvaient des-
cendre hardiment vers les plages ; mais quand vinrent les dangers incessants
de guerre et de rapine, surtout au moyen âge, quand les corsaires barba-
resques écumaient les mers environnantes et que le brigandage régnait dans
l'intérieur de l'île comme la piraterie sur les plages, presque toutes les
villes siciliennes avaient escaladé les hauteurs, et leurs bas faubourgs, tom-
bés en ruines, avaient fini par disparaître. Girgenti en est un exemple.
Quelques villes sont même dressées sur des forteresses naturelles presque
1 Communes de la Sicile ayant plus de 15,000
Palerme(Palermo) 1er janv. 1879. 231,850 hab.
Messine (Messina) ...» 120,900 »
Calane (Catania) .... » 90,900 »
Aci-Reale » 38,050 »
Marsala » 37,550 »
Trapani. . ...... » 37,350 »
Modica . » 55,800 »
Caltagirone » 27,950 »
Caltanisselta » 27,900 »
Ragusa Superiore. ...» 23,950 »
Syracuse (Siracusa). . . » 25,700 »
Canicatti » 22,350 »
Alcamo. ....... » 22,500 »
Paterne
habitants :
Termini Imerese. Ierjanv.l879. 21,950 hab,
Agrigente (Girgenti). ...» 21,900 »
Barcellona(PozzodiGotto). » 21,700 »
Castelvetrano » 21,500 »
Partinico » 21,250 »
Sciacca » 21,100 »
Piazza Armerina. . . (1871). 18,250 »
Vittoria (1876). 17,900 »
Monte San-Giuliano ...» 17,500 »
Giarre » 17,400 »
Comiso » 16,700 »
Noto » 16,600 »
Monreale » 16,200 »
. . . 15,800 hab.
566 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
inexpugnables sans le secours de l'art. Telle est Centuripe ou Centorbi, qui
s'allonge sur le taillant même d'une arête de rochers, immédiatement à
l'ouest du Simeloetdes laves de l'Etna; telle est aussi, dans son enceinte de
murs antiques, San Giuliano, la ville d'Astarté, puis de Vénus, qui, du haut
de sa pyramide de 700 mètres de hauteur, riche en veines de métal, domine
la mer de Trapani. Mais, grâce au retour de la paix, les habitants se fatiguent
de leurs escalades et de leurs descentes journalières, et là où les marécages
n'ont pas envahi les terres basses, ils abandonnent leurs aires d'aigle pour
se loger au bord de la mer ou sur les routes qui passent dans la plaine. Sur
toute la côte septentrionale, de Palerme à la pointe de Messine, chaque ma-
rina de la plage s'agrandit peu à peu aux dépens du borgo de la crête, et
l'ancienne ville finit par se transformer en ruines se dressant comme un
amas de rochers blancs sur des roches plus grises : c'est un squelette de ville
se dressant au-dessus de la cité vivante. Cefalù, le Kephaladion des Grecs,
présente, mieux que toute autre ville sicilienne, le bizarre contraste de ses
deux emplacements successifs. En bas est la ville actuelle, blottie à la base
du promontoire, sur un étroit talus de débris; en haut, tout le pourtour
de la roche est encore festonné d'une muraille «à créneaux, mais sur le
plateau même il ne reste plus que des pâtis pierreux; tout édifice a disparu,
si ce n'est pourtant un petit temple cyclopéen, le plus vénérable débris
de la Sicile par son ancienneté, ruine de trente siècles, que n'a pu encore
ronger le temps.
ILES ÉOLIEjNNES.
Les îles Eoliennes ou de Lipari, quoique séparées de la Sicile par un
détroit de plus de 600 mètres de profondeur, peuvent être considérées
comme une dépendance de la grande île : ce sont, dirait-on, de petits vol-
cans nés à l'ombre de l'Etna. Situées en partie sur la ligne de jonction qui
réunit au Vésuve la haute montagne fumante de la Sicile, elles appartien-
nent probablement à la même ère de formation, et ne sont peut-être que
les évents distincts d'un seul et même foyer sous-marin ayant crevassé en
trois fissures étoilées le fond de la mer Tyrrhénienne. Chacune des îles n'est
qu'un amas de débris rejetés, laves, cendres ou pierres ponces; toutes ont
gardé leur aspect de volcans solitaires ou agglutinés en groupes ; deux îles
même, Vulcano et Stromboli, sont encore dans leur période d'activité, et
leurs flammes, leurs fumées ondoyantes servent toujours d'indices aux ma-
rins et aux pêcheurs pour leur faire pressentir les changements de tempé-
rature et les variations du vent. Il est très-probable que les divers phéno-
SICILE, ILES ÉOLIENNES. b67
mènes volcaniques, interprétés avec intelligence pour la prédiction du
temps, ont été la raison qui a fait mettre l'archipel sous l'invocation
d'Éole ; c'est là que le dieu se révélait aux matelots.
L'île de Lipari est à la fois la plus étendue du groupe et celle qui se
trouve au centre de divergence des crevasses sous-marines. Elle est aussi de
beaucoup la plus populeuse et renferme à elle seule les trois quarts des ha-
bitants de l'archipel. Sur la rive orientale, une ville considérable s'élève en
un double amphithéâtre, aux deux pentes d'un promontoire que couronne
un vieux château. Une plaine bien cultivée en oliviers, en orangers, en
vignes, qui donnent d'excellents produits, s'étend autour de la ville ; les
déclivités des montagnes environnantes sont elles-mêmes couvertes de champs
jusqu'au voisinage du sommet. Comme en Sicile même, la population s'est
recrutée des éléments les plus divers depuis l'époque où des colons grecs de
Rhodes, de Cnide et de Sélinonte sont venus conclure alliance avec les au-
tochthones, et maintenant plus que jamais le sang des Lipariotes se renou-
velle constamment par les immigrations qu'amène le commerce et par l'ar-
rivée de nombreux bannis de la Calabre, anciens brigands devenus tran-
quilles bourgeois de l'île. Toute cette population peut multiplier en paix
dans la petite île, car les volcans de Lipari sont en repos depuis plusieurs
siècles : c'est là probablement ce que signifie la légende des Lipariotes,
d'après laquelle San Calogero aurait chassé les diables de leur île pour les
enfermer dans les fournaises de Vulcano ; on peut en inférer que la fin des
éruptions date de l'établissement du christianisme à Lipari, vers le sixième
siècle. L'activité souterraine, dont les deux centres principaux étaient le
Sant' Angelo et le Monte délia Guardia, ne se manifeste plus que par des
sources thermales et par des exhalaisons de vapeurs chaudes, que l'on uti-
lise depuis l'antiquité pour la guérison des maladies. Cependant le sol de
l'île est fréquemment secoué. Le tremblement de 1780 fut si violent, que les
habitants effrayés se vouèrent spontanément à la Vierge ; un an après, Do-
lomieu les trouva portant tous au bras une petite chaîne pour montrer
qu'ils s'étaient faits les esclaves de la madone « libératrice » .
Lipari est une terre promise pour le géologue, à cause de l'extrême
variété de ses laves. Une de ses hauteurs, le Monte délia Castagna , est en
entier composé d'obsidienne ; une autre colline élevée, le Monte ou Campo
Bianco, consiste en pierres ponces qui de loin ressemblent à des champs de
neige. De longues coulées pareilles à des avalanche? remplissent toutes les
ravines, du sommet de la montagne au rivage de la Méditerranée ; dans le
voisinage de l'île, les eaux sont parfois couvertes de ces pierres flottantes,
qui ressemblent à des flocons d'écume : on en trouve jusque sur les côtes
563 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
de la Corse. C'est l'île de Lipari qui approvisionne de ponce tous les in-
dustriels de l'Europe1.
Vulcano, au sud de Lipari, contraste étrangement avec l'île riante dont
la sépare un détroit d'un kilomètre à peine dans sa partie la moins large.
À l'exception du versant méridional, où les pentes rougeâtres sont zébrées
de quelques nuances de vert dues aux plants de vignes et d'oliviers, Vulcano
ne présente aux regards que des scories nues ; c'est bien ainsi que doit être
l'île anciennement consacrée à Vulcain. La plupart des roches sont noires
ou d'un beau rouge comme le fer, mais il en est aussi d'écarlates, de
jaunes, de blanchâtres ; presque toutes les couleurs sont représentées dans
ce cirque de l'enfer, moins celle que donne la verdure. L'île est double ; au
nord s'élève le Vulcanello, petite montagne d'éruption qui surgit de la mer
à une époque inconnue et qu'un isthme de cendres rougeâtres réunit au
volcan principal vers le milieu du seizième siècle. La montagne centrale est
percée d'un cratère de 2 kilomètres de circonférence, d'où les vapeurs
s'échappent en tourbillons. L'air est saturé de gaz où domine une odeur
sulfureuse difficile à respirer. Un bruit incessant de soupirs et de siffle-
ments emplit l'enceinte, et de tous les côtés on voit entre les pierres de
petits orifices d'où s'élancent les vapeurs. Quelques-unes des fumerolles ont
une température supérieure à 560 degrés. D'autres jets moins chauds se
font jour en diverses parties de l'île et même jusque dans la baie. De&
bords du grand cratère, on aperçoit des nuages de vapeur qui montent du
fond de la mer et se développent en larges volutes blanches semblables
d'aspect à des boues argileuses. Les éruptions violentes sont rares, puisque
dans le dix-huitième siècle on n'en a compté que trois ; la dernière ,
celle de 1875, s'est produite après un repos de cent années. Naguère la
population de Yulcano se composait de quelques malheureux bannis chargés
de recueillir le soufre et l'acide borique du cratère et de fabriquer en outre
un peu d'alun. Chaque semaine on leur portait des vivres de Lipari ; mais
un Écossais entreprenant s'est récemment emparé du grand laboratoire de
produits chimiques offert par le cratère de Vulcano : il a fondé près du
1 Superficie. Population en 1871.
Lipari 52 kil. car. 14,000 hab.
Vulcano 25 » » 100 (?)
Panaria et îlots voisins ... 20 » » 200 »
Stromboli 20 » » 500 »
Salina 28 » » 4,500 »
Felicudi 15 » » 800 »
Alicudi,. ........ 8 » » 300 »
148 kil. car. 18,400 hab.
LIPARI, VULCANO, STROMBOLI.
5G9
port une usine considérable, et quelques arbres plantés autour de sa rési-
dence d'architecture mauresque ont changé un peu l'aspect formidable de
la contrée.
Moins grande que Lipari et que Vulcano, l'île la plus septentrionale de
l'archipel, Stromboli, l'antique Strongyle, est de beaucoup la plus célèbre,
à cause de ses éruptions fréquentes; depuis l'antiquité la plus reculée, il
est peu de marins qui, passant à sa base, n'en aient vu flamboyer la cime.
Très-souvent on observe un véritable rhythme dans le jeu des bouches du
cratère, ouvertes au milieu des trois enceintes concentriques, en partie
N° 107. — PARTIE CENTRALE DE L ARCHIPEI, EOLTEN*.
Gra ve chez TE'.-liard -
égueulées, qui forment la partie supérieure du volcan; de cinq en cinq
minutes, et quelquefois plus fréquemment encore, les laves se gonflent en
ampoules dans la chaudière, puis font explosion en lançant dans l'espace
des tourbillons de vapeur accompagnés de fragments solides. Mais, comme
au temps de Strabon, ces éruptions, fort agréables à voir à cause de la
splendeur de leurs feux, n'ont rien de dangereux, et les Stromboliotes
vivent sans crainte à la base du volcan, sans que jamais leurs vignes et
leurs olivettes soient endommagées par des coulées de lave; cependant le
\olcan a eu aussi ses moments d'exaspération, car les cendres du Stromboli
ont été maintes fois portées jusque sur les côtes de Calabre, à la distance
I. 7-2
570 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
de plus de 50 kilomètres. Il est très-probable que, dans la lutte du feu
contre les eaux, celles-ci l'ont emporté, car l'îlot de Stromboluzzo, que l'on
voit se dresser comme un phare au nord de l'île et contre lequel les vagues
de tempêtes viennent se briser en fusées, faisait autrefois partie de la terre
voisine ; il en a été séparé par les érosions de la mer.
Le groupe des îles de Panaria, entre Stromboli et Lipari, a eu égale-
ment à subir beaucoup de changements, s'il est vrai, comme le pensent
Dolomieu et Spallanzani, que ce soient là les débris d'une île occupant
jadis tout l'espace où se trouvent les îlots et les bancs de sable de Pa-
naria, de Basiluzzo, de Lisca Bianca; le cratère commun se serait ouvert
dans le voisinage de l'île de Dattilo ; une source d'eau chaude et de temps
en temps quelques bouillonnements de l'eau marine témoigneraient d'un
reste d'activité. Du temps de Strabon, il n'était pas rare de voir dans ces
parages des flammes courir à la surface de la mer. Le géographe grec
raconte aussi qu'une île de lave, dont l'ancienne position n'est pas iden-
tifiée, fit son apparition dans le groupe de Lipari. Quelques jets de
vapeur émis par les rochers de la côte sicilienne, entre Milazzo et Cefalù,
semblent provenir aussi du foyer de laves du groupe éolien.
Quant aux îles occidentales de l'archipel, Salina, nommée par les Grecs
la Jumelle (Didyme) à cause de sa double cime, Felicudi, formée comme
Vulcano d'un grand volcan se rattachant à un petit cône par un mince
pédoncule, Alicudi, cime d'une régularité parfaite, qui de loin ressemble à
une tente posée au bord de l'horizon, ces terres sommeillent depuis l'époque
historique, mais rien ne prouve que ce repos soit définitif. L'île d'Ustica,
située au nord du littoral de Palerme, est également tranquille, quoiqu'elle
soit aussi d'origine volcanique, et qu'elle se trouve probablement à l'extré-
mité de la crevasse profonde d'où se sont élevées les îles de Lipari. Ustica,
perdue pour ainsi dire au milieu de la mer, est un terrible lieu d'exil,
l'un des plus redoutés des bannis de la Péninsule. A une petite distance
au nord-ouest est l'îlot désert de Medico, l'antique Osteodes,où blanchi-
rent les os des mercenaires abandonnés par les Carthaginois à la mort de
la faim.
jEGADES ET PANTELLARIA.
La partie occidentale de la Sicile ne se termine pas comme les deux au-
tres angles de la Trinacrie par d'étroits promontoires s'allongeant en pénin-
sules, mais elle s'émousse en un large musoir qui semble se continuer en
pleine mer par des fonds bas, des bancs de sable, des écueils, des rochers
ARCHIPELS DES EOLIENNES ET DES iEGADES. 571
émergés et des îles calcaires de même formation que la grande terre voi-
sine : ce sont les Jïgades, c'est-à-dire les îles des Chèvres, ainsi nommées,
comme tant d'autres îles de la Méditerranée, à cause des animaux qui bon-
dissent sur leurs escarpements. La pins grande des iEgades, Favignana,
près de laquelle les Romains remportèrent la victoire navale qui mit un
terme à la première guerre punique, est en partie bordée de falaises dont
les grottes renferment des amas de coquillages et d'ossements rongés, mêlés
à des armes et des ustensiles de pierre qu'y ont laissés les contemporains du
mammouth et du grand ours des cavernes. Dans ce labyrinthe de terres,
de récifs et de bancs qui s'avance au large de la Sicile, entre la mer Tyrrhé-
nienne et la mer d'Afrique, se heurtent souvent les vents contraires ; la
force des vagues y est tout particulièrement redoutable; en outre, des phé-
nomènes irréguliers de marée, ou peut-être des pressions inégales de l'at-
mosphère déterminent dans ces parages la formation de courants périlleux.
Les brusques dénivellations des eaux, connues dans l'archipel sous le nom
de marubia ou de « mer ivre » (mare ubbriaco?), ont souvent causé des
naufrages.
Au sud diugrand banc de l'Aventure, qui de la côte de Mazzara s'étend
vers l'Afrique, une île assez vaste s'élève au milieu du détroit qui réunit
la Méditerranée occidentale à la mer d'Orient : c'est Panlellaria. Ici recom-
mencent les roches ignées. Comme l'île Giulia, qui, non loin de là,
dresse de temps en temps la tête hors des flots, Pantellaria est un massif
d'éruption volcanique. Elle est riche en sources thermales et surtout en
jets de vapeur. Une de ses grottes, où le gaz des fumeroles s'amasse en abon-
dance, se trouve ainsi transformée en une véritable étuve d'une haute tem-
pérature ; ailleurs, la quantité d'eau qui s'échappe du sol sous forme gazeuse
est assez considérable pour se déposer en un lac d'une certaine étendue.
Située, comme elle l'est, au seuil des deux mers, et sur la grande ligne
de navigation entre l'Orient et l'Occident, Pantellaria n'aurait pu manquer
de devenir très-populeuse et de prendre une grande importance dans le com-
merce de l'Europe, si elle avait possédé, comme Malle, un bon port de re-
fuge. A en juger par les débris qu'on découvre çà et là sur les pentes, l'île
était autrefois beaucoup plus animée qu'aujourd'hui par le mouvement des
hommes. On y retrouve encore, au nombre d'un millier peut-être, des édi-
fices bizarres que l'on croit avoir été d'anciennes habitations: les indigènes
leur donnent le nom de sesi. Ce sont, comme les nuraghi de la Sardaigne,
d'énormes ruches en pierres non cimentées reposant sur un double piédestal
formant le rez-de-chaussée et le premier étage ; quelques-unes de ces antiques
masures n'ont pas moins de huit mètres en hauteur et de quatorze mètres
572
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
en largeur. Des fragments d'obsidienne taillée trouvés dans une de ces de-
meures ont fait penser à l'archéologue dalla Rosa qu'elles datent de l'âge
de pierre.
Du sommet de la montagne de Pantellaria, on distingue très-bien, par un
beau temps, les promontoires de la Tunisie. L'île est, en effet, plus rappro-
chée du continent africain que de la Sicile ; cependant, si l'on tient compte
de la configuration du fond marin, c'est bien à l'Europe qu'appartient Pan-
tellaria. On ne peut en dire autant de l'îlot de Linosa, groupe de quatre mon-
tagnes volcaniques perdu dans la haute mer, à l'ouest de Malte, ni surtout
N° 108. PROFONDEURS DE LA MÉDITERRANÉE AU SUD DE LA SICILE.
djpres Robiquel
Profondeurs d& o à/ zov mètres.
• de 100 às5oo mètres
• de Soo et au-dessus.
Echelle de 1'. ft.000.000
des îles « Pélagiques ». Quoique Lampedusa et son rocher satellite, le Lam-
pione, dépendent tous les deux du royaume d'Italie, même de la commune
de Licata, néanmoins des sondages qui n'ont pas cent mètres de profondeur
rattachent ces terres et les bancs avoisinants au littoral des Syrtes1. Lampe-
dusa et Lampione, « le Lampadaire et le Lampion, » doivent leurs noms à
1 Iles siciliennes de la mer d'Afrique :
Sommet le plus élevé.
Pantellaria.
Linosa. . .
Lampedusa.
100
100
Superficie.
Population en 1871
103 kil. car.
6,000
12 >»
900
8 »»
6C0
PANTELLARIA, LINOSA, LAMPEDUSA. 573
des feux que, suivant une légende du moyen âge, y allumaient chaque nuit
des ermites ou des anges, pour guider les navigateurs; de nos jours, la lampe
légendaire est remplacée par un petit phare qui marque l'entrée du port
de Lampedusa,où les navires de trois à quatre cents tonneaux peuvent trou-
ver un excellent abri contre les vents du nord. Vers la fin du dix-hui-
tième siècle, les Russes tentèrent de fonder à Lampedusa un établissement
maritime, qu'ils auraient fait rivaliser d'importance stratégique avec l'île
de Malte et d'où ils auraient pu commander à la fois sur les deux grands
bassins de la Méditerranée; mais ce projet fut abandonné, et les Italiens
n'y ont point donné suite pour leur propre compte.
Des soldats, des condamnés politiques ou civils, des colons faméliques
parlant l'italien et le maltais, forment le gros de la population des îles.
MALTE ET GOZZO.
Quoique appartenant politiquement à la Grande-Bretagne, l'archipel de
Malte fait incontestablement partie du monde italien, puisqu'il se trouve
sur le même piédestal de bas-fonds que la Sicile. A une centaine de kilo-
mètres vers l'est se creusent les abîmes les plus profonds de la Méditerranée,
où la sonde peut descendre jusqu'à trois et quatre mille mètres, mais au nord,
du côté de la Sicile, les couches d'eau n'ont qu'une faible épaisseur; en cet
endroit, la mer a déblayé un ancien isthme de jonction. D'ailleurs il est
évident pour les géologues que la terre dont Malte et Gozzo sont les débris
s'étendait autrefois sur un espace considérable. Parmi les fossiles les plus
récents de ses roches calcaires, on a trouvé des éléphants de diverses espèces
et d'autres animaux des régions continentales. De nos jours encore, Malte di-
minue peu à peu ; les hautes falaises de ses côtes méridionales, toutes percées
de grottes, dites Cardans la langue du pays, s'écroulent ça et là sous le choc
des vagues et se changent en sable que le flot promène sur les grèves.
Placé, comme il l'est, au centre de la Méditerranée, et dans l'espace
étroit qui sépare la Sicile de la Tunisie, l'Europe de l'Afrique, et pourvu
d'un meilleur port que Pantellaria, l'archipel maltais ne pouvait manquer
de devenir une station commerciale importante pour toutes les nations qui
se sont succédé dans l'empire de la grande mer intérieure. Phéniciens,
Carthaginois, Romains et Grecs ont été les maîtres de Malte, mais, avant
eux déjà, d'autres peuples, autochthones ou conquérants, avaient habité le
pays; des grottes nombreuses, creusées dans les rochers, des « tours de
géants », et quelques restes de monuments bizarres, pareils aux nuraghi
bU NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
de la Sardaigne, et même aux dagobas bouddhistes, témoignent encore du
long séjour de ces hommes inconnus. Peut-être la population maltaise, où
se sont mélangés tant d'éléments divers, a-t-elle pour souche principale ces
anciennes peuplades aborigènes ; quoi qu'il en soit, elle s'est fortement
arabisée pendant la domination des Sarrasins. Sa langue même est un arabe
fort corrompu dont le vocabulaire a très-largement emprunté à tous les
idiomes et à tous les patois des bords de la Méditerranée, mais principale-
ment à l'italien, langage officiel du gouvernement de l'ile.
Le grand rôle militaire de Malte commença lorsque les chevaliers de
Saint-Jean de Jérusalem, après leur expulsion de Rhodes en 1522, vinrent
s'installer dans l'île italienne et en firent le boulevard du monde chrétien
contre les Turcs et les Barbaresques. Depuis le commencement du siècle,
Malte, passée aux mains des Anglais, leur sert d'arsenal de guerre et de
ravitaillement et leur assure la prépondérance navale dans la Méditer-
ranée. Ils en ont fait aussi un vaste entrepôt commercial, le point d'attache
de toutes leurs lignes de bateaux à vapeur, la station centrale du réseau
télégraphique sous-marin. Malte est comme une tour de guet, du haut de
laquelle les Anglais surveillent la mer, de Gibraltar à Srnyrne et à Saïd.
L'excellent port de la Valette facilite singulièrement le rôle à la fois com-
mercial et militaire que remplit l'île de Malte dans le monde méditerra-
néen. Ce port est double, et chacune de ses branches se ramifie en d'autres
ports secondaires; des escadres, des flottes entières peuvent s'y mettre à
l'abri, et des fortifications sans nombre, murailles et tours, bastions et
citadelles, se dressent de toutes parts pour en défendre les approches. Depuis
trois siècles on ne cesse de travailler à rendre Malte imprenable. En outre,
le commerce y trouve toutes les facilités désirables pour l'entrepôt des
marchandises et la réparation des navires. Le plus grand bassin de carénage
du monde entier se trouve dans le port de Malte1. Le commerce de l'île a
quintuplé pendant les dix dernières années ; sa grande importance provient
surtout des céréales de la Russie et de la Roumanie qu'y apportent les na-
vires de la mer Noire et que viennent y prendre des bateaux d'Angleterre.
Valetta ou la cité Valette, qui contient, avec ses faubourgs, environ la
moitié de la population de l'île, a gardé son originalité pittoresque, en
dépit des murs qui l'enserrent et du tracé régulier de ses rues. Les hautes
maisons blanches, ornées de balcons en saillie et de cages vitrées pleines de
fleurs, s'élèvent en amphithéâtre sur la pente de la colline ; des escaliers aux
larges dalles en gravissent le versant, de palier en palier ; de toutes les rues
1 Mouvement commercial en 1875 : plus de 9,000 navires, jaugeant 4,85!2,0OV tonneaux.
Commerce général des articles soumis à la douane -495,625,000 francs.
MALTE.
575
on voit la mer bleue, les grands navires immobiles et le fourmillement des
barques. Les gondoles, qui regardent fixement le voyageur de leurs deux
N° 109. PONT DE MALTS.
14°31'l5"E.deGr.
14°3riS"£.deGr.
d après les Cartes yf/aruics.
Echelle de 11 49000
2kil.
larges yeux peints sur la proue, glissent à la surface de l'eau, tandis que de
bizarres carrosses, dont les roues semblent détachées du coffre, roulent
pesamment sur les quais. Une foule bariolée de Maltais, de soldats anglais,
57(5 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
de matelots de tous les pays s'agite dans les rues. Çà et là, quelque femme
"lisse rapidement le long des murailles; comme les femmes de l'Orient
chrétien, elle est revêtue de la faldetta, sorte de domino noir qui cache
ses autres vêtements, souvent somptueux, et qui lui sert à masquer ou à
révéler coquettement son visage, mais qui la rend chauve avant le temps,
à cause du froissement incessant de la soie sur les cheveux.
En dehors de la ville, Malte, « l'île de Miel, » n'offre qu'un triste séjour.
Les campagnes, qui s'élèvent en pente douce dans la direction du sud,
vers Città-Vecchia et les collines de Ben Gemma, sont parsemées de rochers
gris ; les plantes des champs sont recouvertes de poussière fine ; les vil-
lages, aux murs éclatants de blancheur sous le soleil et contrastant avec
les ombres noires, ressemblent à des carrières. On ne voit point d'arbres,
si ce n'est les orangers des jardins, célèbres par leurs fruits délicieux,
surtout par leurs mandarines. Mais ces vergers sont de rares oasis. Nulle
part il ne coule d'eau permanente. Le sol semble brûlé, et l'on s'étonne
qu'il produise de si belles moissons de céréales et de fourrages et ces
prairies de trèfle sulla qui croît presque à hauteur d'homme ; pendant
la saison des fleurs on en contemple avec admiration les nappes de ver-
dure et d'incarnat ondulant en vagues sous la pression de la brise. Mais
aussi les paysans maltais, petits hommes, âpres, secs et musculeux, font
preuve dans leur culture d'une merveilleuse industrie : ils bêchent jusqu'aux
pentes les plus rocailleuses et là où manque la terre végétale, ils en pré-
parent artificiellement en triturant la pierre; ils vont même en demander
aux Siciliens : jadis tous les navires étaient tenus d'apporter en lest une cer-
taine quantité de terre. On ménage avec le plus grand soin celte précieuse
substance, et sur le flanc des rochers on l'encadre de murs pour empêcher
les vents et les pluies de l'entraîner. En dépit de ces prodiges de travail, les
cultivateurs de Malte, de Gozzo et de Gomino, ainsi nommée du cumin, qui
est, avec le coton, le principal produit de l'archipel, récoltent à peine assez
pour subvenir à l'entretien de la population pendant cinq mois de l'année ;
chaque matin des bateaux caboteurs de Sicile apportent à la Valette une
partie des aliments du jour. Les Maltais, fort nombreux en proportion de
la faible étendue du territoire, sont obligés de demander au cabotage et à
la pêche le supplément de gain nécessaire à leur sobre existence. Ils ap-
portent d'ailleurs dans ce travail le même acharnement et la même patience
que dans la culture de leurs jardins : on montre à Gozzo des falaises à pic
où les pêcheurs se suspendent au moyen de cordes et d'où ils lancent leurs
filets dans les flots grondant au-dessous d'eux. Mais quelque sobres et tra-
vailleurs qu'ils soient, les Maltais devraient mourir de faim sur leur rocher,
MALTE. 579
qu'ils appellent affectueusement la « Fleur du monde », si le trop-plein de
la population ne se déversait pas sur tous les rivages de la Méditerranée,
en Sicile, en Italie, en Egypte, en Tunisie et surtout en Algérie, dans la
province de Constantine , où ils se distinguent, comme partout ailleurs, par
leur industrie et leur âpre amour du gain.
En hiver, le mouvement d'émigration est en partie compensé par l'ar-
rivée de nombreuses familles anglaises qui viennent jouir à Malte d'un
climat sec et chaud, si peu semblable à celui de leur brumeuse patrie.
C'est au mois de février que Malte est dans toute la beauté de son printemps
et resplendit de verdure ; mais combien tôt la chaleur de l'été vient dessé-
cher la campagne ! De petits chemins de fer, mettant la Valette en commu-
nication facile et constante avec Città-Vecchia et les criques du littoral et
avec le petit port qui fait face à l'île de Gozzo, aideront bientôt à la fon-
dation, dans les parties les plus agréables de Malte, de villages de plaisance
et de bains1.
Malte n'est pas, au point de vue politique, une simple possession de
l'Angleterre : elle a son administration et sa législation spéciales. Le gou-
verneur civil et militaire, nommé par la Grande-Bretagne, exerce le pou-
voir exécutif et jouit du droit de grâce ; il est assisté par un conseil de
dix-huit membres, dont dix sont nommés par la couronne et huit seule-
ment élus par les propriétaires de l'île. Dans chaque district réside un
lord-lieutenant, choisi parmi les nobles maltais ; des députés, que désigne
le pouvoir, administrent chaque village. La justice est exercée par des cours
ordinaires et des tribunaux supérieurs; les débats ont lieu en langue ita-
lienne et les actes judiciaires sont rédigés dans le même idiome, si ce n'est
à la cour suprême, où l'usage de l'anglais est introduit depuis 1823.
Le budget de l'île, d'environ 4 millions de francs par an, est loin de suf-
fire aux dépenses militaires; mais le gouvernement anglais y pourvoit aux
frais du trésor national. La dette est de 7 millions.
Le culte général est celui de la religion catholique. L'évêque de Malte,
qui porte en même temps le titre d'archevêque de Rhodes, est nommé par
le pape et possède un revenu de 100,000 francs par an; le choix de la plu-
part des titulaires de paroisse appartient au gouvernement anglais. L'in-
struction publique est si peu développée qu'en 1871, le nombre des habi-
tants qui savaient lire et écrire était seulement de 15,715.
Superficie. Population en 1878 : Population kilométrique :
Malte- ••••••'•'• *?, kil* CiU'-N52,000 habitants. 411 habitants.
Gozzo et Comino 9* » )
569 kil. car.
580> NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
VIII
LA SARDAIGKE.
C'est un phénomène historique vraiment extraordinaire et bien fait pour
humilier l'Europe civilisée, que l'abandon relatif dans lequel est restée
jusqu'à nos jours cette grande et belle île de Sardaigne, si fertile, si riche
en métaux, si admirablement située au centre de la mer Tyrrhénienne.
Jadis, sous la domination punique, la Sardaigne était certainement beau-
coup plus peuplée et plus productive qu'elle ne l'est de nos jours ; les
prodigieux massacres que racontent les historiens de Rome témoignent de
la multitude des habitants qui vivaient autrefois dans la grande île. La
décadence fut rapide et profonde. Elle s'explique en partie par la confi-
guration de l'île, qui est fort escarpée et difficile d'accès du côté de l'Italie,
d'où auraient pu venir les immigrants, tandis que du côté de la haute mer
elle est bordée de marais et d'étangs insalubres. Toutefois la grande cause
du sommeil historique dans lequel la Sardaigne s'est trouvée plongée
pendant tant de siècles provient, non de la nature, mais de l'homme. Les
divers conquérants qui succédèrent à Rome et à Ryzance, Sarrasins, Pisans,
Génois, Aragonais, maintenaient à leur profit un monopole absolu des
produits de l'île, et de temps en temps les pirates barbaresques venaient
opérer de soudaines descentes sur les points exposés du rivage. Aussi tard
qu'en 1815, les Tunisiens débarquèrent dans l'île de Sant' Antioco, entre
Iglesias et Cagliari, et tous les habitants en furent massacrés ou réduits en
esclavage. Ces diverses causes ayant peu à peu dépeuplé le littoral, les
Sardes se retirèrent dans les plaines de l'intérieur et les vallées des mon-
tagnes ; opprimés par les coutumes féodales, ils vivaient isolés du reste du
monde, comme si leur île eût été, non clans la Méditerranée d'Europe, mais
au milieu de quelque océan lointain. A peine depuis une génération, la
Sardaigne commence à entrer par ses progrès et sa culture dans le concert
des autres provinces d'Italie.
Presque aussi grande que la Sicile1, quoique celle-ci ait une population
quadruple, la Sardaigne est géographiquement plus indépendante de la
péninsule italienne, et les mers creusent entre elle et le continent africain
un gouffre presque océanique s'étendant de 500 à 1000 mètres au-dessous
Superficie. Population en 1876. Pop. par kil. car.
Sardaigne 24,342 kil. car. 665,400 hab. 27
MALTE, SARDAIGNE.
581
4e la surface marine. Elle constitue avec la Corse un groupe d'îles jumelles,
séparé de l'archipel toscan par un bras de mer assez étroit et dont la plus
N° 110. — PROFONDEURS DE LA MER AU SUD DE LA SARDAIGNE.
Echelle de î: 200000a
5o
iSoKH.
Illllllll Profondeurs de, o à 100 Mètres Ullillll] Profondeurs de âoo d 1000 Mètres
UHW1II „ de um iâoo Mètres 111 „ de- 1000 à zooo Mètres
■il Profondeurs de. zooo Mitres et plus
grande profondeur est de 510 mètres. Au point de vue géologique, la Corse et
une partie considérable de la Sardaigne sont une même terre ; elles présentent
les mêmes formations, et les îlots, les rochers, les écueils semés dans les
582 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
« bouches » de Bonifacio sont bien les débris d'un isthme que la mer a
rompu. Mais si les deux îles se rattachaient l'une à l'autre, l'étude des ter-
rains fait croire qu'à une époque peut-être récente la Sardaigne se compo-
sait de plusieurs îles distinctes. La principale continuait au sud la chaîne
montagneuse de la Corse ; les autres étaient éparses à l'ouest, au bord de
détroits peu profonds que des alluvions, les déjections volcaniques et peut-
être une poussée souterraine ont graduellement exhaussés. La forme de
sandale qui a valu à la Sardaigne son ancien nom grec à'Ichnousa est donc
toute fortuite, puisque l'île se compose géologiquement de plusieurs terres
distinctes. Le sillon intermédiaire qui les sépare a été de tout temps le che-
min naturel entre le golfe de Cagliari et la mer de Corse, et c'est là que
passent maintenant la grande route longitudinale et la voie ferrée, qui lui
est parallèle.
Les montagnes de la Sardaigne commencent déjà dans les eaux du passage
de Bonifacio par les sommets des îlots de la Maddalena et de Caprera, puis
elles se dressent rapidement pour former le massif de la Gallura, dont
les pics nombreux, les chaînons détachés, les vallées sinueuses s'enchevê-
trent en un véritable chaos, mais qui dans son ensemble constitue un
bourrelet de soulèvement dirigé vers le sud-ouest. Une dépression profonde,
que route et chemin de fer ont empruntée pour réunir les deux rivages de
l'île, limite ce massif du côté du sud; mais immédiatement au delà, la
grande chaîne, épine dorsale de la Sardaigne, se relève brusquement pour
longer toute la côte orientale de l'île jusqu'au cap Carbonara, où les monts
viennent plonger leurs bases dans les eaux profondes. Comme celle de la
Corse dont elle est le prolongement moins élevé, cette chaîne est composée
de roches cristallines et schisteuses, mais elle en diffère par la disposition
de ses pentes latérales. Tandis que les montagnes corses ouvrent leurs
vallées les plus longues dans la direction de l'est vers les eaux italiennes
et s'inclinent d'une pente plus rapide vers la mer occidentale, le brusque
escarpement de la chaîne sarde est, au contraire, du côté de l'est, et c'est
l'autre versant qui présente les longues déclivités et les chaînons s'abais-
sant par degrés. On peut dire que, par suite de cette disposition des mon-
tagnes, la Sardaigne tourne le dos à l'Italie; elle ne lui montre que ses
côtes les plus abruptes et ses districts les plus sauvages. Dans son ensemble,
le pays s'incline à l'ouest vers le vaste bassin maritime, relativement soli-
taire, qui le sépare des côtes d'Espagne. Le maintien du pouvoir espagnol
dans l'île aurait donc été justifié par des arguments géographiques de
quelque valeur, si les annexions pouvaient avoir d'autre raison valable que
la volonté des populations elles-mêmes.
MONTAGNES DE LA SARDAIGNE.
583
Les plus hauts sommets de l'île s'élèvent vers le milieu de la chaîne
cristalline. Là se dresse le Gennargentu (montagne d'Argent), appelé aussi
Punta Florisa ; c'est le seul pic de la Sardaigne dont les anfractuosités
gardent encore un peu de neige au cœur de l'été. Avant que les ingé-
nieurs eussent mesuré les cimes, les habitants du nord de l'île, qu'une
grande rivalité anime contre leurs voisins du midi, prétendaient posséder
sur leur territoire le vrai dominateur des monts sardes ; mais ils se trom-
paient de beaucoup : quoique superbe de formes, le Gigantinu ou « Géant »,
N° 111. DÉTROIT DE BOXIFACIO.
preslesCartesdelaiïlariAe etlaMarmora
Echelle de 1: 5o 0.000
et son voisin le Balestreri, qui dominent les monts dans le massif septen-
trional de Limbarra, latéral à la grande chaîne, s'élèvent à peine aux deux
tiers de la hauteur du sommet principal.
A l'ouest de ces monts appartenant au système corsico-sarde, des groupes
secondaires s'élèvent sur les anciennes îles que les formations récentes ont
juxtaposées à la masse principale de la Sardaigne. Une de ces régions insu-
laires est signalée par les roches granitiques de la Nuira, presque inha-
bitées, malgré la fertilité de leurs vallons, et par l'île d'Asinara, toute
peuplée de tortues, qui se recourbe à l'ouest de la mer de Sassari ;
un autre massif, interrompu lui-même par la charmante vallée de Domus-
584 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Novas, occupe l'angle sud-occidental de la Sardaigne, entre le golfe d'Oris-
tano et celui de Cagliari ; c'est, d'après l'avis des géologues, la partie la
plus ancienne de la Sardaigne : elle n'a été réunie à la grande île qu'à
l'époque quaternaire, peut-être aux temps où la Corse se sépara de sa
voisine par le détroit de Bonifacio ; mais l'ancien bras de mer, devenu la
plaine de Campidano, s'étale encore, avec un aspect de détroit, sur une
largeur moyenne d'environ 20 kilomètres. Enfin, dans la zone intermédiaire
qui s'étend à l'ouest du grand noyau des montagnes se ramifie l'arête
transversale de Marghine, parallèle aux monts de Limbarra. Là s'étalent
aussi de larges plateaux calcaires, percés de roches volcaniques ; mais les
anciens cratères n'émettent plus de laves, ni même de jets de gaz; les
villageois construisent tranquillement leurs cabanes dans la bouche des
volcans, et les fontaines thermales semblent être le seul indice d'un
reste d'activité souterraine1. Les cônes d'éruption récents s'élèvent dans
la partie nord-occidentale de l'île, entre Oristano et Sassari ; il en existe
aussi quelques-uns sur la rive orientale, dans la plaine basse du torrent
d'Orosei. Au sud-ouest de la Sardaigne, les formations trachytiques des îles
de San Pietro et de Sant' Antioco sont de date beaucoup plus ancienne;
les masses d'aspect architectural y sont nombreuses, et l'on remarque sur-
tout le promontoire méridional de l'île San Pietro, dit « cap des Colonnes ».
Ses piliers, composés de gros blocs angulaires superposés, se dressent, les
uns isolément, les autres en longues colonnades à demi engagées dans la
falaise ; mais on les démolit pierre à pierre, afin d'en utiliser les blocs
comme pavés, et bientôt cette partie de la côte aura complètement perdu
sa rangée d'obélisques grandioses. Sant' Antioco, qu'un ancien pont d'une
arche fort élevé réunit à la grande terre, a d'autres curiosités naturelles :
ce sont des grottes profondes où les palombes marines vivent en multitudes.
Les chasseurs tendent des filets à l'entrée, et, pénétrant soudain dans les
cavernes à la clarté des torches, capturent à la fois des centaines d'oiseaux
épouvantés.
En outre des mouvements brusques causés par les forces volcaniques, la
Sardaigne montre sur ses rivages les traces des oscillations lentes, encore
inexpliquées, dues au retrait et à l'expansion des assises de la superficie
terrestre. Non loin de Cagliari, La Marmora a reconnu d'anciennes plages
1 Altitudes de la Sardaigne :
Gennargentu 1,864 met.
Fontana-Congiada, près d'Aritzo. . 1,507 »
Balestreri 1,310 »
Gigantinu 1,310 »
Nuoro (ville) 581 met..
Tempio » . . . 576 »
Ozieri » 371 »
Sassari « 220 »
MONTAGNES ET COTES DE LA SARDAIGNE. 585
où des coquilles de la Méditerranée, semblables à celles qui vivent actuelle-
ment dans la mer, se mêlent à des poteries et h d'autres produits du travail
humain. D'après lui, ces plages, situées respectivement à 74 et à 98 mètres
de hauteur, se seraient ainsi exhaussées depuis que l'homme a commencé
d'habiter le pays. Certaines localités au contraire, se seraient abaissées au-
dessous du niveau de la mer : telles sont les anciennes villes phéniciennes
de Nora, au sud-ouest de Cagliari, et de Tharros, sur la péninsule septen-
trionale du golfe d'Oristano ; les antiquités qu'on y a découvertes étaient
partiellement immergées.
Parmi les fleuves que les Sardes énumèrent complaisamment, il en est un
seul, le Tirso ou Fiume d'Oristano, qui puisse prétendre à ce titre par la
masse de ses eaux et la tranquillité de son cours inférieur. D'autres rivières,
dont le bassin est presque aussi étendu, mais qui n'ont pas pour les ali-
menter les neiges du Gennargentu et les pluies qui ruissellent sur les
flancs occidentaux de la grande chaîne, ne sont guère que des torrents, qui
tantôt débordent sur les campagnes, tantôt glissent en minces filets d'eau entre
les touffes de lauriers-roses. La plupart des ruisseaux descendus des mon-
tagnes de l'intérieur sont, absolument à sec pendant huit mois de l'année, et
même durant les pluies ils n'atteignent pas la mer ; leurs eaux se mêlent à
celles des étangs du littoral. Il en est un cependant qui reçoit de gros ba-
teaux à son embouchure, grâce aux travaux d'amélioration entrepris à diver-
ses époques : c'est le Fiume ou torrent de Bosa, entre Alghero et Oristano.
Tous les étangs de la Sardaigne sont saumâtres ou salés. Les plus vastes
communiquent librement avec la mer, du moins pendant la saison plu-
vieuse, par des passages ou « graus » qu'ouvre le trop-plein de la masse
liquide. Mais il en est aussi qui reçoivent de trop faibles cours d'eau pour
qu'ils puissent déblayer un chenal à travers les sables de la plage; néan-
moins ces étangs n'en restent pas moins salés et la percolation souterraine
des eaux marines les maintient au même niveau. Enfin, les étangs situés
loin de la mer dans l'intérieur des plaines ont également leur eau saturée
de substances salines, à cause de la nature des terrains, jadis immergés,
qui les entourent. Ils se dessèchent d'ordinaire en été sous l'ardeur du soleil
et leur lit est recouvert, d'une couche de sel blanc, semblable à une neige
légère. Cette poudre saline est trop fine et trop mélangée d'éléments impurs
pour que le fisc puisse s'en emparer et la revendre aux habitants, mais au
moins travaille-t-il à la rendre insondable. Naguère les commis de la
gabelle avaient la coutume barbare d'employer en corvées les villageois et
les troupeaux des environs pour les faire passer dans tous les sens sur le
lit de l'étang et mêler ainsi par leur piétinement le sel avec l'argile et la
i. 7i
586 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
bouc. Les seuls marais salants exploités en grand sont actuellement ceux
de Cagliari et ceux de Carlo-Forte, dans l'île de San Pietro. La compagnie
française qui en a la concession en retire chaque année près de 120,000
tonnes. Plusieurs centaines de ses travailleurs sont des forçats que lui a
prêtés le bagne de Cagliari.
Les étangs et les marécages des côtes entourent l'île presque tout entière
d'une zone de miasmes à laquelle s'ajoutent les exhalaisons des vallées
fluviales où les eaux d'inondation serpentent au hasard. Les vents appor-
tent ces effluves impures jusque sur les pentes élevées des monts, et l'on
voit des malheureux tremblant la fièvre, môme sur les hautes Alpes de
l'intérieur. Les brouillards qui s'élèvent fréquemment de ces étendues d'eau
et qui rampent pendant les heures du matin, contribuent par leur humidité
malsaine à la propagation des maladies, d'autant plus que, dans le voisinage
des étangs, les arbres et même les arbrisseaux, qui pourraient arrêter le
passage des miasmes, manquent presque complètement. Dans plusieurs
districts, les étrangers qui respirent en été l'atmosphère empoisonnée des
marais sont à peu près certains de succomber. Par l'insalubrité de son
littoral, où toutes les eaux croupissent, même celles des puits et des sources,
la Sardaigne est la contrée la plus infortunée de toute l'Italie : « l'intem-
périe » sévit sur un quart environ de la superficie de l'île. Quoique, par
une sorte de compensation, les Sardes soient relativement indemnes du
rachitisme, de même que de la pellagre, cette maladie si commune au pied
des Alpes, quoique le crétinisme soit à peu près inconnu dans les hautes
vallées de l'île, cependant le fléau de la malaria suffit pour retarder les
progrès de la Sardaigne et la maintenir dans un état de grande infériorité
relativement aux autres provinces italiennes. La faible population de l'île,
et probablement aussi l'inertie intellectuelle de la plupart des habitants,
s'expliquent en grande partie par l'extrême insalubrité du littoral.
Il est certain que depuis l'époque romaine cette insalubrité s'est accrue
par suite de l'extension que les habitants ont laissé prendre aux eaux
vagues ; mais à l'époque de la plus grande prospérité de l'île, alors qu'elle
était un des principaux greniers de Rome et lui expédiait en abondance
ses fromages, sa viande de porc, ses laines et ses étoffes, le plomb, le
cuivre et le fer, ses côtes étaient aussi réputées comme des lieux mortels,
et les empereurs y envoyaient en exil ceux dont ils tenaient à se débar-
rasser. Alors, comme de nos jours, les propriétaires terriens ne séjour-
naient jamais dans les campagnes vers la fin de l'été : dès la mi-juin, ils
s'enfuyaient dans les villes pour se mettre à l'abri des murailles contre
le mauvais air. Les employés italiens, que le gouvernement a nommés par
ETANGS DE LA SARDAIGNE. 587
disgrâce aux postes dangereux de l'île, se considèrent pour la plupart comme
des condamnés à mort, et ceux qui n'obtiennent pas de passer des mois
de congé dans les localités plus salubres succombent , en effet , presque
tous. Quant aux habitants des villages, acclimatés de génération en généra-
tion, ils sont néanmoins obligés de prendre les plus grandes précautions
pour éviter la fièvre. De tout temps ils ont essayé de se garantir par d'épais
vêtements de cuir tanné ou non tanné qui présentent aux rayons du soleil,
de même qu'à la pluie, au brouillard et à la rosée du matin, une surface
impénétrable. Pour résister au mauvais climat, c'est précisément quand il
fait le plus chaud que le paysan est le plus lourdement vêtu : par sa
longue toison ou maslruca, qui lui donne une certaine ressemblance avec
le pâtre roumain, le Sarde se fait une sorte de climat intérieur qui le rend
moins sensible aux impressions du dehors.
Les géographes de l'antiquité, et comme eux les habitants de la Sardaigne,
disent qu'une des grandes causes de l'insalubrité de l'île provient de la
rareté des vents du nord-est. D'après la croyance populaire, les monts de
Limbarra qui s'élèvent au nord agiraient comme une sorte d'écran et
changeraient, au détriment de toute la basse Sardaigne, la direction du vent
purificateur par excellence. Il y a probablement du vrai dans ce dire des
anciens et des indigènes, car la bienfaisante « tramontane », qui pourtant
est le vent normal du pôle, la nappe descendante des alizés, ne souffle
que rarement dans la partie méridionale de l'île ; la triple barrière des
Apennins, des monts de Corse et du chaînon de Limbarra, ou, ce qui paraît
plus probable, l'appel des brûlants déserts de Libye, l'infléchissent dans la
direction du sud. De même, le vent équatorial ou contre-alizé, connu en
Sardaigne sous le nom de libeccio, est peu fréquent, et quand il souffle,
c'est avec une violence de tempête.
Par une sorte de torsion que les conditions météorologiques spéciales de
la Méditerranée et du désert africain ont imprimée au régime des vents, il
se trouve que les deux courants réguliers de la Sardaigne sont, non les
vents du nord-est et du sud-ouest, mais précisément ceux qui soufflent à
angle droit de ces directions normales. Ce sont le mistral (maestrale) , qui
vient du nord-ouest, c'est-à-dire des Cévennes et des Pyrénées, et le levante
ou sirocco, provenant des sables de Libye. Les Sardes méridionaux, qui
redoutent fort ce dernier vent, lui donnent le nom de maledetto levante.
Ce vent « maudit » s'est chargé d'humidité dans son passage sur la Médi-
terranée, et sa température est en réalité beaucoup moins élevée que ne le
ferait supposer l'état d'accablement dans lequel il fait tomber l'organisme.
Quant au maestrale, il est accueilli avec joie, à cause de l'énergie qu'il donne
588 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
au corps et de la santé qu'il apporte; d'ailleurs il souffle vraiment en maître,
et les arbres soumis à sa violence ne peuvent s'élever qu'à une faible hau-
teur. En arrivant sur les côtes occidentales, il laisse fréquemment tomber
une certaine quantité d'eau, que lui a fournie la Méditerranée, mais lorsqu'il
atteint le golfe de Cagliari, il est déjà sec. C'est à ce vent, ainsi qu'à la
brise marine, que la capitale de la Sardaigne doit une température moyenne
(16°, 65) inférieure à celle de Naples, située pourtant plus au nord.
Les orages sont relativement assez rares en Sardaigne, et les fortes
grêles, qui font ailleurs tant de ravages, sont presque inconnues dans l'île.
Les pluies tombent surtout en automne et cessent d'ordinaire en décembre,
pour faire place à une saison de sécheresse, la plus agréable de l'année à
cause de la sérénité de l'atmosphère et de l'égalité de la température : ce
sont les « jours alcyoniens » pendant lesquels, suivant les anciens poètes,
la mer se calme pour permettre à l'oiseau sacré de faire son nid. Mais ces
jours heureux et salubres de l'hiver sont suivis d'un triste printemps.
Février, le « mois à double face » des marins sardes, apporte des froids
capricieux, auxquels succèdent, en mars et en avril, les brusques alterna-
tives du vent et de la pluie, de la chaleur et des froidures. Retardée par ce
mauvais temps, la végétation de la Sardaigne est beaucoup plus lente que
ne pourrait le faire croire la latitude méridionale de la contrée. Quoique à
trois degrés en moyenne au sud du littoral de la Provence, les plantes n'y
sont pas aussi tôt en fleurs.
La végétation de la Sardaigne ressemble à celle des autres îles de la
Méditerranée. Dans les hautes vallées de l'intérieur et sur les pentes sans
chemins, les forêts épargnées par les feux des pâtres consistent, comme
celles de la Corse, en pins, et surtout en chênes et en chênes verts, mêlés
çà et là aux charmes et aux érables; des bois de châtaigniers, des bouquets
de noyers superbes entourent les villages ; les croupes, dont les hautes fu-
taies ont disparu, sont revêtues déplantes odoriférantes et de fourrés d'ar-
brisseaux, parmi lesquels les myrtes, les arbousiers, les bruyères arbores-
centes se distinguent par leurs fortes dimensions : c'est dans ces fourrés que
les abeilles préparent leur miel amer, tellement dédaigné par Horace. Dans
le voisinage de la mer, Yolivastro ou olivier sauvage, au tronc penché, aux
branches uniformément reployées vers le sud-est par le tempétueux mistral,
recouvre de vastes étendues incultes et n'attend que la greffe pour fournir
de l'huile excellente. Tous les arbres fruitiers, toutes les plantes utiles du
bassin de la Méditerranée trouvent en Sardaigne le terrain le plus propice ;
c'est avec une étonnante vigueur que poussent l'amandier et surtout l'oran-
ger, introduit par les Maures à la fin du onzième ou au commencement du
CLIMAT, VEGETATION DE LA SARDAIGNE. 5S9
douzième siècle; les jardins de Millis, parfaitement abrités du mistral par
l'ancien volcan de Monte Ferru, au nord d'Oristano, forment par leur
ensemble une des plus belles forêts d'orangers du monde, peut-être la
plus grande et la plus productive de tout le bassin de la Méditerranée :
dans les années ordinaires les fruits d'or y mûrissent au nombre de
soixante millions. Les vergers de Domus Novas, d'Ozieri, de Sassari sont
aussi d'une étonnante richesse. Dans les campagnes méridionales de l'île,
partout où les champs cultivés gagnent sur les landes couvertes de cistes,
de fenouils et d'asphodèles, ils s'entourent, comme en Sicile, de figuiers
de Barbarie, aux lobes épineux ; près des villes, surtout aux environs de
Cagliari, de nombreux dattiers déploient leurs éventails de feuilles. Par un
singulier contraste, il se trouve que les palmiers nains manquent dans les
plaines basses du sud de l'île, au climat presque africain, tandis qu'au
nord , dans les solitudes d'Alghero , ils forment d'épais fourrés, pareils
à ceux de l'Algérie. De même que les Maures, les indigènes sardes ont
l'habitude d'en manger les racines.
Bien que toutes les plantes des terres voisines puissent facilement .s'accli-
mater en Sardaigne, cette île est naturellement moins riche en espèces que
les régions continentales situées sous la même latitude. Ce phénomène
d'appauvrissement est général dans toutes les îles; la faible surface du
champ clos dans lequel les diverses espèces luttent pour l'existence a eu
pour résultat nécessaire de faire succomber celles qui étaient le moins bien
armées pour le combat ou dont les représentants étaient trop peu nom-
breux. En revanche, la plupart des îles qui sont nées en pleine mer et
qui ne se sont point rattachées aux masses continentales les plus voisines,
ont une florule spéciale que l'on ne retrouve pas ailleurs. Tel n'est pas le
cas pour la Sardaigne, qui probablement est le débris d'une terre de jonc-
tion entre l'Europe et l'Afrique. Quant à la fameuse plante dont parlent les
anciens et qui, mangée par mégarde, causerait le rire « sardonique » et la
mort, rien ne prouve que ce soit une herbe spéciale à la Sardaigne : Mi-
maut croit y reconnaître, d'après la description de Pline et de Pausanias,
la berle à larges feuilles (Sium latifolium).
Le nombre des animaux sardes est aussi beaucoup moindre que celui de
leurs congénères du continent. Parmi les mammifères qui ne se trouvent
pas en Sardaigne, on cite l'ours, le loup, le blaireau, la fouine, la taupe.
On n'y voit pas non plus de vipères ni de serpents venimeux d'aucune es-
pèce ; le seul animal dangereux qui se rencontre dans l'île est la tarentule
(arza ou argia), dont la piqûre se guérit par la danse jusqu'à épuisement
de forces ou par un séjour dans le fumier. La grenouille ordinaire, très-
190 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
commune sur le continent italien et même en Corse, manque en Sardaigne,
tandis que des papillons y représentent la part spéciale de l'île dans la
faune européenne. En revanche, un animal que les chasseurs ont exter-
miné dans presque toutes les îles de la Méditerranée, et qui représente
peut-être la race mère de nos brebis, le mouflon, habite encore les
montagnes du système corsico-sarcle. Au milieu du siècle dernier, et encore
au commencement de celui-ci, des chevaux redevenus sauvages parcouraient
aussi librement l'île de Sant' Antioco, au sud-ouest de la Sardaigne ; des
myriades de lapins peuplent les petites îles qui bordent le littoral ; enfin
dans l'îlot de Tavolara, table calcaire du golfe de Terranova, vivent des
chèvres farouches, aux longues cornes, aux dents d'un jaune doré, qui
descendent d'animaux domestiques abandonnés à une époque inconnue.
L'île de Caprera, illustrée par le séjour de Garibaldi, doit son nom aux
troupeaux de chèvres qui la peuplaient jadis, et les animaux de même
espèce qu'on y a récemment introduits, sont devenus sauvages dans l'espace
de quelques années.
Les naturalistes ont constaté que les races de mammifères sauvages habi-
tant la Sardaigne sont toutes inférieures en taille à leurs congénères d'Eu-
rope. C'est une règle générale, à laquelle la chèvre seule fait exception. Le
cerf, le daim, le sanglier, le renard, le chat sauvage, le lièvre, le lapin, la
martre, la belette sont tous beaucoup plus petits que les espèces du conti-
nent. Il en est de même pour les animaux domestiques, à l'exception des
porcs, qui atteignent de grandes dimensions, surtout dans les forêts de
chênes, où ils vaguent pendant des mois entiers : une variété de ces animaux
se distingue par un sabot plein, qui devrait le classer parmi les solipèdes.
Anes et chevaux de Sardaigne sont relativement des nains. Mais tout petit
qu'il est, le cheval sarde est un des animaux qui rendent le plus de services
à l'homme, grâce à son extrême sobriété, à l'étonnante sûreté de son pied,
à sa vigueur et à son endurance : si l'art de l'éleveur réussissait à lui
donner l'élégance de formes, la race chevaline de Sardaigne serait certaine-
ment l'une des plus appréciées de l'Europe. Quant aux ânes, à peine plus
grands que des mâtins, ce sont de vaillants petits animaux. En beaucoup
d'endroits, notamment dans les faubourgs de Cagliari, le bourriquet domes-
tique partage avec ses maîtres la chambre unique de la masure. C'est lui
qui est la véritable richesse de la famille. Attelé au manège qui occupe le
milieu de la chambre, la tête revêtue d'un bonnet qui lui couvre les yeux,
il tourne lentement pour moudre le grain. Rien n'est changé depuis l'époque
romaine : tels étaient les moulins représentés sur les bas-reliefs du
Vatican.
FLORE, FAUNE, POPULATION DE LA SARDA1GNE. 591
La Sardaigne est peut-être la contrée de l'Europe occidentale la plus
riche en monuments préhistoriques. Comme en Bretagne, il s'y trouve de
nombreux mégalithes dits « Pierres des Géants », « Autels », « Pierres
Longues » ou « Pierres Fichées », et vierges du ciseau pour la plupart;
mais les dolmens y sont rares : on n'en cite même qu'un seul à l'égard
duquel il n'y ait pas de doute possible. Parmi ces monuments des âges
inconnus il s'en trouve peut-être qui rappellent le culte de quelque divinité
d'Orient, car les Phéniciens et les Carthaginois séjournèrent longtemps dans
l'île; ils y fondèrent d'importantes cités, Caralis, Nora, Tharros ; même
à l'époque romaine des inscriptions puniques étaient gravées sur les
tombeaux ; après une heureuse trouvaille faite dans les ruines de Tharros
par un lord anglais, les chercheurs de trésors se précipitèrent par milliers
vers cette presqu'île du littoral d'Oristano et y découvrirent, en effet,
un grand nombre d'idoles en or et d'autres objets, égyptiens pour
la plupart , qu'avaient apportés les commerçants de Phénicie. Mais les
principaux témoignages de la civilisation des anciens Sardes sont de
véritables édifices, les fameux nuraghi. Ils se montrent de loin, pyra-
midant au sommet des collines comme les débris de vieilles forteresses.
Le plateau de la Giara, table calcaire d'une extrême régularité qui s'élève
non loin du centre de l'île, au nord de la plaine du Campidano, porte
une de ces masures à chaque bastion naturel de son pourtour; l'ovale
déchiqueté que forme le rebord du plateau est ainsi défendu par une véri-
table enceinte de nuraghi. Dans toutes les parties de l'île se trouvent des
monuments semblables, tantôt disposés avec ordre, tantôt bâtis comme au
hasard. Le nombre des nuraghi reconnaissables s'élève à près de quatre
mille, et pourtant que de vestiges de ces édifices doivent avoir été nivelés
par le temps! C'est dans les régions du basalte, principalement au sud de
Macomer, qu'ils sont le plus nombreux et le mieux conservés. Rarement
on les trouve isolés ; ils s'élèvent par groupes et pour la plupart en des
pays de culture, loin des steppes arides.
On a beaucoup discuté sur l'origine des nuraghi et l'usage auquel ik
servaient autrefois : pour les uns ces constructions étaient des temples,
pour les autres des tombeaux, des « tours du silence », des lieux sacrés où
l'on adorait le feu, des tours de refuge, des foyers de géants. Phéniciens,
Troyens et Ibères, Tyrrhéniens, Thespiens et Pélasges, Cananéens, Orientaux
d'origine inconnue, antédiluviens même, ont été évoqués par les divers écri-
vains comme les bâtisseurs probables de ces mystérieux édifices. D'après
l'infatigable explorateur des antiquités sardes, M. Spano, les archéologues
ne devraient avoir de doute aujourd'hui que sur le nom des architectes;
592
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
l'emploi des constructions elles-mêmes serait connu : les nuraghi auraient
été des demeures et leur nom phénicien signifierait tout simplement « maison
ronde ». Les plus grossièrement construites, qui résistent peut-être depuis
quarante siècles et davantage à l'action des intempéries, ne renferment
qu'une seule chambre intérieure ; elles dateraient de l'âge de pierre et,
comme habitations humaines, elles représenteraient l'âge de la civilisation
qui suivit la période des troglodytes. Les nuraghi relativement modernes,
N° 112. LA GIAKA.
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Le siç/ie A indique.' les JViiraghi/
Echelle aei:3o8.64o
o % io 3~K1.
qui furent édifiés pendant l'âge du bronze ou même à l'époque du fer,
sont maçonnés avec beaucoup plus d'art, quoique sans ciment , et se
composent de deux ou trois chambres superposées où l'on monte par
une espèce d'escalier formé de grosses pierres. Quelques-uns des rez-de-
chaussée sont assez grands pour contenir quarante ou cinquante per-
sonnes, et sont, en outre, précédés d'antichambres, de réduits et de petits
bastions semi- circulaires. Celui de Su Domu de S'Orcu, près de Domus
iNovas, récemment démoli, se composait de dix chambres et de quatre cours:
NURAGHI. 593
c'était une forteresse en même temps qu'un groupe de maisons ; il pouvait
contenir plus d'une centaine de personnes et soutenir un siège. Telles sont
encore de nos jours les demeures de beaucoup d'Albanais en Turquie et
celles des Svanètes dans les vallées du Caucase.
Les débris de toute espèce accumulés dans le sol des nuraghi ont fourni
une multitude d'objets qui racontent la vie des anciens habitants de ces
constructions et témoignent de leur civilisation relative. Tandis que les
couches inférieures contiennent seulement des outils, des armes en pierre
et des poteries faites à la main, les amas de débris plus élevés, et par
conséquent plus modernes, renferment déjà beaucoup d'objets en bronze.
Dans le voisinage de tous les nuraghi se trouvent d'autres monuments de
construction cyclopéenne : ce sont les « tombes des géants » . En les nom-
mant ainsi, les indigènes ne se sont trompés qu'à demi : ces amas de pierre
placés à l'extrémité d'un hémicycle de blocs massifs sont, en effet, des
sépultures; tous ceux qu'a fait ouvrir M. Spano contenaient des cendres
humaines.
Les Sardes n'ont point de traditions relatives aux anciennes demeures des
aborigènes; quoique fort superstitieux, ils ne racontent même pas de
légendes au sujet de ces ruines ; tout au plus en attribuent-ils la construc-
tion au diable, et c'est là tout. Sans doute ce silence du peuple provient de
ce que les conquêtes successives de l'île et les massacres en grand ont
rompu toute tradition nationale. Dans leurs guerres contre les indigènes,
les Carthaginois étaient impitoyables, puis, durant les premiers siècles de
l'occupation romaine, les tueries et les déportations en masse firent dispa-
raître une grande partie de la population première, que des colons volon-
taires et surtout de nombreux bannis vinrent remplacer. Dans ces conditions,
tout souvenir de l'ancienne histoire du pays devait nécessairement se perdre.
De la multitude des suppositions qui ont été faites sur l'origine des
anciens Sardes, celle qui paraît le mieux répondre à l'apparence physique
des insulaires actuels les rattache au groupe des Ibères ; mais . historique-
ment, ce sont des autochthones. Ils sont en général de petite taille,
comme si l'influence du climat qui a rapetissé tous les animaux sauvages
et domestiques, avait eu prise également sur eux ; mais ils ont le corps
svelte et de belles proportions, la taille fine, les muscles solides; leur
chevelure et leur barbe, toujours noires, sont très-abondantes et persistent
d'ordinaire jusque dans l'extrême vieillesse. Egalement gracieux et forts,
les Sardes des deux provinces diffèrent un peu les uns des autres par les
traits du visage : ceux du nord ont d'ordinaire la figure plus ovale et le nez
plus aquilin, tandis que ceux des environs de Cagliari, plus mélangés peut-
î. 75
594 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
être, ont moins de régularité dans les traits et les pommettes fort saillantes.
A cet égard, comme à beaucoup d'autres, il y a contraste entre les popula-
tions des deux parties ou « caps » de l'île.
Les habitants de l'intérieur de la Sardaigne sont peut-être, de tous les
Européens, ceux qui ont le mieux maintenu la pureté de leur race depuis le
commencement du moyen âge. Sans doute ils comptent parmi leurs ancêtres
bien des peuples divers, mêlés à la nation mystérieuse qui éleva les nuraghi;
mais, après l'époque romaine, la plupart des invasions violentes et les
immigrations d'étrangers s'arrêtèrent au littoral; elles refoulèrent les
indigènes dans les hautes vallées des montagnes et ne les suivirent point
dans ces retraites. A l'exception des Vandales, dont la furie s'était déjà
calmée, les terribles hordes de Germanie qui ravagèrent presque toutes les
autres contrées de l'Europe occidentale épargnèrent la Sardaigne, et cette
île put ainsi garder sa population, ses mœurs et sa langue; les envahisseurs,
maures, pisans, génois, catalans, espagnols, ne se mélangèrent qu'avec les
habitants des côtes : on ne signale qu'une seule exception, celle des Barba-
ricini, qui habitent, précisément au centre de l'île, la contrée montueuse
appelée de leur nom Barbagia. On croit voir en eux les restes d'une tribu
berbère chassée de l'Afrique par les Vandales et repoussée dans l'intérieur à
la suite de longues guerres avec les indigènes. Quand ils vinrent dans le pays,
ils étaient encore païens, et devenus les voisins des Ilienses, qui étaient
également idolâtres, ils se fondirent avec eux; leur conversion date seule-
ment du septième siècle. Les femmes de la Barbagia portent encore un
costume sombre qui rappelle celui des Berbères.
De tous les idiomes d'origine latine, le sarde est de beaucoup celui qui
ressemble le plus à la langue des Bomains, non par la grammaire, qui
diffère beaucoup, mais par les mots eux-mêmes : plus de cinq cents termes
sont absolument identiques» Des phrases nombreuses du langage usuel
sont à la fois latines et sardes ; même des rimailleurs ont pris à tâche d'é-
crire des poëmes entiers appartenant à l'une et à l'autre langue. Quel-
ques mots grecs qui ne se trouvent pas dans les autres idiomes latins se
sont aussi maintenus dans le sarde, soit depuis le temps des anciennes
colonies grecques, soit depuis l'époque byzantine ; enfin on cite deux ou
trois mots usités en Sardaigne et qui ne peuvent se rattacher à aucun radical
des langues européennes : ce sont peut-être des restes de l'ancienne langue
des autochthones. Les deux dialectes principaux du langage sarde, celui de
Logoduro dans le nord de l'île et celui de Cagliari, sont directement dérivés
du latin, comme l'italien lui-même et l'espagnol, mais peut-être sont-ils
plus rapprochés de ce dernier. En outre, la ville de Sassari et quelques
POPULATION DE LA SARDAIGNE. 595
districts du littoral voisin appartiennent à la zone de langue italienne ; on y
parle un patois qui se rapproche beaucoup du corse et du génois. Dans la
ville d'Alghero, des colons catalans, introduits en masse vers le milieu du
quatorzième siècle, à la place de l'ancienne population qui s'était réfugiée
à Gênes, parlent encore leur vieux provençal presque pur. Enfin, les
Maurelli ou Maureddus des environs d'Iglesias, qui sont probablement
des Berbères, et que l'on reconnaît à leur crâne étroit et allongé, auraient
introduit, d'après La Marmora, quelques mots africains dans la langue
du pays. Maltzan pense que les représentants les plus purs des immigrants
d'Afrique sont les habitants de l'immense jardin de Millis; ce sont eux
qui auraient apporté les orangers en Sardaigne.
Les Sardes de l'intérieur, fidèles à leur langage, le sont aussi partielle-
ment à leurs mœurs antiques. La danse, qu'ils aiment beaucoup, est encore
la même qu'aux temps de la Grèce. Dans le nord de l'île, les jeunes gens
règlent leur cadence au son de la voix humaine; au milieu de la ronde se
tient un groupe de chanteurs qui précipite ou ralentit les pas. Dans la
partie méridionale de la Sardaigne, c'est un instrument qui rhythme la
marche des danseurs; cet instrument, la launedda, n'est autre que la
flûte antique à deux ou trois roseaux. Même ténacité dans tous les usages
relatifs à la vie sociale et surtout dans les cérémonies et les rites de
compérage, d'épousailles et de deuil. Comme chez presque toutes les an-
ciennes populations de l'Europe, le mariage est précédé d'un simulacre
d'enlèvement; en outre, la jeune femme, dès qu'elle est entrée dans la
maison du mari et que sa captivité est bien constatée, doit rester toute la
journée sans bouger, sans prononcer une seule parole; immobile et muette
comme une statue, elle n'est plus un être vivant, mais seulement une
chose, celle du mari : telle est sans doute la signification du symbole. C'est
pour la même raison qu'on lui interdit de visiter ses parents pendant
les trois premiers jours du mariage et que, dans les districts méridionaux
de l'île, un grand nombre de femmes ont encore la figure à demi voilée.
Les montagnards sardes ont également conservé la lugubre cérémonie de
la veillée des morts, connue sous le nom de titio ou attito. Les femmes,
parentes, amies ou salariées, qui pénètrent dans la chambre mortuaire,
s'arrachent les cheveux, se précipitent sur le sol, poussent des hurlements,
improvisent des hymnes de douleur. Ces vieilles cérémonies païennes pren-
nent un caractère vraiment terrible lorsque le corps est celui d'un parent
assassiné et que les assistants jurent de verser en échange le sang du
meurtrier. Encore à la fin du siècle dernier et au commencement de
celui-ci, les pratiques de la vendetta coûtaient à la Sardaigne une grande
596 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
partie de sa population de jeunes hommes, parfois jusqu'à mille dans le
cours d'une année. D'après les statistiques, du reste fort défectueuses, le
nombre des habitants de l'île aurait diminué de plus de soixante mille
personnes pendant les quarante années qui précédèrent 1816, et la princi-
pale cause de cette dîme prélevée par la mort aurait été la vendetta. De
nos jours, la redoutable coutume n'est conservée que dans les districts
reculés de l'île et notamment dans celui de Nuoro et dans la Gallura, au
milieu des montagnes; là nul parent n'oublie, quand il fait baptiser un
enfant, de glisser quelques balles dans ses langes, car ces plombs consacrés
ne manqueront jamais leur but. Mais ailleurs les meurtres de vengeance
ont presque disparu et les Sardes sont devenus oublieux des injures en
comparaison de leurs voisins les Corses. Un autre usage encore plus barbare,
suivant nos idées modernes, a disparu au commencement du siècle dernier.
Des femmes, dites « acheveuses » (accabadure) , avaient pour charge de
hâter la fin des moribonds ; souvent ceux-ci les imploraient eux-mêmes
pour échapper à leurs souffrances; mais cette pratique de piété barbare
donna souvent lieu à des actes hideux et de conséquence fort grave, car la
population sarde est très-processive et les gens de loi y foisonnent. Maltzan,
qui voit dans ces récits des anciens voyageurs une pure calomnie, s'imagine
que les « acheveuses » étaient des femmes chargées de rendre la vie des
vieillards tellement amère que leurs jours en étaient abrégés. Il ne songe
pas qu'une pareille pratique aurait été beaucoup plus atroce que celle
d'achever pieusement les malades.
Le paysan de la Sardaigne a sur celui de la plupart des provinces ita-
liennes un immense avantage, celui d'être, sinon propriétaire, du moins
usufruitier du sol : on le voit à l'assurance de son attitude et à la fierté
de son regard ; il ressemble presque à un paysan des Castilles, Le sys-
tème féodal existait encore en Sardaigne avant 1840 et il en reste tou-
jours des traces nombreuses. Les grands barons, presque tous d'origine
espagnole, étaient à peu près les maîtres des communes et jusqu'en 1856
ils possédaient le droit de justice ; ils avaient leurs prisons et dressaient le
gibet, symbole de leur pouvoir. Néanmoins les paysans n'étaient pas asservis
à la glèbe, ils pouvaient se promener de fief en fief, et presque partout la
coutume leur assurait sur le vaste domaine du seigneur une part plus que
suffisante de l'usufruit des terres : en vertu de Yademprivio, ils pouvaient
couper du bois dans la forêt, faire paître leurs brebis sur la montagne, la-
bourer des champs dans les jachères de la plaine ; sans avoir la propriété,
ils en avaient du moins les profits annuels. Malheureusement, avec ce ré-
gime d'aventure et de caprice, la terre ne rendait que de maigres récoltes ;
POPULATION DE LA SARDAIGNE. 597
presque tous résidant en dehors de l'île, les titulaires des fiefs ne pouvaient
s'occuper de l'amélioration des cultures et laissaient gérer leurs domaines
par des intendants cupides -, de leur côté, les paysans, quoique jouissant de
l'ademprivio, ne pouvaient soigner des terres qui changeaient constamment
de mains : l'agriculture n'était qu'une forme de pillage. Actuellement,
l'Etat, devenu possesseur d'une grande partie des terres vagues des anciens
fiefs, cherche à s'en débarrasser pour reconstituer la propriété privée ; il en
a cédé d'un coup 200,000 hectares à la société anglo-italienne qui s'est
chargée de construire le réseau des chemins de fer de la Sardaigne.
Dans les districts où la population est relativement considérable, la divi-
sion de la propriété est devenue extrême ; le sol s'est émietté pour ainsi
dire et les champs se sont hérissés de haies, pépinières de mauvaises her-
bes : chacun d'eux se divise en autant de parcelles qu'il y a d'héritiers.
Parfois, de deux frères, l'un garde le terrain et l'autre prend la récolte.
Quant au berger nomade des districts presque déserts, il n'a point de terre
bien définie, mais il a son troupeau ; les landes, les maquis lui appar-
tiennent, et si la fantaisie lui en vient, il peut avoir son petit enclos de
cultures à l'endroit le plus fertile du pâturage. 11 est certain qu'avec de
semblables errements l'exploitation sérieuse du sol est tout à fait impos-
sible. Le mal est si criant, que des économistes ont même proposé le remède
bien pire d'exproprier toutes les parcelles, tous les terrains vagues et de
les revendre à de grands feudataires ou à des compagnies industrielles. Un
pareil régime, renouvelé, sous une autre forme, de celui des fiefs catalans,
ne pourrait qu'accroître la misère déjà fort grande. En certains villages du
district de l'Ogliastra, sur la côte orientale, les indigènes mangent encore
du pain de glands (quercus ilex) dont la pâte a été pétrie avec de l'eau
provenant d'une argile onctueuse de schistes décomposés, sur laquelle on
verse ensuite un peu de lard fondu. En Espagne, on mange aussi des glands,
mais ce sont ceux du quercus bellotu, qui sont vraiment comestibles et qu'on
se garde bien de mélanger de terre. Ainsi la Sardaigne offre un exemple de
populations partiellement géophages, comme plusieurs tribus finnoises de
la Russie et comme des peuplades indiennes de la Colombie et du Venezuela.
Quoique possesseur de pâturages ou de parcelles cultivées , le Sarde
n'habite point la campagne. Dans l'île tyrrhénienne comme en Sicile, la
population des laboureurs se groupe dans les bourgs et dans les villages.
Jl n'y a point de hameaux ni de logis solitaires, car il eût été jadis trop
dangereux de vivre à l'écart exposé aux ravages des pirates mahométans
ou chrétiens et à l'invasion de la fièvre. De nos jours le premier péril,
celui de la guerre, n'existe plus, mais l'habitude est prise et le Sarde
598 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
continue d'élever sa cabane ou sa maison dans la bourgade dont les murs
offraient un refuge à ses aïeux. Même les pâtres des montagnes aiment à
grouper leurs huttes en villages informes, auxquels on donne le nom de
stazzi; eux-mêmes s'unissent en confédérations de défense et de protection
mutuelles : ce sont les cussorgie, républiques temporaires qui offrent un
modèle parfait de déférence réciproque, de justice et d'égalité. Lorsqu'un
berger a eu le malheur de perdre son bétail par la peste ou par l'in-
cendie, l'usage l'autorise à réclamer de chacun de ses camarades du
district et des cantons environnants au moins un animal : il reconstitue
ainsi son troupeau, sans autre obligation que d'avoir à rendre la pareille
quand un autre pâtre tombera dans l'infortune. Ailleurs, notamment dans
les environs d'Iglesias, les vergers sont encore en commun. Quelle que soit
leur pauvreté , les Sardes des montagnes exercent les vieilles pratiques de
l'hospitalité avec une véritable joie; ils habitent des maisons de pisé gros-
sier ou de pierres brutes, dépourvues de tout confort, mais ils trouvent
moyen d'en faire un séjour agréable pour l'étranger. D'ailleurs l'avantage
de posséder un hôte fournit à la communauté l'occasion, toujours bien-
venue, de célébrer un banquet.
Dans l'ensemble des produits de l'Italie, ceux de la Sardaigne ne comp-
tent encore que pour une bien faible part. La plupart des paysans ne sont
laborieux que par boutades, la proportion des terres qu'ils cultivent est
seulement d'un quart ou d'un tiers de la superficie totale de l'île et parfois,
en quelques années exceptionnelles, les récoltes sont brûlées par les
sécheresses ou même dévorées par les sauterelles, que le vent apporte
en nuages par-dessus la mer d'Afrique. Si ce n'est dans le district de
Sassari, les Sardes ont encore une culture rudimentaire et ne connaissent
point l'art d'ennoblir leurs produits. L'olivier est l'arbre auquel ils donnent
le plus de soin. Séduits par des privilèges politiques qui, suivant le nombre
des arbres plantés, pouvaient s'élever jusqu'à la possession du titre de
comte, des milliers de propriétaires ont changé leurs steppes incultes en
vergers, et quelques districts, dans la vallée du torrent de Bosa, sont
devenus d'immenses olivettes dont les huiles s'exportent en Italie. Quant
aux millions d'oranges que fournissent les jardins de Millis et d'autres
villes sardes, elles ne sont point considérées comme ayant assez de valeur
pour être expédiées sur le continent, et ne sont vendues que dans l'île
même, par des marchands voyageurs. Les produits exquis des orangers de
la Sardaigne ont moins d'importance dans le commerce de l'île que les
salicornes et autres plantes salines qui croissent dans les terrains bas du
littoral et dont les cendres sont expédiées à Marseille pour la fabrication
INDUSTRIE DES SARDES.
590
de la soude. La plaine de Cagliari, trop infertile pour toute autre culture,
est un vaste champ de salsolées.
L'exploitation des carrières de granit et de marbre donne quelque profit,
mais tout récemment encore les mines proprement dites, qui avaient une
si grande importance du temps des Romains, étaient complètement délais-
sées. Même de nos jours, il n'est qu'une mine de fer sérieusement exploitée,
N° IIS. — DISTRICT D'IGLESIAS.
Echelle de 1 : WmSoo
celle de San Leone, appartenant à une société française ; les premiers tra-
vaux y datent de 1862. On en retire chaque année environ 50,000 tonnes
de minerai contenant environ les deux tiers de leur poids en métal pur.
C'est à San Leone, située à une quinzaine de kilomètres de Cagliari, dans
les montagnes qui s'élèvent à l'ouest de la baie, que l'on a construit le
premier chemin de fer de l'île de Sardaigne. Depuis 1867, le grand gîte de
l'exploitation minière des anciens, le district d'Iglesias, où les Romains
avaient fondé les villes de Plumbea et de Metalla, et où les Pisans firent
600 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
aussi des excavations pour la recherche de l'argent, a commencé de re-
prendre son antique importance à cause de ses gisements de plomb et de
zinc : on s'y occupe aussi, comme au Laurion en Àttique, de l'exploitation
et du traitement des amas de scories rejetés hors des trous de mine par les
anciens ; une grotte à stalactites fort curieuse, qui traverse la montagne
près de Domus Novas, a même été transformée en tunnel pour le service de
ces mines à air libre. Depuis que la fièvre du gain rapide s'est emparée des
populations et que les compagnies françaises, anglaises, italiennes, se sont
fait distribuer le sol en concessions minières, Iglesias se change en cité
d'aspect moderne, le village de Gonessa prend un air de ville, le petit havre
de Porto Scuso, jadis à peine fréquenté par de rares caboteurs, est en-
combré de navires d'un faible tonnage qui viennent y chercher les
800,000 tonnes de minerai de plomb et les 100,000 tonnes de minerai de
zinc extraites des mines du voisinage, pour les transporter dans la rade de
Carlo-Forte, protégée des vents du large par les îles de San Pietro et de Saut'
Antioco. Déjà ce port vient immédiatement pour le mouvement commercial
après les deux autres grands ports de l'île, Cagliari et Porto Torres, l'escale de
Sassari. Par malheur, les travaux des mines de cette île de la Sardaigne ont
été fréquemment compromis par l'insalubrité du climat; plusieurs fois déjà
l'exploitation de mines très-productives a dû être interrompue à cause de la
mort de tous les travailleurs étrangers qu'avaient amenés les concessionnaires.
La pêche n'est pas accompagnée des mêmes dangers, puisque la proie
poursuivie par le pêcheur vit surtout dans les golfes ouverts au libre vent
marin. Certains parages sont extrêmement poissonneux, notamment la
baie de Cagliari et les bras de mer à fond de roches cristallines qui ser-
pentent dans l'archipel de la Maddalena et où les anciens venaient chercher
les coquillages pourprés. En outre, la Sardaigne a les bancs d'anchois et de
sardines ou « poissons sardes » qui visitent périodiquement ses rivages, et
les convois de thons qui viennent s'emprisonner dans la « chambre de mort »
des immenses madragues tendues à l'entrée des baies occidentales : on pêche
jusqu'à 50,000 de ces animaux dans une seule saison; toutefois les thons
ne sont pas réguliers dans leurs migrations : c'est même après qu'ils eurent
disparu des côtes de l'Andalousie, vers le milieu du dix-huitième siècle,
que les pêcheurs espagnols vinrent poursuivre les poissons sur les rivages
de la Sardaigne. Outre la pêche de mer, les habitants du littoral ont
celle des étangs ; les filets tendus en travers des graus d'entrée fournis-
sent en abondance des poissons de diverses espèces, surtout l'alose dans
l'étang de Cagliari, le muge et l'anguille dans l'étang d'Oristano, la dorade
et le brochet dans celui d'Alghero. L'industrie de la pêche a donc une grande
MINES ET PÊCHERIES DE LA SARDAIGNE 601
importance dans l'île de Sardaigne, mais une très-forte part de ce travail
est accaparée par des matelots venus du continent. Même les pêcheurs de la
Maddalena sont d'origine corse ; ceux de Carlo-Forte, dans l'île de San Pietro,
sont des Génois immigrés, au commencement du dix-huitième siècle, de
l'île africaine de Tabarca, occupée par leurs ancêtres quatre cents années
auparavant : ces deux colonies parlent encore purement la langue de leurs
aïeux. La pêche du corail, qui rassemble parfois jusqu'à deux cents em-
barcations dans le port d'Alghero, est un monopole exclusif des Italiens. Ce
sont eux aussi qui viennent recueillir la pinna nobilis, coquillage dont le
byssus soyeux sert à tisser des articles de vêtement. Il en est de même pour
la navigation proprement dite. Quoique les eaux de la mer les environnent
de toutes parts, les Sardes ne sont point un peuple de marins ; ils redoutent
les vagues et laissent volontiers le commerce maritime de leurs ports entre
les mains des Génois et autres Italiens. C'est un fait remarquable que, sur
près de 2,400 proverbes sardes recueillis par Spano, trois seulement se
rapportent à la mer. Cette espèce d'aversion des insulaires sardes pour les
flots qui baignent leurs rivages provient peut-être de ce que jadis ces flots
étaient sillonnés surtout par les navires des conquérants et des pirates. Quant
au commerce, il ne pouvait avoir grande importance, à cause de la faible
population de l'île et de la ceinture de marais qui borde le littoral ; de nos
jours encore, quoique les échanges s'accroissent assez rapidement, ils sont,
pour l'île entière, inférieurs à ceux d'un port méditerranéen de second
ordre * .
Les habitants du « cap » septentrional passent pour être plus intelligents,
plus actifs, plus civilisés que ceux du « cap » méridional, et ne manquent
pas de s'en vanter. Les gens de Sassari ne se disent point Sardes; ils laissent
ce nom, pour eux un peu synonvme de barbare, aux habitants de l'intérieur
et des côtes méridionales. Autrefois il y avait grande rivalité, et même de la
haine, entre les Sardes du Nord et ceux du Midi, et les uns et les autres ne
parlaient de leurs voisins qu'en termes de mépris : l'instinct de vendetta,
qui divisait tant de familles et de villages, partageait aussi l'île entière en
deux moitiés ennemies. Les traces de cette ancienne animosité persistent,
mais aucune partie ne peut trop accabler l'autre du poids de sa supériorité,
car si le cap de Sassari ou d'En-Haut (di Sopra) a certainement l'avantage
1 Mouvement des ports de l'île entière en 1873 : 11,250 navires, jaugeant 1,080,000 tonnes.
» duportdeCagliari. . . 1874 1,952 » » 538,000 »
Porto Torres 1875 1,158 » b 149,000 »
Carlo-Forte » 1,650 » » 154,000 »
La Maddalena » 1,257 » » 107,500 »
Terranova » 772 » » 107,000 »
*• 76
602 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
par son agriculture, son industrie, ses traditions de liberté, en revanche le
cap de Cagliari ou d'En-Bas (di Sotto) possède les mines les plus riches, les
productions les plus diverses et la capitale de l'île tout entière.
De nos jours, comme au temps des Carthaginois, la cité de Caralis,
dont le nom s'est à peine modifié pendant plus de vingt siècles, est
le grand marché d'échanges entre les denrées de la Sardaigne et les arti-
cles manufacturés de l'étranger. Des temps puniques il ne lui reste rien
que des idoles informes, et de l'époque romaine que de nombreuses
grottes sépulcrales et les ruines d'un aqueduc, son amphithéâtre creusé
dans le roc et déblayé par Spano ; mais elle a toujours son excellent port,
presque complètement entouré de maisons, et sa magnifique rade où les
naufrages sont inconnus. Bien que Cagliari n'ait pas été longtemps sous la
domination musulmane, elle est cependant l'une des villes d'Europe qui ont
la physionomie la plus orientale à cause du grand nombre de ses maisons
à coupoles et des moucharabys de forme inégale suspendus au-dessus des
rues. Cagliari occupe une position commerciale excellente. Poste le plus
avancé de l'Europe centrale du côté de l'Afrique, elle est à 200 kilomètres
à peine des rives de Carthage, et les bateaux à vapeur peuvent en moins
d'un jour accomplir la traversée; en outre, Cagliari est située sur le détroit
qui réunit la mer de Sicile à celle des Baléares. La capitule de la Sardaigne
ne peut donc manquer de grandir et d'accroître son importance commerciale,
surtout quand elle aura drainé les marécages qui entourent le rocher de la
ville et transformé en un vaste jardin l'ancien bras de mer du Campidano,
Les salines de Cagliari, qui fournissent plus des deux tiers du sel de la Sar-
daigne, sont à l'est, sur le golfe de Quarto, et à l'ouest, sur la plage de San
Pietro.
Près de la côte occidentale de l'île s'élève Oristano, la cité des potiers,
célèbre dans l'histoire des Sardes ; elle était au moyen âge la résidence des
seigneurs les plus puissants de l'île, et c'est là qu'Éléonore, « juge » d'Ar-
borée, promulgua la célèbre charte du pays (carta de logu), qui devint le
droit public de toute la Sardaigne. La fertilité de ses campagnes, son beau
golfe profond, protégé à l'ouest par la péninsule de Tharros, où les Phéni-
ciens avaient fondé leur emporium de commerce, et où l'on retrouve main-
tenant de précieux débris, surtout des figurines assyriennes, ne manque-
raient pas de rendre à Oristano toute sa prospérité d'autrefois si les marais
n'assiégeaient la ville. Jadis on avait l'habitude d'allumer de grands feux
autour des murs pendant la saison de « l'intempérie », afin de purifier ainsi
CAGLIARI, ORISTANO, SASSARI.
605
l'atmosphère; mais ce moyen, qui pouvait avoir quelque utilité, ne rempla-
çait pas, pour l'assainissement de la contrée, les vastes forêts qui avaient
valu à cette région de la Sardaigne son nom d'Arborea. On raconte que les
marais de Nurachi, situés dans le Campidano Maggiore, au nord-est d'Oris-
tano, font entendre parfois un bruit pareil au beuglement d'un taureau.
Ce phénomène, produit sans doute par le passage de l'air dans l'issue d'une
caverne souterraine, n'est point spécial à la Sardaigne : on en cite plusieurs
exemples dans les marais de la côte dalmate. Des gisements de houille ont
N 114. — PORT DE TERRAXOVA.
d'après Li Cj'te de la ElijiL^ tït La M.
Gravé par ILrharcL.
Echelle de 1 : 250,000
été découverts non loin de la ligne du chemin de fer qui relie Cagliari à
Sassari par Oristano.
La rivale de Cagliari, Sassari la charmante, qu'entourent des plantations
d'oliviers, des jardins, des maisons de plaisance, a seule, parmi les villes
sardes, la gloire d'avoir été l'une des républiques d'Italie. Elle a gardé de
cette époque de liberté un entrain naturel, un élan d'initiative qui ne se
retrouve point ailleurs; mais elle a, relativement à Cagliari, le grand
désavantage d'être éloignée de la mer; une zone de terrains bas et maré-
cageux l'en sépare. Elle pourrait expédier ses denrées par le port d'Alghero
606 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
et l'admirable havre de Porto Conte, qui s'ouvre au sud des montagnes
de la Nurra, mais la plus grande facilité des communications lui a fait
choisir son port sur la plage vaseuse du golfe d'Asinara ; Porto Torres, tel
est le nom du village d'embarquement, n'est que la ruine d'une antique
cité romaine, « géant mal enseveli, » dit Mantegazza, car du sol fangeux et
des forêts de roseaux on voit surgir les arcades d'un puissant aqueduc et
les robustes colonnes du temple de la Fortune, que les indigènes nomment
le « Palais du Roi Barbare ». Ce vieux port romain, ouvert sur la mer de
Corse dans la direction de la France et de Gênes, rendra certainement
de grands services, surtout pour le commerce des huiles, que les campagnes
de Sassari produisent en quantités considérables, et pour celui des vins
que, du haut de son plateau montagneux, expédie la riche bourgade de
Tempio, aux maisons éparses, toutes construites en granit gris; toutefois
Porto Torres a le désavantage de ne pouvoir communiquer avec l'Italie
péninsulaire que par le détroit périlleux de JBonifacio. Aussi la Sardaigne,
qui ne possédait sur la côte orientale que le petit port de Tortoli, s'en
est-elle donné récemment un nouveau. Il a suffi pour cela de rattacher le
réseau des routes à la baie de Terranova, le bourg sarde le moins éloigné
de Livourne et de Civita-Vecchia . A l'endroit où s'élève aujourd'hui la
petite ville, se trouvait, probablement la cité à'Olbia, qui du temps des
Romains n'eut pas moins de 150,000 habitants. Les Sardes, et avec
eux tous les Italiens, espèrent que Terranova redeviendra le grand « em-
porium » de File1. Le port est trop étroit et trop peu profond à l'entrée,
mais il est admirablement abrité et précédé du côté du large par d'ex-
cellentes rades. En outre, les mouillages de l'archipel de la Maddalena, qui
se trouvent à proximité de Terranova, pourraient recevoir des flottes en-
tières dans les mauvais temps. En plaçant la gare terminale du chemin
de fer en face de Rome, les habitants de l'île comptent rapprocher la
Sardaigne de la métropole, la retourner, pour ainsi dire, et porter son
activité du côté de l'Orient. Quoi qu'il en soit de ces espérances, il n'y aura
point d'améliorations sérieuses pour la Sardaigne, tant que ses funestes
étangs n'auront pas été assainis, tant que le drainage n'aura pas « trans-
formé en pain le poison des marais ».
1 Communes principales de la Sardaigne.
Sassari (Ier janv. 1879). . . . 34,150 hab.
Cagliari 34,100 »
Tempio (187 2). . . . . 10.500 »
Aïghcro. .......... 8,400 »
Ozieri (1872) 7,150 hab,
Oristano. » 6,500 »
Iglesias. . » 6,200 »
Torranova )) . .• 2.50O »
SARDAIGNE, ITALIE. 60*7
ÏX
LA SITUATION PRESENTE ET L AVENIR DE L ITALIE.
11 est impossible de juger une nation autrement que par ses œuvres col-
lectives, car elle comprend dans son sein tous les extrêmes; du travail
forcené à la paresse sordide, de la moralité la plus scrupuleuse à l'avi-
lissement le plus abject, toutes les gradations se succèdent ; la diversité
des individus est infinie. Mais la résultante générale de ces millions de vies
diverses se voit nettement par l'état politique et social des populations et par
l'empreinte qu'elles laissent sur la terre qui les porte.
Depuis que l'Italie a repris sa place parmi les nations indépendantes, nul
homme sincère ne saurait nier qu'elle semble destinée à faire grande figure
en Europe. Déjà l'œuvre de sa restauration politique a fait surgir des
hommes remarquables par l'intelligence des événements et la pénétration
des caractères, par le courage, le zèle infatigable, la persévérance, le
dévouement. Il en est même qui ont mérité le nom de héros et que la
postérité placera certainement au nombre de ceux dont l'existence est
une gloire pour le genre humain. Peut-être, après ce grand effort des
révolutions préliminaires et de l'émancipation politique définitive, l'Italie
retombera-t-elle pour un temps dans une sorte d'affaissement moral.
C'est là un phénomène qui se produit constamment dans la vie des
nations, après toutes les périodes de grandes crises ; mais aux générations
qui se reposent épuisées, succèdent les générations avides de travaux et de
luttes ; il n'y a donc point à s'inquiéter outre mesure d'une diminution
momentanée dans les énergies apparentes du peuple italien.
Pour les sciences et les arts, la patrie de Volta, de Cialdi, de Secchi,
de Rossini, de Verdi, de Vêla, n'est-elle pas déjà dans des conditions d'é-
galité avec les nations les plus avancées de l'Europe? L'Italien peut com-
mencer maintenant à parler sans honte des deux siècles de la Renaissance,
car il vient d'entrer dans une deuxième période de rénovation; à côté
des grands noms du passé, il peut se hasarder à en citer d'autres appar-
tenant à la période contemporaine ; à la suite des recherches scientifiques
et des inventions d'autrefois, il peut en placer de non moins remarquables
qui sont de notre siècle. L'Italie a des peintres et des architectes habiles,
de grands sculpteurs, des musiciens incomparables. Ses ingénieurs se distin-
guent par des travaux hydrauliques de canaux, de ponts, de digues, de
608 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
brise-lames que les étrangers viennent étudier de loin. Ses physiciens, ses
météorologistes, ses géologues, ses astronomes , ses mathématiciens ont
parmi eux quelques-uns des plus grands noms de la science moderne, et la
fréquentation très-assidue des universités promet des élèves qui conti-
nueront l'œuvre de leurs devanciers. Une Société de géographie, qui s'est
en peu d'années placée au premier rang parmi les sociétés-sœurs de
l'Europe, aide par ses publications et ses encouragements à l'exploration
du globe, et nombre de voyageurs et de naturalistes italiens, dans l'Amé-
rique du Sud, en Abyssinie, dans l'Asie centrale, au Japon, dans l'archipel
de la Sonde, en Papuasie, ont repris le travail de découverte qui fit la
gloire de leurs ancêtres vénitiens et génois. Il n'est donc pas juste de
répéter avec ironie, comme on le fait souvent : « L'Italie est faite, mais les
Italiens restent à faire ! » Par la valeur de ses individus, ainsi qu'on peut
le constater facilement en pénétrant dans une foule et en observant son atti-
tude, en écoutant son langage, la péninsule latine n'est point inférieure
aux autres pays d'Europe ; si même elle a pu se constituer, c'est parce
que les hommes d'une forte trempe n'y manquaient point.
On sait que, par le nombre proportionnel des habitants, l'Italie est une
des contrées de l'Europe qui se placent au premier rang ; elle n'est dépassée
à cet égard que par la Saxe, la Belgique, la Néderlande et les îles Britan-
niques1, et pourtant elle a de vastes étendues presque inhabitables, les
hauts Apennins et toute la région marécageuse du littoral, en Toscane, dans
le Latium, dans le Napolitain, en Sardaigne. Mais l'accroissement de la
population italienne n'est pas aussi rapide que celui de la Russie, de l'Angle-
terre, de l'Allemagne; à cet égard, elle représente à peu près la moyenne
de l'Europe : sa période de doublement est d'un siècle environ, tandis qu'elle
est de cinquante ans en Russie et de deux siècles en France. C'est en deux
des provinces les plus pauvres de l'Italie, la Pouille et la Calabre, que les
naissances sont le plus nombreuses, en deux des provinces les plus riches,
les Marches et l'Ombrie, qu'elles sont le plus rares en proportion. La vie
moyenne de l'Italien n'atteint pas trente-deux ans. Ainsi, par le seul fait de
sa plus courte vie d'adulte, l'habitant de la Péninsule ne peut fournir que
le tiers ou le quart du travail que donne l'Anglais ou le Français.
Encore de nos jours, l'activité matérielle de l'Italie se porte plus vers
l'agriculture et l'exploitation des richesses naturelles du sol et de la mer,
1 Population kilométrique de plusieurs États d'Europe
Belgique (1878) 187 hab.
Saxe (1875) 184 »
Ncerlande (1878) '. . 117 »
lies Britanniques (1878) 109 hab.
Italie (1881) 96 »
France (1881). ........ 70 »
TRAVAIL DE L'ITALIE. 609
gisements miniers, salines, poissons et corail, que vers l'industrie propre-
ment dite. La contrée a plus des cinq sixièmes de sa surface en plein
rapport, quoique les rochers et les montagnes occupent une grande partie
du territoire1. Les céréales, qui sont les principales cultures, ne fournissent
pas assez pour la consommation du pays ; mais d'autres produits suffisent
pour alimenter une exportation considérable. L'Italie est le premier pays
du monde pour la production des huiles, ses bois et ses forêts d'oliviers
couvrant une superficie totale de plus de 500,000 hectares ; malheureuse-
ment la qualité de la denrée n'est pas toujours en raison de sa quantité.
Pour les fruits de table, figues, raisins, amandes, oranges, l'Italie est éga-
lement en tête des pays d'Europe. Elle les dépasse aussi par l'abondance
des châtaignes, qu'elle récolte dans ses forêts des Apennins et des Alpes.
Enfin, la prééminence lui appartient encore pour la culture du mûrier
et la production des cocons ; pour cette denrée précieuse, elle a distancé
quatre fois la France : on croit même, quoique cette hypothèse repose sur
des statistiques un peu hasardées, qu'elle a été exceptionnellement, en 1873,
la supérieure de la Chine centrale pour la production des soies. A elle seule
elle aurait fourni le tiers de la soie du monde entier2; mais dans ces der-
nières années, la diminution a été grande: la récolte de 1876 a donné
seulement le tiers de celle de 1874. La Péninsule mérite toujours le nom
antique d'Œnotrie, que lui avaient valu ses vins ; toutefois ses viticulteurs
sont encore loin d'avoir égalé ceux de France pour l'habileté des procédés ;
ils ont encore de grands progrès à faire, excepté dans certaines parties de
l'Italie continentale et de la Sicile, où se trouvent des vignobles renommés.
Quant à la culture semi-tropicale du coton, elle n'a qu'une très-faible
importance économique. L'élève du bétail et des animaux domestiques,
1 Superficie approximative du territoire agricole de l'Italie :
Olivettes 600,000 hectares.
Châtaigneraies 600,000 »
Rizières 150,000 »
Terrains incultes, étangs. 4,000,000 »
Céréales et vignobles . . 12,000,000 hectares
Forêts et bois. . . . 5,150,000 »
Pâturages 5,900,000 »
Prairies 1,200,000 »
Superficie totale. . . . 29,600,000
2 Production des soies grèges dans le monde :
1873. 1874.
Italie 3,125,000 kilogr.
Chine (exportation). . 3,106,000
Japon ,
Bengale
Orient musulman et Géorgie. . . ,
France
Espagne
Grèce ,
,125,000
kilogr.
2,860,000 kilogr.
,106,000
»
3,680,000 »>
718,000
»
559,0)0 «
4S6,000
»
425,000 »
658,000
»
940,000 »
550,000
»
731,000 »
130,000
«
140,000 »
18,000
»
15,000 »
7/
01 0
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
en généra], est une source de richesses beaucoup plus sérieuse *, mais c'est
pour certains fromages seulement que les fermes de l'Italie se distinguent
en Europe par l'excellence de leurs produits2.
L'exploitation des mines de fer dans l'île d'Elbe, des marbres et des gra-
nits dans les grandes Alpes et les Alpes Apuanes, du borax et de l'acide
borique dans le Subapennin toscan, du plomb et du zinc dans la Sardaigne,
du soufre dans la Sicile, forment la transition entre la simple extraction des
trésors du sol et l'industrie proprement dite5. Celle-ci comprend toutes
les spécialités du travail moderne, depuis la fabrication des épingles jusqu'à
celle des locomotives et des grands navires; mais l'Italie n'a de préémi-
nence que pour certains produits de luxe, les chapeaux de paille fine,
les camées, les marbres et les bois incrustés, les objets en corail, les
verroteries, et pour certaines préparations culinaires, pâtes et salaisons.
Cependant l'industrie des soies a pris récemment en Italie une grande
activité : Milan est devenue pour Lyon une rivale dangereuse; la fabri-
cation des soies ouvrées y est constamment en progrès et ses produits
sont fort recherchés par la Suisse et l'Allemagne. Les fabriques de lainages
se comptent par centaines dans la province de Novare, à Biella surtout, et
livrent au commerce des produits fort appréciés. Les manufactures de coton
1 Surface des terrains de culture et valeur approximative des
en 1869, d'après Maestri :
Céréales : blé, riz, maïs, etc.
Pommes de terre. , . . .
Terres laboura- j ] Vins
blés, vignobles > 11 ,055,100 hect.( Fruits
produits de l'agriculture italienne,
75,000,000 faeclol- 2,100,000,000 fr.
10,000,000
50,000,000
?
et vergers.
Olivettes. . .
Châtaigneraies
555,000
585,000
Forêts". . . . 4,158,350
Prairies. . . . 1,175,450
Pâturages. . . 5,397,450
Mûriers (soie)
Chanvre, lin, coton, etc. .
Tabac
Huile
Châtaignes
Bois
Foin, produits du bétail, etc.
50,000,000
1,100,000,000
1
460,000,000
75,000,000 kilogr.
3,500,000 «
1,700,000 » 220,000,000
5,400,000 liectol.
2 Animaux domestiques, en 1869:
Bœufs et vaches
Buffles
Chevaux, ânes et mulets.
Brebis
Chèvres
Cochons
5,700,000
40,000
1,400,000
8,500,000
2,200,000
5,700,000
''■ Produits des mines et salines, exploitées par 49,450 mineurs (en 1878). . 155,000,000 fr.
Sel 400,000 tonnes. Minerai de zinc 89,050 tonnes.
Soufre 200 500 » » plomb 36,470 »
Minerai de fer 230,200 » » cuivre 24,650 »
INDUSTRIE DE L'ITALIE. 611
prennent de l'extension, mais elles sont encore inférieures en nombre à
celles de l'Espagne et ne possèdent qu'un demi-million de broches, pas
même la dixième partie de ce que possède la France. Quant aux tissus de
lin et de chanvre, ils se font encore principalement à la main dans toute
l'Italie. En dehors de la filature des étoffes, la grande industrie manufac-
turière, avec ses usines, qui sont des cités, et son peuple de machines en
mouvement, est encore faiblement représentée dans l'Italie du Nord et, si
ce n'est à Naples, tout à fait inconnue dans l'Italie méridionale. Les
ouvriers, d'ailleurs nombreux, puisqu'ils forment un septième de la popu-
lation, sont en grande majorité des artisans travaillant chez eux ou dans
de petits ateliers ; ils n'ont pas encore été saisis par l'immense engrenage
de la division du travail pour être groupés en armées au service de la
vapeur et de tout le mécanisme qu'elle met en mouvement. Il en résulte
que, dans l'histoire contemporaine des luttes économiques, l'Italie ne
présente pas les mêmes phénomènes que la France, la Belgique, l'Alle-
magne et l'Angleterre. Mais cette différence va s'atténuant de jour en jour,
car la plupart des petites industries, avec leurs ateliers éparpillés et leurs
ouvriers travaillant en chambre ou sur la voie publique, sont condamnées
à disparaître devant la formidable usine.
Le commerce de la péninsule italienne est destiné à passer par des
transformations analogues à celles de l'industrie. Quoique la flotte mercan-
tile de l'Italie soit fort considérable et qu'elle le cède en importance seule-
ment aux flottes des Iles Britanniques, des États-Unis, de l'Allemagne et de
la France, quoiqu'elle ait même un énorme personnel de marins et de
pêcheurs, plus de 200,000 individus, son activité commerciale est loin
d'être en rapport avec son tonnage1. Si ce n'est à Gênes, qui ressemble par
son esprit de spéculation aux grands ports du nord de l'Europe, et qui
possède avec les villes voisines les trois quarts de la flotte nationale de com-
1 Statistique de la navigation de l'Italie.
Flotte commerciale à voile en 1876 .... 10,905 nav. jaugeant 1,020,500 tonnes.
» » à vapeur » .... 142 » 57,880 »
Ensemble 11,045 nav. jaugeant 1,078,380 tonnes.
Petites embarcations des ports, ayant moins de 6 tonneaux, en 1877. . 9,074
Mouvement de la navigation en 1878 229,796 nav. jaugeant 28,198,100 tonnes.
» navires à voiles » 191,235 » 8,955,600 »
» » à vapeur » 38,561 » 19,242,500 »
Part du pavillon italien en 1871 221,596 » 14.687,000 »
» » anglais » 5,805 » 5,509,200 »
» » français )> 4,457 » 1,675,600 »
» » autrichien » 2,196 » 605,800 »
» » grec » 1,524 4> 261,600 »
Marins et pêcheurs en 1870 208,600 hommes.
612
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
merce, "l'immense outillage de navigation maritime ne sert à l'Italie que
pour des expéditions de petite pêche et pour le trafic du cabotage méditer-
H° 115. — ÏAVir.ATIOX COMPARÉE DES PORTS D ITALIE ES 1873.
Canlofo
yJ>Pi
'V
NaviCatLoit Internat.
Cabotage
il>oo ooo -tonnes
On n'a fait particulièrement mention que des ports dont le commerce est au moins de 50,000 tonnes.
ranéen. Les navires italiens qui se hasardent en plein Océan sont relativement
peu nombreux; avant l'année 1845, leur pavillon ne s'était pas encore
montré dans l'océan Pacifique, et de nos jours encore, on le voit rarement
COMMERCE DE L'ITALIE. 013
dans les mers de l'extrême Orient. C'est là un sujet d'inquiétude pour les
patriotes et ils font une propagande active pour décider les commerçants des
ports à entrer en relations directes d'affaires avec les pays d'outre-mer. Il est
vrai que, par sa position au centre de la Méditerranée, l'Italie a le privilège
assuré de pouvoir prélever sa part de tous les échanges qui s'opèrent entre
les rivages opposés de son bassin maritime ; elle profitera nécessairement
de tous les accroissements en population et de tous les progrès en industrie
qui s'accompliront en Afrique, de l'Egypte au Maroc ; mais les routes ter-
restres qui ne passent point sur son territoire la priveront d'un élément de
trafic fort important. On peut affirmer, sans crainte d'erreur, que le chemin
de fer de Calais et d'Anvers à Salonique et à Constantinople, future grande
voie transversale de l'Europe, enlèvera aux ports de l'Italie une part consi-
dérable de leurs échanges. Le petit nombre de bateaux à vapeur dont les
armateurs italiens disposent les met aussi dans une situation de grande
infériorité relativement à leurs rivaux de Trieste, de Marseille et de l'Angle-
terre. Eux-mêmes sont obligés de s'adresser à l'étranger pour l'expédition
des marchandises précieuses ; un quart seulement du commerce extérieur se
fait sous pavillon national. Marins et navires ne fournissent par homme et
par tonne qu'une faible quantité du travail qu'ils produiraient ailleurs.
Le grand mouvement maritime du pourtour des côtes italiennes pourrait
faire illusion sur le mouvement réel des échanges dans la Péninsule. La
forme allongée de l'Italie, les remparts de montagnes qui obstruent les
communications à l'intérieur, le manque de voies navigables, ont rejeté le
commerce sur le littoral, et c'est précisément en raison de l'activité des ports
que les chemins éloignés de la mer restent infréquentés. Mais ce manque
d'équilibre commercial entre la côte et les contrées de l'intérieur s'atténue
graduellement. Sous l'influence des événements politiques et du travail in-
dustriel, la géographie de l'Italie s'est complètement modifiée ; les traits du
relief et des contours de la Péninsule ont pris une autre valeur et le rôle
qu'ils ont à remplir de nos jours est tout différent de celui qui leur appar-
tint pendant l'histoire des siècles passés.
Les routes, les chemins de fer ont été les principaux agents de ce nouvel
aménagement géographique. C'est avec un grand sens que les Italiens ont
donné à l'une de leurs provinces les plus populeuses le nom d'une route
qui la traverse dans toute sa longueur : l'importance des grandes voies
dans le développement historique des nations est tellement capitale, que
l'Emilie peut être, en effet, considérée comme redevable de sa pros-
périté à la voie Emilienne; toutes ses grandes villes, de l'Adriatique
au Pô, reçoivent le flot de vie par cette artère qui les relie les unes aux
614 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
autres. El dans l'Italie du Nord, l'histoire de la forteresse de Vérone et de
tous les champs de bataille qui l'entourent, ne témoigne-t-elle pas du rôle
immense que remplit une simple route dans les destinées des peuples?
La révolution géographique la plus importante que les voies de commu-
nication aient opérée dans l'intérieur de la Péninsule, est celle de la subju-
gation des Apennins, de môme que pour les rapports de l'Italie avec l'é-
tranger le fait le plus considérable est la percée des Alpes1. Les Apennins, qui
partageaient autrefois l'Italie en un grand nombre de bassins séparés ayant
d'autres débouchés commerciaux, une destinée politique différente, ne sont
plus qu'un obstacle très-amoindri entre les deux versants de la Péninsule.
Outre les grandes routes carrossables, cinq chemins de fer franchissent déjà
l'Apennin, entre Turin et Savone, Milan et Gênes, Bologne et Florence, Ancône
et Rome, Foggia et Naples ; d'autres lignes de rails, s'avançant de part et
d'autre, vont se rejoindre prochainement dans les galeries souterraines ou
sur les cols de la montagne. Bien plus encore qu'au génie de ses hommes
d'État, et même qu'au dévouement de ses patriotes, l'Italie doit sa grande
évolution politique à ces chemins de fer et aux nouvelles conditions qui
en résultent. Lorsque tous les Italiens, Lombards, Piémontais et Génois,
Florentins, Romains et Romagnols, ne furent plus séparés matériellement
et purent s'établir dans toute ville de la Péninsule aussi facilement que
dans leur lieu natal, la patrie était fondée. Les ingénieurs avaient déjà fait
l'unité de l'Italie lorsqu'ils eurent relié les unes aux autres les voies fer-
rées de Civita-Vecchia, de Naples, d'Ancône et de Florence, dans cette même
cité d'où partaient autrefois les chemins pavés des Romains.
Le chemin de fer qui longe le rivage de l'Adriatique, de Rimini à
Brindisi et à Otrante, et qui fait partie de la ligne commerciale de
Londres à Suez et à Bombay, a fait aussi un grand changement dans la
géographie de la Péninsule. Jusqu'à maintenant, le côté occidental de
l'Italie, celui qui possède l'Arno, le Tibre, le Garigliano, celui dont le lit-
toral a le privilège des golfes, des ports et des archipels, avait été la moitié
vivante de la presqu'île proprement dite : c'est là que se trouvaient les
grands marchés, les villes opulentes, les centres de civilisation, les lieux
de rendez-vous pour les étrangers. Mais voici que la voie ferrée a tout à
coup reporté l'axe du commerce sur la côte orientale de la Péninsule. Les
villes de premier ordre n'y sont pas encore nées, mais c'est déjà l'un des
principaux chemins de l'ancien monde, et des milliers de voyageurs qui
1 Commerce de l'Italie avec l' Austro-Hongrie :
1S61 07,000,000 fr.
1872 447,000,000 »
CHEMINS DE FER DE L'ITALIE.
6i7
viennent de faire le tour de la Terre y passent sans se détourner de leur
route pour visiter Naples, Rome ou Florence, de l'autre côté des Apennins 1.
N0 116. VOIES DE COMMUNICATION DE L'ITALIE EX 1816.
Gravé par Erhaj>d
Echelle de 1'- 6000000.
O ^rO 80 l60
1 Voies de communication d'Italie :
Canaux et rivières navigables (1874) 2,990 kilomètres.
Grandes routes nationales et provinciales, etc 150,000
Chemins de fer (1er janv. 1880) 8,540.
Télégraphes (1878) . . . 24,850 kilomètres. Télégrammes (1878) .... 5,751,022
i. 78
618 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
L'ensemble des échanges de l'Italie avec le reste du monde s'élève par
terre et par mer, y compris le mouvement de transit, à un total moyen un
peu supérieur à deux milliards de francs, soit à 80 francs par tête1. Le
progrès commercial est grand, puisque en quinze ans le mouvement des
échanges a presque doublé; mais depuis quelques années, le recul est
considérable ; pour son activité commerciale l'Italie n'est pas seulement
dépassée par l'Angleterre, la France, l'Allemagne, l'Austro-Hongrie et la
Russie, elle est également l'inférieure de contrées d'une faible étendue,
telles que la Belgique et la Hollande. Plus du quart du commerce de l'Italie
se fait avec la France, et près d'une moitié avec l'Angleterre, l'Austro-
Hongrie et la Suisse ; le quart restant se répartit d'une manière fort inégale
entre les divers pays du monde. Ainsi, tandis que les rapports commerciaux
de l'Italie avec l'Espagne sont presque insignifiants, ils sont assez actifs et
croissent rapidement avec la Turquie et les anciens Etats barbaresques ;
récemment encore les navires italiens ne se hasardaient au delà du seuil de
Gibraltar que pour cingler vers l'estuaire de la Plata, mais ils savent main-
tenant prendre le chemin des Etats-Unis et même remplacer les bâtiments
américains dans le commerce international ; des naturalistes et des com-
merçants envoyés par la ville de Gênes explorent maintenant la Nouvelle-
Guinée, les Moluques et les archipels voisins pour y découvrir de nouveaux
1 Commerce extérieur de l'Italie :
Importation. Exportation. Total.
1862 ■. 850,029,350 fr. 577,468,550 fr. 1,407,497,700 fr.
1873 . 1,286,700,000 » 1,155,100,000 » 2,419,800,000 »
» (avec transit). 1,469,956,000 » 1,507,714,000 » 2,777,670,000 »
1880 1,224,841,100 » 1,150,644,500 » 2,555,485,000 »
Articles de commerce les plus importants, en 1872 :
Importation. Exportation.
1° Soie brute 49,760,000 fr. 406,686,000 fr.
» manufacturée 127,815,000 » 24,774,000 »
2° Mercerie, cmincaillerie 90,415,000 » 117,793,000 »
3° Denrées coloniales; sucs végétaux, etc. 146,481,000 » 58,410,000 »
4° Céréales, farines et pâtes 125,592,000 » 74,189,000 *
5° Coton brut et manufacturé 157,591,000 » 20,172,000 »
6° Pierres, terres, charbons 58,018,000 » 45,207,000 >:
Ordre d'importance des différentes contrées dans le commerce italien, en 1871 :
Importation. Exportation.
1° France et Algérie 201,868,000 fr. 402,509,000 fr,
2° Angleterre 282,865,000 » 142,054,000 »
5° Austro-Hongrie . 172,574,000 » 198 571,000 »
4° Suisse 52,009,000 » 150,951,000 »
5° États-Unis 50,745,000 » 51,855,000 »
6° Turquie . -49,478,000 » 10,979,000 » v;
Commerce total. , 965,698,000 fr. 1,085,460,000 fr.
ÉTAT SOCIAL ET COMMERCE DE L'ITALIE. 619
débouchés de trafic ; d'autres entrent en relations avec l'Abyssinie et les
ports de la mer Rouge.
Le fléau de l'Italie est la misère sous laquelle des millions de ses culti-
vateurs sont accablés, même dans les campagnes les plus fécondes, comme
celles de la Lombardie et de la Basilicate maritime. Privés de terres qui
leur appartiennent, incertains du salaire qui viendra, les paysans des
Abruzzes et de Molise sont restés serfs, quoique libres d'après la loi ; ils
appartiennent au maître comme dans le « bon vieux temps. » En tenant
compte de ce que père, mère et enfants peuvent gagner dans les saisons les
plus favorables, il se trouve que ce gain ne suffit même pas à fournir le
pain nécessaire à toute la famille ; aussi le repas consiste-t-il en châtaignes,
en polente de maïs, en pâtes de farines avariées ; rien ne reste du salaire
pour le vêtement, pour l'ameublement ou l'ornement de la cabane, pour
l'achat de remèdes, trop souvent nécessaires! En 1876, le gouvernement
a fait opérer 6,644 saisies, pour une valeur totale de 662,772 francs, une
centaine de francs par saisie. Les paysans vivent en d'affreux taudis, où
l'air n'arrive que souillé. Toutes les maladies causées par l'insuffisance de
nourriture sont communes, et la mortalité des enfants est considérable.
L'émigration, qui enlève à la Péninsule un si grand nombre de ses fils pour
les envoyer à la Plata, au Pérou, aux États-Unis, en France, en Suisse, en
Algérie et à Tunis, en Turquie et en Egypte, est donc un double allégement.
Elle fournit du pain à ceux qui partent et par les lettres et les envois d'ar-
gent relève les espérances de ceux qui restent. On dit que sur le demi-mil-
lion d'Italiens qui se trouvent à l'étranger, une centaine de mille s'occupent
d'art sous une forme ou sous une autre, soit comme musiciens, peintres et
sculpteurs, soit comme chanteurs des rues et porteurs d'orgues de Barbarie.
L'ignorance, compagne ordinaire de la misère, est encore fort grande
dans presque toutes les provinces de la Péninsule. On ne peut mesurer, il
est vrai, l'état relatif de l'éducation dans les différents pays que par le
nombre des écoles et de ceux qui savent lire et écrire ; si l'on s'arrête à
cette indication superficielle, on risque fort de se tromper, car, grâce aux
avantages d'une longue civilisation transmise par l'hérédité, les cultivateurs
toscans et napolitains auxquels tout grimoire alphabétique est inconnu n'en
ont pas moins beaucoup plus d'esprit et de savoir-vivre que des paysans du
Nord relativement instruits. Toutefois c'est un grand malheur pour l'Italie
que l'ignorance des rudiments mette une part si considérable de sa popu-
lation en dehors de toute lutte pour le progrès intellectuel. Encore moins
de la moitié des hommes faits ont sondé les mystères de l'alphabet ; les
trois quarts des femmes sont classées parmi les analfabeti, et bien que,
,>20 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
d'après la loi, toute commune doit être pourvue d'une école, il en est
encore plusieurs milliers qui n'ont pas reçu la visite de l'instituteur1. Au
lieu de la proportion normale de 1 habitant sur 6 ou 7 suivant les cours
de l'école, la proportion des élèves n'est que de 1 sur 15. Une seule pro-
vince, le Piémont, présente un nombre d'alfabeti supérieur à celui des
ignares et c'est précisément la partie de l'Italie qui, de gré, de ruse ou de
Jbrce, a fini par s'annexer les autres. Et tandis que les écoles tardent à
s'ouvrir en Italie, les vieilles mœurs de violence et de meurtre se main-
tiennent encore. En 1874, le ministre de l'intérieur Cantelli évaluait le
nombre moyen des homicides à 5,000 par an, à 4,000 celui des vols à main
armée, à 50,000 celui des luttes avec blessures. Plus de 150,000 Italiens
sont ammoniti, c'est-à-dire soumis ou condamnables au domicile forcé ; il
est vrai que des milliers d'entre eux le sont pour causes politiques.
Une des causes principales d'arrêt ou de retard de développement pour
le peuple italien est le désarroi constant des finances d'Etat et le lourd
fardeau d'impôts vexatoires qui en est la conséquence. Proportionnellement
à la France, toute dette nationale peut sembler légère ; mais celle de
l'Italie, de plus de dix milliards, dépasse les ressources de la nation. Cette
somme prodigieuse s'est accumulée pendant la durée de moins d'une
génération; en outre, elle s'est augmentée régulièrement chaque année
<l'un déficit qui, dans les mauvaises années, a même été de 500 millions de
francs. Les recettes s'accroissent, mais les dépenses augmentent dans la
même proportion et par suite l'écart devient de plus en plus inquiétant.
L'aggravation des tarifs douaniers, les impôts sur la consommation, la
loterie2, qui contribue pour une si forte part à démoraliser les populations,
surtout dans le Napolitain, la vente des biens d'Eglise3 ne comblent point
le déficit. L'entretien d'une armée considérable, que le gouvernement ne
parvient pourtant pas à organiser d'une manière efficace, le manque de
suite dans les entreprises, des prodigalités injustifiables, des actes nom-
breux d'improbité dans l'administration ont empêché pendant longtemps le
système financier de l'Italie de reprendre son équilibre.
, * Etat de l'instruction publique en Italie :
Écoles primaires, en 1873 43,380 fréquentées par 1,659,107 enfants,
Ecoles secondaires, lycées et gymases, en 1878 . 692 » 44,807 personnes.
Universités (4 libres), en 1879 21 ,> 10,028 »
Livres publiés en 1877: 5,743. Journaux publiés en 1880, 1,454 (149 quotidiens).
xNombrc des conscrits analfabeti, 1872 56,7 sur 100
» fiancés » 1868 59 hommes, 78 femmes sur 100.
^Revenu de la loterie en 1874. . . 75,000,000 fr. dont 25,000,000 dans le Napolitain.
•Vente des biens d'Église, du 26 octobre 1867 au 28 février 1878 :
124,882 lots, d'une valeur de 531,457,160 francs.
ETAT SOCIAL DE L'ITALIE. 621
La situation besoigneuse de l'Italie la met forcément, beaucoup plus
qu'elle ne voudrait se l'avouer, sous la dépendance de l'étranger. Pour
ménager et consolider son crédit, pour assurer les emprunts et le service
de la dette, indirectement accrue par celle des grandes communes, Naples,
Florence, Milan, Rome, il lui faut nouer avec les" Capitalistes d'Europe des
négociations qui ne sont pas toujours d'ordre purement financier1. En outre,
l'état défectueux des forces militaires et navales oblige le gouvernement
italien à s'appuyer, suivant les circonstances, sur l'une ou l'autre puissance
européenne. Quoi qu'en dise un mot fameux, l'Italie n'a point « fait par
elle-même » ; c'est à d'habiles alliances qu'elle a dû de.se constituer politi-
quement, et c'est encore en dehors de ses frontières qu'elle doit chercher
un point d'appui. Jusqu'à maintenant elle n'a jamais marché dans unefière
indépendance.
Le pape, qui put jadis se qualifier de « soleil parmi les lunes terrestres,
empereurs et rois », a perdu tout pouvoir politique dans ses anciens Etats.
Ce n'est plus en souverain, mais en hôte, qu'il réside encore au Vatican, et
l'argent que lui offre le gouvernement italien, et que d'ailleurs il n'a cessé
de refuser, n'est pas un tribut, mais une gracieuseté. Néanmoins, la desti-
tution temporelle du souverain pontife n'a point été acceptée par la majo-
rité des croyants catholiques ; ceux de la Péninsule, aussi bien que ceux de
l'Europe et du monde, protestent et ne laissent passer aucune occasion de
s'attaquer au nouvel ordre de choses. L'Europe politique se trouve ainsi
beaucoup trop directement intéressée aux affaires intérieures de l'Italie pour
qu'elle no soit pas tentée souvent d'intervenir : il y a là un danger
que toutes les habiletés diplomatiques ne parviendront peut-être pas à con-
jurer. Ce coin de terre, ce palais, ce jardin qui restent à leur maître sont
comparés par les zélateurs de la papauté au point fixe que cherchait Àrchi-
mède, et suffisent, disent-ils, pour appuyer le levier qui soulèvera le Monde.
Quoi qu'il en soit, il y a lutte, et ce n'est pas dans la Péninsule seulement
qu'ont lieu les péripéties du conflit.
On ne saurait douter que l'Italie ne sorte tôt ou tard de cette fausse
position qui fait de sa capitale le chef-lieu d'un État indépendant, et en
1 Dépenses du trésor italien en 1801. . 605,175,000 fr. 1876. . 1,472,950,000 fr.
Recettes » » '. ■ 458,522,000 » » - '. 1,344,710,000 »
Déficit » » . . 146,851,000 fr. » . 128,240,000 fr.
Total de la dette » » . . 2,500,000,000 » » . - 10,060,000,000 »
Intérêts de la dette » » . . 150,822,000 » » . . 583,550,000 »
Dettes communales en 1877 .... 701,250,000 »
Billets à cours forcé 1875 1,484,400,000 fr.
C22 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
même temps le siège d'un gouvernement théocratique auquel obéissent tous
les catholiques du monde. Cette contradiction est destinée à disparaître
d'autant plus tôt que, parmi les grandes agglomérations européennes, l'Italie
est précisément une de celles qui, par la force même des choses, garderont
le plus longtemps leur individualité nationale. Tard venus dans l'assemblée
des peuples centralisés, les Italiens tiennent d'autant plus à leur patrie
qu'ils l'ont fondée depuis un temps plus court : elle est pour eux une
conquête dont ils ne voudront pas se dessaisir, surtout tant qu'elle restera
inachevée et que plusieurs terres italiennes manqueront au groupe des
provinces unies. La précision singulière avec laquelle sont dessinés les
contours géographiques de la Péninsule aidera d'ailleurs les Italiens à
garder leur sentiment national dans son intensité. Le mur des Alpes restera
devant leurs yeux comme un symbole, longtemps après que les routes et les
chemins de fer en auront escaladé ou sous-franchi tous les cols importants.
Mais, par cela même que la nationalité italienne est nettement limitée et
qu'elle a toute chance de se maintenir avec plus de persistance que d'autres
à frontières moins précises, elle a moins de force d'expansion. Si l'on excepte
le mouvement d'émigration vers les contrées de la Plata, le rôle de l'Italie
reste essentiellement méditerranéen : il s'exerce à peine sur le versant exté-
rieur des Alpes, moins encore en dehors des portes de Suez et de Gibral-
tar. A Tunis, en Egypte, la langue italienne, représentée par ses divers
patois, peut acquérir une certaine prépondérance, mais, dans le reste du
monde, elle a peu de chances de pouvoir lutter avec l'anglais, le français,
l'espagnol, l'allemand et le russe. Le beau parler de Dante n'est certaine-
ment point celui qu'emploieront les peuples comme langage universel.
GOUVERNEMENT ET ADMINISTRATION.
D'après le Statut fondamental du royaume, promulgué au mois de mars
1848, l'Italie est une monarchie héréditaire et représentative. Appliquée
d'abord aux seuls États du roi de Sardaigne, la charte constitutionnelle a
été graduellement étendue, après chaque nouvel agrandissement du royaume,
à la Lombardie, à la Toscane, à l'Emilie et aux Marches, au Napolitain et
à la Sicile, à la Vénétie, puis à Rome et à sa province.
Le Statut, comme la plupart des documents de même nature, garantit à
tous les « régnicoles » l'égalité devant la loi, la liberté individuelle, l'in-
GOUVERNEMENT DE L'ITALIE. 625
violabilité du domicile. La presse est libre, « mais une loi en réprime les
abus. » Le droit de réunion est reconnu, mais non quand il s'agit « d'as-
semblées tenues dans un lieu ouvert au public ; » tous les citoyens jouis-
sent également des droits civils et politiques et sont admissibles à toutes
les fonctions civiles et militaires, « sauf les exceptions déterminées par les
lois ».
Le roi est seul chargé du pouvoir exécutif, mais toutes les lois, tous les
actes du gouvernement doivent être revêtus de la signature d'un ministre.
Le roi, chef suprême de l'Etat, commande les forces de terre et de mer,
déclare la guerre, conclut les traités de paix, d'alliance et de commerce,
à la seule condition d'en rendre compte aux Chambres « quand l'intérêt et
la sûreté de l'Etat le permettront ; » cependant les traités qui impliquent
un accroissement de charges financières ou des changements de territoire
n'ont de force qu'après avoir obtenu l'assentiment des Chambres. Le roi
nomme à toutes les charges de l'Etat, désigne les sénateurs du royaume,
dissout la Chambre des députés, fait exercer la justice en son nom, possède
le droit de grâce et de commutation des peines. Il a l'usage de tous les
biens de la Couronne et peut disposer de son patrimoine privé, soit par acte
entre vifs, soit par testament, sans s'astreindre aux règles des lois civiles,
qui limitent les quotités disponibles. Le traitement que la nation fait au roi
et les apanages des princes de la famille royale dépassent vingt millions de
francs par budget annuel.
Le nombre des sénateurs n'est pas limité. Le roi les choisit parmi les
dignitaires religieux, civils et militaires, les fonctionnaires de tout ordre, les
personnes riches qui payent à l'Etat plus de 5,000 francs d'impôt et tous
ceux qu'il juge avoir illustré la patrie par des services ou des mérites émi-
nents. Pour briguer une place au Sénat, il faut avoir au moins quarante
ans d'âge. Les candidats à la députation doivent avoir accompli l'âge de
trente ans ; ils sont élus pour un espace de cinq années, mais leur mandat
cesse de plein droit si la Chambre est dissoute avant l'expiration de cette
période. Pas plus que les sénateurs, ils ne reçoivent d'indemnité : c'est en
partie ce qui explique le peu de zèle dont la plupart des sénateurs et des
représentants sont animés pour l'accomplissement de leur mandat ; il en
est même qui ne se sont jamais donné la peine de siéger. Les décisions
n'étant valables qu'après avoir été votées dans une assemblée composée de la
moitié des membres plus un, des semaines entières se passent quelquefois
sans qu'on puisse arriver au vote final des questions importantes ; quant aux
lois secondaires, elles sont pour la plupart, au mépris du Statut, votées par
une simple minorité.
624 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Les citoyens ne sont pas tous électeurs politiques : on en compte seule-
ment 400,000, divisés en 508 collèges électoraux. Ils doivent avoir au moins
vingt-cinq ans d'âge, savoir lire et écrire, et payer, en outre, un impôt de
40 francs au moins. Tous les membres des académies, les professeurs d'uni-
versités et de collèges, les fonctionnaires et les membres des ordres équestres,
tous ceux qui exercent des professions libérales, tous les négociants établis
et munis d'une certaine patente, tous les rentiers de l'Etat recevant plus de
600 francs sont aussi électeurs de droit. En général les électeurs politiques
de l'Italie ne donnent guère de preuves de leur empressement à courir au
scrutin. En moyenne, le nombre des votants est inférieur à 40 pour 100 des
inscrits.
Au point de vue administratif, chaque province de l'Italie est considérée
comme une « personne morale », libre de posséder sans autorisation du
gouvernement central et jouissant d'une certaine autonomie. Le conseil pro-
vincial se compose d'une vingtaine à une soixantaine de membres, nommés
pour cinq ans par les électeurs municipaux et renouvelé par cinquième. Ce
conseil siège d'ordinaire une seule fois par an et s'occupe presque unique-
ment des intérêts matériels du pays et de la fixation des impôts additionnels.
Il délègue temporairement ses pouvoirs à une députation provinciale, qui le
représente auprès du préfet et en contrôle les actes.
L'organisation du municipe ressemble fort à celui de la province. Le con-
seil, composé de 15 à 80 membres, est aussi directement élu pour cinq
ans et renouvelable par cinquième. Les électeurs municipaux sont plus nom-
breux que les électeurs politiques ; ils peuvent exercer leurs droits dès l'âge
de vingt et un ans, mais ils doivent tous être censitaires et payer un impôt,
qui varie de 5 à 25 francs, suivant l'importance des communes ; aux élec-
teurs par droit de cens s'ajoutent les électeurs par droit de « capacité » : les
professeurs, les employés, les militaires décorés, tous les Italiens qui exer-
cent une profession libérale. Le conseil municipal se réunit deux fois par
an en session ordinaire et procède au règlement des comptes, à la fixation
du budget, à l'examen de la fortune communale ; ses séances sont publi-
ques, lorsque la majorité en fait la demande. Le conseil choisit lui-même
une junte (gimita) municipale, renouvelable par moitié tous les ans et
composée de 2 à 12 propriétaires, suivant l'importance de la commune ;
elle est chargée de gérer les affaires courantes et de représenter le conseil
auprès du maire ou sindaco. Celui-ci est, comme le préfet de la province,
nommé par le gouvernement, mais il doit toujours être choisi dans le sein
du conseil municipal.
Les grandes divisions territoriales de l'Italie, Piémont, Lombardie, Vénc-
ADMINISTRATION DE L'ITALIE. 625
tie, Emilie, Ligurie, Toscane, Marches, Ombrie et Rome, Naples, la Sicile,
la Sardaigne, se partagent en 69 provinces ; celles-ci se distribuent à leur
tour en 284 arrondissements ou circonscriptions (circondarii) , appelés dis-
tricts (distretti) en Vénétie et dans le Mantouan. Les arrondissements sont
subdivisés en 1,779 mandements (mandamenli) , qui sont des divisions pu-
rement judiciaires, et en 8,315 communes, ayant en moyenne une super-
ficie double et une population triple de celles des communes françaises.
Dans chaque province le pouvoir central est représenté par un préfet et
par son conseil de préfecture ; le sous-préfet agit avec des attributions
analogues dans les arrondissements; enfin le sindaco, qui est censé le repré-
sentant de ses concitoyens auprès du gouvernement, est en même temps le
délégué du pouvoir dans la commune. C'est à peu de chose près le système
d'administration qui a presque toujours prévalu dans la France moderne.
La hiérarchie des tribunaux a été réglée en 1865, de même que l'organi-
sation des provinces et des communes. Le premier degré est celui de la ju-
dicature de paix. Chaque commune a au moins un « conciliateur », nommé
pour trois ans par le gouvernement sur la présentation du conseil munici-
pal. Le préteur rend la justice dans les chefs-lieux de « mandement » : c'est
le juge de première instance; il est assisté par un ou plusieurs vice-préteurs,
dont les fonctions peuvent se confondre avec celles du juge de paix. Au-
dessus du préteur siègent les magistrats des 151 tribunaux civils et de cor-
rection, puis viennent les juges des 25 cours d'appel et ceux des 4 cours de
cassation, Florence, Naples, Païenne et Turin, qui prononcent en dernier
ressort. Le royaume est divisé en 86 districts de cours d'assises et en 25
districts de tribunaux de commerce, également subordonnés à la juridiction
des cours d'appel et des cours de cassation. Le ministère de l'intérieur est
armé du droit de condamner les « suspects » au « domicile forcé » (domi-
cilio coatto), sans interrogatoire, sans débats et sans appel; seulement la
durée de l'internement ne peut dépasser 5 années. Les principaux lieux
d'exil sont les îles Ponza, Tremiti, Ustica, San-Stefano et Pantellaria.
Tout Italien âgé de 21 ans est tenu au service militaire et ne peut occu-
per aucun emploi tant qu'il n'a pas satisfait à la conscription ou qu'il n'a
pas été l'objet d'exemptions légales. Le contingent se divise en deux caté-
gories, celle de l'armée permanente et celle de la réserve. La première
catégorie se partage encore en service d'ordonnance et en service provin-
cial. Le premier dure 9 années et s'exige des carabiniers ou gendarmes,
des arquebusiers, des musiciens, des tireurs d'élite, des élèves des écoles
militaires et des sous-officiers. Le service provincial est demandé à tous
les autres conscrits de la première catégorie. Quant aux hommes de la
79
69« NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE
réserve, ils sont exercés pendant cinquante jours la première année de
service, puis renvoyés en congé. A l'âge de 26 ans, ils sont considérés
comme n'appartenant plus à l'armée. Sur le pied de paix, l'ensemble des
forces est évalué à 250,000 hommes; sur le pied de guerre, il s'élève à
920,000 combattants, y compris la réserve et la milice, mais ces chiffres
ne sont vrais que pour le budget: la réalité leur est très-inférieure. En
1877, le nombre des réfractaires était seulement de 552 sur 10,000 sol-
dats. Quant à la garde nationale, comprenant officiellement tous les
hommes valides de 21 à 55 ans, c'est-à-dire plus de 2 millions d'hommes,
c'est un corps beaucoup plus fictif que réel ; l'élite de la garde nationale
constitue la garde mobile et peut être, en cas de péril public, convoquée
pour un service militaire de vingt jours ; elle comprend environ 290,000
hommes. Après Vérone, le boulevard de la vallée du Pô, les principales
forteresses de l'Italie du Nord sont Mantoue, Peschiera, Legnago, qui font
partie, avec tous leurs forts avancés et leurs têtes de pont, du « quadri-
latère », devenu si célèbre pendant la période de la domination autri-
chienne. Venise, que complète sur le continent le fort de Malghera, est
aussi une ville forte, qui se défendit héroïquement contre les Autrichiens
en 1849. Palma, ou Palmanova, garde la frontière entre le golfe de Trieste
et le rempart des Alpes Juliennes. Rocca d'Anfo, isolée sur sa montagne,
au nord du lac de Garde, domine à la fois les défilés de l'Adige et ceux de
la Chiese ; Malcesine garde les rives du lac. Pizzighettone, sur l'Adda, n'a
plus une grande importance stratégique depuis que le quadrilatère appar-
tient à l'Italie ; mais, Alexandrie, au confluent du Tanaro et de la Bormida,
est toujours le point stratégique par excellence du Piémont et l'une des
places d'armes les plus considérables de l'Europe. Casale, sur le Pô, est sa
forteresse avancée, et Gênes, sur la Méditerrannée, défend les passages des
Apennins. Plaisance et Ferrare commandent toutes les deux la traversée du
Pô, en des parties importantes de son cours. Rome, défendue par treize forts,
est maintenant la place la plus solide de l'Italie. Les autres places fortes du
royaumesont : AncÔne, dans l'Italie moyenne ; Porto Ferrajo, dans l'île d'Elbe ;
Gaëte, Capoue, Tarente, dans l'Italie méridionale ; Messine, en Sicile.
La flotte de guerre se composait, en 1877, de 86 navires à vapeur, por-
tant 676 canons, et son personnel s'élevait à près de 20,000 marins. La
durée obligatoire du service est de 4 ans pendant la paix ; le reste du temps
se passe en congé jusqu'à la quarantième année, sauf en temps de guerre.
Les remplaçants et ceux qui ont choisi la marine au lieu de l'armée de
terre sont tenus à 8 années de bord. Les principales stations navales sont : la
Spezia, Gênes, Naples, Castellamare di Stabbia, Venise, Ancône et Tarente.
GOUVERNEMENT DE L'ITALIE ET DE L'ÉGLISE. 627
D'après le premier article du Statut fondamental, la religion catholique,
apostolique et romaine est la seule religion de l'État; les autres cultes ne
sont que tolérés. L'antagonisme du pouvoir civil et de la papauté faciliterait
d'ailleurs l'exercice de toute religion non conforme à celle de l'État si les
Italiens se souciaient d'en changer ; mais, sauf dans les vallées vaudoises
et parmi les étrangers domiciliés dans les grandes villes, on peut dire
qu'il n'y a point de protestants en Italie; les communautés juives sont
aussi relativement peu nombreuses. La population dans son ensemble n'est
composée que de catholiques nés, dont un grand nombre, il est vrai, s'est
rangé parmi les ennemis de l'Église ou fait partie de l'immense troupeau
des indifférents. On évalue approximativement à un neuvième des mariages
ceux qui, depuis 1865, ont été contractés devant les curés seulement et qui,
par conséquent, ne sont pas reconnus légitimes.
Comme résidence de la papauté, l'Italie occupe dans le monde une posi-
tion toute spéciale. Rome est le siège de deux gouvernements, ceux du roi
et du souverain pontife. Quoique dépourvu actuellement de tout pouvoir po-
litique, le pape est, en principe, le plus absolu des monarques. Il n'est res-
ponsable de ses actes envers qui que ce soit : dès que ses collègues les cardi-
naux, réunis en conclave, l'ont élu comme successeur de saint Pierre et
« vicaire de Jésus-Christ », il n'a ni parlement, ni conseil, ni assemblée de
lidèles qu'il soit tenu de consulter; s'il demande l'avis du sacré collège
quand il s'agit de prendre quelques décisions importantes, il le fait sans y
être obligé autrement que par la coutume. Tout ce qu'il fait et ce qu'il pense
est tenu pour divin ; il possède seul au monde la vertu de l'infaillibilité ;
bien plus, il peut à son gré effacer les péchés d'autrui ; c'est lui qui « lie et
qui délie » ; il a « les clefs dans les mains », c'est-à-dire qu'il ouvre les portes
de l'enfer et celles du paradis; sa puissance sur les hommes s'étend par delà
les bornes de la vie.
Les cardinaux sont les principaux dignitaires de ce gouvernement des âmes.
Italiens en grande majorité, mais pris aussi parmi les autres nations, ils
sont désigués par le pape en un consistoire secret, mais ils ne sont pas tou-
jours proclamés aussitôt après leur nomination. Leur nombre est limité
à 70, depuis Sixte-Quint, en souvenir des anciens d'Israël et des disciples
de Jésus ; toutefois le collège est rarement au complet, car, choisis presque
toujours parmi les prêtres âgés, la plupart des cardinaux ne jouissent que
peu de temps de leur dignité. Ils se divisent en trois classes : les cardinaux-
évèques, au nombre de 6, qui résident à Rome, les cardinaux-prêtres, for-
mant la majorité du corps, à Rome et à l'étranger, puisqu'ils sont 50,
enfui les 14 cardinaux-diacres. Le cardinal camerlingue, ainsi nommé parce
628 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
qu'il préside à la chambre apostolique ou des finances, est celui qui doit
remplacer provisoirement le pape, quand le siège est vacant; il prend alors
possession du palais au nom de la chambre et reçoit en dépôt l'anneau du
pêcheur, symbole de la puissance dévolue à saint Pierre et à ses successeurs ;
le cardinal doyen, le plus âgé des cardinaux-évêques, jouit aussi de plusieurs
prérogatives. Dans les circonstances exceptionnelles, les cardinaux des trois
classes, les archevêques, les évêqueg, les généraux d'ordre religieux, les ab-
bés avec juridiction épiscopale peuvent être convoqués en concile œcumé-
nique pour délibérer des intérêts de l'Eglise et trancher les questions tou-
chant au dogme. Lors de la vacance du siège papal, le collège des cardi-
naux, réuni en conclave, nomme le nouveau pontife parmi les candidats âgés
de plus de 55 ans ; pour l'élection définitive, le vote des deux tiers des voix
suffit : quand le peuple assemblé au dehors du Vatican ne voit plus
s'élever le soir la légère fumée des bulletins brûlés, il sait que le pape est
élu et qu'il a reçu hpallium et la tiare.
Le pape est représenté comme souverain auprès de plusieurs puissances
de l'Europe et du Nouveau Monde. En vertu de la formule de « l'Eglise libre
dans l'Etat libre », si souvent répétée depuis Cavour, il est investi de tous
les droits royaux, il convoque à son gré les chapitres et les conciles, nomme
à toutes les charges ecclésiastiques, possède son propre télégraphe et sa
poste, sa garde noble et sa garde suisse, jouit en toute propriété, sans paye-
ment d'impôt, des palais du Vatican et du Latran, ainsi que de la villa de
Castel-Gandolfo, au bord du lacd'Albano. Enfin le budget italien est grevé en
sa faveur d'une dotation incommutable de plus de 5 millions de francs. Il a
jusqu'à présent refusé cette liste civile, mais il reçoit une somme au moins
égale, le « denier de saint Pierre », que lui assure la piété des fidèles.
L'Italie est divisée religieusement en 47 archevêchés, subdivisés en
206 évêchés et prélatures indépendantes. La population ecclésiastique se
compose d'environ 100,000 prêtres ; les séminaristes sont astreints au
service militaire. En 1866, lorsque les couvents furent supprimés et que
leurs biens furent attribués à l'Etat en échange de pensions, les moines et
les religieuses étaient respectivement au nombre de 52,000 et de 44,000.
L'armée cléricale comprenait donc près de 180,000 personnes, autant que
l'armée militaire sur le pied de paix.
Le tableau suivant indique les divisions territoriales et les provinces de
l'Italie, avec leur superficie et la population que leur donnait l'évaluation
de 1876 :
DIVISIONS ADMINISTRATIVES DE L'ITALIE.
029
DIVISIONS
TERRITORIALES.
Piémont. . .
Lombardie. .
Ligune. . .
Vénétie.
Emilie. .
Marches . . .
Ombrie. . . .
Toscane.. . .
Rome
Abruzzes et Mo-
lise.
PROVINCES.
Novare (Novara)
Turin (Torino)
Alexandrie (Alessandria) .
Coni (Cuneo)
Sondrio
Corne (Como)
Bergame (Bergamo) . . .
Milan (Milano). .....
Brescia
Pavie (Pavia). .....
Crémone (Cremona) ....
Mantoue (Mantova). . . .
Port Maurice (Porto Maurizio)
Gênes (Genova). . . . . ,
Vérone (Verona). . . . . .
Vicence (Vicenza) ...
Bellune (Belluno) :.-...
Padoue (Padova). . . . . .
Rovigo
Trévise (Treviso)
Udine
Venise (Venezia)
Plaisance (Piacenza). . . .
Parme (Parma)
Reggio
Modène (Modena)
Ferrare (Ferrara) . . . . .
Bologne (Bologna). . . . .
Ravenne (Ravenna). . . . .
Forli . . .
Pesaro et Urbino
Ancône (Ancona)
Macerata . . .
Ascoli Piceno
Ombrie (PérouseouPerugia).
,' Massa et Carrara
Lucques (Lucca)
Florence (Firenze). . . . .
Livourne (Livorno)
Pise (Pisa). .......
Arezzo ....
Sienne (Siena)
Grosseto. ........
Rome (Roma)
Teramo
Aquila
Chieli
Molise (Campobasso) . . .
SUPERFICIE
DES DIVISIONS
TERRITORIALES.
DES
PROVINCES.
29,004 11
23,552 83
5,325 87
23.657 09
20,527 34
9,714 25
9,632 86
24,031 09
11,790
17,289
16
74
6,545 50
10,269 53
5,055
7,136 08
3,259 81
2,717 26
2,660 38
. 2,992 54
4,620 74
5,329 51
1,736 21
2,216 38
1,210 34
4/113 53
2.854 02
2,696 02
3,270 68
2,086 52
1,688 52
2,451 56
6,450 70
2,199 47
2,499 78
5,259 67
2,288
2,502 25
2,616 25
5,605 80
1,922 32
1.855 29
2,965 51
1,916 56
2,756 81
2,095 77
9,652 86
1,760 46
1,495 64
5,861 52
525 67
5,056 08
5,505 91
5,795 42
4,454 59
11,790 16
5,524 74
6,499 60
2,861 46
4,605 94
POPULATION
DES DIVISIONS
TERRITORIALES.
2,174,579
5,027,596
5,589,527
874,616
2,769,594
956,055
567,151
12,192,292
841,140 |
1,515,197
DES
PROVINCES.
658,201
1,008,655
715,069
645,695
116,495
500 890
581,258
1,048,446
465,580
469,656
510,258
297,166
150,579
744,057
585,174
585,252
186,556
581,985
212,649
575,005
500,555
544,858
228,630
269,267
248,405
279,185
226,225
451 ,053
228,279
243,557
219,540
268,558
241,426
206,751
567,151
168,444
288,577
787,992
119,894
276,200
256,005
207,889
107,495
841,140
250,711
547,448
545,224
571,814
050
NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
DIVISIONS
TERRITORIALES.
Garapanie. . .
Pouilles ( Apu
lie)
Basilicale. . .
Galabres . . .
Sicile.
Sardaigne. . .
PROVINCES.
Terre de Labour (Capua).
Bénévent (Benevento). . .
Naples (Napoli)
Salerno
àvellino
Capltanale (Foggia). . .
Terre de Bari (Bari). . .
Terre d'Otrante (Lecce) .
Basilicale (Potenza). . .
Cosenza
Catanzaro
Reggio. . . . . . .
Messine (Messina). . . .
Païenne (Palermo). . . .
Trapani
Caltanissetla
Girgenti
Catane (Calania)
Syracuse (Siracusa). . . .
( Sassari
( Cagliari
SUPERFICIE
DES DIVISIONS
TERRITORIALES.
DES
PROVINCES.
5,974 78
1,751 51
17,966 98 ( 1,110 52
5,480 97
l 3,649 20
( 7,652 18
22,119 58 5,957 52
I 8,529 88
10,675 97]10,675 97
{ 7,358 04
17,257 33
29,240 24
24,250 17 ,„
296,013 62
5,975
3,924 29
4,578 89
5,086 91
3,145 51
3,768 27
3,861 55
5,102 19
3,697 12
10,720 26
13,529 92
POPULATION
DES DIVISIONS
TERRITORIALES.
2,854,982
•1,448,218
522,772
1,240,722
2,756,545
658,479
'27,769,475
DES
PROVINCES.
722,524
239,278
929,582
560,136
383,662
329,657
641,604
516,977
522,772
455,618
420,872
566,282
458,950
055,729
252,230
245,150
508,435
524,505
511,786
252,935
405,544
CHAPITRE IX
CORSE
L'île de Corse, l'antique Kyrnos des Grecs, la Corsica des Latins, des an-
ciens habitants indigènes et des Italiens, constitue, avec la terre plus consi-
dérable de Sardaigne, un groupe parfaitement distinct, une sorte de monde
à part. Jadis, nous le savons, elle était rattachée à l'île sœur par une
arête continue de montagnes : mais des deux terres jumelles, c'est précisé-
ment la Corse, française aujourd'hui, qui est la plus italienne par la posi-
tion géographique aussi bien que par les traditions de l'histoire. A la simple
vue de la carte, il apparaît avec évidence que la Corse dépend naturellement
de la péninsule italienne ; tandis qu'elle est séparée des côtes de la Provence
par des abîmes maritimes de plus de 1,000 mètres de profondeur, elle tient
aux rivages plus rapprochés de la Toscane par un plateau sous-marin, un
seuil de hauts fonds parsemé d'îles. Son climat, ses produits naturels sont
ceux de l'Italie, ses anciennes annales et la langue de ses habitants font
aussi de la Corse une terre italienne. Il est donc convenable de décrire cette
île de la mer Tyrrhénienne immédiatement après la péninsule que baignent
les mêmes eaux. Achetée aux Génois, puis conquise sur les indigènes eux-
mêmes, il y a plus d'un siècle, par les moyens ordinaires de la violence, la
Corse se donna plus tard librement à la France, lorsque le plus vaillant
défenseur de l'indépendance de l'île, Pasquale Paoli, apparut en hôte
acclamé devant l'Assemblée nationale. C'est le libre choix qui fait la patrie,
et les Corses, Italiens de race, mais associés aux Français depuis trois géné-
rations par une destinée commune, se regardent certainement en grande
majorité comme faisant partie de la même nation que leurs concitoyens du
continent.
Deux fois moindre en étendue que la Sardaigne, la Corse est encore une
terre considérable, puisqu'elle dépasse de beaucoup en surface la moyenne
632 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
d'un département français; elle occupe le quatrième rang parmi les îles de
la Méditerranée1 : presque aussi étendue que Chypre, mais de beaucoup
sa supérieure en importance actuelle, elle ne le cède en population et en
richesse qu'cà la Sicile et à la Sardaigne. C'est une contrée d'une grande
beauté. Ses montagnes, qui se dressent à plus de 2,500 mètres de hauteur,
sont revêtues de neige pendant la moitié de l'année ; leurs pentes, qui des-
cendent rapidement vers la mer, permettent d'embrasser d'un coup d'oeil les
rochers, les pâturages, les forêts et les cultures. La plupart des vallées ont
No 117> — JONCTION SOUS-MARINE DE LA CORSE ET DE L'iTALIE.
Profondeurs éU 0 à, 100 mètres
ut &e> 100 au 1000 mit/.
| uh de, lOOOetphis.
Echelle àe i : i.8bo.ooo
3o ko 5o 6o jo
9»
une grande abondance d'eau, et de toutes parts on y voit briller les cascades.
De vieilles tours génoises, bâties sur les promontoires, défendaient autrefois
contre les Sarrasins l'entrée de chaque baie ; la plupart n'ont plus d'autre
utilité que celle d'embellir le paysage.
Superficie de la Corse 8,748 kilomètres carrés.
Longueur de l'île, du nord au sud.' 183 kilomètres.
Largeur moyenne 48 »
Largeur extrême, de l'est à l'ouest 84 »
Développement du littoral 485 »
MONTAGNES DE LÀ CORSE.
635
Le principal massif montagneux, le Niolo, qui s'élève au nord-ouest de
l'île, ne s'arrête guère au-dessous de la limite idéale des neiges persistantes.
C'est une sorte de citadelle granitique dont les hautes vallées servirent, en
effet, de forteresse aux Corses pendant toutes leurs guerres d'indépendance;
des cimes environnantes on voit par un temps favorable tout le pourtour
des côtes du continent, des Alpes de Provence aux Apennins de la Toscane.
Au sud du Niolo, l'arête principale des montagnes, en entier composée de
roches primitives, se développe, sommet après sommet, vers le détroit de
Bonifacio, à peu près parallèlement au rivage occidental. Sa dernière grande
cime, du côté du sud, est la puissante montagne à laquelle sa forme a
fait donner le nom d'Enclume (Incudine). Au nord du Niolo, d'autres
N° 118. PROFIL DE LA ROUTE d'aJACCIO A BASTIA.
oKfL.
<3
io4
i34
Echelle les Ion Sueurs
o 5 io i5
"Echelle des hauteurs | > ' • . ; - - ■ ;
3o
a: i.5oo.ooo
x : uoo.ooo
5001?- 1 2 3 ÏEiL
l'Echelle des hauteurs est i5 fois plus grande- que celle des Jtm&ueurs .
montagnes, dont la direction vers le nord et le nord-est est indiquée par la
ligne des côtes qui en suivent la base, va se rattacher à la chaîne moins
haute du cap Corse. Cette chaîne, parallèle au méridien, forme une véritable
arête dorsale à toute la péninsule de Bastia et se prolonge vers le sud à
l'orient du bassin de Corte ; jadis elle devait servir de barrière aux lacs de
l'intérieur, mais ses roches calcaires ont fini par céder à la pression des
eaux, et le Golo, le Tavignano, d'autres torrents encore, la traversent pour
se déverser dans la mer orientale. Dans son ensemble, l'intérieur de l'île
n'est qu'un labyrinthe de montagnes, et l'on ne peut se rendre de village à
village que par des scale ou sentiers en échelle qui s'élèvent de la région
des oliviers à celle des pâturages. La grande route de l'île, celle d'Ajaccio à
Bastia, passe à plus de 1,100 mètres de hauteur; même les chemins qui
t 80
G34 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE
longent, la cote occidentale, la pins populeuse, ne sont qu'une succession de
montées et de descentes contournant les promontoires qui hérissent le litto-
ral. Telle est la raison qui a forcé la Corse à rester en arrière de son île sœur,
la Sardaigne, pour la construction des chemins de fer 1. Récemment la
construction d'une voie ferrée entre les deux capitales de l'île a été votée ;
mais ce travail, fort difficile, est à peine commencé.
Du côté de l'occident, l'île est profondément découpée par des golfes
ramifiés en baies vers lesquels se penchent les vallées des monts et dont
quelques-uns ont a l'entrée quatre cents mètres d'eau. Ces golfes ressemblent
à des fjords déjà partiellement oblitérés par les alluvions, et peut-être faut-il
y voir en effet des indentations de la côte que le séjour des glaciers a
longtemps maintenues clans leur forme première ; les petits lacs épars dans
les cirques élevés des montagnes semblent indiquer l'ancienne action des
glaces. C'est là une question géologique des plus intéressantes à résoudre
par les observateurs futurs. Sur le versant oriental, ou côté « de Deçà » [di
Quà), tourné vers l'Italie, les pentes sont plus douces, les rivières sont plus
larges et plus paisibles, quoique toutes innavigables, l'aspect général du pays
est moins accidenté : on lui donne parfois le nom de Banda di Dentro ou
de « Zone intérieure », pour le distinguer des rivages occidentaux, appelés
Banda di Fuori ou « Zone extérieure ». Les terrains granitiques du versant
oriental de l'île sont recouverts par des formations crétacées et des alluvions
modernes, que dominent çà et là des massifs de porphyre et de serpen-
tine ; la côte, égalisée par le mouvement des flots, se développe en de
longues plages basses, enfermant des étangs qui furent autrefois des gol-
fes. Ces plages, qui semblent avoir été, comme celles de la Sardaigne,
légèrement exhaussées pendant la période moderne, — - à en juger par les
plages étagées au-dessus du flot et les bancs de coquillages émergés, — sont
fort insalubres à cause de la putréfaction des algues rejetées sur la rive :
les miasmes se forment en si grande abondance au-dessus de certains étangs,
qu'un linge blanc suspendu près de l'eau pendant une journée d'été y prend
une teinte ineffaçable de rouille. Aussi « l'intempérie » règne sur ces côtes
1 Monts et cols principaux de la Corse :
Monte Cinto, principal sommet, 2,707 mètres.
» Rotondo 2,624 »
» Paglia Orba, ou Vagliorbu 2,525 )<
» Cardo 2,454 »
» d'Oro. . 2,391 »
» Incudine 2,065 »
Col de Vizzavona (roule dAjacciu à Laslia). . . 1,145 »
» de Vergio (chemin du val du Golo au golfe
de Porto) 1,532 »
SOL ET CLIMAT DE LA CORSE. 635
orientales de la Corse, et le séjour n'y est pas moins dangereux qu'il ne l'est
en Sardaigne sur les bords des palus de Cagliari et d'Oristano. Le manque
de ventilation dans l'atmosphère, joint à la chaleur intense de l'été et sou-
vent à des sécheresses prolongées, est, après l'horizontalité des plages et
l'existence des étangs, la grande raison de cette constitution fiévreuse du
climat1. L'hémicycle de hautes montagnes qui s'élève à l'occident arrête les
vents d'ouest et de sud-ouest, ainsi que le purifiant mistral. Le bassin
maritime qui s'étend à l'est de la Corse se trouve presque séparé du reste
de la Méditerranée par les terres qui l'entourent ; les calmes y sont beaucoup
plus fréquents qu'au large, et les vents qui s'y succèdent sont, en général,
plus faibles et plus variables ; les lourdes vapeurs qui pèsent sur les côtes de
Corse ne sont donc que rarement chassées par de fortes brises et c'est avec le
plus grand danger qu'on s'expose à les respirer pendant la saison des cha-
leurs. De Bastia à Porto-Vecchio il n'y a ni ville ni village sur le littoral
même, et, dès la première quinzaine de juillet, presque tous les cultivateurs
de la plaine s'enfuient sur les hauteurs pour ne pas être saisis par la fièvre ;
il ne reste dans la région mortelle qu'un petit nombre de surveillants, d'em-
ployés et quelques malheureux habitants du pénitencier de Casabianda, près de
l'étang de Diane. Rien de plus mélancolique, de plus désolé que ces plaines,
jadis très-peuplées, mais délaissées par l'homme, en dépit de leur riche ver-
dure et de leur extrême fécondité, comme l'ont été, sur le continent, les
maremmesde l'Etrurie et la campagne romaine. Récemment quelques plan-
tations d'eucalyptus ont commencé l'œuvre de restauration de la contrée.
La hauteur considérable des montagnes de la Corse, en comparaison de
la superficie de l'île, permet de constater, presque aussi bien que sur l'Etna,
l'étagement régulier des climats et des zones de végétation. Le long des
côtes et sur les pentes inférieures, jusqu'à une altitude qui varie suivant
l'exposition du sol, les plantes ont une physionomie subtropicale et don-
nent à la contrée un aspect analogue à celui de la Sicile, de l'Espagne du
Sud et du littoral d'Algérie. Quelques districts privilégiés par la fertilité spon-
tanée des terres peuvent être comptés parmi les plus belles campagnes des
bords de la Méditerranée. Tel est le Campo deW Oro (ou Campo rOro), le
« Champ de l'Or », qui entoure la ville d'Ajaccio, et où l'on voit des haies de
cactus, grands comme des arbres, limitant les jardins et les vergers. Telles
sont aussi les cultures du cap Corse, sur les deux versants de la péninsule
montueuse qui s'avance dans la mer au nord de Bastia : c'est, le pays
des fleurs parfumées et des fruits savoureux, oranges, citrons, cédrats,
1 Température moyenne à Bastia. .... 19°, 24, d'après Cadet.
Pluies moyennes .... 0m,588 »
636 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
amandes et raisins. Les oliviers recouvrent en forêts les collines basses du
littoral et contrastent par leur feuillage argenté avec la sombre verdure
des châtaigniers qui s'élèvent plus haut sur les montagnes et plus avant
dans l'intérieur de la contrée. La plus célèbre région des oliviers est celle
de la Balagna, qui s'incline vers Calvi, sur le versant nord-occidental de
l'île : les plants de ce canton, que domine, du haut d'un pic, le village
bien nommé de Belgodere, ont la réputation d'être les plus beaux des
pays méditerranéens et de résister le mieux au froid. Sur le versant opposé
de la montagne, du côté de Bastia, une autre vallée renferme l'une des
grandes châtaigneraies de la Corse, et nulle part elles n'offrent de plus
superbes troncs, des branchages plus touffus. Les châtaignes sont une des
principales ressources des bandits et, pendant les diverses guerres civiles
et étrangères qui ont dévasté l'île, elles ont fréquemment permis aux
vaincus de continuer longtemps la résistance. Elles sont en certains dis-
tricts de l'île l'élément le plus important de l'alimentation et dispensent
l'indigène, assez nonchalant de sa nature, de labourer péniblement des
champs de céréales. Aussi quelques économistes ont-ils eu l'idée de faire
disparaître les châtaigniers de la Corse, afin d'obliger ainsi les habitants au
travail, et pendant deux années de la fin du dix-huitième siècle il fut, en
effet, défendu de planter d'autres arbres de cette espèce l.
Quant aux forêts vierges qui recouvraient autrefois toute la zone moyenne
des plateaux et des montagnes de l'île, entre les châtaigneraies d'en bas et
les pâturages d'en haut, elles ont en grande partie disparu, à cause des
incendies qu'allumaient fréquemment les bergers et les bandits : il ne reste
en maints endroits que des macchie (maquis), faisant en réalité l'effet de
« taches » sur les escarpements pierreux. Toutefois quelques districts de
montagnes ont encore gardé leurs antiques forêts de diverses essences,
parmi lesquelles domine le pin laricio (pinas altissimus), le plus beau
conifère de l'Europe : on voit encore çà et là de ces arbres superbes ayant,
des fûts de 40 à 50 mètres d'élévation ; mais il faut se hâter pour con-
templer ces géants du monde végétal, car on ne se borne pas à couper
les troncs pour la mâture des navires ; les scieries à vapeur sont à
l'œuvre pour débiter ces arbres magnifiques en douves pour les barils à
sucre de Marseille et en planches pour les caisses à savon. D'après la
statistique officielle, il y aurait en Corse 125,000 hectares de forêts, soit
environ un septième de la superficie totale de l'île; mais ce sont là
1 Zones de végétation :
Olivier De la plage à 1,160 mètres.
Châtaignier De 580 à 1,950 mètres.
FLORE, FAUNE ET HABITANTS DE LA CORSF 637
des chiffres trompeurs, car de vastes étendues classées sous la dénomina-
tion de forêts n'ont plus que des broussailles. Il n'existe plus que trois
groupes de forêts vraiment belles, celui de la haute Balagna, au nord-
ouest, celui du Valdoniello et d'Aitone, sur les pentes occidentales du massif
de Monte Rotondo, et la Barella, dans les montagnes qui s'élèvent à l'ouest
de Sartène.
Au-dessus de la zone des forêts s'étendent les pâturages nus où paissent les
moutons et les chèvres pendant l'été, et se dressent les rochers où se cache en-
core çà et là le mouflon, cet animal d'une étonnante agilité que l'on trouve
aussi en Sardaigne et dans l'île de Chypre. Les bergers ont remarqué que le
sanglier, d'ailleurs assez commun dans les montagnes de la Corse, ne se
rencontre jamais dans les lieux fréquentés par le mouflon ; quant au loup,
c'est un animal inconnu dans l'île, et l'ours en a disparu depuis plus d'un
siècle. Les renards, qui sont de forte taille, et les cerfs, qui sont, au con-
traire, petits et fort bas sur jambes, complètent la faune sauvage des forêts
de la Corse. L'araignée, malmignata , dont la morsure est quelquefois mor-
telle, est probablement la même que l'espèce sarde et toscane ; la taren-
tule, qui se trouve aussi dans l'île, est celle du Napolitain : mais on dit
que la fourmi venimeuse appelée innafantalo appartient à la faune spéciale
de l'île.
On ne sait quelle est l'origine première des anciens habitants de la Corse,
Ligures, Ibères ou Sicanes. L'île n'a pas de nuraghi, comme sa voisine la
Sardaigne; elle n'a pas non plus ces multitudes d'idoles et d'objets divers
qui permettent de reconnaître dans la nuit des temps passés les usages, les
mœurs et, jusqu'à un certain point, la parenté des anciens habitants du
pays ; mais il existe, dans le voisinage de Sartène et en d'autres parties
de l'île, quelques dolmens ou stazzone, des menhirs ou stantare, et même
des restes d'avenues de pierres levées, absolument semblables à celles de la
Bretagne et de l'Angleterre, quoique d'un aspect moins grandiose. Il est
donc tout naturel de croire que des populations de même origine ont élevé
ces monuments, aussi bien dans l'île que sur le continent et dans la Grande-
Bretagne. On leur attribue les noms de lieux corses qui ne sont pas dérivés
du latin.
C'est au centre de l'île, on le comprend, que la race a dû se conserver
dans sa pureté primitive ; les hommes de Corte et les superbes montagnards
de Bastelica surtout se vantent d'être les Corses par excellence. En s'éloi-
gnant de Bastia, où le type est tout italien, on est surpris de voir que les
638 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
grands traits, les figures allongées, deviennent fort rares. D'après Mérimée,
le Corse des districts du centre a la face large et charnue, le nez petit, sans
forme bien caractérisée, le teint clair, les cheveux plus souvent châtains
que noirs. Sur les côtes, des colonies d'immigrants étrangers ont fortement
modifié le type primitif. Après les Phocéens et les Romains, puis après les
Sarrasins, qui ne furent définitivement chassés qu'au onzième siècle, sont
venus les Italiens et les Français ; Calvi et Bonifacio étaient des cités génoi-
ses; près d'Ajaccio, à Carghese, se trouve même une colonie de Maïnotes
grecs, qui, sous la conduite d'un ComnèneStephanopoli, durent quitter le
Péloponèse à la fin du dix-septième siècle et qui parlent maintenant les trois
langues, le grec, l'italien, le français; mais, en dépit de ces croisements, les
Corses, pris en masse, ont gardé, comme presque tous les peuples des îles,
une grande homogénéité de caractère. / Corsi meritano la furca e la sanno
sofrire (les Corses méritent le gibet et le savent souffrir), disait un proverbe
génois, que Paoli aimait à citer plaisamment, avec un certain orgueil. L'his-
toire témoigne de leur patriotisme, de leur vaillance, de leur mépris de la
mort, de leur respect de la foi jurée; mais elle raconte aussi leurs folles
ambitions, leurs rivalités jalouses, leurs furies de vengeance» Vers le milieu
du siècle dernier, la vendetta, qui régnait entre les familles de génération
en génération, coûtait chaque année à la Corse un millier de ses enfants;
des villages entiers avaient été dépeuplés ; en certains endroits , cha-
que maison de paysan était devenue une citadelle crénelée où les hommes
se tenaient sans cesse à l'affût, tandis que les femmes, protégées par
les mœurs, sortaient librement et vaquaient aux travaux des campagnes.
Terribles étaient les cérémonies funèbres quand on apportait à sa famille
le corps d'un parent assassiné. Autour du cadavre se démenaient les
femmes en agitant les habits rouges de sang, tandis qu'une jeune fille,
souvent la sœur du mort, hurlait un cri de haine, un appel furieux à la
vengeance. Ces voceri de mort sont les plus beaux chants qu'ait produits la
poésie populaire des Corses. Grâce à l'adoucissement des mœurs, les victi-
mes de la vendetta deviennent de moins en moins nombreuses chaque
année. La fréquence des scènes de meurtre pendant les siècles passés devait
être attribuée surtout à la perte de l'indépendance nationale : l'invasion
génoise avait eu pour résultat de diviser les familles. D'ailleurs la certi-
tude de ne pas trouver d'équité chez les magistrats imposés par la force
obligeait les indigènes à se faire justice eux-mêmes; ils en étaient revenus
à la forme rudimentaire du droit, le talion.
Le peuple corse, d'où sortit un maître pour la France, était pourtant un
peuple essentiellement républicain, aussi bien par ses mœurs de sauvage in-
'lÉ.^0jllll,pill'\i<r.u,\,wi,,LÎl,
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■A S
POPULATION DE LA CORSE. 641
dépendance que par la nature abrupte du pays qu'il habite. Les Romains
ne réussissaient que difficilement à en faire des esclaves. Dès le dixième
siècle, bien avant que la Suisse fût libre, la plus grande partie de la
Corse formait, sous le nom de Terra del Comune, une confédération de com-
munautés autonomes. La population de chaque vallée constituait une pieve
(plebs), groupe à la fois religieux et civil, qui choisissait elle-même son
podestà et les « pères de la commune ». Ceux-ci, à leur tour, nommaient le
« caporal », dont la mission expresse était de défendre les droits du peuple
envers et contre tous. De son côté, l'assemblée des maires faisait choix des
« douze», qui devaient former le grand conseil de la confédération. Telle
était la constitution qui n'a cessé de se maintenir plus ou moins pendant
tout le moyen âge, en dépit des invasions ennemies et de la conquête. Au
dix-huitième siècle, pendant les luttes que la Corse soutint héroïquement
contre Gênes et contre la France, elle se donna aussi par deux fois, en 1755
et en 1765, un régime bien autrement républicain que celui de la Suisse
et prenant pour point de départ l'égalité absolue de tous les citoyens. Ce
sont les institutions du « peuple libre » qui avaient donné à Rousseau le
pressentiment, non encore justifié, que « cette petite île étonnerait un jour
l'Europe ». Depuis cette époque, la perspective ouverte aux ambitions et
aux appétits des Corses par l'ère napoléonienne semble avoir eu pour ré-
sultat d'abaisser bien des caractères et de faire oublier les traditions histo-
riques de liberté.
Quoique la population de l'île ait doublé depuis le milieu du siècle der-
nier, elle est encore relativement clair-semée ; la Corse est à cet égard un
des derniers départements de la France1. Par un contraste remarquable,
le versant oriental de la Corse, le plus large, le plus fertile, et jadis le plus
peuplé, est aujourd'hui relativement désert, et la vie s'est portée sur le
versant occidental ; autrefois l'île regardait vers l'Italie ; de nos jours elle
s'est tournée vers la France. La salubrité de l'air et l'excellence des ports
expliquent cette attraction exercée sur les habitants du pays par la mer
occidentale. Sur la côte du levant, l'antique colonie romaine de Mariana
n'existe plus, et l'emporium d'Àleria, d'origine phocéenne, n'était naguère
qu'une ferme isolée près d'un étang malsain. On a souvent répété que cette
ville eut jadis jusqu'à 100,000 habitants ; mais l'espace recouvert des restes
de poteries romaines ne permet pas d'admettre qu'Aleria, quoique fort bien
a Population en 1740 120,580 habitants.
» en 1801 104,000 »
» en 1876 262,700 »
)) kilométrique ....... ou » t
^ 81
642 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
située au débouché de la vallée du Tavignano, le principal cours d'eau
de l'île, et vers le milieu précis de toute la côte orientale, ait jamais eu
une population plus considérable que celle de l'une ou de l'autre des villes
principales de la Corse actuelle, Bastia et Ajaccio. Vers la fin du treizième
siècle Aleria existait encore; la malaria n'en avait pas chassé tous les
habitants. Le groupe de population se reconstituera facilement, grâce à
l'extrême fertilité du territoire environnant, quand l'assèchement des eaux
stagnantes aura rendu au climat local la salubrité première ; mais c'est là
une œuvre qui se fera peut-être longtemps attendre, si les insulaires seuls
doivent travailler à la restauration de la contrée.
Les Corses ont une réputation d'indolence que méritent certainement la
plupart d'entre eux, à en juger par le peu de cas qu'ils font des immenses
ressources du pays. Les industries primitives de la pêche et de l'élève des
troupeaux sont celles qu'ils comprennent le mieux. En plusieurs districts,
presque tous les travaux agricoles sont confiés à des journaliers italiens
auxquels on donne le nom de Lucchesi ou « Lucquois », parce qu'ils ve-
naient tous autrefois de la campagne de Lucques ; ces immigrants tempo-
raires, qui sont parfois au nombre de 22,000, font toute la pénible besogne
du sarclage, de la cueillette et de la moisson, puis s'en retournent dans leur
pays avec leur salaire durement gagné, tandis que les propriétaires, appau-
vris d'autant, se croisent paresseusement les bras. Cependant, grâce à l'im-
pulsion venue de France, on commence à s'occuper sérieusement de l'utili-
sation des richesses naturelles de la Corse. Les huiles, qui peuvent rivaliser
avec les meilleurs produits de la Provence, et les vins, qui jusqu'à présent
avaient été fort médiocres, sont préparés avec plus de soin et deviennent un
objet d'échanges assez important i ; les vignobles s'accroissaient rapidement
en étendue, lorsque le phylloxéra est venu décourager les agriculteurs. Les
fruits secs s'exportent en quantités croissantes et contribuent à développer
un commerce qui est déjà, dans son ensemble, celui d'un port français
de troisième ordre2. Dans un avenir plus ou moins rapproché la grande île
méditerranéenne, dont les produits sont ceux de la Provence, deviendra pour
la France tempérée un complément colonial, une sorte d'Algérie insulaire.
La Corse possède de nombreux gisements miniers, mais ils ne sem-
blent pas avoir la même puissance que les veines métallifères des
1 Moyenne de la production annuelle :
Céréales. .......... 950,000 hectolitres.
Huiles.. ...,..,..'... 150,000
Vins. 300,000 ».
2 Mouvement de la navigation dans les ports de la Corse : 6,600 navires jaugeant 450,000 tonnes.
INDUSTRIE ET VILLES DE LA CORSE. 643
montagnes sardes. Naguère le minerai de fer était le seul qui fût
l'objet d'une exploitation sérieuse : on l'utilisait pour d'importantes usines
près de Bastia et de Porto Vecchio ; maintenant on extrait le cuivre de
Castifao, dans les montagnes de Gorte, et le plomb argentifère d'Ar-
gentella, près de l'Ile-Rousse. On travaille aussi quelque peu aux car-
rières de granit rouge et bleu, de porphyre, d'albâtre, de serpentine,
de marbre, qui sont un des éléments les plus précieux de la richesse fu-
ture de la Corse. Enfin les eaux minérales, qui sourdent pour la plupart
au contact des roches primitives et des autres formations, attirent chaque
année dans les vallées de l'intérieur un certain nombre de visiteurs et de
malades ; mais la seule source qui ait acquis jusqu'à maintenant une ré-
putation européenne est celle d'Orezza, jaillissant dans cette région si pit-
toresque et si belle de la Gastagniccia. Elle verse en grande abondance une
eau ferrugineuse et gazeuse à la fois, qui contient jusqu'à 2 litres d'a-
cide carbonique dans 1 litre de liquide : on la boit généralement en Corse
au lieu de l'eau ordinaire. Les médecins lui attribuent les vertus les plus
efficaces contre une foule de maladies.
Mais, en dehors des richesses que renferme le sol de la Corse et de celles,
bien plus considérables, que le travail de l'homme pourra lui faire pro-
duire, l'île a les grands avantages que lui donne son climat pour attirer
les étrangers et grandir ainsi l'importance de son rôle dans l'économie gé-
nérale de l'Europe. Comme Nice, Cannes et Menton, la ville d'Àjaccio, le
village d'Olmeto, tourné vers les côtes de Sardaigne, et d'autres localités
de la Corse sont des résidences d'hiver. Quoique les visiteurs aient pour s'y
rendre à braver le roulis et les tempêtes, cependant il en vient chaque année
un certain nombre qui contribuent à faire connaître cette terre si curieuse,
l'une des contrées de l'Europe qui ajoutent à la beauté naturelle de leurs
paysages le plus d'originalité dans les mœurs de leur population.
La ville principale de la Corse n'a plus le titre de chef-lieu : c'est Bastia,
ainsi nommée d'une bastille génoise, bâtie vers la lin du quatorzième siè-
cle, non loin de la « marine » du haut village de Cardo. Elle succéda
comme capitale à Biguglia, qui fut elle-même l'héritière de Mariana, la
cité de Marius. L'emplacement de la ville romaine est ignoré ; seulement la
tradition désigne une vieille église abandonnée, près de la bouche du Golo,
comme le lieu où fut située l'ancienne métropole. Biguglia n'a pas complè-
tement cessé d'exister, mais ce n'est plus qu'un misérable village, où le
vent porte les miasmes d'un vaste étang, reste d'un golfe où les Pisans remi-
644 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
saient leurs galères. Bastia, située à quelques kilomètres au nord de ces deux
anciennes capitales, a les mêmes avantages de position géographique : elle
se trouve dans la partie de la Corse la plus rapprochée de l'île d'Elbe, de
Livourne et de Gênes ; elle est même à une vingtaine de kilomètres plus près
que la ville d'Ajaccio du port français de Nice ; de toutes les cités de l'île
c'est la seule qui soit en communication facile avec le versant opposé, puis-
que, à 10 kilomètres à l'ouest, le golfe de Saint-Florent s'avance profondé-
ment dans les terres à la racine de la péninsule du cap Corse ; enfin, grâce
aux rapports fréquents avec l'Italie voisine, les habitants de cette partie de
l'île sont les plus civilisés, les plus industrieux, ceux qui cultivent le mieux
leurs terres. Aussi, quoique le petit port de Bastia soit naturellement l'un
des moins sûrs de l'île, est-il cependant l'un des plus fréquentés ; il fait à
lui seul plus de la moitié du commerce de la Corse. On a dû l'agrandir
récemment et faire sauter, pour la construction du môle, le beau rocher en
forme de lion qui désignait l'entrée. En grandissant, la ville, pittoresque-
ment bâtie en amphithéâtre sur les collines, perd aussi peu à peu sa physio-
nomie génoise pour se donner un aspect plus moderne, et parsème les jar-
dins environnants de villas de plus en plus nombreuses.
Sur la rive occidentale de l'île, le port le plus rapproché de Bastia,
Saint-Florent, semblerait devoir faire un commerce assez considérable,
grâce à sa position géographique et à l'excellence de son port ; mais l'air
des étangs y est mortel, et c'est plus au sud que se trouve, dans une ré-
gion salubre et des plus fertiles, le principal marché de la Balagne, la ville
de l'Ile-Rousse, ainsi nommée d'un écueil voisin. Paoli la fonda en 1758
pour ruiner la ville de Calvi, restée fidèle aux Génois, et son but a été
partiellement rempli. L'Ile-Rousse, le port le plus rapproché de la France,
expédie en abondance les riches produits de la Balagne, huiles, laines et
fruits, tandis que la ville fortifiée de Calvi, bâtie sur les pentes de son
rocher blanchâtre, n'est plus, malgré son titre de chef-lieu d'arrondisse-
ment, qu'une bourgade sans animation, en partie envahie par la malaria
et dépassée en richesse et en population par le village de Calenzana, situé
dans une vallée de l'intérieur. Toute la région de la côte qui s'étend au
sud de Calvi jusqu'au golfe de Porto est presque complètement déserte ;
mais il est à espérer que la nouvelle route taillée à travers les roches vives
des promontoires aura pour conséquence le peuplement de la contrée et sa
mise en culture : la fertilité naturelle du sol permettait d'en faire une autre
Balagne, et nulle indentation de la côte n'est plus profonde que celle de
Porto et n'offre de meilleurs abris.
Le golfe de Sagone, qui s'ouvre plus au sud et dans lequel débouche le
VILLES DE LA CORSE. 645
Liamone, baigne aussi des plages dépeuplées, et de la ville même de Sagone,
exposée à la malaria, il ne reste qu'une tour et un débris d'église. Mais
tandis que la « marine » de ce golfe perdait ses habitants et son commerce,
celle d'Ajaccio qui découpe le littoral, au sud d'un cap prolongé au loin
dans la mer par les blocs de granit rouge des îles Sanguinaires, prenait une
importance croissante. Ajaccio, d'abord simple faubourg maritime de
Castelvecchio, qui se dresse sur une colline de l'intérieur, était déjà au
milieu du siècle dernier la ville la mieux tenue, la plus agréable de la
Corse ; maintenant elle espère devenir bientôt la rivale , peut-être la
supérieure de Bastia par la population et le mouvement des échanges ;
d'ailleurs, en qualité de chef-lieu administratif de l'île, elle jouit d'avan-
tages auxquels se sont ajoutées les faveurs du plus célèbre de ses fils, Napo-
léon Bonaparte, et de toutes les puissantes familles qui se sont alliées à sa
fortune. Tous les édifices, toutes les rues d'Ajaccio rappellent par quelque
trait les deux périodes de l'empire. Comme industries spéciales, les habi-
tants n'ont guère que la pêche et la culture des riches vergers environ-
nants ; depuis quelques années ils ont aussi les ressources que leur procure
la visite de nombreux étrangers, malades ou en santé, qui viennent jouir
du climat local, de l'admirable vue du golfe et des promenades charmantes
que l'on peut faire dans les jardins et sur les coteaux des alentours.
Les autres villes de la Corse sont de petites localités sans importance.
Sartène, quoique chef-lieu d'arrondissement, n'est qu'une simple bourgade,
et toute l'activité du district se concentre dans le petit port de Propriano,
rendez-vous de la flottille des corailleurs napolitains dans le golfe de
Valinco; Corte, autre chef-lieu d'arrondissement, et fameuse dans l'histoire
de la Corse comme l'acropole de l'île et comme la patrie des héros de l'in-
dépendance, est à peine plus populeuse que Sartène, malgré la richesse
des vignobles qui l'entourent ; Porto-Vecchio, quoique possédant le havre le
plus sûr de toute la Corse, n'est fréquenté que par quelques caboteurs; enfui
Bonifacio, l'ancienne république alliée de Gènes, n'a d'importance que par
ses fortifications l. Ville fort pittoresque, elle occupe une position tout à fait
isolée, au sommet d'un rocher de calcaire blanchâtre, percé de grottes que
, ferment à demi les festons des lianes et où viennent s'engouffrer les vagues
1 Population des villes principales de la Corse en 1876 :
Bastia 17,575 hab.
Aj;iccio 17,050 »
Corte 5,020 »
Sartène 4,725 »
Bonifacio 5,375 hall
Baslelica 2,950 »
Porto-Vecchio 2,050 »
Calenzana 2,620 »
Calvi . . 2,000 hab.
646 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
marines. Le profil des hautes montagnes de Limbara se dessine dans le ciel,
par delà les eaux du détroit et son archipel d'îles et d'écueils granitiques
où sont venus se briser tant de navires. On se rappelle encore le naufrage
de la frégate la Sémillante en 1855 : près de mille hommes périrent dans ce
désastre. Pareil malheur n'est plus à craindre, grâce au beau phare qui
s'élève maintenant sur les rochers de Lavezzi, au milieu du détroit.
Département français, la Corse est divisée administrativement comme
les circonscriptions de l'Etat continental. Elle se partage en cinq arron-
dissements, subdivisés en 62 cantons et en 564 communes, et dépend du
"2e sous-arrondissement maritime de Toulon, de la 7e inspection des ponts
et chaussées, de l'arrondissement minéralogique de Grenoble. Le chef-lieu
de préfecture, Ajaccio, est aussi le siège du diocèse de la Corse; Bastia possède
la Cour d'appel 3.
Département de la Corse :
Arrondissements. Cantons. Communes.
Ajaccio. ... 12 79
Rastia 20 95
Calvi 6 35
Corle 16 108
Sartène. ... 8 47
62 364
Superficie.
Popul. en 1876.
Popul. kilom.
205,403 hect.
69,257
51
136,209 »
75,072
57
100,284 «
24,299
25
248,509 »
58,442
24
184,356 »
35,631
18
874,741 hect.
262,701
50
CHAPITRE X
L'ESPAGNE
CONSIDERATIONS GENERALES.
La péninsule d'Ibérie, Espagne et Portugal, doit être considérée comme
un ensemble géographique. La séparation de la presqu'île en deux États
distincts, quoique justifiée par les différences de sol, de climat, de langue,
de rapports avec l'extérieur, n'empêche pas que dans l'organisme européen
l'Hispano-Lusitanie ne soit un membre indivisible ; c'est une seule et même
terre, de même origine et de même histoire géologique, formant un tout
complet par son architecture de plateaux et de montagnes, par son réseau
circulatoire de rivières et de fleuves l.
Comparée aux deux autres péninsules du midi de l'Europe, l'Italie et la
presqu'île de l'Hémus et du Pinde, la terre ibérique est celle qui est le plus
nettement limitée et qui présente le caractère le plus insulaire. L'isthme
qui rattache l'Espagne au corps continental n'a qu'un huitième environ
du pourtour de la presqu'île, et cet isthme est précisément barré par le
mur des Pyrénées, qui continue à l'est jusqu'à la mer des Baléares la
ligne des rivages océaniques. En comparaison de l'Italie et de la Grèce,
l'Espagne se distingue aussi par la massiveté de ses contours. Tandis que les
baies et les golfes découpent en forme de feuillage les rives du Péloponèse
et s'arrondissent en nappes semi-circulaires entre les promontoires de
1 Superficie de la Péninsule, sans les Baléares 584,301 kilomètres carrés.
» de l'Espagne » 494,940 » ><
» du Portugal, sans les Açores 89,555 »
Altitude moyenne, d'après Leipoldt 701 mètres.
648 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
l'Italie, le littoral de l'Espagne n'est que légèrement échancré par des
anses se développant en arcs de cercle et se succédant avec un certain
rhythme comme des chaînettes suspendues de pilier en pilier1.
On l'a dit depuis longtemps et avec beaucoup de justesse : « L'Afrique
commence aux Pyrénées. » L'Hispano-Lusitanie ressemble, en effet, au con-
tinent africain par la lourdeur des formes, par la rareté des îles riveraines,
par le petit nombre relatif de plaines largement ouvertes du côté de la mer ;
mais c'est une Afrique en miniature, cinquante fois moins étendue que le
continent qui semblerait lui avoir servi de modèle. D'ailleurs son versant
océanique, des Asturies, de la Galice, du Beira, est encore parfaitement
européen par le climat, l'abondance des eaux, la nature de la végétation;
certaines coïncidences de la flore entre ces régions et les Iles Britanniques
ont même fait supposer qu'à une époque antérieure de la planète la pénin-
sule d'Ibérie tenait par ce côté au prolongement nord-occidental de l'Europe.
L'Hispanie vraiment africaine ne commence qu'aux plateaux sans arbres de
l'intérieur et surtout aux rivages méditerranéens. Là se trouve la zone de
transition entre les deux continents. Par son aspect général, sa flore, sa
faune et ses populations elles-mêmes, cette partie de l'Espagne appartient à
la zone intermédiaire qui comprend toutes les contrées barbaresques jus-
qu'au désert du Sahara. La sierra Nevada et l'Atlas, qui se regardent d'un
continent à l'autre, sont des montagnes sœurs. Le détroit qui les sépare
n'est qu'un simple accident dans l'organisme de la planète.
Un contraste fort remarquable de l'Espagne avec les deux autres pénin-
sules de la Méditerranée est que la première, quoique presque entièrement
environnée par les eaux marines, est pourtant une terre essentiellement
continentale. Si ce n'est par la plaine du Tage portugais et par les belles
campagnes du Guadalquivir andalou, l'intérieur de la péninsule Ibérique
est sans communications faciles avec la mer. La plus grande partie de la
contrée consiste en plateaux fort élevés qui se terminent au-dessus du lit-
toral par des escarpements brusques ou même par des crêtes de montagnes,
comparables aux remparts extérieurs d'une citadelle. Il en résulte que des
côtes même pourvues de bons ports sont moins visitées par les navires
qu'on ne s'y attendrait à la vue de leur richesse et de leur fertilité. La
zone du littoral est trop étroite pour alimenter un commerce considérable
et les habitants du plateau ont trop à descendre pour se soucier de venir
Pourtour de la Péninsule 3,243 kilomètres.
Isthme pyrénéen 418 »
Développement des côtes I , ,., ', , '«tr. I 2,825 »
| méditerranéennes. 1,150 )
SITUATION GÉOGRAPHIQUE DE L'ESPAGNE.
649
prendre leur part de trafic. Ces causes ont de tout temps enlevé à l'Espagne
une grande partie du mouvement commercial qui semblait devoir lui re-
venir en raison de sa position avancée dans l'Océan, à la porte même de la
Méditerranée ; dans les plus beaux temps de sa puissance maritime, elle a
du emprunter largement l'aide des navigateurs étrangers.
Depuis la découverte des grands chemins de l'Océan vers l'Amérique et le
N'° 119. PLATEAUX DE LA PÉNINSULE IDÉR1QUE.
Echelle de 1 : io.3oo.ooo
o îi> 5o 100 700 3oo
de 5oo a. îooo"}'
deiooo T'ebplus
\aa Kil.
cap de Bonne-Espérance, le côté océanique de la Péninsule, celui du Gua-
dalquivir et du Tage, a plus d'importance dans le mouvement des échanges
et dans l'histoire du monde que le côté méditerranéen tourné vers Rome
et vers la France. Ce fait peut sembler étrange au premier abord ; mais on
aurait tort d'y voir l'effet d'une prétendue loi du progrès qui pousserait
fatalement l'humanité d'orient en occident; la cause en est tout sim-
plement dans la disposition générale du plateau ibérique. De môme que
82
650 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
l'Italie péninsulaire, l'Espagne tourne le dos à l'orient, elle regarde vers
l'ouest. La contrée tout entière s'incline d'une pente graduelle dans la di-
rection de l'Océan et c'est du même côté que s'épanchent les fleuves pa-
rallèles, le Mino, le Duero, le Tage, le Guadiana, le Guadalquivir. La
ligne de partage des eaux, qui est aussi presque partout la ligne de faîte de
l'Ibérie, se développe, d'Algeciras à Teruel, dans le voisinage immédiat de
la Méditerranée. Les bouches de l'Ëbre interrompent cette muraille par une
brèche d'un accès périlleux pour les navires ; mais immédiatement au delà
recommencent les chaînes du littoral. Presque toute la masse de l'Espagne
s'est trouvée ainsi cachée comme par un écran aux regards des navigateurs.
La « terre de l'Occident », car tel est le sens du mot Hespérie, que les Grecs
donnèrent à l'Espagne après l'avoir appliqué à l'Italie, est devenue par cela
même aussi éloignée des péninsules orientales que si elle avait été trans-
portée de plusieurs degrés plus avant dans l'Atlantique.
Si la population première de l'Espagne, ibérique ou autre, n'était pas
aborigène, ce que dans l'état actuel de nos connaissances il serait téméraire
de nier ou d'affirmer, c'est par l'étroit bras de mer des Colonnes d'Hercule
que la Péninsule a dû recevoir ses habitants1. Des colons n'auraient pu venir
par le littoral océanique, si ce n'est a l'époque où l'Irlande était plus rap-
prochée de l'Hispanie et se rattachait peut-être à quelque Atlantide. Du côté
méditerranéen, les immigrations eussent été non moins difficiles, avant
que l'art de la navigation en pleine mer eût été découvert ; même lorsque
les marins grecs, massiliotes, phéniciens, carthaginois parcouraient libre-
ment la Méditerranée, ils ne pouvaient peupler que la zone du littoral à
cause de l'escarpement des montagnes qui forment le rebord des plateaux
espagnols. Leurs colonies, quelle qu'ait été leur importance dans l'histoire,
sont donc toujours restées dans l'isolement et n'ont contribué que pour une
faible part au mélange ethnologique des populations de l'intérieur.
Le fond actuel de la nation espagnole est probablement de race ibérique.
Les Basques, repoussés maintenant dans les hautes vallées des Pyrénées
occidentales, semblent avoir occupé la plus grande partie de la Péninsule.
■ Les noms de montagnes et des eaux courantes, ceux même d'une quantité de
i villes témoignent de leur séjour et de leur domination dans presque toutes les
contrées de l'Espagne, du golfe de Gascogne au détroit de Gibraltar. Des tribus
celtiques, venues par les seuils des Pyrénées, s'étaient, à une époque inconnue,
1 Fr. Tubino, Aborigènes Ibericos 6 los Beréberes en laPeninsula. Revista de Antropologia 1876 .
POPULATIONS DE L'ESPAGNE. 051
établies çà et là en groupes de race pure, tandis qu'ailleurs ils s'étaient
mêlés aux aborigènes et formaient avec eux les nations connues sous le nom
composé de Celtibères. Ces populations croisées habitaient surtout les pla-
teaux qui de nos jours sont désignés par l'appellation de Castilles. Les Celtes
purs, à en juger par les noms de lieux, occupaient la Galice et la plus
grande partie du Portugal. Les Ibères avaient le siège principal de leur
civilisation dans les parties méridionales de la Péninsule ; ils s'avançaient
au loin sur les plateaux, peuplaient les régions plus fertiles du pourtour
méditerranéen, la vallée de l'Ebre, les deux versants des Pyrénées, péné-
traient dans les Gaules jusqu'à la Garonne et à la base des Cévennes, puis,
longeant le littoral des golfes du Lion et de Gênes, poussaient leurs der-
nières tribus jusqu'au delà des Apennins : on retrouve encore beaucoup de
noms ibériques dans les Alpes Tessinoises. La répartition des noms géogra-
phiques semble témoigner que la marche des Ibères s'est faite du sud au
nord, des Colonnes d'Hercule aux Pyrénées et aux Alpes.
A ces éléments primitifs vinrent se joindre les colons envoyés par les
peuples commerçants de la Méditerranée : Càdiz, Malaga sont des villes
d'origine phénicienne; Carthagène est l'héritière de Carthage ; l'antique
Sagonte avait été fondée par des émigrés de Zacynthe; Rosas est une colonie
rhodienne; les ruines d'Ampurias rappellent l'Emporium des Massiliotes.
Mais le vieux fond ibérique et celtique ne devait être profondément mo-
difié que par l'influence de Rome. Après une guerre d'un siècle, les rudes
légionnaires furent enfin les maîtres de la Péninsule; les colons latins
purent s'établir sans danger en dehors de chaque ville, de chaque poste
fortifié ; la culture italienne se répandit de proche en proche du littoral et
de la vallée du Bétis (Guadalquivir) jusque dans les replis les moins
fréquentés des plateaux, et, sauf dans les monts Cantabres habités de
nos jours par les Basques, la langue des conquérants devint celle des
vaincus. La part des Romains est donc fort grande dans la formation
du peuple espagnol : quoique ibère et celte d'origine, il n'en est pas
moins devenu l'une des nations latines par son idiome et le moule de
sa pensée.
Lorsque l'écroulement de l'empire romain eut fait accourir de toutes les
extrémités du monde les hommes de proie, Suèves, Alains, Vandales et
Visigoths envahirent successivement l'Espagne. Usés par leurs victoires
mêmes, aussi bien que par le changement de climat et de vie, pressés par
ceux qui les suivaient, les premiers conquérants disparurent bientôt sans
laisser beaucoup de traces. Les Alains nomades se perdirent au milieu des
populations lusitaniennes, ou peut-être même furent exterminés en masse
fi52 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
par les autres envahisseurs ; les Suèves, tribu teutonique de race pure, se
fondirent peu à peu du côté de la Galice; les Vandales abandonnèrent les
riches cités de la Bétique, où ils avaient séjourné pendant quelques années,
pour aller conquérir leur royaume éphémère de l'Afrique. Mais les Visigoths,
plus tard venus et plus nombreux, peut-être aussi doués d'une plus grande
solidité de caractère, s'établirent fermement sur le sol envahi et l'influence
qu'ils exercèrent sur la race elle-même persiste encore dans la langue, les
mœurs, l'esprit des Espagnols. 11 est possible que la pompeuse gravité du
Castillan soit en partie l'héritage des Visigoths.
Après l'Europe septentrionale, l'Afrique devait à son tour déverser son
contingent de populations nouvelles sur cette presqu'île dépendant géogra-
phiquement des deux parties du monde. Au commencement du huitième
siècle, les musulmans de la Maurétanie, Arabes et Berbères, prirent pied
sur le rocher de Gibraltar, et, dans l'espace de quelques mois, l'Espagne
presque tout entière tombait en leur pouvoir. Pendant, plus de sept siècles,
le détroit d'Hercule baigna des deux côtés les terres du « Sarrasin » et nul
obstacle n'arrêta le passage des commerçants, des colons, des industriels
appartenant à toutes les races de l'Afrique du Nord et même de l'Asie.
On ne saurait douter que l'influence de tous ces immigrants sur la po-
pulation aborigène de la Péninsule n'ait été capitale ; par les croisements
continués de siècle en siècle le type originaire s'est modifié, ainsi que le
prouvent suffisamment les traits des habitants dans les districts méridio-
naux. Il est. vrai que l'Inquisition fit expulser du royaume ou réduire en
esclavage des centaines de milliers, peut-être un million de Maures ; mais
ceux qu'elle traitait ainsi étaient les musulmans ou les convertis douteux;
la grande masse de la population dite espagnole n'en avait pas moins dans
ses veines une forte part de sang berbère et sémite ; dans le voisinage même
de Madrid, entre Tolède et Aranjuez, on cite le village de Villaseca comme
étant peuplé de descendants des Maures; le teint, foncé, la chevelure noire
des habitants, ainsi que la coutume qu'ont les femmes de ne jamais se
montrer sur la place du marché, témoignent en faveur de cette origine. La
langue castillane elle-même établit combien grande a été l'influence des Sar-
rasins ; elle a reçu beaucoup plus de mots arabes, apportés par les Maures,
qu'elle n'en a admis de germaniques dus à l'idiome des Visigoths : environ
deux mille termes sémitiques, désignant surtout des objets et des idées qui
témoignent d'un état de civilisation en progrès, continuent de vivre dans le
castillan et rappellent la période de développement industriel et scienti-
fique inaugurée en Europe par les Arabes de Grenade et de Cordoue. Plu-
sieurs auteurs pensent que le son guttural de la lettre j (jota) est aussi de
JUIFS ET TSIGANES. 655
provenance arabe ; mais il ne paraît pas qu'il en soit ainsi, car cette aspi-
ration est plus fortement marquée dans les dialectes des provinces où n'ont
jamais pénétré les Arabes, et, d'autre part, la langue des Portugais, qui
pourtant furent asservis aux mahométans, ne possède pas la jota castil-
lane : ce son est donc probablement d'origine locale, et se sera main-
tenu, malgré l'influence du latin, dans le parler des Espagnols.
En même temps que les Maures, les Juifs avaient singulièrement pros-
péré sur le sol de l'Espagne; quelques auteurs évaluent même à 800,000
le nombre de ceux qui vivaient dans la Péninsule avant l'époque des persé-
cutions. Souples comme la plupart de leurs compatriotes, ils avaient un
pied dans les deux camps : ils servaient d'intermédiaires de commerce entre
les chrétiens et les musulmans; ils s'enrichissaient en faisant les affaires des
uns et des autres, en leur fournissant l'argent nécessaire pour se livrer
bataille et s'entre-tuer. Pour subvenir à la guerre deux fois sainte de la
croix et du croissant, il fallait pressurer le peuple, et les Juifs, agents du
fisc, s'étaient chargés de cette besogne. Aussi quand la foi chrétienne eut
triomphé et que les rois, pour se payer des frais de la croisade, en procla-
mèrent une seconde contre les Juifs, ce fut avec une véritable explosion de
fureur que le peuple se tourna contre eux; il les poursuivit d'une « immor-
telle haine, que le fer, le feu, les tortures, les bûchers n'assouvirent ja-
mais ». Sans doute quelques familles de Juifs convertis par la peur au
catholicisme réussirent à sauver leur existence et sont entrées depuis par les
croisements dans la masse de la nation espagnole, mais l'élément israélite
ne se trouve plus que pour une très-faible part dans la population de la
Péninsule; la race a été plus que persécutée, elle a été extirpée.
Plus heureux que les Juifs, les Tsiganes ou Zingares, dits Gitanos, c'est-à-
dire « Egyptiens », sont assez nombreux en Espagne pour donner à certains
quartiers des grandes villes une physionomie spéciale. Le mépris dont on les
poursuivait et la simplicité empressée avec laquelle ils pratiquent la religion
nationale les a fait tolérer partout; jamais l'Inquisition, qui brûla tant de
Juifs, de Maures et d'hérétiques, ne fit périr un seul Gitano ; elle se bornait à
les laisser poursuivre comme simples délinquants civils et vagabonds par la
police de la Santa Hermandad. Ils ont pu vivre en paix, et, en maints endroits,
sont devenus des citoyens ayant leurs habitations fixes et leur gagne-pain
régulier ; néanmoins ils diminuent, sans doute à cause des croisements qui
les ramènent dans le gros de la population. Leur race est loin d'être pure,
car il n'est pas rare que les Tsiganes épousent des Espagnoles ; en revanche
la tribu ne permet pas souvent à ses filles d'épouser des étrangers. On dit
que les Gitanos sédentaires, se rappelant d'instinct et de tradition la vie
656 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
errante que menèrent leurs ancêtres, témoignent le plus grand respect à ceux
de leurs compatriotes qui parcourent encore librement les forêts et les plai-
nes ; de leur côté, ceux-ci, fiers de leur titre de mandantes ou « chemineurs »,
regardent avec un certain mépris leurs malheureux frères entassés dans les
taudis puants des villes. C'est le contraire dans les contrées danubiennes, où
les Tsiganes sédentaires se considèrent comme une sorte d'aristocratie,
presque comme une autre race. D'ailleurs il semble prouvé que tous les
€itanos d'Espagne descendent d'ancêtres ayant séjourné pendant plusieurs
générations dans la péninsule des Balkans, car leur idiome contient quel-
ques centaines de mots slaves et grecs témoignant d'un long séjour de ceux
qui le parlent parmi les peuples de l'Europe orientale : c'est là ce qu'ont
établi les recherches de Miklosic.
Ainsi que le faisait remarquer de Bourgoing dans son ouvrage sur
l'Espagne, les caractères offrent même un tel contraste, que le portrait d'un
Galicien ressemblerait plus à un Auvergnat qu'à un Catalan, et que celui
d'un Andalou ferait songer au Gascon; de province à province d'ibérie, on
verrait surgir les mêmes oppositions qu'en France. Au milieu de toutes les
diversités provenant du sol, de la race, du climat et des mœurs, il est bien
difficile de parler d'un type général représentant les Espagnols. Cepen-
dant la plupart des habitants de la Péninsule ont quelques traits communs
qui donnent à la nation tout entière une certaine individualité parmi les
peuples d'Europe. Quoique chaque province ait son type particulier, ces
types se ressemblent par assez de côtés pour qu'il soit possible de s'imaginer
une sorte d'Espagnol idéal où le « prudent » Galicien se mêle au joyeux An-
dalou. L'œuvre nationale a été longtemps commune, surtout à l'époque des
luttes séculaires contre les Maures, et de cette communauté d'action, jointe
à la parenté des origines, proviennent quelques traits appartenant à toutes
les populations péninsulaires.
En moyenne, l'Espagnol est dé petite taille, mais solide, musculeux,
d'une agilité surprenante, infatigable à la course, dur à toutes les priva-
tions. La sobriété de l'Ibère est connue. « Les olives, la salade et les radis,
ce sont là les mets d'un chevalier, » dit un ancien proverbe national. Sa force
d'endurance physique semble tenir du merveilleux, et l'on comprend à
peine comment les conquistadores ont pu résister à tant de fatigues sous le
redoutable climat du Nouveau Monde ! Avec toutes ses qualités matérielles,
l'Espagnol bien dirigé est certainement, ainsi d'ailleurs que l'a constaté
l'histoire, le premier soldat de l'Europe : il a le feu de l'homme du Midi,
la force de l'homme du Nord, et n'a pas besoin, comme celui-ci, de se
sustenter par une nourriture abondante.
CARACTÈRE ET MŒURS DES ESPAGNOLS. 6j7
Les qualités morales de l'Espagnol ne sont pas moins remarquables et
auraient dû, semble-t-il, assurer à la nation une plus grande prospérité que
celle qui lui est échue. Quelles que soient les diversités provinciales du
caractère espagnol, les Péninsulaires, nonchalants dans la vie de tous les
jours, se distinguent pourtant en masse des autres peuples par un esprit de
résolution tranquille, un courage persistant, une infatigable ténacité qui,
suivant le bon ou mauvais emploi, ont tantôt fait la gloire, tantôt l'infor-
tune de la nation. L'homme de cour, l'employé sceptique peuvent servir
cyniquement la main qui les paye ; mais quand l'Espagnol du peuple em-
brasse une cause, c'est jusqu'à la mort : tant qu'il lui reste un souffle de
vie, on ne saurait dire qu'il est vaincu; d'ailleurs après lui viennent les
fils, qui luttent avec le même acharnement que leur père. De là cette longue
durée des guerres nationales et civiles. La reconquête de l'Espagne sur les
envahisseurs maures a duré sept siècles, presque sans trêve ; la prise de
possession du Mexique, du Pérou, de toute l'Amérique andine, ne fut qu'un
long combat d'un siècle. La guerre d'indépendance contre les armées de
Napoléon est aussi un exemple de dévouement et de patriotisme collectif tel,
que l'histoire n'en offre que bien peu d'exemples, et les Espagnols peuvent
dire avec fierté que, pendant les quatre années de lutte, les Français ne
trouvèrent pas parmi eux un seul espion. Dignes fils de la mère patrie, les
créoles du Nouveau Monde soutinrent aussi contre les Castillans une guerre
d'émancipation qui dura vingt ans, et récemment une partie des habi-
tants de la grande Antille espagnole ont fait, d'escarmouches et de batailles
incessantes, leur vie normale pendant dix années. Enfin les deux guerres
•carlistes auraient-elles été possibles ailleurs que sur la terre d'Espagne?
Que de fois des coups qui semblaient décisifs ont été frappés; mais l'ennemi
vaincu la veille se redressait le lendemain et la lutte reprenait avec une
nouvelle énergie.
Il n'est donc pas étonnant que l'Espagnol, parfaitement, conscient de sa
valeur, parle de lui-même, lorsqu'il est le plus abaissé par le sort, avec une
certaine fierté, qui chez tout autre pourrait passer pour de l'outrecuidance.
« L'Espagnol est un Gascon, a dit un voyageur français, mais un Gascon
tragique. » Les actes suivent chez lui les paroles. Il est vantard, mais si
quelqu'un pouvait avoir raison de l'être, ce serait lui. L'Espagnol a des
qualités qui .chez d'autres peuples s'excluent souvent. Avec toute sa fierté,
il est pourtant simple et gracieux de manières; il s'estime fort lui-même,
mais il n'en est pas moins prévenant pour les autres ; très-perspicacè et
devinant fort bien les travers et les vices de son prochain, il ne s'abaisse
point à le mépriser. Même quand il mendie, il sait parfois garder une alti-
i- 85
658 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
tude de noblesse. Un rien le fera s'épancher en torrents de paroles
sonores; mais que l'affaire soit d'importance, un mot, un geste lui
suffiront. Il est souvent grave et solennel d'aspect, il a un grand fonds de
sérieux, une rare solidité de caractère, mais avec cela une gaieté tou-
jours bienveillante. L'avantage immense, inappréciable que l'Espagnol, si
l'on excepte toutefois le Vieux-Castillan, a d'ordinaire sur la plupart des autres
Européens, est celui d'être heureux. Rien ne l'inquiète ; il se fait à tout; il
prend philosophiquement la vie comme elle vient; la misère ne l'effraye
point, et il sait même, avec une ingéniosité sans pareille, en extraire les
joies et les avantages. Quel héros de roman eut la vie plus traversée et pour-
tant plus gaie que ce Gil Blas, dans lequel les Espagnols se sont si bien
reconnus? Et néanmoins c'était alors la sombre époque de l'Inquisition;
mais l'effroyable Saint-Office n'empêchait pas la joie. « La parfaite félicité,
dit le proverbe, est de vivre aux bords du Manzanarès ; le second degré du
bonheur est d'être en paradis, mais à la condition de voir Madrid par une
lucarne du ciel. »
A tous ces contrastes, qui nous paraissent étranges, de jactance et de
courage, de bassesse et de grandeur, de dignité grave et de franche gaieté,
sont dues ces contradictions apparentes de conduite, ces alternatives
bizarres d'attitude qui étonnent l'étranger, et que l'Espagnol appelle
complaisamment cosas de Espana, comme si lui seul pouvait en pénétrer
le secret. Comment expliquer, en effet, que l'on trouve chez ce peuple
tant de faiblesse à côté de tant de hautes qualités, tant de superstitions
et d'ignorance avec un bon sens si net et une si fine ironie, parfois tant
de férocité avec un naturel de générosité magnanime, la fureur de la
vengeance avec le tranquille oubli des injures, une pratique si simple et si
digne de l'égalité avec tant de violence dans l'oppression? Malgré la passion,
le fanatisme que les Espagnols apportent dans tous leurs actes, ils acceptent
avec la plus grande résignation ce qu'ils croient ne pouvoir empêcher. A
cet égard, ils sont tout à fait musulmans. Ils ne répètent point comme
l'Arabe : « Ce qui est écrit est écrit ! » Mais ils disent non moins philo-
sophiquement : « Ce qui doit être ne peut manquer! » (Lo que ha de ser
no puede faltar) ; et, drapés dans leur manteau, ils regardent avec dignité
passer le flot des événements. « Les Espagnols paraissent plus sages
qu'ils ne le sont, » a déjà dit depuis trois siècles le chancelier Bacon.
Presque tous possédés de la passion du jeu, ils se laissent d'avance em-
porter par la destinée, prêts au triomphe, non moins prêts à l'insuccès.
Que de fois la sérénité fataliste de l'Espagnol a-t-elle laissé des maux irré-
parables s'accomplir!
HISTOIRE DES ESPAGNOLS
050
« On a vu plus d'une fois l'Espagne au bas de la roue de la fortune, »
dit Camôes, « mais l'inconstance du sort, la force ni l'adresse ne pour-
ront jamais abattre ou fléchir les cœurs généreux qu'elle enfante. » Pourtant
on a pu craindre la décadence irrémédiable de la nation. En voyant
les ruines accumulées sur le sol de l'Espagne, en assistant aux luttes
qui s'éternisent sur cette terre ensanglantée, des historiens qui n'avaient
pas une idée assez nette du lien de solidarité entre les nations ont parlé
des Espagnols comme d'un peuple absolument tombé: le recul étonnant qu'a
subi la puissance castillane depuis trois siècles explique cette erreur. Môme
N° 120. — DEHESAS DES ENVIRONS DE MADRID.
.Echelle de itiâo.ooo
dans le voisinage des grandes villes et de la capitale, que de campagnes,
jadis cultivées, qui par leur nom de despoblados et de dehesas rappellent le
souvenir des Maures violemment expulsés ou des chrétiens qui se sont re-
tirés devant le désert envahissant! Que de cités, que de villages dont les
édifices témoignent par la beauté de leur architecture et la richesse de
leurs ornements que la civilisation locale était, il y a des siècles, bien su-
périeure à ce qu'elle est aujourd'hui? La vie semble s'être enfuie de ces
pierres jadis animées! Et l'Espagne elle-même, comme puissance politique,
n'est-elle pas un débris, comparée à ce qu'elle fut du temps de Charles-
Quint?
Dans son fameux ouvrage sur la Civilisation, Buckle cherche à expliquer
la longue décadence du peuple espagnol par diverses raisons, tirées, les unes
du climat et de la nature du sol, les autres de l'évolution historique. La
.600 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
sécheresse d'une grande partie du territoire, les vents âpres qui sur les
plateaux succèdent aux chaleurs extrêmes, la fréquence des tremblements
de terre dans certains districts, telles sont les principales causes d'ordre
matériel qui ont contribué à rendre les Espagnols superstitieux et pares-
seux d'esprit; mais la cause suprême et fatale a été la longue suite de
guerres religieuses qu'ils ont eues à soutenir contre leurs voisins. Dès
l'origine de la monarchie, les rois visigoths défendirent avec acharnement
l'arianisme contre les Francs ; puis, quand les Espagnols, devenus catho-
liques à leur tour, n'eurent plus à guerroyer contre d'autres chrétiens pour
le compte de leur foi, les musulmans envahirent la Péninsule, et l'histoire
de la nation ne fut plus qu'une lutte incessante : durant plus de vingt
générations, les guerres religieuses, qui pour les autres peuples étaient
un événement exceptionnel, devinrent l'état permanent du peuple d'Espagne.
Il en résulta que le patriotisme de race et de langue s'identifia presque
complètement avec l'obéissance absolue aux ordres des prêtres. Tout
combattant, des rois aux moindres archers, étaient soldats de la foi plus
que défenseurs de la terre natale, et par suite leur premier devoir était
de se soumettre aux injonctions des hommes d'église. Les conséquences
de ce long assujettissement de la pensée étaient inévitables. Le clergé prit
possession de la meilleure part des terres conquises sur les infidèles, il
accapara tous les trésors pour en orner les couvents et les églises ; fait bien
plus grave encore, il s'empara du gouvernement et du contrôle de la société
tout entière par l'organisation des tribunaux. Dès le milieu du treizième
siècle, le « Saint-Office » de l'Inquisition fonctionnait dans le royaume
d'Aragon ; lorsque les Maures furent définitivement expulsés de l'Espagne,
l'action de ce tribunal souverain devint toute-puissante et les rois mêmes
se prirent à trembler devant lui.
Mais tandis que ces longues guerres religieuses travaillaient à l'abaisse-
ment intellectuel et moral des Espagnols de toutes les provinces, d'autres
causes, agissant en sens inverse, étaient, au contraire, de nature à déve-
lopper tous les éléments de progrès : c'est le côté de la question si com-
plexe de l'histoire d'Espagne que Buckle a négligé de mettre en lumière.
Pour soutenir la lutte contre les musulmans, et pour garder quelque
semblant d'autorité sur leurs vassaux batailleurs, les rois avaient dû
respecter, favoriser même les libertés de leurs peuples : c'est à ce prix
seulement que la guerre pouvait être nationale. Les villes étaient devenues
libres et prenaient part au grand conflit dans la plénitude de leur volonté ;
elles seules votaient les fonds et, dans la plupart des Cortès, leurs délégués
ne permettaient même pas aux représentants de la noblesse et du clergé de
HISTOIRE DES ESPAGNOLS. . 661
siéger à côté d'eux. Dès le commencement du onzième siècle, deux cent
cinquante ans avant qu'on ne parlât d'institutions représentatives en Angle-
terre, l'histoire nous montre des cités du royaume de Léon, des Caslilles, de
1* Aragon, s'administrant elles-mêmes et formulant leurs coutumes en
lois; de vieux documents nous montrent des souverains qui reconnaissent
ne pouvoir entrer dans les villes sans le consentement de la municipalité.
Grâce à cette autonomie, qui donnait aux Espagnols des avantages inappré-
ciables sur la plupart des autres populations de l'Europe, les villes de la
Péninsule progressèrent rapidement en industrie, en commerce, en civili-
sation : le degré de perfection qu'avaient atteint la littérature et les beaux-
arts, à la grande époque de la floraison nationale, témoigne quelle était
la puissante vitalité de toutes ces communes espagnoles, où s'élevaient de
si beaux édifices, d'où sortaient tant d'hommes de valeur. Les cités com-
mençaient même à se libérer du joug de l'Eglise ; elles se réservaient, bien
avant Luther, de ne laisser proclamer les indulgences qu'après en avoir exa-
miné la convenance et le but. En outre, les libertés municipales contribuaient
cà développer cette dignité tranquille, ce respect mutuel, cette noblesse de
manières qui semblent être un privilège de race chez les Espagnols.
Entre ces forces opposées, tendant les unes à solliciter l'initiative indi-
viduelle, les autres, au contraire, à la supprimer complètement au profit
de l'Eglise et de la centralisation monarchique, une lutte directe ne pou-
vait manquer d'éclater tôt ou tard. Dès que la reconquête de l'Espagne par
les chrétiens fut achevée et que la ferveur religieuse, la fidélité aux souve-
rains et le patriotisme local n'eurent plus un même but à poursuivre, la
guerre intérieure commença. Elle se termina promptement au profit du
pouvoir royal et de l'Église; les comuneros des Gastilles, qui s'étaient con-
stitués les, défenseurs des libertés locales et régionales, furent mal se-
condés ou combattus par les habitants des autres provinces, Asturies,
Aragon, Andalousie; même les Maures de l'Alpujarra aidèrent à l'écrase-
ment du peuple; à l'aide de l'or du Portugal et de l'Amérique, les géné-
raux de Gharles-Quint le massacrèrent et tout aussitôt le silence se fit dans
les villes, jusqu'alors si actives et si gaies, de la Péninsule.
La découverte du Nouveau Monde, qui précisément alors venait de se
faire au profit de la monarchie espagnole, fut pour la nation un malheur
peut-être plus grand. L'expatriation de tous les jeunes gens d'audace, de tous
les coureurs d'aventures qui allaient conquérir l'Eldorado par delà l'Atlan-
tique est une des causes qui contribuèrent le plus à l'affaiblissement de
l'Espagne. Les plus hardis partaient ; les faibles, les gens qu'effrayait la
mort restaient seuls au logis. C'est ainsi que peu à peu la mère patrie se
662 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
trouva privée de ses enfants les mieux trempés. Toute sa vaillance et son
esprit d'entreprise avaient trouvé un dérivatif dans la prise de possession
du Nouveau Monde, et, tout enivrée de sa gloire d'outre-mer, elle se laissa
sans résistance «abîmer par ses maîtres dans la plus profonde ignominie. Un
navire trop chargé de toile s'expose à chavirer à la moindre tempête ; de
même l'Espagne, trop faible pour l'immensité de ses colonies, s'affaissa
promptement sur elle-même.
Les énormes quantités d'or et d'argent que les mines du Nouveau Monde
fournirent au trésor de la métropole furent aussi un puissant élément
d'appauvrissement et de démoralisation. En deux siècles, de l'an 1500 à
l'an 1702, les envois de métaux précieux faits par les colonies s'élevèrent à
la somme totale de 54 milliards de francs. De pareilles sommes, acquises
sans travail et gaspillées surtout à des œuvres de corruption, devaient avoir
pour résultat de développer à l'excès l'indolence naturelle de l'Espagnol.
L'or arrivant sans effort, on ne se donna plus la peine de le gagner : au lieu
de produire, on acheta, et bientôt tous les trésors eurent pris le chemin do
l'étranger. Puis, quand les colonies cessèrent de nourrir la mère patrie,
tous ceux qui s'étaient accoutumés à la paresse durent vivre par la mendi-
cité de la rue ou par la mendicité bureaucratique, plus basse et plus dissol-
vante encore. Peut-être l'Espagne est-elle la seule contrée d'Europe où l'on
voie des ouvriers abandonner leur travail ordinaire, pour aller prendre leur
part de la pitance distribuée aux mendiants à certains jours de la semaine.
Sans agression du dehors et par le seul effet de la décadence intérieure,
la nation déclina dans le monde avec une rapidité sans exemple. Après l'ex-
pulsion des Maures, les citoyens les plus industrieux de la contrée, toute
activité s'éteignit peu à peu en Espagne. Les ateliers se fermèrent par mil-
liers dans les villes jadis industrielles, comme Séville et Tolède. Les procédés
de métier se perdirent, faute d'artisans ; le commerce, livré au monopole,
délaissa les marchés et les ports; on cessa d'exploiter les mines et les car-
rières; souvent même, disent les chroniques du temps, les champs de la
Navarre seraient restés en friche, aux abords mêmes des villages, si des pay-
sans béarnais n'étaient allés y faire les semailles et la moisson. Les jeunes
Espagnols entraient en foule dans les monastères pour jouir du privilège de
l'oisiveté; et plus de neuf mille couvents d'hommes, dont les champs étaient
cultivés aux dépens du reste de l'Espagne, s'établirent dans toutes les
parties du royaume. Toute étude sérieuse cessa dans les écoles et les
universités; suivant la forte expression de Saint-Simon, « la science était
un crime; l'ignorance et la stupidité la première vertu. » Le pays se dépeu-
plait : il ne naissait plus d'enfants en nombre suffisant pour remplacer les
HISTOIRE DES ESPAGNOLS. 605
morts. Les Espagnols étaient tombés si bas, qu'ils avaient perdu leur vieux
renom de vaillance, pourtant si mérité. Après l'instauration de la dynastie
bourbonienne, lorsque des étrangers, français, italiens, irlandais, furent
appelés en foule pour occuper toutes les hautes positions, c'est que les
indigènes eux-mêmes, dégoûtés du travail et privés d'initiative, étaient
devenus incapables de la gestion des affaires.
L'observateur impartial qui compare l'Espagne de nos jours à ce qu'elle
fut à l'époque de son long silence sous le régime de l'Inquisition, est frappé
des progrès de toute espèce qui se sont accomplis. Un proverbe bien men-
songer proclame « heureux les peuples qui n'ont pas d'histoire », comme
si les morts en avaient une. C'est au contraire lorsqu'ils sont en pleine
possession de leur vie, fût-elle même inquiète et tumultueuse, que les
peuples marquent leur existence dans l'humanité par des actes de valeur
historique et des services réels rendus à leurs contemporains. Quoique
depuis le commencement du siècle l'Espagne renaissante ait toujours, pour
ainsi dire, vécu au milieu des flammes, elle a plus travaillé pour les arts,
les sciences, l'industrie, elle a fourni par quelques-uns de ses fils plus de
hauts enseignements que pendant les deux siècles de morne paix qui
s'étaient écoulés depuis que Philippe II avait fait l'ombre dans son
royaume.
Il est toutefois évident que si la vie de l'Espagne ne se dépensait pas
pour une si grande part en dissensions intestines et s'appliquait dans son
entier à des œuvres d'intérêt collectif, l'utilité de la nation serait bien
autrement considérable pour le reste du monde. Mais il se trouve pré-
cisément que les conditions géographiques de la Péninsule se sont oppo-
sées jusqu'à maintenant à tout groupement libre des habitants en un corps
national compacte et solide. Quoique se présentant dans l'ensemble de
l'organisme européen avec une grande unité de contours et de formes,
l'Hispano-Lusitanie n'en offre pas moins à l'intérieur, à cause de ses pla-
teaux et de ses montagnes, une singulière diversité, et cette diversité est
passée de la nature aux hommes qui l'habitent. On peut dire que toutes
les saillies et les creux du plateau montueux de l'Ibérie se retrouvent dans
les populations elles-mêmes. Sur le pourtour océanique et méditerranéen
de la Péninsule tous les avantages se trouvent réunis : c'est là que le climat
est le plus doux, que la terre féconde se couvre de végétation en plus
grande abondance, que la facilité des communications invite les hommes
aux voyages et aux échanges; aussi les cultivateurs, les commerçants, les
marins se pressent-ils dans la région du littoral et la plupart des grandes
villes s'y sont fondées. Dans l'intérieur du pays, au contraire, les plateaux
664 iNOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
arides, les roches nues, les âpres sentiers, les terribles hivers, le manque de
produits variés ont rendu la vie difficile aux habitants, et souvent les jeunes
gens du pays, attirés par les plaines heureuses qui s'étendent au pied de
leurs monts sauvages, émigrent en grand nombre. Il en résulte que la
population espagnole se trouve distribuée en zones annulaires de densité.
N° 121. DENSITÉ DES POPULATIONS DE LA PÉNINSULE IBÉRIQUE.
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La lace riveraine de la Péninsule, celle qui comprend les côtes de la Cata-
logne, de Valence et de Murcie, Malaga, Câdiz et la vallée du Guadalquivir,
le bas Portugal et le versant maritime des Pyrénées occidentales, est la
région vivante par excellence : là est le mouvement des hommes et des
idées. D'un autre côté, la capitale du royaume, située dans une position
dominante, à peu près au centre géométrique de la contrée, ne pouvait
manquer de devenir , elle aussi , un foyer vital , à cause du réseau de
HISTOIRE DES ESPAGNOLS. G65
routes dont elle occupe le milieu ; mais elle est entourée de régions faible-
ment peuplées et même, en quelques endroits, de véritables déserts.
Cette inégalité de population entre les plaines basses du littoral et les
plateaux de l'intérieur, et, bien plus encore, ce dédoublement de la civili-
sation péninsulaire en une zone extérieure et un foyer central ont produit
les résultats les plus considérables dans l'histoire générale de l'Espagne.
Consciente de sa propre vitalité, animée d'une suffisante initiative pour se
gouverner elle-même, chacune des provinces maritimes tendait à s'isoler
des autres parties de l'Espagne et à vivre d'une vie indépendante. Pendant
les sept cents années que dura l'occupation des Maures, la haine de race et
de religion, commune aux états chrétiens de la Péninsule, avait pu main-
tenir une certaine union entre les divers royaumes chrétiens de l'Ibérie
et faciliter la création d'une monarchie unitaire; mais, pour conserver cette
unité factice, le gouvernement espagnol dut avoir recours au système de
terrorisme et d'oppression le plus savant sous lequel un peuple ait jamais
été courbé. D'ailleurs le Portugal, auquel sa position sur l'Océan, l'impor-
tance de son commerce, l'immense étendue de ses conquêtes coloniales
avaient assuré un rôle à part, ne subit la domination détestée des Castillans
que pendant moins d'un siècle et se sépara de l'Espagne comme une pièce
neuve se détache d'un habit cousu de morceaux d'étoffes diverses. Au
choc des événements extérieurs, la monarchie espagnole elle-même faillit
disparaître. C'est en vain que, pour s'asseoir plus solidement , l'autorité
royale avait abêti , appauvri le peuple et tari en apparence la source
des idées : d'incessantes révolutions et des guerres civiles de province à
province montrèrent bien que sous l'oppression commune la forte indi-
vidualité de chacun des groupes naturels de population s'était main-
tenue. Il est certain que d'année en année le lien d'unité politique se noue
plus fortement entre les divers peuples de l'Espagne, grâce à la facilité
croissante des voyages et des échanges, à la substitution graduelle d'une
même langue aux dialectes provinciaux, au rapprochement spontané qu'a-
mènent la compréhension des mêmes idées et la formation des partis poli-
tiques ; mais Andalous et Galiciens, Basques et Catalans, Aragonais et
Madrilefios, sont encore bien éloignés de s'être fondus en une seule natio-
nalité.
La constitution fédérale que s'était donnée pour un temps la république
espagnole était donc complètement justifiée par la forme géographique du
pays et l'histoire de ses habitants. Cette autonomie provinciale que les
gouvernants n'ont pas voulu consacrer par la paix ne s'en affirme pas moins
par la guerre civile : la violence veut réaliser ce que n'a pu le bon accord.
(566 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Telle est, sous divers noms, intransigeance ou carlisme, et avec d'autres
éléments de dissension civile, la grande cause des révolutions qui dans les
dernières années ont agité l'Espagne. Les populations cherchent leur équi-
libre naturel, et l'une des principales conditions de cet équilibre est le
respect des limites tracées entre les provinces par les différences du sol et
du climat, ainsi que par les diversités de mœurs qui en sont la consé-
quence. Il est donc nécessaire d'étudier à part chacune de ces régions natu-
relles de l'Espagne, en tenant compte de ce fait, que les divisions politiques
ne suivent exactement ni les lignes de faîte entre les bassins ni les fron-
tières entre les populations de dialectes différents.
II
PLATEAUX DES CASTILLES, DE LEON ET DE L ESTREMADURE.
Le plateau central de la Péninsule, entre la vallée de l'Ebre et celle du
Guadalquivir, est parfaitement délimité par la nature : une enceinte semi-
circulaire l'entoure au nord, à l'est et au sud, des Pyrénées Cantabres à la
sierra Morena1. Il est vrai que du côté de l'ouest la pente générale du plateau
s'incline vers le Portugal et l'Atlantique ; mais là aussi des massifs monta-
gneux et surtout les escarpements des gorges fluviales par lesquelles il faut
dévaler pour entrer dans les vallées inférieures constituent une véritable
barrière, dont certaines parties sont malaisées à traverser. La haute région
r.ù le Duero, le Tage, le Guadiana développent leur cours supérieur est donc
un tout géographique distinct encadré par une zone complètement circulaire
de terres à versant maritime : on peut la comparer à une sorte de pénin-
sule plus petite enfermée dans la grande presqu'île et ne tenant aux Pyré-
nées françaises que par l'isthme étroit des provinces Basques : si l'eau
de la mer s'élevait brusquement de 600 mètres, les plateaux des Cas-
tilles, diversement échancrés par des golfes, s'isoleraient du reste de l'Es-
pagne. Leur étendue considérable, 'car ils forment bien près de la moitié
de tout le pays, leur assurait d'avance un rôle historique des plus impor-
tants ; par le fait même de leur position dominatrice, les Castillans ont
Superficie. Pqnil . en 187T. Popul. kilom.
1 Bassin du Duero, Léon et Vieille-Castille,
sans Logrono et Santander. .... 94,773 kilom. car. 2,140,500 hab. 23 hab.
Bassins du Tage et du Guadiana. . . 115,819 » 2,367,550 » 20 »
210,592 kilom. car. 4,507,850 hab. 21 hab
PLATEAU DES CASTILLES. 667
annexé presque tous les territoires circonvoisins à leur domaine, qui occupe
déjà plus des deux cinquièmes de toute l'Espagne.
Les Castilles, cette Espagne par excellence, ne sont point un beau pays,
ou du moins leur beauté, solennelle et formidable, n'est point de nature à
être comprise parla plupart des voyageurs. De vastes étendues du plateau,
telles que la Tierra de Campos, au nord de Valladolid, sont d'anciens fonds
lacustres, au sol d'une grande fécondité, mais d'une extrême monotonie, à
cause du manque de variété dans les cultures et de l'absence de toute
végétation forestière ; le sol s'y montre à nu avec ses argiles et ses sables
diversement nuancés en gris, en bleu, en rouge clair, en rouge de sang.
Ses chemins, sur lesquels de longues files de mules passent en soulevant
des tourbillons de poussière, se confondent avec les terrains environnants.
D'autres parties du plateau, beaucoup plus inégales, sont bosselées de mon-
ticules pierreux jaunis par le soleil et rayés sur leurs pentes de sillons où
les chardons et d'autres plantes épineuses se mêlent aux céréales. Ailleurs,
notamment à l'orient de Madrid, le plateau prend l'aspect d'un pays de
montagnes ; de toutes parts l'horizon est fermé par des croupes et des cimes
revêtues d'une herbe maigre, et des gorges sombres, entaillées par les eaux
naissantes, s'ouvrent çà et là entre des parois de rochers. Ailleurs encore,
comme dans la basse Estremadure, les pâturages s'étendent à perte de vue
jusqu'à la base des montagnes éloignées, et dans ces plaines, semblables à
certaines parties des pampas américaines, pas un arbre n'arrête le regard.
Au commencement du siècle, des terres tout à fait incultes, quoique très-
fertiles naturellement, occupaient dans le district de Badajoz une étendue
de plus de 100 kilomètres en longueur sur une largeur de la moitié. Un
demi-million d'hommes eût vécu à l'aise dans ce désert.
Avoir P effrayante nudité de la plupart de ces plaines, on ne croirait pas
que, depuis le milieu du siècle dernier, il existe une ordonnance du Conseil
de Castille enjoignant à chaque habitant des campagnes de planter au moins
cinq arbres. L'œuvre de déboisement a été menée avec plus de zèle que le
travail de repeuplement. Les paysans ont un préjugé contre les arbres : ils
disent que le feuillage leur rend le mauvais service de protéger les petits
oiseaux contre les rapaces et livre ainsi les moissons en proie aux volatiles
granivores ; aussi, non contents d'exterminer tous les oisillons, à l'exception
des hirondelles, s'acharnent-ils à la destruction des bois ; en maints endroits
il ne reste plus d'arbres que dans les solitudes éloignées de toute demeure
de l'homme ; on marcherait pendant des journées entières sans en aperce-
voir un seul. La campagne est réduite à un tel état de nudité, que, suivant
le proverbe, « l'alouette traversant les Castilles doit emporter son grain. »
668 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Même au milieu des champs cultivés on croirait se trouver dans un désert,
surtout quand la moisson n'a laissé que des chaumes flétris. Les masures
en terre grise ou en pierrailles semblent de loin se confondre avec le sol
environnant; les villes elles-mêmes, entourées de leurs murs ébréchés et
jaunâtres, ont l'air de rochers ravinés. L'eau manque en plusieurs régions
du plateau comme dans les solitudes de l'Afrique. Nombre de villes et de
villages alimentés par l'eau de source proclament joyeusement, par leur
nom même, la possession de ce riche trésor. Des ponts énormes passent sur
les ravins, mais, pendant plus d'une moitié de l'année, on ne voit pas une
goutte d'eau dans le lit pierreux que les constructeurs de la route ont mis
tant de peine à franchir.
Le plateau central de l'Espagne n'est pas incliné seulement à l'ouest vers
l'Atlantique lusitanien, il descend aussi, mais d'une pente fort inégale, de
la base des Pyrénées cantabres au bord septentrional de la vallée du Gua-
dalquivir. Tandis que le haut bassin du Duero se penche de l'est à l'ouest,
entre 1,000 mètres et 700 mètres d'altitude moyenne, la Nouvelle-Castille
et la Manche, dans les bassins du Tage et du Guadiana, n'ont plus que
600 mètres d'élévation. Dans leur ensemble, les hautes terres de l'Espagne
centrale sont comparables à deux gradins de différente hauteur séparés
l'un de l'autre par une muraille percée de brèches. Cette muraille qui sert
de limite commune aux deux terrasses du plateau est la sierra de Guadar-
rama, prolongée à l'ouest par la sierra de Gredos. Au nord, les eaux qui
s'écoulent par le Duero arrosent la province de Léon et la Vieille-Castille ;
au sud, les bassins jumeaux du Tage et du Guadiana constituent les pro-
vinces de la Nouvelle-Castille, de la Manche et de l'Estremadure.
Les deux plateaux juxtaposés étaient occupés à l'époque tertiaire par de
grands bassins lacustres; des fleuves à cataractes, semblables aux canaux
d'écoulement qui déversent dans l'Atlantique les eaux de la méditerranée
canadienne, faisaient communiquer entre elles ces hautes mers de l'Ibérie.
L'une d'elles, dont les contours sont indiqués par les limites géologiques
d'une couche de débris arénacés, argileux et calcaires, arrachés aux mon-
tagnes environnantes, est celle qui s'est écoulée par les défilés du bas Duero.
Jadis elle était fermée précisément de ce côté par les montagnes cristal-
lines du Portugal, et c'est au nord-est, par la brèche de Pancorbo, où passe
actuellement le chemin de fer de Burgos à Vitoria, que l'excédant des eaux
s'épanchait probablement dans le bassin de l'Èbre. En outre, un large
détroit, contournant à l'est les montagnes de Guadarrama, unissait le lac
supérieur, celui dont le fond est devenu la Vieille-Castille, au lac inférieur
remplacé aujourd'hui par les plaines de la Nouvelle-Castille et de la
MONTAGNES DES CASTILLES. 671
Manche. A en juger par la superficie des terrains tertiaires que les eaux ont
laissés en témoignage de leur séjour, les deux lacs avaient ensemble une
superficie de 76,000 kilomètres carrés, soit environ la huitième partie de
la surface actuelle de la Péninsule. Relativement à ce qu'elle est de nos
jours, la presqu'île d'Ibérie n'était donc à ces âges de la planète qu'une
sorte de squelette non encore revêtu de chair ; les massifs de granit et de
roches anciennes, unis les uns aux autres par des croupes de terrains tria-
siques, jurassiques et crétacés, formaient comme un double anneau mon-
tagneux, limité extérieurement par des eaux salées, intérieurement par des
eaux douces. Les golfes du dehors et les lacs du dedans s'emplissaient à la
fois de dépôts que l'on reconnaît maintenant à leurs fossiles, les uns d'ori-
gine marine, les autres provenant des eaux douces. Cette période géologique
dura pendant de longs âges, car les couches de terrains lacustres ont en
maints endroits plus de 500 mètres d'épaisseur. Les strates miocènes qui
forment la partie superficielle des deux bassins des Castilles appartiennent
exactement à la même époque de la Terre, puisqu'on y trouve les ossements
fossiles des mêmes grands animaux, mégathériums , mammouths, hip-
parions.
La partie îiord-occidentale et septentrionale de l'enceinte montagneuse
de la terre de Léon et de la Vieille-Castille est formée par le système des
Pyrénées Cantabres; mais immédiatement à l'est du plus haut massif de ces
montagnes, au nœud de la Pena Labra, des croupes allongées se détachent vers
le sud-est et constituent la ligne de faîte qui sépare le bassin du Duero des
sources de l'Ebre. Ces croupes, connues sous divers noms, forment d'abord
les pdramos de Lora, inclinés en pente douce vers le plateau méridional,
mais brusquement coupés vers l'Ebre, coulant comme au fond d'un fossé à
quelques centaines de mètres de profondeur. A l'est, la ligne de partage,
d'une altitude de plus de 1,000 mètres, se prolonge assez régulièrement
jusqu'à la Brujula, dont une montagne est traversée par le chemin de fer
du Nord, et que les voyageurs, trompés par les muletiers, se figuraient jadis
être un des points les plus élevés de la Péninsule. Mais au delà, les croupes
appelées à tort montes de Oca, s'exhaussent graduellement et se rat-
tachent à un massif de véritables montagnes, au noyau de roches cris-
tallines, la sierra de Demanda, dominée par le pic de San Lorenzo. Un
autre massif, appuyé comme le premier sur de puissants contreforts, lui suc-
cède au sud-est et porte la haute cime du Pico de Urbion, qui donne nais-
sance à la source du Duero. Une chaîne, dite sierra Cebollera, continue
régulièrement la ligne de faîte, pour s'abaisser par degrés, tout en se rami-
fiant diversement dans les deux bassins de l'Ebre et du Duero. Enfin, cette
672 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
partie de l'enceinte du plateau se termine par un troisième massif, celui de
Moncayo, qui se compose de roches cristallines comme le San Lorenzo, et
s'élève à une hauteur encore plus considérable. Au delà, la chaîne disparaît
complètement, elle est remplacée par de larges croupes aux versants tour-
mentés qui n'offrent plus aucun obstacle au passage des routes et que la
voie ferrée de Madrid à Saragosse a pu utiliser sans peine. Mais au sud de
la Cebollera et du Moncayo diverses petites chaînes, disposées parallèlement
à ces grands massifs, emplissent l'angle oriental du bassin du Duero et
forcent le fleuve à décrire un long détour par le défilé de Soria. C'est dans
ces montagnes, non loin du faîte au triple versant de l'Ebre, du Tage et du
ïl0 122. PROFIL DU CHEMIN DE FER DE RAYONNE A CADIZ, A TRAVERS LA PÉNINSULE.
^
EcJielle. en- rru/rianuUrcs .
L'échelle^ des* hauteurs est dciuE -centupla t de celte des longueurs ^
Duero, que s'élevait la forteresse de Numance, dont l'héroïque lutte contre
l'étranger a été depuis imitée par tant d'autres cités de la Péninsule.
Entre le bassin du Duero et celui du Tage, la ligne de faîte est plus
haute en moyenne et plus régulière que dans la partie nord-orientale de la
Vieille-Castille. A peine indiquée d'abord par de faibles renflements d'une
centaine de mètres, que porte l'énorme soubassement des hautes terres, la
chaîne se redresse peu à peu dans la direction de l'ouest et du sud-ouest, et
forme bientôt la fameuse sierra de Guadarrama, le système Garpéto-Véto-
nique de Bory de Saint-Vincent : c'est la chaîne la plus connue de toutes
celles du centre de l'Espagne, non qu'elle soit la plus haute, mais elle borne
l'horizon de Madrid du superbe hémicycle de ses roches de granit. La crête de
cette chaîne est assez étroite et ses pentes sont escarpées de part et d'autre ;
elle est dressée en un véritable mur entre les deux Castilles, et ce n'est pas
sans peine que l'on a pu construire les routes qui s'élèvent en lacets vers
SIERRAS DE GUADARRAMA ET DE GREDOS. 675
les cols de Somosierra, de Navacerrada, de Guadarrama ; aussi Ferdinand VI,
tout fier du chemin tracé sous son règne à travers la montagne, fit-il dres-
ser, sur l'un des plus hauts sommets, la statue d'un lion avec une inscrip-
tion grandiose rappelant que « le roi a vaincu les monts ». Quant au che-
min de fer du nord de l'Espagne, il a dû tourner la sierra du côté de
l'ouest par la dépression d'Avila, mais il passe encore à une altitude plus
grande d'une vingtaine de mètres que la voie ferrée dite du mont Cenis ;
il l'emporte également par la hauteur sur toutes les autres lignes des Alpes
actuellement utilisées par la vapeur. Le rempart naturel que les montagnes
de Guadarrama forment au nord de la plaine de Madrid constitue pour cette
ville une ligne stratégique de la plus haute importance ; de sanglantes ba-
tailles ont été livrées, dont le seul enjeu était la possession des passages de
la sierra.
Au sud-ouest du pic de Penalara, qui est le plus élevé de l'arête Carpéto-
Vétonique, les monts s'abaissent rapidement et bientôt, au pic de la Cierva,
la chaîne se divise en deux rameaux. Le plus septentrional, qui se dirige
à l'ouest, puis décrit un demi-cercle autour de la plaine d'Avila, forme la
ligne de partage entre les eaux tributaires du Duero et celles qui vont se
jeter dans le Tage ; en maints endroits, c'est plutôt un renflement du sol,
une croupe allongée, qu'une véritable chaîne. Le rameau du sud, plus
haut, plus régulier comme système de montagnes, formerait la chaîne
naturelle de jonction entre la sierra de Guadarrama et la sierra de Gredos,
s'il n'était coupé en deux par le défilé qu'y a creusé la rivière d'Alber-
che, à sa sortie d'une étroite vallée supérieure, ménagée entre les deux
murs parallèles des montagnes. Par une sorte de rhythme dont on trouve
beaucoup d'autres exemples en diverses contrées de la terre, l'Alberche,
affluent du Tage, et le Tormes, tributaire du Duero, ont comme entre-
lacé leurs sources ; le massif qui leur donne naissance épanche au sud la
rivière dont les eaux coulent au nord, et au nord celle qui se dirige vers
le midi.
La sierra de Gredos, qui continue, à l'ouest du défilé de l'Alberche, le
système orographique de l'Espagne centrale, est, après la sierra Nevada de
Grenade et les monts Pyrénées, celle qui présente les plus hauts sommets.
La cime qui porte le beau nom de Plaza del Moro Almanzor s'élève à
2,650 mètres, c'est-à-dire en pleine zone polaire, bien au-dessus de la
limite des forêts. Les crêtes pelées des roches cristallines, blanches de neige
pendant la plus grande moitié de l'année, se dressent au-dessus de pentes
désertes, d'énormes éboulis de pierres et de cirques enfermant des vasques
d'eau bleue. La sierra de Gredos est une des régions les moins explorées de
i- 85
674
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
la Péninsule, l'une des plus difficiles à parcourir à cause du manque absolu
de villages offrant quelque confort, mais c'est aussi l'une des plus belles.
Le versant méridional, limité au sud par le cours du Tietar, est char-
mant : c'est la contrée connue sous le nom de Vera. Les eaux courantes et
pures, les groupes de beaux arbres parsemés sur les pentes, les vergers
fleuris ou verdoyants, dans lesquels se cachent h demi les villages, font de
cette partie de l'Espagne une sorte de Suisse : Charles-Quint donna une
N° 123. — SIERRAS DE GREDOS ET DE GATA.
E c"h.e ne de a : 800 000
3a "*o
So
preuve de goût en allant finir ses jours au couvent de Yuste, un des sites les
plus aimables du pays» Jadis un plus grand mouvement d'hommes se faisait
à la base de la sierra de Gredos, car c'est immédiatement à l'ouest que
passait la grande voie stratégique et commerciale des Romains, la via Lata
(voie Large), appelée aujourd'hui camino de la Plata, qui faisait communi-
quer la vallée du Tage et celle du Duero en empruntant le col nommé Puerto
de Banos. L'artère médiane de la Péninsule s'est déplacée; Tolède et Madrid
l'ont portée vers les montagnes de la Guadarrama ; la ville romaine de
Mérida la maintenait autrefois à l'ouest de la sierra de Gredos.
Dans leur ensemble, tous les traits du relief géographique de cette partie
SIERRAS DE GREDOS ET DE GATA. 675
de l'Espagne ont une orientation sensiblement parallèle. De la percée de
l'Alberche aux collines de Plasencia et au Puerto de los Castanos, près du
Tage, la sierra de Gredos se développe dans le sens du sud-ouest ; au sud,
la petite chaîne de San Vicente et le renflement général des plateaux grani-
tiques situés au nord du Tage affectent la même direction ; l'Alberche, dans
son cours inférieur, le Tietar, le Jerte et le bas Alagon, tous affluents du
Tage, se dirigent également vers le sud-ouest; le massif du Trampal projette
aussi dans le même sens vers Plasencia sa longue arête latérale appelée Tras
la Sierra; la dépression où passait la voie Large des Romains est précisément
orientée de la même manière; enfin la sierra de Gâta, qui se dresse de l'autre
côté vers les frontières du Portugal, et plus loin les chaînes qui s'élèvent
dans les limites mêmes de la Lusitanie, alignent leurs sommets dans le sens
du nord-est au sud-ouest, suivant la direction que présente l'inclinaison
générale de la Péninsule vers l'Atlantique.
La sierra de Gâta est encore plus sauvage et moins explorée que celle de
Gredos. Elle commence aux sources de l' Alagon sous le nom dePenaGudina,
puis, se dressant à plus de 1,800 mètres, prend la désignation de Pena de
Francia (Roche de France), due, paraît-il, à l'existence d'une chapelle de
Notre-Dame-de-France qu'un chevalier d'outre-Pyrénées aurait fait bâtir sur
une des cimes les plus escarpées1. C'est dans les gorges de ces montagnes
que se trouve l'âpre vallée des Ratuecas, restée longtemps presque inconnue.
Au sud, une première « dus » formée par une chaîne transversale, que
l'Alagon a dû rompre peu h peu sous l'effort de ses eaux, rend l'accès de cette
région très-difficile aux habitants de la plaine; plus haut, un deuxième
défilé défend l'entrée de la vallée ; les indigènes s'y trouvent enfermés
comme dans une citadelle à double enceinte. Au sud-ouest des Ratuecas, une
autre vallée, celle de las Hurdes, est également bien défendue par un rempart
1 Altitudes des monts et des cols entre l'Ebre et le Tage, d'après Francisco Coello :
Pâramos de Lora 1,088 mètres.
Col de la Brûjula. 980
, j i r> ] Pic de San Lorenzo (sierra de la Demanda). . , 2,303
Au nord du Duero. . v
Pic de Urbion . 2,246
/ Sierra Cebollera. 2,145
[ Pic de Moncajo. . . 2,546
/ Col de Somosierra. < 1,428
Pic de Penalara 2,400
„. n , ,' Col de Navacerrada 1,778
Sierra Guadariama. ( _ , , n -, . t„
I Col de Guadarrama. . .' . - l,5o3
| Passage du chemin de fer. . ..... . . 1,559
\ Alto de la Cierva ..'..... 1,837
Plaza del Moro Àlmanzor (sierra de Gredos). . 2,650
Pena de Francia (sierra de Gâta). . . . . . 1,754
676 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
de contre-forts ne laissant aux eaux qu'une étroite issue vers l'Alagon. C'est
là que l'arête de montagnes prend spécialement le nom de sierra de Gâta,
qu'elle garde jusqu'à son entrée sur le territoire portugais.
A l'orient de la Nouvelle-Castille, la plupart des anciennes cartes, et
même un trop grand nombre de feuilles récentes, indiquent de hauts rem-
parts de montagnes qui n'ont aucune existence réelle. Il n'y a point de
chaînes, mais la contrée tout entière est une énorme gibbosité de mille et
même treize à quatorze cents mètres d'élévation. A peine quelques petites
rangées de collines montrent-elles leurs croupes sur le puissant soubasse-
ment : de simples buttes aux pentes fort douces sont le faîte de ce toit de
l'Espagne. D'ailleurs les eaux courantes, qui se sont creusé des lits très-
profonds dans les terrains du plateau faciles à entamer, donnent en plu-
sieurs endroits un véritable aspect de montagnes à des parois érodées ; les
roches de grès diversement colorées, les couches d'argile, les strates calcaires
de trias ou de jura, entaillées jusqu'à des centaines de mètres dans l'épais-
seur du plateau, feraient croire que la région est très-accidentée, tandis
que le comblement de ces fosses de déblai transformerait toute la haute
plaine en un désert uniforme, faiblement ondulé.
Une des parties du plateau qui offrent le plus l'aspect d'un massif de
montagnes est celle que domine, à l'angle nord-oriental de la Nouvelle-
Castille, la « dent molaire » ou Muela de San Juan : on peut considérer
ces hauteurs comme la principale borne hydrographique de la Péninsule
entre les versants des divers bassins fluviaux ; plusieurs rivières s'en échap-
pent pour aller gagner les plaines inférieures par de profondes gorges,
aux âpres rochers d'apparence africaine. Le Tage, le fleuve qui divise
l'Espagne en deux parties à peu près égales, y prend son origine; de
l'autre côté s'épanchent le Jûcar et le Guadalaviar, qui sont aussi les
fleuves du milieu, sur le littoral méditerranéen ; enfin, une des branches
principales du Jalon y prend au nord la direction de l'Ebre. Peut-être est-ce
à cause de ce rayonnement des eaux dans toutes les directions qu'une arête
de sommets, projetée à l'est de la Muela, est connue par le nom de « monts
Universels » (montes Universelles). Une autre petite chaîne, située plus à
l'est, dans le district d'Albarracin, et dite la sierra del Tremedal est, dit-on,
fréquemment agitée par des secousses volcaniques ; des gaz sulfureux s'é-
chappent parfois des failles ouvertes dans les roches oolithiques en contact
avec le porphyre noir et des roches de basalte. Quelques hauteurs triasi-
ques des environs de Cuenca sont aussi fort curieuses, à cause de leurs gise-
ments de sel gemme : les mines les plus connues sont celles de Mingla-
nilla, où l'on pénètre par des galeries souterraines entre des parois de sel
SIERRAS DES CASTILLES ET DE L'ESTREMADURE. 677
translucide. Ces larges avenues taillées dans le cristal étaient considérées
autrefois comme l'une des grandes merveilles de la Péninsule.
Parallèle à la côte de Valence, le renflement du plateau oriental se pro-
longe vers le sud, entre les eaux qui descendent vers la Méditerranée et
celles qui vont former les courants du Tage et du Guadiana. Le faîte de
partage ne commence à prendre Faspect d'une chaîne de montagnes qu'entre
les sources du Guadiana, du Segura et du Guadalimar : c'est là que s'élè-
vent les premières cimes de la sierra Morena, formant la limite naturelle
de la Manche et de l'Andalousie, sur un espace d'environ 400 kilomètres.
D'ailleurs la sierra Morena, de même que toutes les hauteurs qui termi-
nent à l'est le plateau de la Nouvelle-Castille, ne mérite guère son nom de
chaîne que du côté tourné vers l'extérieur de la Péninsule. Vue des plateaux
où coulent les premières eaux du Guadiana, la sierra Morena ou chaîne
Marianique apparaît comme une rangée de collines peu élevées, comme
un simple rebord coupé d'étroites échancrures. De leur côté, les voya-
geurs qui des campagnes basses de l'Andalousie regardent vers le nord,
voient une véritable chaîne de montagnes avec son profil de cimes, ses
escarpements, ses contre-forts, ses vallées profondes, ses défilés sauvages.
La sierra Morena et ses ramifications occidentales, la sierra de Aracena
et la sierra de Aroche, doivent donc être considérées comme apparte-
nant géographiquement plus à l'Andalousie qu'au plateau des Castilles.
Il faut ajouter que les délimitations administratives attribuent à la
province méridionale de l'Espagne la plus grande partie du système
marianique et s'avancent même au delà de l'arête sur les étendues mono-
tones du plateau.
A l'occident, la pente générale du sol, révélée par le cours du Tage et
du Guadiana, semblerait devoir fondre par des transitions graduelles les
hautes terres de l'intérieur de l'Espagne avec les plaines basses du Portugal ;
mais il n'en est rien. La plus grande partie de l'Estremadure est occupée
par un massif de roches granitiques, l'un des plus importants de l'Europe
occidentale. Cette zone de terrains primitifs, granits, gneiss, schistes méta-
morphiques, comprend tout l'espace limité au nord par les sierras de
Gredos et de Gâta, au sud par la sierra d' Aroche; les terrains modernes
que l'on rencontre çà et là dans cette région ne sont que des strates de
peu d'épaisseur déposées au-dessus des roches d'antique origine. Jadis,
nous l'avons vu, ce massif des granits de l'Estremadure retenait les eaux
douces amassées en lac dans les plaines orientales, et c'est par le long travail
géologique des siècles que les anciens déversoirs à cataractes se changèrent
en lits fluviaux régulièrement sciés dans la roche. Des monts qui s'élèvent
078 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
à cinq cents mètres de hauteur moyenne au-dessus du plateau, entre le
Tage et le Guadiana et parallèlement au cours de ces deux fleuves, sont les
restes de l'ancien massif les moins entamés par l'action des eaux : on leur
donne le nom de chaîne Orétane ou de monts de Tolède. Sur les confins
de la Castille et de l'Estremadure ils forment le groupe de la sierra de
Guadalupe, devenu fameux par son lieu de pèlerinage jadis si fréquenté,
et par la Vierge miraculeuse pour laquelle les Estremenos et les Indiens
christianisés de l'Amérique espagnole professent une si grande vénération.
Le prolongement occidental de ces montagnes, ou sierra de San Pedro, va
se confondre dans la Lusitanie avec les hauteurs de l'Alemtejo.
Un autre massif complètement distinct au point de vue géologique est
celui que forment, au bord de l'ancien lac de la Manche, les collines du
campo de Calatrava. C'est un groupe de volcans éteints occupant de l'est à
l'ouest, sur les deux bords du Guadiana, un espace d'environ 100 kilo-
mètres. De même que la plupart des foyers d'éruption, ces bouches volca-
niques s'ouvraient dans le voisinage des eaux, au bord de la mer inté-
rieure qu'ont remplacée les plaines de la Manche. Un vaste cirque ouvert
du côté de l'est était bordé de cratères d'éjection d'où sortirent les trachytes,
les basaltes, les cendres ou negrizales qui recouvrent actuellement la plaine.
Des eaux thermales acidulées par le gaz carbonique sont les seuls indices
qui témoignent encore d'un travail intérieur l.
Les eaux courantes des deux Castilles ont une importance géographique
moindre qu'on ne serait tenté de leur attribuer à la vue des longues
lignes serpentines qu'elles tracent à travers plus de la moitié de la Pénin-
sule. Déjà l'altitude à laquelle coulent les fleuves dans leur partie supé-
rieure et les âpres défilés par lesquels ils s'échappent pour gagner la mer
suffiraient pour rendre toute navigation sérieuse impossible ; mais, en
outre, la quantité d'eau pluviale tombée dans leurs bassins n'est pas assez
considérable pour alimenter des cours d'eau pareils à ceux des autres con-
trées de l'Europe occidentale. Arrêtée par les Pyrénées Cantabres, les monts
de la Galice et les massifs granitiques du Portugal et de l'Estremadure espa-
gnole, l'humidité des vents pluvieux se décharge presque en entier sur les
1 Altitudes diverses dans les bassins du Tage et du Guadiana :
Cerro de San Felipe (Muela de San Juan). 1,800 mètres.
Passage du chemin de fer de Madrid à Alicante. . . 710 »
Villuercas (Sierra de Toledo) 1,559 »
Collines du campo de Calatrava. . , 695 »
MONTAGNES ET FLEUVES DES CASTILLES. 679
pentes atlantiques des montagnes; il n'en reste qu'une très-faible propor-
tion pour les plateaux castillans. En moyenne, il ne pleut sur ces régions
que pendant soixante jours de l'année et l'ensemble des pluies varie du
cinquième au dixième de la quantité tombée sur le versant extérieur des
monts. Par aggravation, le soleil et le vent font évaporer très-activement
la pluie tombée; toute celle que reçoit îa terre altérée pendant les mois
d'été retourne aussitôt dans l'atmosphère, et si les principales rivières
coulent encore pendant cette saison, c'est que le résidu des pluies d'hiver
continue de rejaillir à la surface par les sources profondes. Mais que de
rivières à sec, que de larges lits fluviaux où pendant des mois pas une
goutte d'eau ne se montre au milieu des galets ou des sables! Si les
pluies annuelles, au lieu de pénétrer dans le sol et de sourdre en fontaines
ou de s'écouler promptement par les ravins et les lits fluviaux, séjournaient
en nappes sur le plateau, elles seraient entièrement évaporées dans l'espace
de deux ou trois mois1.
Des trois grands fleuves parallèles, le Duero, le Tage et le Guadiana, les
deux derniers sont les moins abondants, car le bassin qu'ils traversent est
séparé de la mer et de ses vents pluvieux par un rempart supplémentaire,
les chaînes de Guadarrama et de Gredos. Mais, si faible que soit actuellement
la portée de leurs eaux, le travail géologique accompli par ces rivières pen-
dant les âges antérieurs n'en est pas moins énorme. Après avoir bu toute
l'eau qui lui arrive des anciens fonds lacustres du plateau, chacun des trois
fleuves s'engage dans une excavation tortueuse de la roche vive, et descen-
dant de plus en plus au-dessous des lèvres du plateau, se creuse un lit à
demi souterrain pour aller rejoindre les plaines basses du Portugal.
Ainsi le Duero, déjà grossi par toute une large ramure de cours d'eau
tributaires, le Pisuerga uni au Carrion, l'Adaja, l'Esla, entre dans une
étroite déchirure du plateau devenue naturellement, à cause de l'obstacle
qu'elle offre aux communications et aux échanges, la frontière commune
entre les deux États limitrophes. Le plus grand affluent du Duero, le Tor-
mes, alimenté par les neiges de la sierra de Gredos, le Yeltes, l'Agueda,
qui forme la limite du Portugal dans la partie inférieure de son cours,
passent également au fond de défilés sauvages, que l'on pourrait appeler
des canones, comme les profondes coupures des fleuves de l'Ouest améri-
Pluie tombée à Madrid en 1868.. . Dans l'année, 0m,251 ; d'avril en août, 0m,085
» Salaraanca >• . . » 0m,520 » 0m,054
» Valladolid » . . » 0ra,545 » 0m,109
Évaporation d'une nappe d'eau à Madrid (12 années d'observation), lm,845.
Moyenne des pluies » ( 4 » » ), 0m,273.
630 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
cain. Mêmes phénomènes pour le Tage, Après avoir reçu l'Alberche, là où
il se trouve resserre entre les contre-forts de la sierra de Gredos et ceux de
la sierra de Altamira, le fleuve, tantôt uni comme une glace, tantôt fuyant
dans les rapides en vagues allongées, coule entre deux parois peu distantes,
dont les angles et les saillies se correspondent de bord à bord. A la frontière
même, au Salto del Gitano, il tombe d'une hauteur de 8 mètres. Le Tietar,
l'Almonte, l'Alagon, l'Eljas, viennent se joindre au courant principal, en
passant, eux aussi, dans les étroites rainures de la roche granitique. Quant
au fleuve Guadiana, il n'échappe au plateau par une « cluse » de sortie que
sur le territoire portugais.
Les sources et le cours supérieur de ce dernier cours d'eau ont été l'objet
d'exagérations de toute espèce que les pâtres débitent avec fierté, comme
si leur fleuve était unique dans le monde. Néanmoins l'hydrographie du
haut Guadiana est fort curieuse. Les premières eaux du bassin naissent au
sud du plateau de Cuenca, dans ces régions à pente indécise où les ruis-
seaux hésitent et cherchent leur chemin : en maints endroits, il suffirait
d'une digue pour rejeter les eaux de pluie ou de source, soit à l'ouest vers
le Guadiana, soit à l'est vers le Jùcar ou le Segura, ou bien au sud vers le
Guadalimar ou le Guadalquivir. On rencontre même sur ce faîte des lagunes
temporaires sans écoulement, emplies d'une eau saumâtre. Dans l'Europe
occidentale, l'Espagne est la seule contrée qui présente ce phénomène :
c'est une ressemblance de plus avec le continent d'Afrique.
A en juger par la longueur du cours, les deux ruisseaux qui pourraient
prétendre à l'honneur de donner leur nom au fleuve sont le Zigùela et le
Zancara ; mais ils roulent une si faible quantité d'eau, qui s'évapore d'ail-
leurs pendant les ardeurs de l'été, que les sources constantes du Guadiana
ont été considérées à bon droit comme l'origine de la véritable rivière. Ce
sont les « yeux » (ojos) de Guadiana ou de Villarubia, eaux claires qui reflè-
tent le ciel et que les habitants de ces pays altérés ont tout naturellement
comparées à des yeux s'ouvrant pour contempler l'espace. Les trois group&s
de sources donnent une quantité d'eau évaluée à 3 mètres cubes par se-
conde. Une masse liquide aussi considérable pour une contrée mal arrosée
vient évidemment de loin et représente l'écoulement d'une zone fort étendue.
L'opinion commune est que le charmant ruisseau du Piuidera, qui s'épanche
de lagune en lagune par une série de rapides et de cascades pittoresques,
d'une hauteur totale de- près de 100 mètres, serait le cours d'eau qui
reparaît aux « yeux » du Guadiana. En effet, sa masse liquide est à peu
près la même, et la pente générale du sol permettrait aux eaux souterraines
de prendre la direction des sources. On donne souvent au Ruidera le nom de
es
u
fj
2
H
86
EAUX ET CLIMAT DES CASTILLES. 685
Guadiana-Àlto ; cependant quelques géographes, notamment Coello, dou-
tent que le ruisseau supérieur atteigne le bassin du fleuve inférieur. Après
les grandes pluies, ses eaux surabondantes descendent au Zâncara par
un lit pierreux; mais d'ordinaire l'évaporation suffît à les épuiser en en-
tier. Le Jabalon, grand affluent du Guadiana qui arrose le campo de Ca-
latrava, est également alimenté par des sources abondantes, les « yeux » de
Montiel.
La grande sécheresse relative des plateaux castillans contribue à donner
au climat un caractère essentiellement continental. En Espagne, les vents
généraux de l'atmosphère sont les mêmes que ceux de toute l'Europe de l'Oc-
cident; le courant aérien dominant y est, comme en Portugal, en France
et en Angleterre, l'humide vent du sud-ouest auquel ces contrées doivent
leur température modérée dans les froids et les chaleurs, et pourtant les
hauts bassins du Duero, du Tage, du Guadiana ont une succession de saisons
et des revirements soudains de température qui font penser aux climats des
déserts de l'Afrique et de l'Asie. Les froidures de l'hiver y sont très-rigou-
reuses, les étés sont brûlants, et les températures réelles sont encore aggra-
vées dans un sens ou dans l'autre par les vents qui soufflent librement sur
les grandes plaines dénudées. En hiver, le norte, qui vient de passer sur les
neiges et les glaces des Pyrénées, de la sierra de Urbion, de Moncayo, de
Guadarrama, siffle à travers les broussailles et pénètre par toutes les fis-
sures dans les tristes réduits des paysans. En été, le vent contraire, le re-
doutable solano, traverse parfois le détroit, et gagnant le plateau par les
brèches de la sierra Nevada et delà sierra Morena, fait peser sur la na-
ture une lourde atmosphère qui brûle la végétation, irrite les animaux,
rend l'homme nerveux et maussade. Sous l'action de ces diverses causes
météorologiques, la plupart des villes castillanes, dont Madrid peut être
considérée comme le type, ont un climat fort désagréable et redouté à bon
droit par les étrangers1. L'air, quoique pur, y est d'ordinaire beaucoup
trop sec, trop vif, trop pénétrant, surtout en hiver, ce qui a donné lieu au
proverbe bien connu : « L'air de Madrid n'éteint pas une chandelle, mais il
tue un homme ! » Les personnes nerveuses, celles qui ont la poitrine déli-
cate, souffrent beaucoup de cette constitution de l'atmosphère et, pendant
la période du premier acclimatement, ont de sérieux dangers à courir.
« Trois mois d'hiver, neuf mois d'enfer, » dit un autre proverbe, qui fait
allusion aux accablantes chaleurs de l'été. On dit, il est vrai, que du temps
1 Température moyenne de Madrid, d'après Garriga. . . 4 4°, 57 C.
» plus haute » ... 40°
»- plus basse » ... — 10°
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
de Charles-Quint Madrid avait la réputation de jouir d'un excellent climat,
mais cette réputation était peut-être l'effet de basses flatteries à l'adresse du
maître qui avait fait choix de cette résidence en Espagne. Cependant le
N° 121. — STEPPE DE LA NOUVELLE-CASTILLE.
d'après WHIkomEa
I 1 Région des Steppes
Echelle de 1 : lSoo.ooo
o jo 20 3o ïo 5o 6o ET,
voisinage de grandes forêts, actuellement disparues, devait donner à la
contrée une salubrité relative et modérer les excès de température.
De la partie la plus basse des plateaux au sommet des montagnes qui les
dominent la variété des plantes est fort grande; mais, dans son aspect géné-
ral la flore présente une singulière uniformité. Le nombre des plantes qui
peuvent supporter tour à tour des froids intenses et de violentes chaleurs est
naturellement limité; en outre, les mêmes conditions du relief et de la
CLIMAT, FLORE DES CASTILLES. 685
nature géologique du sol favorisent le développement des mêmes plantes-,
on parcourt dans quelques districts des dizaines et des centaines de kilo-
mètres sans que l'on puisse observer un seul changement notable dans
l'apparence de la contrée. Les végétaux dominants qui donnent à la nature
sa couleur uniforme sont pour la plupart des plantes basses et des sous-
arbrisseaux. Dans le haut bassin du Duero, et sur les plateaux qui s'étendent
à l'est du Tage et du Guadiana, les fourrés se composent surtout de thym,
de lavande, de romarin, d'hysope et d'autres plantes aromatiques; sur le
versant méridional des monts Cantabres, les bruyères aux fleurettes roses
l'emportent sur les autres espèces ; les spartes aux fibres tenaces occupent de
vastes étendues sur les hautes croupes des montagnes de Cuenca ; les sali-
cornes peuplent les roches à formations salines des environs d'Albacete. Ces
régions, fréquemment désignées sous le nom de steppe castillanne, méri-
teraient plutôt la désignation de désert : la nature du sol et la grande ra-
reté de l'eau ont laissé à la contrée sa nudité primitive. Ici parfaitement
horizontal, ailleurs bosselé de croupes monotones, la steppe se développe
en de vastes étendues sans arbres, d'un rouge brun sur les rochers du trias,
grises ou blanches sur les formations gypseuses. Autour du village de San
Clémente, on ne voit pas un ruisseau, pas une fontaine, pas un -arbre sur
un espace de plusieurs lieues autour de la bourgade. A l'ouest, la steppe se
prolonge par les interminables plaines de la Manche, la « Terre desséchée »
des Arabes; les champs de blé, les vignes, les pâtis, y sont entremêlés de
chardons gigantesques, au milieu desquels les moulins à vent montrent à
peine leurs grands bras. L'Estremadure et les pentes de la sierra Morena
sont recouvertes principalement de cistes d'espèces diverses ; du haut de
certaines montagnes on n'aperçoit dans tout l'horizon que le tapis des
jarales d'un vert tantôt bleuâtre, tantôt brun, suivant les saisons; au prin-
temps, la terre resplendit de fleurs blanches comme d'une neige fraîche-
ment tombée.
Quant aux arbres, on ne les voit plus guère en forêts ou en bois clair-
semés que sur les pentes des montagnes. Les châtaigniers et surtout les
chênes se rencontrent dans la zone inférieure; chênes-tauzin, chênes-liéges,
chênes-nains, chênes à glands doux et autres espèces encore sont les restes
de l'ancienne parure forestière de la contrée. Plus haut, des pins de diverses
essences, dont l'une ne se retrouve qu'au centre de l'Europe et en Sibérie,
croissent jusqu'à la limite de la végétation arborescente ; ils forment encore
des bois étendus sur les croupes du plateau de Cuenca. De vastes surfaces
de sable mouvant, qui s'étendent au nord de la chaîne de Guadarrama,
dans les provinces d'Avila, de Ségovie, de Valladolid, sont également
686 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
revêtues de pins ; ces terres, analogues aux landes françaises, ne se prête-
raient facilement à aucune autre culture que celle du pin, arbre qui
fournit au moins le bois et la résine.
Des animaux sauvages vivent encore dans les restes de forêts qui recou-
vrent les montagnes. Les ours étaient nombreux au commencement du
siècle sur le versant méridional des monts Cantabres et dans la sierra de
la Demanda; les loups, les loups-cerviers, les chats sauvages, les renards
peuplent les fourrés de Guadarrama, de Gredos, de Gâta, à distance des
habitations humaines; on y rencontre même des bouquetins. Les chasseurs
y poursuivent aussi le cerf, le daim, le lièvre et tout le menu gibier de
l'Europe occidentale. Le sanglier habite les forêts de chênes, où il atteint
une taille et une force étonnantes^; mais le porc domestique, à peine moins
sauvage que son congénère, et mené souvent par des gardeurs déguenillés,
qui rappellent les barbares des anciens jours, dispute les glands à l'animal
encore libre. Jadis, après le triomphe des chrétiens sur les mahométans,
c'était un acte méritoire d'entretenir de grands, troupeaux de cochons. Le
voyageur qui s'aventure loin des villes dans les provinces de Léon, de
Yalladolid et dans la haute Estremadure, peut se convaincre que l'ancienne
foi n'a pas disparu, s'il en juge du moins par les hordes porcines, à l'aspect
peu rassurant, qu'il rencontre souvent sur la lisière des forêts de chênes.
Les pourceaux noirs des environs de Trujillo et de Montanchez sont fameux
dans toute l'Espagne, à cause des excellents jambons qu'ils fournissent aux
marchés de la Péninsule.
L'étendue si considérable des pâturages a fait de l'industrie pastorale le
travail par excellence de nombreuses populations des Castilles, et, par un
retour naturel, l'élève des moutons et du gros bétail a augmenté la super-
ficie des pâturages, aux dépens des forêts et des terres en culture. Certaines
régions des deux Castilles se prêtent admirablement à la production des
céréales et donnent des récoltes moyennes d'une grande abondance. Telle
est, dans le bassin du Duero, la Tierra de Campos, où coulent le Carrion et
le Pisuerga, et que fertilisent, par capillarité, les eaux d'une nappe souter-
raine qui s'étend à une faible profondeur au-dessous de la surface ; telles
sont aussi la mesa de Ocafia et d'autres districts des hauts bassins du Tage
et du Guadiana, dont la sécheresse n'est qu'apparente et que nourrit une
humidité cachée. Sur les terrains arides et pierreux, la vigne, cultivée avec
intelligence, pourrait donner des produits exquis ; même laissée presque
uniquement aux soins de la Mère bienfaisante, elle fournit aux paysans des
vins de qualité supérieure. On peut en dire autant de l'olivier, richesse du
campo de Calatrava. L'agriculture, aidée par le travail de restauration des
FAUNE, AGRICULTURE, TROUPEAUX DES CASTILLES. 687
bois, offre donc aux habitants des Castilles des avantages assurés, mais la
paresse du corps et de l'esprit, l'autorité de la routine, la persistance des
coutumes féodales plus ou moins modifiées, quelquefois aussi le décou-
ragement produit par de longues sécheresses, ont maintenu les vieilles
pratiques de la vie nomade, et de vastes étendues de terres excellentes,
auxquelles des centaines de milliers de cultivateurs pourraient demander
leur subsistance, ne sont encore utilisées que comme de simples pâtis ;
pendant une saison elles sont animées par les troupeaux, puis elles ne sont
plus, jusqu'à l'année suivante, que de mornes solitudes.
Pour se nourrir, la plupart des troupeaux mérinos, composés chacun
d'environ 10,000 brebis, qui se divisent en groupes de 1,000 à
1,200 animaux, ont à traverser près de la moitié de l'Espagne. Unmayoral,
assisté d'autant de rabadanes qu'il a de troupeaux distincts, dirige cette
bande de brebis d'étape en étape ; chaque rabadan commande à son tour à
tout un petit groupe de subordonnés. Les meilleurs bergers sont, dit -on,
ceux du district de Bâlia, dans la province de Léon; ce sont aussi ceux dont
les animaux ont la laine la plus fine. Au commencement d'avril, les mé-
rinos abandonnent leurs pâturages de l'Andalousie, de la Manche ou de l'Es-
tremadure pour remonter au nord en suivant à travers le pays une large zone,
d'où la poussière s'élève en nuages épais. La loi a fixé à 80 mètres la
largeur du chemin que peuvent occuper les brebis dans leur voyage de trans-
humance ; mais les animaux s'écartent sans cesse à droite et à gauche, surtout
aux abords de leurs gîtes de nuit. Parmi les troupeaux, les uns vont passer
la belle saison dans les montagnes de Ségovie, d'Avila, de Puerto de Banos ;
les autres poussent jusque sur le plateau de Guenca, jusqu'au Moncayo, à
l'Urbion et aux montagnes Cantabres ; puis, à la fin de septembre, le voyage
recommence de nouveau, les bêtes reprennent le chemin du pays « extrême »
ou Estremadure. Sans tenir compte des inévitables détours de la route et
des déplacements incessants sur le lieu de pâture, l'espace que parcourent
certains troupeaux dans l'année dépasse un millier de kilomètres. Le terri-
toire entier, on peut le dire, est exposé aux ravages du mouton, cet animal
qu'un économiste dit être la bête « féroce » par excellence. Jadis il était bien
plus dangereux encore, car les quatre ou cinq millions de brebis qui com-
posaient les troupeaux transhumants appartenaient à la puissante corpora-
tion de la mesta, disposant depuis le commencement du seizième siècle
d'une autorité vraiment royale. Les grandes maisons princières, les commu-
nautés religieuses qui s'étaient associées pour exploiter en commun les pâ-
turages de l'Espagne, avaient en même temps usurpé d'exorbitants privilèges
sur les terres d' autrui, jusqu'à celui de pouvoir interdire la culture. Leurs ber-
688 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
gers faisaient la solitude devant eux. C'est en 1856 seulement que la mesta
fut abolie et que les propriétaires estremeftos reprirent le droit de cultiver
leur domaine ou de le laisser en pâturage au mieux de leurs intérêts.
Cependant, en dépit de tous les avantages que la nature et les coutumes
avaient faits à l'industrie pastorale, les races d'animaux dégénéraient.
L'Espagne, qui vers le milieu du dix-huitième siècle avait donné au reste
de l'Europe les beaux moutons mérinos, a fini par être obligée d'importer
à son tour des espèces étrangères pour renouveler ses bercails. De même,
les mulets, que leur force et la sûreté de leur pied rendent presque indis-
pensables sur les chemins pierreux et montants des Castilles, ne proviennent
pas seulement de la province de Léon et de l'Andalousie : on les importe en
grande partie de France ; ce sont principalement les éleveurs du Poitou qui
gardent dans leurs étables les baudets reproducteurs de la race pure. Quant
aux animaux exotiques introduits en Espagne, le chameau, le lama, le
kangurou, le nombre n'en a jamais été assez considérable pour qu'on les
dise acclimatés sur le sol de la Péninsule. Par sa faune domestique et sau-
vage, aussi bien que par sa flore de plantes cultivées et de végétaux crois-
sant en liberté, les plateaux des Castilles gardent ce caractère d'uniformité
qu'ils ont aussi par leur relief général et leur aspect géologique.
Les habitants eux-mêmes ressemblent singulièrement à la terre qui les
porte. Les gens de Léon et des Castilles sont graves, brefs dans leur langage,
majestueux dans leur démarche, égaux dans leur humeur; même quand
ils se réjouissent, ils se comportent toujours avec dignité ; ceux d'entre eux
qui gardent les traditions du bon vieux temps règlent jusqu'à leurs moin-
dres mouvements par une étiquette gênante et monotone. Cependant ils
aiment aussi la joie, à leurs heures, et l'on cite surtout les Manchegos ou
gens de la Manche pour la prestesse de leur danse et la gaie sonorité de leur
chant. Le Castillan, quoique toujours bienveillant, est fier entre les fiers.
« Yo soy Castellano ! » Ce mot remplaçait pour lui tout ■ serment. L'inter-
roger davantage eût été l'insulter. Il ne reconnaît point de supérieurs, mais
il respecte aussi l'orgueil de son prochain et lui témoigne dans la conversa-
tion toute la politesse due à un égal. Le terme de hombre, dont les Castillans,
et à leur exemple tous les Espagnols, se servent pour s'interpeller, n'im-
plique ni subordination ni supériorité et se prononce toujours d'un accent
fier et digne, ainsi qu'il convient entre hommes de même valeur. Tous
les étrangers qui se trouvent pour la première fois au milieu d'une foule,
à Madrid ou dans toute autre ville des Castilles, sont frappés de l'aisance
MŒURS DES CASTILLANS. 689
naturelle avec laquelle riches et pauvres, élégants et loqueteux, conversent
ensemble, sans morgue d'une part, sans bassesse de l'autre. En témoignage
de ces mœurs égalitaires, on peut citer la petite ville de Casar, non loin
de Câceres, où naguère encore subsistait une coutume dont nulle autre con-
trée d'Europe n'offre d'exemple. Les habitants, au nombre d'environ 5,000,
se réputaient tous parfaitement égaux en grade, conditions, qualité, et veil-
laient avec le plus grand soin à ce que cette égalité ne fût jamais altérée
par aucun signe extérieur d'honneurs et de distinctions. Ainsi l'avaient,
établi d'anciennes chartes.
Quoique les Castillans soient devenus les maîtres du reste de l'Espagne,
grâce à leur courage tenace et à la position centrale qu'ils occupaient,
cependant, par un singulier contraste, ils ne dominent plus dans la capitale
de leur propre pays. Madrid, foyer d'appel de toute la Péninsule, n'est une
cité castillane qu'au point de vue géographique, mais ce ne sont pas les in-
digènes qui y parlent le plus haut. Galiciens et Cantabres, Aragonais et
Catalans, gens de Murcie et de Valence s'y rencontrent en foule, et ce
sont principalement les Andalous qui se font remarquer par leurs gestes,
leur animation, leur brillante faconde. On ne voit, on n'entend qu'eux :
aussi les prend-on quelquefois pour les véritables représentants du caractère
espagnol, et s'expose-t-on ainsi à faire de grandes méprises dans ses juge-
ments. A bien des égards, ces hommes du Midi contrastent absolument
avec leurs voisins du Nord. Certes, s'ils n'ont pas toutes les qualités des
Castillans pour la force et la dignité du caractère, on ne peut les accuser
de leur ressembler par la lenteur et l'apathie de l'esprit !
L'envahissement de Madrid et des Castilles par les provinciaux de toute
l'Espagne n'est pas seulement l'effet naturel de la centralisation adminis-
trative, politique et commerciale, il est également produit par la rareté
des habitants sur le plateau des Castilles. La population présente des vides
que les émigrants des districts plus riches en hommes peuvent seuls rem-
plir. Incapables d'exploiter eux-mêmes les ressources de leur pays, les
Castillans sont obligés de laisser des colons s'installer chez eux. D'une
manière générale, on peut dire que les Galiciens et les Basques, les
Catalans des Pyrénées et des Baléares viennent faire à Madrid la besogne
matérielle, tandis que les Méridionaux se chargent surtout des travaux de
l'esprit. Les Castillans eux-mêmes ne suffiraient ni à l'un ni à l'autre
ordre de travaux. Déjà l'apreté du climat et l'avarice du sol, comparées à
celui des régions littorales, devaient, nous l'avons vu, arrêter l'accrois-
sement des .populations sur les plateaux; mais à ces causes naturelles
sont venues s'en ajouter d'autres appartenant à l'histoire. 11 n'est pas
i. 87
690 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
douteux que si les habitants des Gastilles n'avaient pas eu à subir le régime
économique et politique auquel ils ont été soumis, ils auraient utilisé
mieux qu'ils ne l'ont fait les riches terres arrosées par le Duero, le Tage,
le Guadiana. Si la densité de population de certaines provinces castillanes
est à peine de 15 habitants par kilomètre carré, ce n'est pas la nature,
c'est l'homme qu'il faut en accuser.
Quoique toute statistique précise relative au passé de l'Espagne manque
aux historiens, les autres documents transmis par les écrivains permettent
d'affirmer qu'autrefois la région des plateaux castillans a été beaucoup plus
peuplée qu'elle ne l'est de nos jours. La vallée du Tage, les campagnes du
Guadiana étaient couvertes de villes devenues aujourd'hui des bourgades;
le fleuve était navigable de Tolède à la mer, soit qu'il roulât une quantité
d'eau plus considérable, soit plutôt parce que son lit et ses bords étaient
mieux entretenus. L'Estremadure, qui est actuellement l'une des provinces
les plus désolées de l'Espagne, celle qui, proportionnellement à son étendue,
nourrit le moins d'hommes et les nourrit le plus maigrement, était très-
fortement peuplée du temps des Romains : c'est là que se trouvait Colonia
Augusta Emerita, la cité la plus considérable de la Péninsule. Sous la
domination des Maures, cette contrée continua d'occuper l'un des premiers
rangs parmi les diverses régions de l'Ibérie; ses plaines si fécondes, aujour-
d'hui presque inutiles à l'homme, lui donnaient alors des produits en
abondance. Les cités ont été remplacées par les solitudes ; les genêts, les
bruyères et les cistes ont succédé aux céréales et aux arbres fruitiers.
Personne n'ignore que les exterminations partielles des Maures et le
bannissement de ceux qui restaient dans le pays ont été l'une des grandes
causes de la désolation des provinces centrales de l'Espagne et notamment
de l'Estremadure ; mais des raisons d'un ordre différent, outre les causes
générales de décadence pour la Péninsule entière, ont aussi contribué au
dépeuplement des plateaux. Le grand nombre des castillos qui ont donné leur
nom aux provinces centrales, l'insécurité du travail, la prise de possession
du sol par les grands feudataires de la couronne, les communautés reli-
gieuses et les ordres militaires, Alcantara, Calatrava et autres, eurent pour
conséquence fatale de dégoûter le cultivateur et de l'éloigner de la terre ;
les champs retombèrent en friche, la misère devint générale; les villes et
les villages se dépeuplèrent. Plus tard, quand Cortez, les Pizarre, et d'autres
conquistadores originaires de l'Estremadure eurent accompli leurs prodi-
gieux exploits dans le Nouveau Monde, toute la jeunesse vaillante du pays
fut entraînée à leur suite. Les imaginations s'allumèrent, un esprit général
d'aventure s'empara des habitants, la paisible agriculture fut tenue en mépris,
DEPOPULATION DES CASTILLES. 691
et des milliers d'hommes qui ne pouvaient s'embarquer pour l'Amérique
allèrent chercher fortune dans les villes et les armées. Par une suite naturelle
de celte émigration, de vastes étendues de pays se trouvèrent changées en pâ-
turages, les grands propriétaires de troupeaux s'en emparèrent, et quarante
mille bergers, voyageant continuellement et ne se mariant point, furent,
de génération en génération, enlevés au travail des champs et au renouvel-
lement des familles. C'est ainsi que les Estremenos, quoique les meilleurs
des Espagnols peut-être, sont devenus, comme on les appelle, los Indiôs de
la nacion.
En même temps que la population des plateaux diminuait, elle perdait
en culture acquise; après avoir été pour un certain nombre d'industries
l'initiatrice de l'Europe, elle cessait même de pouvoir l'imiter. De toutes les
parties de l'Espagne, le royaume de Léon et la Vieille-Castille sont peut-être,
après l'Estremadure, celles où la ruine du commerce et de l'industrie a été
la plus complète : c'est là que les populations ont le plus rapidement fait
retour à la barbarie primitive. Certes, quelques districts de la Nouvelle-Cas-
tille, celui de Tolède notamment, sont bien bas tombés; mais c'est dans la
vallée du Duero, là où s'est constituée la puissance de l'Espagne chrétienne,
que la décadence se montre dans toute sa tristesse. La région qui occupe le
versant septentrional de la sierra de Guadarrama était, il y a trois siècles,
la contrée de la Péninsule la plus riche en manufactures ; les lainages et
les draps d'Avila, de Médina del Campo, de Ségovie, étaient renommés dans
toute l'Europe : les seules fabriques de la dernière de ces villes occupaient
54,000 ouvriers; Bûrgos, Àranda del Duero étaient des cités de commerce
et d'industrie fort actives ; Médina de Rio-Seco avait des foires si impor-
tantes par le mouvement des échanges, qu'on lui avait donné le nom de
« Petites Indes », India Chica. Sous la lourde oppression que les tribunaux
ecclésiastiques, le fisc, la grande propriété faisaient peser sur eux, les
habitants des hautes campagnes du Duero durent abandonner toute initia-
tive et devenir absolument incapables de lutter avec la concurrence étran-
gère. C'est ainsi que des contrées de l'Espagne d'où il n'y avait pourtant
pas de Maures à expulser, s'appauvrirent encore beaucoup plus que les
districts dont les habitants les plus industrieux étaient exilés en foule ; des
villages entiers disparurent ; de villes, grandes et riches naguère, comme
Bûrgos, « il ne resta plus que le nom, » dit. un auteur du dix-septième
siècle. A défaut de Juifs, des Catalans venaient grapiller le peu qu'il y avait
encore à prendre dans le pays appauvri. Il faut ajouter, pour expliquer la
décadence générale, que le manque de communications et la pénurie du
combustible devaient porter le plus grand tort aux industries de la contrée,
092
x\OUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
alors surtout que la vie se portait de plus eu plus, d'un côté vers la capi-
tale, de l'autre vers les villes de commerce du littoral en rapport avec
l'étranger
La dépopulation et la ruine n'eussent été qu'un malheur secondaire
si elles n'avaient été accompagnées d'un abêtissement progressif des ha-
bitants. La fameuse université de Salamanque et les autres écoles du pays
étaient devenues peu à peu des collèges de dépravation intellectuelle.
A la veille de la Révolution française les professeurs de la « Mère des
N° 123. SALAMANQUE ET SES DESPOBLADOS.
Echelle de 1:200000
sciences » se refusaient encore à parler de la gravitation des astres et de
la circulation du sang ; les découvertes de Newton et de Harvey étaient
considérées par les rares « savants » des Castilles qui en avaient entendu
parler comme d'abominables hérésies : ils s'en tenaient en toutes choses au
système d'Àristote, « comme le seul conforme à la religion révélée. » L'Es-
pagnol Torres raconte qu'après avoir étudié pendant cinq ans à Sala-
manque, il apprit, tout à fait par accident, qu'il existait un corps de
sciences du nom de mathématiques. Et si telle était la situation des uni-
versités, que l'on juge de la profonde ignorance, de la vie d'hallucina-
tions bestiales, dans lesquelles devaient croupir les habitants des dis-
DECADENCE DES CASTILLES. 093
tricts écartés où jamais les voyageurs n'apportaient un écho du monde
lointain !
C'est précisément dans la province de Salamanque, à soixante kilomètres
à peine de ce « foyer » des études, qu'au milieu de l'âpre vallée des Ba-
tuecas, au-dessous des rochers de la Pena de Francia, vivent encore des
populations qualifiées de « sauvages », et que l'on accuse, évidemment à
tort, de ne pas môme connaître les saisons. Récemment, diverses légendes
se racontaient au sujet de cette peuplade : on prétendait même qu'elle était
restée complètement inconnue de ses voisins jusqu'aux âges modernes, et
que deux amants en fuite l'avaient découverte par hasard ; mais les chartes
établissent parfaitement que, dès la fin du onzième siècle, les Batuecas
étaient tributaires d'une église des environs et qu'elles devinrent ensuite le
domaine d'un couvent bâti dans la vallée môme ; néanmoins, si l'on en croit
les dires des voyageurs, les gens de la vallée ignoraient à quelle religion
ils appartenaient. Plus au sud, sur les pentes orientales de la sierra de
Gâta, le district de las Iïurdes, à peine moins difficile d'accès que las
Batuecas, serait également habité par des paysans revenus à une sorte
d'état sauvage.
D'ailleurs toutes les régions montagneuses des Castilles éloignées des
grandes routes ont encore des populations, sinon barbares, du moins vivant
bien en dehors de ce que l'on appelle la civilisation moderne. On peut
citer en exemple les charros de Salamanque, et surtout les fameux mara-
gatos des montagnes d'Astorga, presque tous muletiers, voituriers, conduc-
teurs de bestiaux; une grande partie du commerce de l'Espagne passe entre
leurs mains. Ils ne se marient qu'entre eux et sont considérés, probable-
ment avec raison, comme les descendants purs de quelque ancienne peu-
plade de l'Ibérie ; cependant on a voulu, par une sorte de jeu de mots, en
faire des « Maures Goths », c'est-à-dire des Visigoths qui se seraient alliés
aux Maures et qui en auraient adopté les mœurs. Rien ne rappelle chez eux
des musulmans. Leur vêtement traditionnel n'est point mauresque. Les
maragatos portent des culottes larges et bouffantes, des espèces de guêtres
en drap attachées au-dessous du genou, un habit court et serré, une cein-
ture de cuir, une fraise bouffante autour du cou, un chapeau de feutre à
larges bords. Ils sont d'ordinaire grands et robustes, mais secs et angu-
leux. Presque toujours silencieux, ils ne rient ni ne chantent par les che-
mins en poussant devant eux leurs bêtes de somme. Ils se mettent diffi-
cilement en colère, mais, une fois exaspérés, ils deviennent féroces. Leur
fidélité est absolue : on peut leur confier sans crainte les objets les plus
précieux ; ils les transporteraient d'une eritrémité à l'autre de l'Espagne, et
694 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
sauraient les défendre contre toute attaque, car ils sont fort braves et ma-
nient les armes avec une remarquable adresse. Tandis que les hommes
parcourent les grandes routes, les femmes cultivent la terre ; mais le sol
est aride et rocailleux et ne produit que de chétives récoltes.
Malgré la forte originalité des Castilles et de leurs populations, on y
observe, comme dans tout le reste de l'Europe, un phénomène très-lent,
mais continuel, d'égalisation des hommes et des choses. Sous l'influence
du milieu historique, les Castillans du Nord et du Sud, de la montagne et
des terres unies, arrivent à ressembler de plus en plus aux autres Espagnols,
de même que ceux-ci se rapprochent des autres Européens. Les ressources
du pays, mieux connues par les étrangers, sont utilisées d'une manière
plus sérieuse, l'industrie renaît, mais en se déplaçant et avec des formes
nouvelles, suivant les débouchés que lui offrent les chemins de fer, suivant
les besoins changeants de l'homme et les procédés qu'il découvre. La
population se répartit aussi en obéissant à de nouvelles lois de groupement.
Ce ne sont plus les mêmes cités qui servent de centres d'attraction.
Les vicissitudes de l'histoire, et surtout l'état de guerre incessant dans
lequel a vécu l'Espagne du temps des Maures, ont valu à un grand nombre
de localités des Castilles l'honneur passager de porter le titre de capitale.
La succession des étapes dans les mouvements de conquête ou de déroute,
parfois aussi le caprice d'un roi, le partage de son domaine entre plusieurs
fils, telles étaient les causes qui ont donné à tant de cités des provinces de
Léon et des Castilles une prééminence transitoire et leur ont assuré une
place dans l'histoire des hauts faits de l'Espagne.
La vieille Numance, dont la gloire lui vient en entier de sa ruine, n'existe
plus, et l'on ne sait pas même si les ruines que l'on montre à quelques
kilomètres de la maussade ville de Soria, l'ancien fief de Duguesclin, sont
bien les vestiges des murs démolis par Scipion Emilien. Mais il ne manque
point de cités fort antiques ayant encore gardé de nos jours quelque
importance. Telle est Léon , capitale de l'un des anciens royaumes des
Espagnes, quartier général d'une légion romaine (septima gemina), dont
le nom corrompu (Legio) permet à la ville de porter des lions dans
ses armoiries : c'est la première cité d'importance que les chrétiens
aient reconquise sur les Maures; son enceinte, dont les assises consis-
tent partiellement en marbre jaspé, est à demi ruinée, et sa cathédrale,
naguère l'une des plus belles de la Péninsule, a été transformée en un
cube de formes assez massives. Astorea, aui fut du temps des Romains
VILLES DES CASTILLES, LEON, BÛRGOS, VALLADOLID. 695
la « magnifique cité » d'Asturica Augusta, est plus déchue que Léon,
tandis qu'une autre rivale, Pallantia, la Palencia moderne, doit une cer-
taine prospérité à son heureuse position, au point de rencontre de vallées
fertiles et de plusieurs routes commerciales. Comme Astorga et Léon, elle
a pour monument principal sa cathédrale somptueuse du moyen âge ;
mais la ville elle-même se renouvelle à cause des avantages que lui procure
le rayonnement des chemins de fer dans toutes les directions. Palencia et
la station voisine, Venta de Bafios, se trouvent précisément à l'endroit où le
grand tronc du chemin de Madrid se ramifie vers la Galice et les Asturies,
Santander, Bilbao, Irun et la France. C'est aussi là que viennent s'unir
les diverses rivières qui forment le Pisuerga ; leurs eaux, fort abondantes,
font mouvoir les machines de plusieurs manufactures de lainage.
Bûrgos, la ville qui a conservé une sorte de prééminence comme ancienne
capitale de la Vieille-Castille, est fort déchue de la splendeur d'autrefois;
ses rues et ses places sont presque désertes, et la foule qui se presse à cer-
taines heures devant les églises, les hôtels ou la gare du chemin de fer est
en grande partie composée de mendiants. Mais Bûrgos est toujours une cité
lière : elle montre avec orgueil ses édifices anciens, et surtout sa cathédrale,
monument ogival du treizième siècle, qui compte peu de rivales en Europe
pour le fini des sculptures, la légèreté des flèches et des clochetons. Cette
église, ciselée comme un bijou, est celle de l'Espagne dont les reliques et les
objets révérés, notamment un fameux Christ, en partie revêtu de peau hu-
maine, sont le plus richement enchâssés; on y voit aussi le coffre célèbre
que le Cid avait donné en gage à des Juifs en l'emplissant de sable et de
« l'or de sa parole ». Bûrgos, noble entre les nobles, se vante de posséder
les cendres du Cid Campeador, que la légende fait naître dans le voisinage,
au village de Bivar. Les couvents historiques des environs, la Cartuja de
Miraflores, San Pedro de Cardena, las Huelgas, sont des édifices qui ont,
il est vrai, perdu en grande partie leurs trésors d'art, mais ils restent fort
curieux par les détails de leur architecture.
Valladolid, qui fut temporairement la capitale de l'Espagne entière, est
beaucoup mieux située que Bûrgos. Moins haute de 180 mètres, elle jouit
d'un climat préférable et se trouve précisément dans la plaine où le cours
supérieur du Duero se termine par la jonction de ce fleuve avec toutes les
rivières orientales du bassin, le Cega, l'Adaja, le Pisuerga, gonflé de
l'Arlanzon, du Carrion, de l'Esgueva. Aussi Yalladolid , l'antique Belad-
Oualid, a-t-elle pris une certaine animation, moindre toutefois qu'au
temps où elle était peuplée d'Arabes ; elle a de nombreuses fabriques,
fondées par des Catalans. Du reste Valladolid « la noble » a, comme
0% .NOLVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Bùrgos, des monuments curieux et des souvenirs historiques. On y montre
là maison on mourut Colon, celle où vécut Cervantes, la riche façade du
couvent de San Pablo où résidait le moine Torquemada, que l'on dit avoir
prononcé plus de cent mille condamnations et fait périr huit mille héré-
tiques par le fer ou le feu. C'est dans les environs de Valladolid, non loin
du confluent du Duero et du Pisuerga, que s'élève le château de Simancas,
enfermant le précieux dépôt des archives espagnoles.
En continuant de descendre le cours du Duero on rencontre Toro, puis
Zamorà, jadis nommée « la bien enceinte », des murs contre lesquels vint
longtemps se briser toute la puissance des Maures et qui ont été partielle-
ment démolis. Plus célèbre par les chants du romancero qui parlent de sa
gloire passée que par son importance industrielle dans l'Espagne moderne,
Zamora est destinée à se trouver un jour sur la grande ligne qui mettra la
ville de Porte en communication avec l'Europe continentale; mais elle ne se
rattache encore à la frontière portugaise que par des chemins de mulets ser-
pentant sur le flanc des promontoires et dans les gorges périlleuses des
torrents. La fameuse Salamanque, sise sur le Tormes, en face des promon-
toires avancés de la sierra de Gala, n'est guère mieux pourvue en voies de
dégagement vers le Portugal : de ce côté, la nature oppose encore toutes les
aspérités de son relief primitif aux rapports entre les hommes.
Salamanque, l'antique Salmantica des Romains, a succédé à Palencia
comme siège d'université. A l'époque de la Renaissance, elle était non-
seulement la « mère des vertus, des sciences et des arts », elle était aussi la
« petite Rome castillane », et l'on peut dire qu'elle mérite encore ce dernier
titre par son magnifique pont de dix-sept arches, qu'éleva Trajan, et par
ses beaux édifices du quinzième et du seizième siècle, que distinguent une
rare élégance et une sobriété relative, bien peu connues dans les autres villes
de l'Espagne. Quant à la suprématie intellectuelle, Salamanque n'a plus
de droits à y prétendre, depuis qu'en s'attachant obstinément aux traditions
du passé, elle s'est laissé distancer par toutes ses rivales universitaires
du reste de l'Europe.
À l'orient de Salamanque, la riche bourgade d'Àrevalo et la ville jadis
fameuse de Médina del Campo, que brûlèrent les nobles pendant la guerre
des comuneros, ont de l'importance comme marchés agricoles pour l'ex-
pédition des céréales que produisent les campagnes fécondes des alentours ;
dans le cœur des monts qui s'avancent au nord de la sierra de Gredos, au
bord de l'Adaj a torrentueux, un monticule isolé porte la cité d'Avila, bien
autrement curieuse que toutes les villes de la plaine à blé, aux maisons en
pisé d'aspect maussade. A\ila est encore aujourd'hui, sans changement
ÂVILA, SEGOVIE, TOLEDE. 699
aucun, la place forte du quinzième siècle. Les murailles de la vieille cité
sont étonnamment conservées; sur quelques points, cette enceinte énorme,
avec ses rondes tours de granit et ses neuf portes, semble avoir été tout récem-
ment bâtie. La cathédrale est aussi une véritable forteresse, mais c'est en
outre une merveille d'architecture , toute pleine d'objets du travail le plus
délicat. Ces œuvres d'art contrastent singulièrement avec des sculptures
d'animaux taillés dans le granit par des artistes grossiers, appartenant
probablement aux anciennes races aborigènes. Il en existe encore beaucoup
dans les environs d'Avila : on leur donne le nom de« taureaux de Guisando»,
d'un village de la sierra de Gredos où il s'en trouve plusieurs. C'est là
que, par fidélité à quelque tradition des ancêtres, des Castillans allaient
autrefois jurer obéissance à leurs rois.
Ségovie, « aux gens avisés, » a quelque ressemblance avec Âvila. Comme
cette ville, elle est située dans le voisinage immédiat des montagnes, près
d'un affluent du Duero. Bâtie par Hercule, ainsi que le veut la légende,
elle est toujours d'aspect une forteresse inabordable. Elle se dresse, ceinte
de murailles et de tours, sur une roche escarpée, que les indigènes disent
être en forme de navire, la poupe regardant l'orient et la proue l'occident.
C'est sur l'avant du navire, au-dessus du confluent du Clamores et de
l'Eresma, que s'élèvent les restes de FÀlcâzar maure, au puissant donjon
carré, crénelé de tourelles, tandis que la cathédrale, située vers le centre
de la ville, est censée figurer le grand mât. Pour continuer la compa-
raison nautique, on pourrait dire que le magnifique aqueduc romain, au
double rang d'arcades, qui apporte à Ségovie les eaux pures de la sierra
de Guadarrama, est un pont jeté entre le rivage et la nef. C'est le plus beau
monument de ce genre que les conquérants de l'Ibérie aient laissé dans la
Péninsule. D'autres constructions que l'on visite non loin de Ségovie, sur les
premières pentes boisées de la sierra, appartiennent à une époque bien infé-
rieure par le goût : ce sont les palais royaux de San Ildefonso ou de la
Granja, l'un des Versailles de Madrid. Les édifices sont sans beauté, mais les
ombrages sont admirables, et les eaux vives jaillissent en abondance.
Au sud du mur transversal que forment les sierras de Guadarrama, de
Gredos, de Gâta, la cité la plus fameuse dans l'histoire est la vieille Tolède :
c'est la Ciudad Impérial, la « mère des villes », celle que Juan de Padilla,
le plus illustre de ses enfants, appelait la « couronné de l'Espagne et la
lumière du monde ». Déjà construite depuis longtemps, dit la légende
locale, lorsque Hercule y passa pour aller fonder Ségovie, elle eut ensuite
pour rois toute une dynastie de héros et de demi-dieux. Comme Rome, elle
ne peut se dispenser d'être bâtie sur sept collines, dont on reconnaît plus
700 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
ou moins vaguement les croupes sous les monuments qui les recouvrent.
Mais, en dehors des mérites fictifs que lui donnent les historiens nationaux,
Tolède a la réelle heauté que lui donnent ses portes, ses tours, ses édifices
de l'époque musulmane et des siècles chrétiens. Sa cathédrale, l'édifice
primatial des Espagnes, est d'une éblouissante richesse, qui contraste sin-
gulièrement avec la pauvreté des maisons environnantes. La ville est fort
déchue. On sait ce qu'y est devenue la fabrication des armes depuis que
les ateliers des artisans libres ont été remplacés par une manufacture gou-
vernementale et que les lames portent une estampille officielle. Nombre de
localités des environs, jadis fort populeuses, ne sont plus que des ruines.
Les débris mêmes de l'ancien palais des rois visigoths avaient disparu, et
c'est par hasard que l'on a découvert en 1858, à la Fuente de Guarrazan,
sous les sillons inégaux d'un champ, la cave où se trouvaient suspendues
neuf couronnes royales d'un travail curieux.
En aval de Tolède, sur le cours du Tage, auquel vient se réunir l'Alber-
che, Talavera de la Reyna, attachée à la rive gauche du fleuve par un
pont de 400 mètres, a conservé quelques restes de ses industries des
soies et des faïences. Plus bas, Puente del Arzobispo et les autres villes
riveraines du Tage ne sont plus que des bourgades sans importance. Le pont
trois fois séculaire d'Almaraz, dont les deux arches franchissent le fleuve à
une vertigineuse hauteur, est éloigné de toute ville populeuse. Le fameux
pont d'Aiconetar, sur lequel passait autrefois la route romaine d'Emerita à
Salmantica, et que l'on dit avoir été formé de trente arches de marbre
blanc, n'existe plus : on n'en voit que de faibles débris. Alcantara, c'est-à-
dire en arabe, « le Pont » par excellence, qui franchit le Tage non loin
de la frontière du Portugal, est le chef-d'œuvre des édifices romains de
l'Espagne : le nom de l'architecte, Lacer, qui le construisit, dit l'inscrip-
tion, a avec un art divin, » est celui d'un Espagnol. Le pont fut achevé
en 105, sous le règne de Trajan ; restauré avec soin en 1543, il l'a été de
nouveau récemment, après n'avoir été qu'une ruine pendant le demi-siècle
qui a suivi les guerres de l'Empire. Du haut des six arcades de granit, que
surmonte, précisément au centre, un arc de triomphe, on voit s'écouler
rapidement l'eau du Tage, qui, suivant les saisons, s'élève ou s'abaisse de
vingt à trente mètres dans son avenue de rochers ; en moyenne, le niveau
du fleuve est à 50 mètres au-dessous du viaduc.
Malgré la longueur de son cours et l'abondance relative de ses eaux, le
Tage espagnol est encore si peu utilisé pour l'arrosement et pour la navi-
gation, que toutes les villes importantes de l'Estremadure sont éloignées de
ses bords : Plasencia dresse ses vieilles tours à une trentaine de kilo-
TOLÈDE, BADAJOZ, MÉRIDA. 701
mètres au nord du fleuve , sur une colline couverte de jardins et de
vergers d'où la vue s'étend au loin, d'un côté sur les hautes montagnes
souvent chargées de neiges, de l'autre sur de belles plaines acciden-
tées et verdoyantes. Càceres, à l'air salubre, est à peu près à une égale
distance au sud du fleuve. Il en est de même pour ïrujillo , la ville à
demi ruinée où les conquérants du Pérou expédièrent pourtant de si prodi-
gieux trésors, et qui n'a maintenant pour s'enrichir que ses bandes de porcs
et ses troupeaux de bétail. Dans la partie de l'Estremadure qu'arrose le
Guadiana, les villes de quelque importance, Badajoz, Mérida, Medellin,
Don Benito, ont une position plus avantageuse; elles sont situées au bord
du fleuve.
Badajoz est à quelques kilomètres à peine du mince ruisseau qui sépare
l'Espagne et le Portugal. En face de la forteresse lusitanienne d'Elvas, elle
garde la frontière espagnole, et sa cathédrale , qui doit servir de refuge
en cas de siège, est en même temps une citadelle à l'épreuve de la
bombe ; mais le rôle militaire de Badajoz est amoindri depuis qu'elle
est chargée de servir d'intermédiaire principal de commerce entre les deux
nations, et qu'un chemin de fer, le seul qui traverse la ligne des confins,
a fait de la ville un entrepôt d'échanges entre Lisbonne et Madrid. Mérida
se trouve sur la même voie ferrée ; mais, fort déchue de son ancienne pros-
périté, elle n'est plus que la ruine de ce qu'elle fut jadis. De toutes les villes
de l'Espagne Mérida est celle qui a conservé le plus de monuments de l'épo-
que romaine; elle a son arc de triomphe, son aqueduc dont il reste de
superbes piles en granit et en briques, son amphithéâtre aux sept rangées
de gradins, sa naumachie, un vaste cirque dont l'arène est envahie par
les cultures, un forum, des routes pavées, des bains, enfin un admirable
pont de près de 800 mètres de longueur et composé de quatre-vingts
arches en granit. Celui de Badajoz, également célèbre et à bon droit, n'a
guère plus d'un demi-kilomètre ; il date de la fin du seizième siècle.
Quoique beaucoup plus connue à cause de ses monuments du passé,
Mérida est cependant moins riche et moins populeuse qu'une autre
ville de l'Estremadure située plus haut sur le cours du Guadiana, à
l'issue de la vaste plaine de la Serena : c'est la ville de Don Benito, presque
entièrement ignorée de la légende et de l'histoire. Elle a été fondée au
commencement du seizième siècle par des fugitifs, les uns quittant leurs
villages pour échapper à une inondation du fleuve, les autres cherchant à
se soustraire aux cruautés du comte qui dominait à Medellin. De même
que sa voisine Yillanueva de la Serena, Don Benito a les grands avantages
que lui donne la fertilité du territoire environnant ; ses fruits et surtout
702 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
ses melons d'eau sont fort appréciés. De l'autre côté du Guadiana, les
plaines qui se relèvent vers la sierra de Montanchez et celle de Guadalupe
sont riches en rognons de phosphates de chaux, vrai trésor pour l'amende-
ment des campagnes épuisées. L'Angleterre et la France ont importé déjà
de l'Estremadure une certaine quantité de ces phosphates, mais on peut
dire que l'immense réserve des agriculteurs futurs est à peine entamée.
Les villes de la Manche, dans le bassin supérieur du Guadiana, ne sont
guère plus riches que Don Benito en monuments historiques ; elles n'ont
que de rares constructions du moyen âge. Ciudad-Real, jadis fort indus-
trieuse; Almagro, enrichie par la manufacture des dentelles; Daimiel, près
de laquelle se trouvait le château principal de l'ordre de Calatrava ; Manza-
narès, où se bifurquent les chemins de fer d'Andalousie et d'Estremadure ;
Val de Penas, aux collines pierreuses, tirent leur importance principale de
leurs entrepôts, où s'emmagasinent les blés et les vins de la contrée. Alma-
den, c'est-à-dire « la Mine », située dans une des longues vallées de roches
siluriennes qui s'étendent au nord de la sierra Morena, a ses mines de cina-
bre, qui pendant trois siècles fournirent au Nouveau Monde le mercure né-
cessaire à l'exploitation des mines d'or et d'argent et d'où l'on extrait en
moyenne de 1,000 à 1,200 tonnes de métal par an : un mètre cube de terre
y donne environ deux tonnes de mercure. Les ouvriers sont occupés à ce
travail vingt jours par mois ; le reste du temps, ils s'emploient à la culture
de leurs champs. De 1564 à 1875, la production des mines d'Almaden s'est
élevée à plus de 620 millions de kilogrammes, représentant en valeur près
d'un milliard et demi. L'école des mines fondée à Almaden en 1777 a été
tranférée à Madrid en 1856.
Par une bizarrerie qui n'est point unique clans l'histoire, la Manche est
beaucoup plus fameuse par le roman que par les événements réels. Les
tiers chevaliers de Calatrava, dont les châteaux se dressent encore çà et là,
sont oubliés, mais on se rappelle toujours le chevalier de la « Triste figure »
qu'a fait vivre le génie de Cervantes. Toboso, les champs de Montiel,
Argamasilla de Alba, les moulins à vent dont on voit les grands bras
s'agiter au-dessus des champs moissonnés, font surgir devant la pensée le
type immortel de l'homme qui se dévoue à faux et que poursuivent les sar-
casmes de ceux pour lesquels il se dévoue.
La Castille orientale, au climat trop rigoureux, au sol trop inégal et
raviné, ne peut nourrir une population plus dense que la Manche et l'Es-
tramadure. Les agglomérations de quelque importance y sont peu nom-
breuses, et la capitale elle-même, Cuenca, n'est qu'une ville provinciale de
troisième ordre; elle n'a guère, comme Tolède, que les souvenirs de son
ALMADEN, GUENGA, MADIUD. 705
ancienne industrie et sa position pittoresque, sur un rocher coupé en
falaises au-dessus des gorges profondes où coulent le Huecar et le Jucar.
Pour trouver d'autres localités méritant le nom de villes, il faut descendre
dans le haut bassin du Tage. Là, sur les bords du Hennrès, se succèdent
deux cités de fondation antique, Guadalajara, alimentée par un aqueduc
romain, et Alcalâ, la patrie de Cervantes, la ville universitaire qui eut
jadis jusqu'à 10,000 étudiants dans ses murs. Si la fantaisie royale avait
fait choix, à la place de Madrid, de l'une ou l'autre de ces deux villes
comme lieu de résidence, elles eussent acquis la môme prospérité que la
capitale actuelle de l'Espagne, car leur position géographique relativement
à l'ensemble de la Péninsule n'est pas moins heureuse.
Au premier abord, il semblerait que Madrid est du nombre de ces capi-
tales dont l'existence est due surtout au caprice et qui, si elles n'avaient
été la résidence d'une cour, seraient toujours restées de petites villes sans
grande importance. Sans fleuve qui l'arrose, puisque le Manzanarès est un
simple torrent aux eaux soudaines d'hiver et de printemps, peu favorisée
par le climat et la nature du sol, Madrid offrait certainement moins
d'avantages que Tolède, la cité romaine et visigothe; mais une fois qu'elle
fut devenue capitale, elle ne pouvait manquer d'acquérir peu à peu la pré-
pondérance, même au point de vue du commerce et de l'industrie.
En effet, Madrid jouit, grâce à sa position centrale, d'une prééminence
naturelle sur toutes les autres villes d'Espagne situées en dehors du haut
bassin du Tage. D'après la tradition, le milieu mathématique de la Pénin-
sule se trouverait à une faible distance au sud de Madrid : ce serait la petite
localité de Pinto» dont le nom est dérivé, dit-on, du latin Punctum, ou
point central par excellence. Des calculs précis de triangulation nous diront
de combien les Espagnols se sont trompés dans leur mesure approximative;
mais, à la simple vue de la carte, on voit que l'écart ne doit pas être consi-
dérable : c'est bien dans la plaine dominée au nord par la sierra de Gua-
darrama qu'il faut chercher le centre de figure de l'Ibérie. Toutes les fois
que les diverses provinces d'Espagne ont essayé de se grouper en un même
corps politique, ou qu'elles ont dû se soumettre à un pouvoir centralisateur,
c'est dans cette région que devaient se nouer les relations et de là que devait
partir l'action du gouvernement. Là aussi devait s'opérer le fait matériel
du croisement des grandes routes, si important dans l'histoire des nations.
A l'époque romaine, Tolède, dont la position n'est pas moins centrale
que celle de Madrid, devint le grand carrefour des routes, la place d'armes
principale de l'Espagne et le trésor général où venaient s'entasser les pro-
duits des mines avant d'être expédiés en Italie. Pourtant à cette époque
704
NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
l'Espagne n'était encore qu'une colonie, et l'attraction de Rome impériale
avait pour conséquence de déplacer le centre de la vie politique et com-
merciale vers les bords de la Méditerranée. Dès qu'elle se fut définitivement
N° 126. MADRID El SES ENVIRONS.
JScheUe ie 1 : 200.000
détachée de Rome, l'Espagne, libre de chercher son milieu naturel, le
trouva dans la ville de Tolède : c'est là que se tinrent les conciles et que
s'établit le pouvoir dirigeant de l'Église, c'est aussi là que s'installèrent les
rois visigoths. Pendant deux cents ans, Tolède fut la capitale religieuse et
MADRID ET TOLÈDE. 705
politique du royaume ; quand cette « citadelle de l'Espagne » fut tombée
au pouvoir des Maures, tout le reste du pays, jusqu'aux Pyrénées et aux
montagnes des Asturies, eut bientôt succombé.
La division de la Péninsule entre deux races et deux religions sans
cesse en guerre changea brusquement la valeur historique de la haute
vallée du Tage ; de région centrale elle devint zone limitrophe et
« marche » débattue entre les armées; les capitales devaient se déplacer
avec les alternatives des batailles. Mais, dès que les Maures eurent été
expulsés de Cordoue, l'Espagne reprit, comme aux temps des Visigoths,
son centre de gravité naturel au sud de la sierra de Guadarrama. D'abord
les souverains hésitèrent entre l'antique Tolède et sa voisine, la petite ville
de Madrid, où les Cortès avaient tenu plusieurs fois leurs séances, où des
rois de Castille avaient résidé. Tolède avait de grands avantages : riche en
palais et en magnifiques débris du passé, elle s'élève au bord d'un fleuve,
dans une position forte par la nature et par l'art; elle jouissait, en outre,
du prestige que lui donnaient son ancienne puissance et son titre de ville
primatiale des Espagnes ; mais elle prit part à l'insurrection des comuneros
contre Charles-Quint, tandis que Madrid devint le siège des opérations mili-
taires contre les citoyens révoltés. C'est là probablement ce qui décida du
sort respectif des deux villes. Roi, courtisans, employés s'accordèrent à
trouver le séjour de Madrid plus agréable, d'autant plus que cette ville ou-
verte offrait l'avantage réel de pouvoir s'étendre librement dans la plaine.
En 1561, Philippe II avait complètement terminé l'évacuation des deux an-
ciennes capitales, Valladolid et Tolède : cette dernière ne gardait qu'une
part de royauté, comme siège du tribunal de l'Inquisition. En vain Phi-
lippe III essaya de rendre à Valladolid le rang de capitale, l'attraction
naturelle du centre ramena la cour à Madrid. Depuis cette époque, l'insti-
tution des écoles, des musées, des grands établissements publics, les usines,
les fabriques de toute espèce, et surtout la convergence des routes et des
chemins de fer, ont assuré à la ville grandissante un rôle d'une telle pré-
pondérance que, dans les conditions actuelles, aucune force ne pourrait le
lui ravir. Le privilège que donne à Madrid la facilité de ses rapports, trop
lentement établis, avec les extrémités de la Péninsule, a fini par compenser
tous les inconvénients qui proviennent du climat et de la contrée.
Madrid devait profiter aussi du rôle intellectuel de premier ordre que lui
assure l'usage, devenu général en Espagne, de la noble langue castillane.
C'est à Tolède, il est vrai, que le bel idiome de Cervantes et d'Espronceda,
« cette langue qui semble toujours sortir d'un porte-voix, » se parle dans
toute sa pureté; mais pratiquement c'est Madrid qui modifie, assouplit et
i- 89
706 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
renouvelle la langue ; c'est elle qui profite des avantages que lui donnent
ses 110 journaux et ses livres pour réduire les autres dialectes de la Péninsule
à l'état de patois et pour imprimer à tous les esprits comme un sceau cas-
tillan. En temps de liberté, c'est à la Puerta del Sol, l'agora des Madrilè-
nos, que se fait en grande partie l'opinion publique des Espagnols.
Si Madrid a depuis longtemps distancé toutes les autres cités de la Pénin-
sule par son action politique, aussi bien que par son travail industriel et
son mouvement commercial, elle est restée bien au-dessous de Tolède, de
Ségovie, de Salamanque pour la beauté des monuments. Depuis qu'elle a
commencé de s'agrandir, elle n'a eu à traverser que des âges de mauvais
goût ou d'indifférence artistique, pendant lesquels les architectes n'ont eu
d'autre mérite que d'élever des constructions énormes étalant aux regards
une lourde majesté. Par compensation , les trésors d'art que possède
Madrid sont inestimables. Son musée de tableaux est l'un des plus riches
du monde entier : c'est une collection de chefs-d'œuvre. On y compte par
dizaines et par cinquantaines d'admirables toiles signées des noms de
Yelasquez, Murillo, Ribera, Zurbaran, Titien, Véronèse, Raphaël, Durer,
Van Dyck, Rubens. Madrid est une autre Florence, sinon par son atmo-
sphère d'art et de poésie, du moins par sa prodigieuse richesse en œuvres
des grands maîtres1.
Immédiatement en dehors des promenades, le Prado, le Ruen Retiro,
s'étendent des campagnes peu fertiles et faiblement peuplées; « la ville est
ceinte de feu, » dit un proverbe qui fait allusion aux cailloux siliceux qui
parsèment les champs des alentours. Ces espaces sont fort tristes à parcourir
pour les voyageurs qui ne vont pas visiter, soit Aranjuez et ses admirables
jardins, que baigne l'eau paresseuse du Tage, soit, dans son amphithéâtre
1 Villes principales des plateaux castillans, avec leur population en 1877 :
Talavera de la Reynn . .... 10,050 liab.
Daimiel , 9,650 ■>
Madrid 597,700 hab
YIE1LLE-CASTILLE.
Valladolid 52,200 »»
Bûrgos 29,700 »
Salamanque (Salamanca). . . 18,000 »
Palencia 14,500 »
Zamora 15,650 »
Léon 11,500 »
Ségovie (Segovia) 11,300 »
Àvila 9,200 »
NOUVELLE-CASTILLE.
Tolède (Toledo) 21,300 »
Val de Penas . 15,875 >'
CiudadReal 13,600 »
Alcalà de Henarès 12,320 »
Manzanarès 8,850
Almagro 8,650
Guadalajara 8,600
Cuenca 8,200
Almaden 7,150
ESTREMADURE .
Badajoz 22,950
Câceres .......... 14,800
DonBenito 14,700
Villanueva de la Serena. . . . 10,700
Trujillo. 9,450
Mérida 7,400
Plasencia 7,100
MADRID, ARANJUEZ, ESGORIAL.
707
■d'âpres rochers, l'immense édifice de l'Escorial, bâti par Philippe II et
garni jadis d'assez de reliques pour emplir tout un cimetière, soit encore
les divers palais de plaisance qui s'élèvent dans les vallons boisés de la
sierra de Guadarrama et de ses avant-monts. Ces régions ombreuses, qui
fournissent à Madrid l'eau pure de ses aqueducs et de ses fontaines et la
glace de ses tables, opposent encore à la cité bruyante le charmant contraste
de la nature libre et sauvage. Naguère on y voyait même un district dont
la population se disait indépendante des Castilles. Un des petits bassins
latéraux de la vallée de Torrelaguna posséda pendant plus de mille ans le
N° 127. ARANJUEZ.
Echelle de 1: y5ooo
privilège d'avoir, sinon puissance, du moins titre de royaume. A l'époque
de l'invasion des Maures, les habitants de la plaine du Jarama vinrent en
assez grand nombre se réfugier dans ce cirque de monts faciles à défendre
et réussirent à s'y maintenir en se faisant oublier. Ils se donnaient à eux-
mêmes le nom de Patones. Le chef ou roi qu'ils s'étaient choisi, et dont la
dignité était héréditaire de mâle en mâle, reconnut la suzeraineté des rois
de Castille après l'expulsion des Maures, mais il garda son titre, que l'on
voulut bien reconnaître, sans doute à cause de la plaisante figure que
faisait un si pauvre roitelet dans le voisinage du trône. Le dernier de ces
rois, qui vivait encore au milieu du dix-huitième siècle et qui de son
métier était porteur de bois, se lassa d'un rang qui lui rapportait si peu ;
708 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
il remit son bâton de commandement entre les mains d'un officier royal,
et depuis lors les Patones dépendent de la juridiction d'Uceda.
III
ANDALOUSIE.
Dans son ensemble, et sans tenir compte des petites irrégularités du
contour, l'Andalousie, l'ancienne Bétique, est une région naturelle parfai-
tement distincte du reste de l'Espagne et présentant un caractère tout spé-
cial par son relief et son climat. Bien différente des plateaux castillans et
des versants rapides des provinces méditerranéennes et atlantiques, elle
forme une grande vallée, inclinée d'une pente égale entre deux versants
de montagnes, et s'ouvrant largement du côté de la mer. A l'autre extré-
mité de la Péninsule, le bassin de l'Ebre est la contre-partie du bassin du
Guadalquivir, mais contre-partie très-incomplèle, à cause des montagnes
qui en obstruent partiellement l'entrée. Des monts de Vêlez aux plages
sablonneuses du golfe de Câdiz, le fleuve de l'Andalousie se développe
avec une régularité parfaite, parallèlement au littoral méditerranéen, et
des deux côtés, les crêtes des monts se maintiennent à une distance
sensiblement égale du fond de la vallée. En dehors du grand bassin fluvial,
il ne reste qu'une faible partie des provinces andalouses qui déverse ses
eaux, soit dans le Guadiana, soit dans l'estuaire de Huelva ou direc-
tement dans la Méditerranée '.
Sur la frontière du Portugal, les monts peu élevés, mais aux allures fort
tourmentées, qui font partie du système marianique ou de la sierra Morena,
forment un véritable labyrinthe, raviné par les torrents. A côté des roches
de granit, d'énormes masses éruptives de porphyres et d'ophites s'entre-
mêlent en massifs irréguliers, où les eaux ne peuvent trouver leur chemin
vers le Guadiana, le Guadalquivir, l'Odiel, le rio Tinto, que par de longs
détours. Les monts de ce district qui affectent le plus la forme de chaînes
distinctes sont la sierra de Aracena, au nord des régions minières du rio
Tinto, la sierra de Aroche, qui s'élève au milieu d'un véritable désert sur
les confins du Portugal, et la sierra de Tudia, dont les eaux descendent au
sud vers Séville.
Bassin du Guadalquivir 54,000 kilomètres carrés.
Provinces andalouses 87,867 »
Population en 1877 5,282,450 h; b., soit 57 par Lilom. carré.
MONTAGNES DE L'ANDALOUSIE. 709
À l'orient de ce dernier massif, le système orographique, où s'enchevê-
trent diversement les eaux tributaires du Guadalquivir et du Guadiana,
s'abaisse en longues croupes, et, sur de vastes étendues, n'offre plus en rien
l'aspect de la montagne. Cependant quelques petits chaînons, orientés pour
la plupart dans la direction de l'ouest à l'est, indiquent vaguement l'exis-
tence souterraine d'un axe de prolongement ; telles sont, parmi ces arêtes
secondaires, la sierra de los Santos et celle qui porte, non loin de Belmez
et de son petit bassin houiller, le sommet dominateur de Pelayo. Dans son
ensemble, toute cette partie du faîte entre le Guadiana et le Guadalquivir
forme une espèce de plateau coupé du côté du sud par des gradins en
escalier qui, vus de la plaine, notamment des campagnes de Cordoue,
prennent un certain air de montagnes ; mais au nord, des régions étendues
sont à peine moins unies et monotones que la haute Manche, entre
Àlbacete et Manzanarès. Tels sont Los Pedroches, véritable plaine, sinon
par l'altitude, du moins par l'aspect général du terrain.
Immédiatement à l'est de ce plateau si peu accidenté, commence la
sierra Morena proprement dite, ainsi nommée (montagne Noire) des pins
à la sombre verdure qui en recouvrent les pentes ; en cet endroit on la
désigne aussi sous le nom local de sierra Madrona; elle se rattache du
côté du nord-ouest aux montagnes d'Almaden. Fréquemment interrompue
par les brèches où passent les eaux du versant méridional de la Manche,
cette chaîne, que l'on doit considérer comme un simple rebord du plateau
des Castilles, est d'une hauteur fort inégale ; mais c'est précisément à son
extrémité orientale, à l'endroit où, sous le nom de sierra de Alcaraz,
elle envoie ses derniers contre-forts mourir dans les plaines d' Albacete,
que s'élève la cime culminante du système entier, la Punta de Almenara.
Un chaînon secondaire qui s'abaisse au sud vers le Guadalquivir, la Loma
de Chiclana, sépare l'un de l'autre les deux hauts affluents du fleuve.
Des bords du Guadiana au plateau d'Albacete, la sierra offre ce trait
remarquable de ne point constituer la ligne de partage entre les bassins
limitrophes. Les masses schisteuses de la chaîne, percées çà et là de roches
éruptives, n'ont pu résister à l'action des eaux, et c'est à travers l'axe de la
sierra Morena que passent les torrents et les rivières tributaires du Guadal-
quivir. A l'exemple du Guadiana lui-même, qui s'ouvre un défilé à travers
le prolongement de la sierra Morena, les eaux qui naissent sur le versant
septentrional de la sierra de Aracena se percent une cluse pour descendre
dans les campagnes de l'Andalousie. Plus à l'est, le Yiar, le Bembezar, le
Guadiato en font autant. Plus héroïques encore, le Puertollano et le Fres-
nedas, nés dans les monts de Calatrava, s'unissent pour traverser ensemble
710
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
quatre chaînons parallèles de montagnes, puis la sierra Madrona el d'autres
arêtes secondaires, avant d'aller, sous le nom de Jandula, se jeter dans le
Guadalquivir en aval d'Andûjar. Mêmes phénomènes pour le Rumblar, le
Magana, le Guarrizas, le Guadalen, le Guadalimar. Ainsi que les mêmes
conditions géologiques l'ont produit en mainte autre contrée, il se trouve
que la ligne de faîte entre les eaux divergentes ne coïncide nullement avec
la ligne de jonction des cimes de montagnes ; l'axe de faîte se développe
X° 128. BASSINS DU GUADIANA ET DU GUADALQUIVIR.
Echejlc de S.ooo.ooo
o iû 20 Sq io 5o
WoKil.
sur le plateau de la Manche, parallèlement à l'arête de la sierra Morena
et à une distance moyenne de 20 kilomètres au nord.
On comprend que les phénomènes d'érosion causés par cette disposition
des pentes ont dû créer à travers la montagne des gorges d'un effet saisis-
sant. La plus fameuse de toutes, à cause de la grande route et du chemin
de fer qui l'empruntent pour descendre de la Manche en Andalousie, par
une série de viaducs jetés d'une falaise à l'autre, est le défilé de Despena-
pcrros ou a Précipite-chiens ». La formidable cluse, du fond de laquelle
monte la voix du torrent, paraît d'autant plus belle, qu'elle mène du plateau
triste et nu de la Manche aux riches campagnes de l'Andalousie. Il est
p. a
a —
MONTAGNES DE L'ANDALOUSIE. 713
des voyageurs qui, après avoir parcouru toute l'Europe, considèrent la
gorge du Despenaperros comme le lieu de l'aspect le plus saisissant qu'il
leur ait été donné de voir. Son importance comme chemin de passage
entre la vallée du Guadalquivir et le centre de l'Espagne ne pouvait man-
quer non plus d'en faire une position militaire de premier ordre. Dans
toutes les guerres civiles et étrangères qui ont désolé la contrée, un des
principaux objectifs était de s'assurer le libre passage du Despenaperros.
C'est au pied de ce col, en 1212, que se livra la terrible bataille de
Navas de Tolosa, où, d'après la chronique, 200,000 musulmans furent
massacrés1.
La partie orientale de l'enceinte du bassin de l'Andalousie est aussi
formée de montagnes découpées par les eaux en massifs distincts. Un pre-
mier groupe, limité au nord par la dépression où coulent, d'un côté, le
Guadalimar, affluent du Guadalquivir, de l'autre le Mundo, affluent du
Segura, forme la courte chaîne desCalares. Un peu au sud-ouest, un second
massif, plus élevé d'environ 150 mètres, est dominé par le Yelmo de
Segura, dont les contre-forts, diversement ramifiés à l'occident, s'abaissent
en chaînes de collines, fort contournées entre les hautes rivières de la
vallée andalouse, le Guadalimar, le Guadalquivir proprement dit, le Gua-
diana Menor. Enfin un troisième groupe de montagnes, encore plus haut,
sert de borne à la partie sud-orientale du bassin : c'est la sierra Sagra.
Par ses roches et sa position géographique, ce massif rappelle la Muela de
San Juan, qui s'élève entre le bassin du Tage et le versant méditerranéen ;
il ressemble d'aspect au Puy-de-Dôme. Il forme un faîte de partage des plus
importants et s'entoure de plateaux où les rivières ont creusé des gorges
de plus de 500 à 550 mètres de profondeur, contrastant par leur beauté
sauvage avec la monotonie des hautes terres environnantes2.
Les arêtes qui se dressent au sud de ce plateau angulaire de l'Espagne
affectent uniformément la direction de l'est à l'ouest, et commencent à
1 Altitudes des monts et des cols de la sierra Morena, d'après Coello :
Sierra de Aracena 1,676 mètres.
Yillagarcia (route de Badajoz à Cordoue) 569 »
Sierra de los Santos 760 »
Sierra de Cordoba. 466 »
Pozo-blanco (Pedroches) 503 »
Despenaperros (seuil) 745 »
Punta de Almenara 1,800 »
2 Altitudes, d'après Coello, des massifs orientaux du bassin du Guadalquivir :
Calar del Mundo 1,657 mètres.
Yelmo de Segura. . . 1,806 »
Sierra Sagra 2,398 »
90
714 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
limiter la partie méridionale du bassin de la Bétique. Les sierras de Maria et
de las Estancias, celle de los Filabres, fameuse par ses montagnes de marbre
blanc, se succèdent du nord au sud en remparts parallèles, contournés à
l'occident par les affluents du Guadalquivir. A l'orient, elles sont nettement
séparées les unes des autres par les cours d'eau qui descendent à la Médi-
terranée ; mais à l'ouest les deux chaînes les plus méridionales se rappro-
chent et se confondent en un môme massif, la sierra de Baza, qu'un
isthme peu élevé, aux pentes étrangement ravinées, rattache à la haute
citadelle de la sierra Nevada, point culminant de la Péninsule.
Cette énorme masse, en grande partie composée de schistes, qui traver-
sent des roches de serpentine et de porphyre, paraît d'autant plus élevée,
qu'elle se dresse sur une base plus étroite; de l'est à l'ouest, du Monte Negro
au Cerro Caballo, elle a seulement 80 kilomètres de longueur, et du nord
au sud, de l'une à l'autre plaine, sa largeur n'atteint même pas 40 kilo-
mètres. Dressées comme d'un seul jet, les montagnes présentent de toutes
parts des escarpements difficiles à gravir, et partout on peut voir les zones de
végétation se succéder régulièrement sur les pentes jusqu'à la région des
névés persistants que dépassent les trois cimes de Mulahacen, duPicacho de la
Veleta, d'iUcazaba. Au-dessus des premiers soubassements, revêtus de vignes
et d'oliviers, les déclivités, trop déboisées, sont ombragées çà et là de noyers,
de châtaigniers, puis de chênes d'espèces diverses, au delà desquels se
montre la verdure pâle des gazons, recouverte de neige pendant une moitié
de l'année. Dans les creux bien abrités, surtout dans ceux du versant
septentrional, des amas de neige sont les glacières naturelles que louent
les habitants de Grenade et où ils envoient des neveros pour s'approvi-
sionner de neige pendant l'été : on donne à ces névés le nom de ventisqneros,
à cause de la tourmente ou ventùca qui souvent en fait tourbillonner en
nuages les innombrables aiguilles. Un de ces amas, emplissant le cirque ou
corral de la Veleta, qui s'ouvre entre les deux sommets de Mulahacen et du
Picacho, s'est transformé en un véritable glacier de 60 à 100 mètres d'épais-
seur et tout bordé de moraines. Ce champ de glace, qui donne naissance à
la source principale du Genil, est le plus méridional de l'Europe et peut-
être le seul de l'Espagne péninsulaire, au sud de la chaîne pyrénéenne ;
quelques petits lacs épars çà et là à plus de 5,000 mètres d'altitude témoi-
gnent du passage d'anciens glaciers disparus depuis une époque inconnue.
Les neiges fondantes de la sierra Nevada donnent aux campagnes des vallées
et des plaines environnantes une exubérance prodigieuse de végétation. C'est
à elles, aux ruisseaux gazouilleurs qui en découlent, que la Vega de Gre-
nade, chantée par les poètes, doit la richesse de sa verdure, l'éclat de ses
SIERRA NEVADA. 717
fleurs, l'excellence de ses fruits. C'est aussi à l'abondance de ses eaux que
la vallée, plus belle encore, de Lecrin, à la base des pentes méridionales
du Picacho de la Veleta, doit son nom de « Vallée d'Allégresse » et de
« Paradis de l'Alpujarra ».
Dans ces montagnes, chaque nom, chaque légende, rappelle le séjour
des Maures. Le sommet principal, le Mulahacen ( Muley - Hassan ) , est
encore l'homonyme d'un de leurs princes; le Picacho de la Yelefca est
la cime où ils allumaient leurs feux de signal pour avertir les popula-
tions de l'Andalousie musulmane de l'approche des chrétiens ; l'Alpu-
jarra ou mont des Pâturages est l'ensemble des contre-forts méridionaux,
où ils menaient leurs brebis. Depuis que les Maures ont été presque tous
chassés ou exterminés, après une sanglante guerre qui dura jusque vers la
fin du seizième siècle, les colons de la Galice et des Asturies qui reçurent
les terres conquises sont pour la plupart restés dans un état de véritable
barbarie ; ils ne sont en rien les supérieurs des Maures convertis qui
obtinrent à prix d'argent le privilège de rester à Ujijar, la capitale de
l'Alpujarra. Ni les uns ni les autres ne se sont guère donné la peine
d'exploiter les richesses de ces belles montagnes, qu'entoure une ceinture
de despoblados; ils se sont bornés à en dévaster les forêts. C'est à une
époque toute récente que les visiteurs de Grenade ont ajouté les sommets
de la sierra Nevada au nombre de ces buts d'escalade que se sont donnés
les membres des divers clubs alpins. Il est vrai qu'à bien des égards
les monts de la sierra Nevada ne sont comparables ni aux Alpes, ni
même aux Pyrénées. Quoique supérieurs à ces dernières en altitude, ils
occupent une trop faible étendue pour offrir la même diversité de con-
trastes, les mêmes oppositions de roches, de climats, de paysages. Mais
ils ont la grâce de leurs basses vallées, l'aspect sauvage de leurs défilés de
l'Alpujarra, taillés comme au ciseau dans l'épaisseur des roches ; ils ont
surtout l'admirable panorama que l'on contemple de leurs cimes.
Déjà les voyageurs célèbrent comme d'une merveilleuse beauté le tableau
que l'on a sous les yeux quand on gravit les contre-forts occidentaux de la
sierra, par le chemin qui mène à l'Alpujarra ; au delà d'Alhendin, perchée
sur un rocher sauvage, on montre l'endroit précis où, suivant la légende,
Abou-Abdallah ou Boabdil, fugitif, se serait retourné pour contempler une
dernière fois et pour pleurer les belles campagnes de la Vega, les tours et
les palais de Grenade, tout cet ensemble si beau de villes, de cultures, de
montagnes qui avait été son royaume et qu'il ne devait plus revoir : telle
est l'origine du nom de « Dernier Soupir du Maure » (Ultimo Suspiro del
Moro) ou de « Côte des Larmes » (Cuesla de las Lagrimas) que les Espa-
718 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
gnols donnent au col d'Alhendin. Mais du haut des sommets de la chaîne,
combien le spectacle est encore plus grandiose et plus étendu ! Du Picacho
delà Veletala vue n'est peut-être pas moins belle que du sommet de l'Etna.
On voit à ses pieds tout le midi de l'Espagne, avec ses riches vallées
d'irrigation, ses âpres rochers, ses solitudes rousses, rendues vaporeuses
par l'éloignement, la noire muraille des monts de l'Estremadure et de la
sierra Morena, qui bordent le plateau central. Au sud, d'autres montagnes
jaillissent comme d'un abîme, mais le regard se sent attiré surtout vers la
lisière verdoyante du littoral, vers la grande mer et le profil embrumé des
monts de Barbarie, que l'îlot d'Alboran et le haut promontoire marocain de
las Très Horcas, situés précisément au sud de la sierra Nevada, semblent rat-
tacher comme un reste d'isthme au continent d'Europe. Parfois, quand le
vent souffle du midi, on entend distinctement le bruit des eaux gron-
dantes.
Toutes les montagnes qui forment la cour des colosses grenadins sont de
hauteur beaucoup plus modeste et sont en partie couvertes de débris erratiques
apportés par les anciens glaciers de la sierra Nevada. Au nord, dans l'espace
compris entre les vallées du Genil, du Guadiana Menor et du Guadalquivir,
elles s'élèvent en désordre sur un plateau raviné, les unes semblables à des
îles de rochers, comme le Jabalcon de Baza, les autres disposées en chaînes
et s'orientant pour la plupart dans la direction de l'est à l'ouest et du nord-
est au sud-ouest, parallèlement au littoral méditerranéen et à l'axe de la
vallée du Guadalquivir : telles sont, au-dessus des plaines de Jaen, la sierra
de Jabalcuz et la sierra Magina; telle est, plus au sud, la chaîne Alta-
Coloma, que la route de Jaen à Grenade franchit au Puerto de Arenas,
défilé semblable à celui du Despenapcrros par ses roches sombres, ses amas
de blocs écroulés, ses escarpements en surplomb, ses redoutables précipices.
Enfin, au-dessus même de Grenade, se prolonge la croupe de la sierra
Susana, que continue à l'ouest le massif de Parapanda, le baromètre des
cultivateurs de la Vega.
Cuando Parapanda se pone la montera,
Llneve, aunque Dios no lo quisiera.
(Quand le Parapanda revêt son capuchon,
Il pleuvra sûrement, que Dieu le veuille ou non.)
Presque toutes les montagnes de cette région sont découpées en massifs
distincts par les eaux torrentielles et portent autant de noms différents
qu'elles dominent de villes et de villages. La même désignation sert au
groupe d'habitations humaines et aux sommets voisins.
ÀLPUJARRA, MONTAGNES D'ALMERIA. 719
Au sud de la sierra Nevada et de la sierra de los Filabres, que l'on peut
considérer comme le prolongement oriental du grand massif de Grenade,
les montagnes ont la même disposition fragmentaire. L'angle sud-oriental
de la Péninsule est occupé par un massif absolument isolé, la sierra de
Gâta, percée de volcans éteints, dont l'un, le Morron de los Genoveses,
est vraiment d'un aspect superbe. Le cap de Gâta, qui marque l'entrée du
golfe occidental de la Méditerranée, est composé de basalte, tandis qu'en
maints autres endroits du littoral se présentent les trachytës et s'étendent
les couches de pouzzolane, les obsidiennes, les pierres ponces. Entre ces
foyers de laves refroidies et les montagnes de los Filabres, la petite chaîne
d'Alhamilla et ses divers contre-forts de moindre hauteur se prolongent du
golfe de Vera à celui d'Almerfa; les torrents qui en descendent baignent
des grèves si riches en cristaux de grenat, que ceux-ci servent de chevro-
tines aux chasseurs. Interrompus par une rivière, les monts reprennent à
l'ouest pour former, immédiatement au-dessus du rivage méditerranéen,
la superbe sierra schisteuse de Gador , coupée à son tour par un torrent
descendu de l'Alpujarra. Ainsi les groupes de montagnes se succèdent de
coupure en coupure, en se développant le long du rivage jusqu'à Tarifa
comme un rempart circulaire, tantôt simple, tantôt multiple, percé de brè-
ches profondes et se continuant en Afrique par d'autres chaînes riveraines.
La partie de ce rempart qui sépare de la Méditerranée le versant de
l'Alpujarra est connue sous les noms de Contraviesa et de sierra de Lujar;
elle présente du côté de la mer une pente des plus escarpées, où les brebis
ne peuvent monter que précédées d'un bouc leur montrant le chemin. 11
en est de même de la sierra de Almijara, qui commence de l'autre côté de
l'étroite vallée du Guadalfeo et qui va se rattacher à la sierra de Alhama,
appelée aussi sierra Tejeda. Au delà du col d'Alfarnate ou de los Alazores,
la montagne n'est plus que le simple rebord d'un plateau, jadis lacustre, que
limite au nord un renflement accidenté du sol dit sierra de Yeguas. Le
bord méridional du plateau est connu sous le nom de Torcal à l'endroit où
il est traversé par la route de Malaga à Antequera. C'est un des sites les
plus curieux de la Péninsule. Les roches sont éparses dans le désordre le
plus bizarre et par l'étrangeté de leur profil donnent l'idée d'une cité
fantastique, aux édifices de tous les styles, aux rues inégales et sinueuses,
où des animaux monstrueux ont été soudain changés en pierre. C'est dans
le voisinage de cette ville de rochers que les archéologues ont retrouvé
quelques-unes des constructions les plus curieuses élevées par les peuples
de l'Ibérie antérieurs à l'histoire.
A l'occident du bassin de Malaga, arrosé par la rivière Guadalhorce, les
720 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
âpres montagnes recommencent. Les chaînons se rapprochent, et dans la
sierra de Tolox ou de las Nieves atteignent à une hauteur de près de
2,000 mètres; les vapeurs de la Méditerranée s'y déposent en neiges qui
persistent pendant l'hiver. Le massif de Tolox est le nœud montagneux
duquel divergent dans tous les sens les chaînons qui font de la pointe méri-
dionale de l'Espagne comme un résumé de la Péninsule entière. La sierra
Bermeja, qui se dirige au sud-ouest, continue de serrer la mer et d'en
border la côte de promontoires abrupts ; à l'ouest, la sauvage « serrania » de
Ronda va se relier au massif de San Cristôbal, qui s'appuie lui-même sur
de nombreux contre-forts; ses ramifications diverses, serpentant entre de
petits bassins fluviaux, finissent par aller mourir aux caps méridionaux de
l'Ibérie, à San Roque, Trafalgar, Tarifa. Quant à la roche de Gibraltar, qui
se dresse si fièrement à la porte intérieure de la Méditerranée, c'est, au
point de vue géologique, un véritable îlot; ses escarpements calcaires,
portés par des bancs de schiste silurien, s'élèvent du milieu des eaux, et
seulement une double plage apportée par les flots rattache le superbe
promontoire au continent1.
Comme la sierra Morena, les divers massifs de montagnes qui occupent
l'espace compris entre le bassin du Guadalquivir et la mer ont été rom-
pus et contournés par les eaux, de sorte que la ligne des hauts sommets
ne concorde nullement avec la ligne de partage, La rivière d'Almeria,
simple torrent qui n'a même pas toujours de l'eau pendant l'été, reçoit
ses affluents temporaires des deux versants de la sierra Nevada; l'Àdra s'est
ouvert un chemin à travers une chaîne dont il ne reste plus que deux tron-
çons, la sierra de Gâdor et la Contravesia; le Guadalfeo a séparé de la même
manière la Contravesia de la sierra de Almejara ; le Guadalhorce, dont les
diverses branches naissent sur le plateau d'Antequera , coupe la montagne
par l'étroite brèche de Gaytan ou de los Gaytanes, une des plus sauvages
et des plus grandioses de la Péninsule où les trains de chemin de fer
traversent successivement dix- sept tunnels pour déboucher soudain au
milieu des orangers d'Alora; enfin, le Guadiaro prend aussi son origine
1 Altitudes des montagnes et des cols entre le Guadalquivir et la mer, d'après Fr. Coello
Sierra de Maria 2,059 met.
Tetica de Bacarcs (Filabres). . . 1,915 »
Mulahacen 3,554 »
Sierra j Picacho de la Veletà. . 3,470
Nevada, j Alcazaba 2,314
Suspira del Moro ... 1 ,000
Jabalcdn de Baza „ 1,498
Sierra de Gâdor 2 323
Contraviesa 1,895 met.
Sierra Tejeda (Alhamâ). . . . . 2,154 '»
Col d'Alfarnate 830 »
Torcal. . 1,286 »
Sierra Bermeja 1,450 »
Serrania de Ronda 1,550 »
Sierra de San Cristôbal 1,715 »
Penon de Gibraltar 429 »
LBÊCHE DE LOS GAIIAXES. — (DÉFILÉ DU G U A D A LIIOR CE)
Dessin de Sorricu, d'après une photographie de M. i. Laurent.
91
FLEUVES DE L'ANDALOUSIE. 725
sur le versant septentrional des chaînes riveraines. La rapidité des pentes,
la soudaineté des crues et des baisses d'eau donnent à toutes les rivières
du versant méditerranéen de l'Andalousie un caractère essentiellement
torrentiel. Les cours d'eau d'allures régulières ne se trouvent que sur la
face atlantique de la contrée; et de ces fleuves un seul a de l'importance
par son volume liquide et les facilités qu'il offre à la navigation : c'est
le Guadalquivir.
Le fleuve de la Bétique, .qui prend sa source à la sierra Sagra, se distin-
gue, nous l'avons vu, de ceux des plateaux castillans par sa large vallée.
Tandis que le Duero, le Tage, le Guadiana se développent d'abord sur de
hautes terrasses, puis gagnent les plaines basses par d'étroites entailles pra-
N° 129- PENTE DU GUADALQUIVIR.
•a
Punla de sfbncnara.
1800 n
tiquées dans les roches du plateau, le Guadalquivir, beaucoup plus avancé
dans son histoire géologique, a déjà déblayé, à droite et à gauche de sa route,
les obstacles qui le gênaient et nivelé sa vallée à 400 mètres en moyenne
au-dessous des régions correspondantes des bassins fluviaux des Castilles. Sa
pente est graduellement ménagée de la source à l'estuaire marin, et dans
son ensemble se développe en une belle courbe parabolique. Le cours infé-
rieur du fleuve n'a qu'une très-faible déclivité ; les eaux se ralentissent et,
par suite, s'amassent en un lit fort large, reployé de droite et de gauche en
méandres énormes : de là le nom de Oued-el-Kebir, « Grand Fleuve, »
que les Arabes ont donné à l'ancien Bétis.
Pour en être arrivé à cette régularité de cours, analogue à celle des
Neuves de la France et de l'Allemagne, le Guadalquivir et ses affluents ont
dû accomplir un énorme travail d'érosion. Tous les petits ruisseaux qui
naissent sur le plateau de la Manche se sont ouvert un chemin à travers la
sierra Morena; tous les lacs qui emplissaient les hautes vallées des mon-
tagnes, entre les divers massifs et les sierras parallèles ou entre-croisées,
724 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
se sont vidés par des vallées ou d'étroits défilés ouverts entre les roches : il
ne reste plus qu'un petit nombre de lacs ou de mares sans écoulement.
Tous les hauts affluents, le Guadalimar, plus long, quoique moins abondant
que le Guadalquivir lui-même, le Guadalen, le Guadiana Menor, ont ainsi
percé les digues des réservoirs supérieurs; mais celui qui a fait le travail
le plus considérable est le Genil de Grenade, le principal tributaire du
fleuve. La campagne si féconde qu'il traverse et qui a pris une si grande
célébrité sous le nom de Vega était en partie recouverte par les eaux d'un lac,
que barrait un rempart de montagnes, dans le voisinage de Loja. Cet obs-
tacle a été vaincu, et de coupure en coupure les eaux descendues de la sierra
Nevada ont fini par rejoindre celles qu'alimentent la sierra Sagra et la
sierra Morena.
Les débris apportés des montagnes par le flot qui ronge incessamment
ses bords ont peu à peu comblé l'estuaire de l'Atlantique où se déversaient
les eaux. Un peu en amont de Séville, où le dernier pont traverse le fleuve,
large de moins de 200 mètres, la marée commence à retarder le courant
fluvial; plus bas, elle le fait alterner dans les deux sens. Le Guadalquivir,
qui serpente des collines de la rive droite à celles de la rive gauche, se
divise en deux bras, dont l'un a été creusé de main d'homme pour abréger
la navigation; puis, après avoir réuni ses eaux dans un seul canal, il se redi-
vise encore et forme deux grandes îles marécageuses. Certainement l'estuaire
marin pénétrait à une époque moderne jusqu'à cet endroit de la vallée, à
50 kilomètres du rivage actuel. Le long des deux rives, mais principalement
du côté méridional, s'étendent des terres basses dites marismas et situées
au-dessous des eaux de crue. Pendant la période des sécheresses, elles ne
présentent, dans toute leur largeur, de 10 à 12 kilomètres, qu'un sol gri-
sâtre, crevassé dans tous les sens, se réduisant en une poussière fine que les
pas des taureaux à demi sauvages, réservés pour les tueries des arènes, font
monter en nuages dans l'atmosphère ; à la moindre pluie, ce sont des fon-
drières infranchissables. Des ruisseaux salins s'y perdent, tantôt dans les
sables, tantôt dans les boues, suivant la saison. Aucun village, aucun
hameau n'a pu s'établir sur ces terres d'alluvions transformées çà et là par
les joncs en fourrés inabordables. Plus loin du fleuve, les sables déjà secs
se recouvrent de palmiers nains. Au sud de la plaine, quelques collines de
formation tertiaire s'avancent en promontoires dans ces déserts et par l'as-
pect de leurs vignes, de leurs olivettes, de leurs groupes de palmiers,,
de leurs villages pittoresques, consolent de la morne solitude étendue à leur
base.
Ainsi qu'on en voit de nombreux exemples aux bouches fluviales, un
GUADALQUIVIR.
725
resserrement de la vallée d'alluvions marque les limites extérieures de
l'ancien estuaire comblé du Guadalquivir. La ville de Sanlûcar de Barra-
meda, à l'aspect tout oriental, s'élève au-dessus de la rive gauche, tandis
qu'au nord une chaîne de dunes, reposant sur des couches de coquillages
modernes, s'avance entre la mer et les plages basses de la rive droite et se
prolonge sous l'eau par une barre que les navires d'un tonnage moyen ont
N° 130- — BOUCHE BU GUABALQUIVIR.
Eclvelle de r. 200000
i5,Bl.
JRrofojideurs de 0 à 2 jxtètre .
n de T a 5 xnètrea.
Profojadezirs de 5 à 10 mètres.
de la peine à franchir pour entrer dans le fleuve. Ces dunes, connues sous
le nom à'Arenas Gordas ou de « Gros Sables », sont la barrière que le
vent de la mer a dressée lui-même entre les eaux salines de l'Atlantique et
les eaux douces de l'intérieur. Beaucoup moins hautes que les dunes des
landes de Gascogne, elles n'atteignent guère qu'une trentaine de mètres;
sur le versant tourné du côté de la mer elles sont encore mobiles, mais
sur le versant oriental elles ont toujours été stables depuis l'époqu? histo-
726 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
rique : une forêt de pins pignons en a consolidé les talus de quartz blanc.
Au milieu, des dunes moins élevées qui dominent les plages de Sanlûcar,
les cultivateurs maraîchers ont creusé jusqu'aux terres humides du sous-
sol des cavités profondes appelées navasos et en ont fait de charmants jar-
dins qui donnent plusieurs récoltes par année.
Seul entre tous les fleuves de l'Espagne, le Guadalquivir a l'avantage
d'être navigable à une assez grande distance de l'Océan ; les bâtiments de
100 ou de 500 tonneaux qui ont pu franchir la barre remontent le cours
de l'eau jusqu'à Séville, à une centaine de kilomètres de la mer. Aidé, il
est vrai, par des concessions de privilèges commerciaux et même par des
monopoles absolus de trafic, ce port de rivière avait pu devenir le grand
entrepôt des produits d'outre-mer et le marché principal des échanges; il
est déchu maintenant au profit de l'admirable port de Câdiz; mais des em-
barcations de cabotage viennent toujours y prendre leur chargement de den-
rées locales et les bateaux à vapeur descendent et montent sans peine le
Guadalquivir entre Séville et Sanlûcar. Quant aux autres rivières de l'Anda-
lousie débouchant dans l'Atlantique, elles sont innavigables. Le Guadalete,
qui se déverse dans la baie de Cadiz, n'est qu'une eau sans profondeur se
traînant au milieu des marismas; l'Odiel et le rio Tinto, qui débouchent
dans l'estuaire de Huelva, sont des torrents rapides dont les alluvions em-
plissent peu à peu les chenaux navigables de l'entrée maritime. C'est ainsi
que le port de Palos, d'où partirent les caravelles de Colon pour la décou-
verte du Nouveau Monde, a été complètement envasé : les masures d'un
petit village, des plages indécises que le flot couvre et découvre tour à tour,
voilà ce qu'est le lieu célèbre où s'accomplit un des faits les plus impor-
tants qui aient inauguré l'histoire moderne!
Mais que sont tous les petits changements géologiques accomplis par les
alluvions des rivières, en comparaison de la révolution qui s'est opérée au
sud de l'Andalousie et qui a changé les limites de l'Océan lui-même! Il est
certain que, par la forme générale de son bassin, la Méditerranée est plus
une dépendance des mers orientales que de l'Atlantique. Elle n'est séparée
de la mer Rouge, c'est-à-dire de l'océan Indien, que par des plages basses
et des seuils de poussée récente, où l'industrie moderne a rétabli sans trop
de peine un détroit de jonction. Au nord-est, elle est éloignée de l'océan
Glacial par toute la largeur du continent d'Asie ; mais cet immense espace
est encore partiellement recouvert d'eaux salées et saumâtres qui sont le
reste d'une ancienne mer; nulle part le sol ne s'y redresse en rangées de
collines et de montagnes semblables à celles qui d'Almeria, en Espagne, à
Melilla, dans le Maroc, enceignent la « manche » occidentale de la Méditer-
GUADALQUIVIR, DÉTROIT DE GIBRALTAR. 727
ranée. Pourtant cette barrière a été rompue, tandis que les isthmes orien-
taux émergeaient peu à peu du sein de la mer.
Quel est l'Hercule géologique dont le bras a ouvert cette issue? La nature
caverneuse des roches dans les deux péninsules terminales du Maroc et de
l'Andalousie a certainement facilité l'œuvre d'érosion, surtout si la Médi-
terranée, par suite d'une évaporation plus rapide de ses eaux, s'est trouvée
à un niveau plus bas que celui de l'Atlantique. Dans ce cas, les fissures de
la pierre ont dû s'élargir bien promptement sous l'action des cataractes
océaniques; les piliers de montagnes qui obstruaient le courant ont pu être
déblayés, même sans que des tremblements de terre aient aidé à l'œuvre de
démolition. L'énorme masse d'eau que l'Atlantique roule incessamment
dans la Méditerranée avec une vitesse moyenne de 4 kilomètres et demi et
une vitesse extrême de près de 10 kilomètres, permet de juger de la puis-
sance avec laquelle procéda l'Océan dès qu'une fente lui eut permis de se
glisser entre les deux continents. Il est à remarquer que le travail d'érosion
a été beaucoup plus actif dans les parages orientaux du détroit, entre les
montagnes de Gibraltar et de Ceuta. Le vrai seuil de séparation entre l'Océan
et la Méditerranée ne se trouve point dans la partie la moins large du dé-
troit de Gibraltar, au sud de l'île fortifiée de Tarifa. Il est situé plus à l'ouest,
à l'entrée même du détroit, et continue, du cap Trafalgar au cap Spartel,
la courbe régulière des côtes océaniques de l'Espagne et du Maroc. La crête
de ce rempart sous-marin est assez inégale et varie de 100 à 550 mètres,
mais elle est en moyenne de 275 mètres seulement, tandis qu'à l'est le fond
s'abaisse graduellement vers Tarifa et Gibraltar, jusqu'à plus de 900 mètres.
Ainsi le détroit tout entier fait déjà partie de la cuvette méditerranéenne.
La pente sous-marine du canal s'incline à l'est, c'est-à-dire précisément
en sens inverse de la déclivité des terres avoisinantes.
La largeur du détroit s'est-elle accrue depuis les temps historiques? Il n'y
aurait pas de doute à cet égard si l'on devait en juger par les assertions des
anciens. Les dimensions qu'ils donnent aux « Bouches de Calpé « sont de
beaucoup inférieures à celles que les marins trouvent de nos jours. Toute-
fois les évaluations des géographes grecs et romains n'avaient rien de précis,
et l'erreur en moins pouvait provenir de l'illusion d'optique causée par la
hauteur et le profil abrupt des promontoires opposés. Le fait est que les
descriptions des anciens conviennent encore parfaitement à l'apparence
du détroit. Les deux piliers d'Hercule ou « portes Gadirides » se dres-
sent toujours de part et d'autre à l'entrée méditerranéenne du passage :
au nord, le superbe mont Calpé; au sud, la longue croupe massive de
l'Abylix. D'ailleurs, depuis que la roche de Gibraltar est devenue l'une des
728 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
positions militaires les plus importantes du continent, on n'a point observé
que ses rivages aient reculé devant la mer.
Quoique la montagne de Calpé, le Gibraltar, ou Djebel Tarik des Maures,
ne soit pas le promontoire méridional de l'Ibérie et qu'elle se trouve même
un peu en retrait par rapport aux rivages du détroit, cependant elle doit à
la beauté de son aspect, et plus encore à son importance stratégique, d'avoir
donné son nom au passage et d'en être considérée comme la gardienne.
Pour les marins et les voyageurs, c'est la borne par excellence entre l'Océan
sans limites et la mer Intérieure, entre les eaux qui mènent au Nouveau
Monde et celles qui conduisent au Levant et aux Indes. Ses roches de cal-
caire blanchâtre, aux fondements de schiste silurien, aux crêtes aiguë?
se profilant sur le ciel presque toujours bleu, offrent à ceux qui voguent
à leur base un aspect incessamment changeant, à cause de la diversité des
escarpements, des terrasses, des talus de débris; mais de toutes paris
elles sont majestueuses à voir et prennent en maints endroits cette forme
puissante de contours qui a fait comparer Gibraltar à un lion couché gar-
dant la porte des deux mers. C'est du côté de la Méditerranée que la roche
est le plus abrupte ; sur cette face, elle laisse à peine au-dessous des
éboulis un espace suffisant pour les fondements de quelques maisons et
les racines de quelques arbres, tandis que des fortifications sans nom-
bre, des places d'armes et la ville elle-même ont trouvé place sur les res-
sauts et les pentes douces du versant opposé. On a constaté aussi que
l'isthme de sable ou linea qui joint la roche à la terre d'Espagne présente
à la Méditerranée un talus beaucoup plus rapide que celui de la baie
d'Àlgeciras. C'est de l'orient que viennent les grandes vagues de houle ap-
portant les matières arénacées qui servent à l'édification de la digue ; sur
le versant opposé, les sables s'éboulent et s'étalent en une plage faiblement
inclinée. Les nombreuses grottes que les savants ont explorées dans le ro-
cher de Gibraltar, renfermaient des ossements d'hommes du type dolicho-
céphale, appartenant à l'âge de la pierre polie. Ces cavernes sont identiques
par leur aspect et leur contenance à celles des côtes de la Dalmatie et des
îles Ioniennes. Si distantes les unes des autres et séparées actuellement par
des mers4, des îles, des péninsules, ces diverses contrées sont néanmoins du
même âge et de la même formation.
L'îlot de Gibraltar, dépendance naturelle de l'Espagne, est devenu, en
vertu de la conquête, une forteresse de l'Angleterre. La fiction de l'empire
des mers qui a poussé la Grande-Bretagne à s'emparer de Malte, de Périm,
de Ceylan, de Singaporc, de Hongkong, ne pouvait permettre aux Anglais
de laisser la forte position de Gibraltar entre les mains de ses propriétaires
GIBRALTAR, CLIMAT DE L'AKDALOUSIE 729
naturels et ils en ont fait une citadelle prodigieuse, ayant une sorte de
« coquetterie » dans ses formidables armements. C'est que la valeur stra-
tégique de Gibraltar est précisément en rapport avec son immense impor-
tance dans le mouvement des échanges de commerce. Si des navires, par di-
zaines de mille et portant ensemble des millions de tonnes de marchandises,
passent chaque année entre les promontoires de l'Europe et de l'Afrique, des
centaines de bâtiments de guerre avec leurs milliers de canons, utilisent le
même passage pour aller faire, sur quelque rivage lointain, acte ou dé-
monstration de force, Les batailles navales qui se sont livrées dans la baie
même de Gibraltar et aux abords occidentaux du détroit, à Trafalgar et au
cap Saint-Vincent, témoignent du rôle considérable que la porte des deux
mers a rempli dans l'histoire militaire du monde. Il n'est donc pas éton-
nant qu'à une époque où nul ne reconnaissait le droit des populations à dis-
poser d'elles-mêmes, l'Angleterre se soit emparée d'une place de cette va-
leur. Les Espagnols le ressentent comme une insulte et leur cause devrait
avoir la sympathie de tous, s'ils ne détenaient eux-mêmes, de l'autre côté
du passage, la ville et le territoire de Ceuta. On leur a pris l'un des piliers
d'Hercule avec autant de droit qu'ils en avaient eu à s'emparer de l'autre.
La fréquence des rapports historiques entre l'Andalousie et les contrées
berbères ne s'explique pas seulement par le voisinage des terres disjointes,
elle a aussi sa raison dans la ressemblance des climats. L'Espagne méridio-
nale a les mêmes conditions de température, d'humidité, de mouvements
aériens que les campagnes du Maroc. L'Andalousie méridionale, Murcie, Ali-
cante, sont, avec quelques localités exceptionnelles de la Sicile, de la Grèce,
de l'Archipel, les contrées de l'Europe dont la température moyenne est la
plus élevée. Les tableaux de température dressés par Coello, Willkomm et
d'autres géographes permettaient même de croire que l'isotherme de 20 de-
grés passait dans cette partie de l'Espagne. Des observations plus récentes ne
confirment pas cette hypothèse ; la moyenne de température ne serait que
de 17 à 18 degrés à Gibraltar et à Tarifa. Quoi qu'il en soit, la zone de plus
grande chaleur occupe, jusqu'à une certaine distance dans l'intérieur, le
littoral de FAlgarve portugais et de la province de Huelva , puis entre
fort avant dans la plaine du Guadalquivir pour embrasser Séville, Car-
mona, Ecija, la « Poêle à Frire », ou le « Fourneau» de l'Espagne, et
se reploie au sud-ouest, pour aller rejoindre la côte à Sanlûcar de Bar«
rameda. Cette région a ceci de remarquable, qu'elle forme une île de
chaleur parfaitement limitée de tous les côtés par des zones de tempé-
rature plus basse.
Au sud de la grande enclave de fraîcheur relative formée par la baie de
'■ 92
730
NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Càdiz et tout le district montagneux de la pointe méridionale, où
souffle librement la virazon ou brise océanique, la région des grandes
chaleurs recommence par les villes du détroit ; elle englobe Algeciras et
Gibraltar et s'élève à des hauteurs diverses sur le versant de tous les monts
qui se prolongent à l'est jusqu'au cap de Gâta, puis au delà de Cartha-
gène et d'Àlicante, jusqu'au promontoire de la Nao. Dans cette région
entière, les froids sont pour ainsi dire inconnus ; la température moyenne
du mois le moins chaud est de 12 degrés centigrades. L'île de Madère,
située à près de 500 kilomètres plus près de l'équateur, n'a pas des
années aussi chaudes que Gibraltar et Mâlaga, quoiqu'elle ait le précieux
avantage d'avoir un moindre écart dans les alternances de chaleur et de
N° 131 ZONES PC VEGETATION SUR LE LITTORAL DE I, ANDALOUSIE.
Limite des Dattieps.
-Echelle de 1 : 3.ooo.ooo
Limite des Orangers
ôoKL.
froid. Les parties les plus torrides de la côte méditerranéenne de l'An-
dalousie ne sont pas les promontoires qui s'avancent au loin vers le sud ;
ce sont, au contraire, les baies semi-circulaires qui se reploient vers le
nord. Parfaitement abritées contre tous les vents qui pourraient leur
apporter de la fraîcheur, elles ne sont exposées qu'aux courants atmo-
sphériques venus du continent africain, et leur chaleur moyenne en est
fatalement accrue. G'est par une raison du même genre que le littoral
méditerranéen est dans son ensemble beaucoup plus tropical que la ville
de Càdiz et les cités voisines, situées sur la côte atlantique. Tandis que
celles-ci reçoivent librement le vent d'ouest, les rivages espagnols qui se
développent en dedans du détroit sont privés de cette atmosphère rafraî-
chissante. La porte de Gibraltar est naturellement le lieu où s'opèrent la
CLIMAT DE L'ANDALOUSIE. 751
lutte et le renversement des courants aériens. Les vents y sont toujours
fort vifs, surtout au milieu du détroit, et pendant l'hiver ils soufflent sou-
vent en tempête. Les courants qui prédominent sont ceux de l'ouest en
hiver, ceux de l'est en été; les premiers apportent fréquemment des
pluies violentes, qui vont en s'amoindrissant de Cadiz à Gibraltar; les vents
d'est sont d'ordinaire les indices du beau temps. Les deux grandes bornes
d'Afrique et d'Europe qui se dressent en face l'une de l'autre sont pour les
marins les grands indicateurs météorologiques : quand elles se ceignent de
nuages élevés ou s'enveloppent de brouillards, parfois non moins épais que
ceux de Londres, le vent d'est s'annonce ; quand elles se profilent nette-
ment dans le ciel bleu, c'est un signe assuré de vent d'ouest1.
Le climat semi-tropical de la basse Andalousie est quelquefois tout à fait
accablant pour les Européens du Nord ; la sécheresse de l'atmosphère finit
par leur devenir intolérable. Dans la plaine et sur le littoral, l'été est
presque toujours sans pluies; il est rare qu'une goutte d'eau tombe de
juin en septembre. Au fond des vallées latérales dont l'air n'est pas re-
nouvelé par les brises, la chaleur est souvent très-pénible à supporter,
■elle est aussi fort gênante dans la plaine libre, parce que les vents ali-
tés, qui renouvellent l'atmosphère sous les latitudes tropicales, ne souf-
flent pas dans le bassin du Guadalquivir. Même à Cadiz, qui pourtant se
trouve environnée par les eaux, le vent de terre, connu sous le nom de
médina, parce qu'il traverse les solitudes du domaine de Médina Sidonia,
apporte un air étouffant, intolérable pour les gens nerveux : on dit que les
actes de violence, les disputes et les meurtres sont beaucoup plus fréquents
sous l'influence de ce vent que dans tout autre état de l'atmosphère. Pour
les côtes méridionales le vent le plus redouté est le courant dit solano ou
levante. Quand il se met à souffler, la chaleur devient comme l'haleine
-d'un four : on se croirait transporté en plein Sahara. Une vapeur quel-
quefois rougeâtre, blanchâtre le plus souvent et de nature encore inex-
pliquée, la câlina, pèse sur l'horizon du sud; les chaudes bouffées soulèvent
sur les chemins, dans les campagnes mêmes, des tourbillons de poussière
et flétrissent le feuillage des arbres ; souvent, lorsque le vent a persisté
pendant plusieurs jours, on a vu les oiseaux périr comme étouffés.
Tandis que dans les régions tempérées de l'Europe l'été est une saison
de fleurs et de feuillage, elle est, au contraire, une saison de sécheresse et
1 Température, d'après Coello..
Pluie annuelle
Pluie d'octobre en mars. . .
Pluie d'avril en septembre. .
Grenade.
Se ville.
Gibraltar.
18°,9
20°(?)
20°,7(?)
lm,252
0m,664
0m,755
lm,023
0°\588
0m,51G
0m,209
0m,076
0m,219
752 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
de mort dans l'Andalousie. Si ce n'est dans les jardins et les campagnes
arrosées, qui gardent leur éclat pendant les chaleurs, la végétation se
brûle, se raccornit, prend une teinte grisâtre qui se confond avec celle
de la terre. Mais à l'époque des averses équinoxiales d'automne, tom-
bant en pluies dans les terres basses, en neiges sur les montagnes, les
plantes jaillissent et se dressent de nouveau ; elles jouissent d'un second
printemps. En février, la campagne est dans toute sa beauté. Les pluies de
mars, d'ailleurs assez peu régulières et presque toujours accompagnées
d'orages, entretiennent cette richesse de la flore, puis la chaleur et les
sécheresses reprennent le dessus, la nature se flétrit de nouveau.
Il est certain que le climat de l'Andalousie, considéré dans son ensemble,
ne fournit pas au sol une suffisante humidité. Quelques parties de la
contrée sont de véritables steppes sans eau, sans végétation arborescente,
sans demeures humaines. La plus grande de ces plaines infertiles occupe
les deux bords de la basse vallée du Genil, entre Aguilar, Écija, Osuna,
Antequera ; en certains endroits, elle n'a pas moins de 48 kilomètres de
largeur, et dans cette vaste étendue on ne trouve d'eau douce nulle part,
si ce n'est dans le Genil lui-même. Les fonds sont remplis par des lagunes
saumâtres et salées aux rives argileuses blanches de sel en été : on pour-
rait se croire dans le désert d'Algérie ou sur les plateaux de la Perse. La
culture y est impossible; elle ne reparaît qu'aux abords des fontaines
qui donnent leur nom aux villages circonvoisins, Aguadulce, Pozo Ancho,
Fuentes. Une autre steppe considérable, dite de la « Manche royale », s'étend
à l'est de Jaen, sur le versant oriental des terrasses grenadines et se rattache
à diverses solitudes infertiles que dominent les sierras Sagra, Maria, de las
Estancias, et que parcourent des ruisseaux d'eau salée. Sur les pentes
méditerranéennes de l'Andalousie, les régions absolument désertes sont
encore plus étendues en proportion que dans le bassin du Guadalquivir.
Ainsi toute la pointe sud-orientale de l'Espagne, occupée par les basaltes
et les porphyres des montagnes de Gâta, est complètement stérile, et l'on
n'y voit d'autres constructions que les tours de défense bâties de loin en
loin sur les promontoires. Les plaines salines du littoral qui alternent avec
les campagnes bien arrosées ont une végétation très-rare, composée presque
uniquement de salsolées, de plombaginées, de crucifères ; plus d'un cin-
quième des espèces est essentiellement africain. Ces terres salées ne se
prêtent qu'à la culture ou plutôt à la récolte de la barille, plante dont les
cendres servent à la fabrication de la soude.
Mais d'ordinaire le nom de l'Andalousie ne rappelle point à l'esprit
l'idée de ces régions infertiles. On songe plutôt aux orangers de Séville, à
CLIMAT ET FLORE DE L'ANDALOUSIE.
753
la luxuriante végétation de la Vega de Grenade : on se souvient des appel-
lations de Champs Élysées et de Jardin des Hespérides, que les anciens
avaient données à la vallée du Bétis. Même par sa flore spontanée, l'Anda-
lousie a mérité d'être nommée « les Indes de l'Espagne » , mais à toutes ses
plantes asiatiques et africaines qui demandent un climat presque tropical,
N° 132. — STEPPE D ÉCIJA.
d'après Morix Wi]lUorom
^^1 Régwn des Steppes
Echelle de jio.ooo.
oJul.
cette contrée, véritable serre chaude de l'Europe, a pu joindre un grand
nombre d'espèces acclimatées, introduites de l'Orient et du Nouveau Monde.
Aux dattiers, aux bananiers, aux bambous s'associent les arbres à caout-
chouc, les dragonniers, les magnoliers, les chirimoyas, les érythrines, les
azédarachs; les ricins, les stramoines poussent en vigoureux arbrisseaux;
les nopals h cochenille croissent comme aux Canaries, les arachides comme
au Sénégal; les patates douces, les cotonniers, les cafiers donnent une
734 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
récolte régulière au cultivateur soigneux, et la canne à sucre prospère dans
les districts abrités. La seule région de l'Europe où cette plante ait une
valeur économique réelle est celle qui s'étend au sud des montagnes gre-
nadines, de Motril à Mâlaga. Torrox, près de Yelez Malaga, est la ville qui
par ses plantations rappelle le mieux l'aspect de celles du littoral
cubanais. Du temps de la domination arabe, les moulins à sucre étaient
nombreux sur toute la côte méditerranéenne jusqu'à Valence; ils le sont de
nouveau dans la plaine de Malaga. On évalue à un demi-million de francs
le bénéfice net que procure aux Malaguenos la fabrication du sucre.
La faune de l'Andalousie, de même que sa flore, quoique à un moindre
degré, a une physionomie africaine ou du moins berbère. Tous les types de
mollusques vivants que l'on voit dans le Maroc appartiennent également à
l'Andalousie. L'ichneumon se rencontre sur la rive droite du bas Guadal-
quivir et en d'autres parties du bassin; le caméléon y est très-fréquent; une
espèce de bouquetin que l'on trouve, dit-on, dans les montagnes du Maroc
existerait aussi dans la sierra Nevada et dans les massifs circonvoisins.
Enfin, c'est un fait bien connu qu'un singe africain (Inuus sylvanus) habite
le rocher de Gibraltar ; en 1880, la tribu comprenait 25 individus. Ce
singe a-t-il été importé, comme d'aucuns le prétendent, par des officiers
anglais? N'est-il, en Europe, qu'un étranger comme les chameaux de la
Frontera, près de Cadiz, et, comme les chevaux andalous, certainement d'o-
rigine berbère? Ou bien, est-il réellement un ancien colon du mont Calpé,
et témoigne-t-il ainsi de l'existence préhistorique d'un isthme entre l'Eu-
rope et l'Afrique? Los divers auteurs se contredisent à cet égard et la ques-
tion ne peut être décidée ; la seule chose certaine est que le singe a trouvé
sur les rochers du promontoire d'Europe un milieu qui lui convient
comme celui des montagnes opposées.
Aux origines de notre histoire d'Europe, les populations des contrées
connues aujourd'hui sous le nom d'Andalousie étaient pour la plus forte
part ibériennes, c'est-à-dire très-probablement de même souche que les
Basques actuels. Les Bastules, Bastarnes et Bastétans, qui peuplaient les
régions montagneuses du versant méditerranéen, les Turdétans et Turdules
de la vallée du Bétis portaient des noms euskariens; de même, nombre de
leurs villes étaient désignées par des mots que fait comprendre le basque
de nos jours. Mais, dans son ensemble, la population était déjà sans
aucun doute fort mélangée. Des tribus celtiques occupaient les régions
montueuses qui s'étendent au nord-ouest du Bétis vers la Lusitanie; les
POPULATIONS DE L'ANDALOUSIE. 737
Turdétans, relativement très-policés, puisqu'ils possédaient des annales,
des poëmes, des lois écrites, avaient reçu sur leur territoire des colonies
de Phéniciens, de Carthaginois, de Grecs; puis ils se latinisèrent; ils ou-
blièrent leur langue, leurs cités devinrent autant de petites Romes. En
dehors de l'Italie, peu de contrées étaient plus romaines que la leur et
prenaient une plus large part d'influence dans les destinées communes de
l'empire On a retrouvé à Mâlaga et, plus récemment encore, à Osuna
(Colonia Julia Genetiva), des textes de constitutions municipales du temps
de Jules César et de Domitien : ces documents ont démontré que les cités de
ces provinces jouissaient d'une autonomie locale presque absolue.
La désorganisation du monde romain amena dans l'Espagne méridio-
nale de nouveaux éléments ethniques, les Vandales, les Grecs byzantins,
les Visigoths, auxquels succédèrent les Arabes et les Berbères, accompa-
gnés des Juifs. On fait dériver le nom de l'Andalousie des Vandales qui l'ont
habitée pendant quelques années au commencement du cinquième siècle.
Il est vrai que les chroniqueurs espagnols ne donnèrent jamais le nom de
« Vandalousie » à l'ancienne Bétique. C'est au temps des Arabes seule-
ment que l'appellation d'Andalou apparaît pour la première fois, mais
appliquée à la Péninsule tout entière aussi bien qu'à la vallée du Guadal-
quivir ; elle ne fut restreinte à l'Andalousie actuelle qu'à l'époque où les
Arabes eurent perdu toutes les autres provinces de l'Espagne. Peut-être,
ainsi que le suppose Vivien de Saint-Mari in, les habitants du nord de
l'Afrique avaient-ils donné ce nom à l'Hispanie tout entière lors de la con-
quête de leur pays par les Vandales : la contrée qu'ils apercevaient de
l'autre côté de la mer n'avait d'importance à leurs yeux que parce que
leurs maîtres en étaient sortis.
Les Maures eux-mêmes, c'est-à-dire les populations mélangées du nord
de l'Afrique, Arabes et surtout Berbères, eurent une part bien autrement
grande que les tribus d'origine germanique dans la formation du peuple
andalou. Possesseurs du pays pendant sept cents années, foisonnant en
multitudes dans les grandes cités, et cultivant partout les campagnes à
côté des anciens habitants, ils s'unirent intimement avec eux et, plus
tard, quand l'ordre d'exil fut promulgué contre toute leur race, ceux
mêmes qui le prononçaient et qui étaient chargés de le mettre à exécu-
tion avaient dans leurs propres artères une forte part de sang maure.
Dans certaines régions des provinces andalouses, notamment dans les val-
lées de l'Alpujarra, où les Maures réussirent à se maintenir indépen-
dants jusqu'à la fin du seizième siècle, la population était devenue tel-
lement africaine, que les pratiques religieuses, et non la nuance de la
i. 93
758 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
peau , étaient les seuls indices de démarcation entre musulmans et
chrétiens. L'idiome andalou, plus encore que le castillan, est fortement
arabisé par l'accent, non moins que par les mots et les tournures de
phrase; les noms de lieux d'origine sémitique sont beaucoup plus nom-
breux en maints districts que les noms ibères et latins; les fêtes, les céré-
monies, les mœurs ont gardé leurs traits mauresques. Dans les cités, presque
tous les édifices remarquables sont des alcazars ou des mosquées, et même
les constructions modernes ont toutes quelque chose du style arabe
modifié par les traditions romaines. Au lieu de regarder au dehors, comme
le font les demeures des autres Européens , les riches habitations de
l'Andalousie regardent surtout en dedans, vers le patio, cour intérieure
pavée en dalles de marbre blanc ou multicolore : c'est là que s'assemble
la famille pour prendre le frais, à côté de la fontaine, dont le jet grésille
incessamment dans la vasque polie.
Depuis l'époque des Arabes, aucun élément ethnique nouveau de quelque
importance ne s'est mêlé aux populations primitives. Il est vrai que pendant
la deuxième moitié du dix-huitième siècle des villages peuplés de colons,
allemands pour la plupart, furent établis dans certains despoblados de
l'Andalousie, à la Carolina, sur la route du Despenaperros au Guadalquivir,
à laCarlota etàFuente Palmera, entre Cordoue et Séville; mais ces colonies,
mal entretenues, ne prospérèrent point : les habitants moururent en grand
nombre, d'autres retournèrent dans leur pays ; en moins d'une généra-
tion, les étrangers s'étaient fondus dans le reste du peuple. Les quelques
négociants non espagnols établis dans les ports de l'Andalousie ont eu une
part d'influence bien plus sérieuse.
On l'a souvent répété, les Andalous sont les Gascons de l'Espagne. Ils
sont, en général, gracieux et souples de corps, séduisants de manières, élo-
quents de mine, de gestes et de langage. Ce sont des charmeurs, mais le
charme qu'ils exercent n'est souvent employé que pour les buts les plus
futiles : sous la faconde on trouve le manque de pensée; toute cette redon-
dance sonore cache le vide. Les Andalous, quoique non dépourvus de bra-
voure, sont très-portés à la fanfaronnade : ils aiment à faire valoir leur
mérite, quelquefois même aux dépens de la vérité; ils font étalage de
tout ce qu'ils possèdent, même de ce qu'ils ne possèdent pas, et leur désir
de briller les emporte au delà des limites du vrai. Mais cette tendance
à l'exagération fastueuse, cette imagination surabondante ont cela de bon
que l'Andalou voit toutes les choses par leur beau côté; il est heureux
quand même, pourvu qu'il fasse et qu'il entende du bruit; ruiné,
misérable, sans ressources matérielles, il lui reste toujours celles de l'es-
ANDALOUS. 759
prit et de la gaieté; il garde aussi son égoïsme bienveillant; non-seule-
ment il est heureux lui-même, mais il aime à voir les autres aussi contents
que lui. D'ailleurs, en Andalousie comme dans tout le reste de l'Espagne,
les habitants des monts se distinguent de ceux des campagnes basses par
une démarche plus grave et une parole plus réservée. Ainsi, les Jaetanos
ou montagnards de Jaen sont connus sous le nom de « Galiciens de l'Anda-
lousie ». La beauté des femmes des hautes vallées et de la montagne est
aussi plus noble et plus sévère que celle des femmes de la plaine. Comparées
aux charmantes Gaditanes, aux majcts fascinatrices de Séville, les Grena-
dines, les femmes de Guadix, de Baza ont des traits remarquables surtout
par leur noblesse et leur fierté.
Quoique l'on trouve aussi de rudes travailleurs dans la Bétique, princi-
palement dans les régions montagneuses et les districts miniers, on peut
dire cependant que l'amour du labeur n'est pas la vertu capitale des Anda-
lous. Aussi les immenses ressources du pays, qui pourrait être pour le reste
de l'Europe une grande serre de productions presque tropicales, ne sont-
elles que très-médiocrement utilisées. Mais il serait injuste d'en accuser
seulement les habitants eux-mêmes ; la faute en est aussi aux conditions de
la tenure du sol. La basse Andalousie, plus encore que les Castilles, est un
pays de grande propriété. Là les domaines princiers sont de véritables Etats.
Aux temps de la conquête sur les Maures, lorsque le pouvoir royal, fort
d'une longue tradition et consolidé par la conquête, en était arrivé à tenir
les peuples en parfait mépris, les grands seigneurs castillans firent découper
la contrée en immenses domaines, et chacun prit le sien. Nombre de ces
propriétés, consistant en excellentes terres situées sous l'un des meilleurs
climats du monde, se sont peu à peu transformées en pâtis à peine utilisés.
Sur des étendues de plusieurs lieues, on ne voit pas une seule demeure,
pas un verger, pas même les vestiges du travail humain. « Le grand pro-
priétaire, dit de Bourgoing, semble y régner comme le lion dans les
forêts, en éloignant par ses rugissements tout ce qui pourrait appprocher de
lui. » Dans les régions montagneuses, la terre se divise aussi en grands do-
maines, mais elle est répartie entre de nombreux métayers qui donnent au
maître du sol le tiers des produits et des troupeaux. Leur position est meil-
leure que celle des habitants de la plaine, mais leur mode de culture est des
plus rudimentaires.
Les magnifiques jardins d'orangers de Séville et de Sanlûcar, de
Carmona, d'Estepa, d'Utrera, les olivettes, les vergers et les vignobles de
Malaga et des autres cités de l'Andalousie livrent au commerce une quantité
considérable de fruits ; les riches récoltes de céréales ont fait de la contrée
740 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
un des principaux greniers de l'Espagne ; mais les vins sont la seule pro-
duction agricole de l'Andalousie qui ait une grande importance économique
dans le commerce du monde. Les campagnes de Jerez, à l'orient de la baie
Je Cddiz, produisent une énorme quantité de vin, qui, sous le nom de
sherry, dérivé de celui de la cité voisine, est expédié en masse pour les
marchés de l'Angleterre. L'oïdium, qui a longtemps épargné les cépages
de Jerez, tandis qu'il dévastait les vignobles du reste de l'Europe, est une
des causes qui ont le plus contribué à l'exportation du sherry ; mais la
réduction considérable de droits votée par le Parlement anglais, a été une
raison plus décisive encore. Une grande partie des vignobles est entre les
mains de propriétaires anglais ; des négociants , des préparateurs de la
même nation sont occupés en foule à couper les différents crus avec les gros
vins de Chiclana, de Rota et de Sanlûcar, à se livrer à toutes les opérations,
légitimes ou frauduleuses, qui appartiennent à ce genre de commerce.
Certains vins de premier ordre, la tintilla sucrée de Rota, le manzanilla,
jeune vin non encore soumis au coupage, que l'on boit dans un verre à part,
de pajarete, retiré d'une espèce de raisin particulière que l'on a soin de
sécher avant de l'envoyer au pressoir, constituent un véritable monopole
entre les mains de quelques propriétaires et peuvent garder leur authen-
ticité, tandis que les « vins de table » sont manipulés à outrance. Mais, dans
l'ensemble, ces industries ont propagé dans le pays des habitudes de travail
qui n'existaient pas. Le port de Santa Maria, sur la baie de Cadiz, est au
premier rang pour l'exportation des vins, et grâce à ses vignobles de
Jerez, de Mâlaga et autres villes andalouses, l'Espagne a pu, pendant les
années favorables, disputer à sa voisine d'outre-Pyrénées la prééminence
pour le commerce des « liquides \ » Le phylloxéra vient d'envahir les vigno-
bles de Malaga.
L'industrie proprement dite, si florissante pendant les âges mauresques,
alors que les soies, les draps, les cuirs d'Andalousie avaient une réputation
européenne, et que les ateliers de la seule Séville étaient peuplés, dit-on,
de plus de 100,000 ouvriers, n'est plus de nos jours que l'ombre d'elle-
même ; mais le travail des mines a, sinon gardé, du moins repris une part
de son importance. Du temps de Strabon, la Turdétanie, c'est-à-dire la
plus grande partie de la vallée du Bétis, « jouissait à tel point de ce double
privilège de la fertilité et de la richesse en mines, que nulle expression
1 Exportation des vins de la baie de Câdiz :
1858 163,500 hectolitres.
1862 252,500 »
1871 577,400 »
VIGNOBLES ET MINES DE L'ANDALOUSIE. 741
admira live ne pouvait donner une idée de la réalité. Nulle part on n'avait
trouvé l'or, l'argent, le cuivre, le fer natif en si grande abondance et dans
un tel état de pureté. » « Chaque montagne, chaque colline de l'Ibérie,
disait Posidonius, avec son emphase ordinaire, en parlant de cette même
contrée des Turdétans, semble un amas de matières à monnayer, préparé
des propres mains de la prodigue Fortune... Pour les Ibères, ce n'est pas
le dieu des Enfers, mais bien le dieu des Richesses, ce n'est pas Pluton,
mais bien Plutus qui règne sur les profondeurs souterraines. »
Comparée aux régions minières de l'Australie et du Nouveau Monde,
l'Espagne méridionale ne mérite plus ces éloges à outrance, mais elle a
toujours de très-grandes richesses et l'industrie moderne sait en profiter
partiellement. L'obstacle principal à une exploitation systématique des gise-
ments reconnus consiste dans le manque de voies de communication. On a
calculé qu'il faut près de cent ânes pour transporter autant de minerai
qu'un seul vagon de chemin de fer. Aussi toute mine de fer, si riche
qu'elle soit, est-elle absolument inexploitable dès qu'elle se trouve à plus
de 2 ou 5 kilomètres d'une voie ferrée ou d'un port d'embarquement : elle
n'est une valeur qu'en espérance. Les gisements de métaux plus précieux,
plomb, cuivre ou argent, peuvent être utilement exploités à quelques kilo-
mètres plus loin du point d'expédition, mais cette limite est bientôt atteinte
et les habitants du pays doivent se contenter de savoir que des trésors se
trouvent sous les rochers voisins, en réserve pour leurs descendants. Telles
sont, les causes qui, avec le manque d'eau et de combustible, l'incohérence
des travaux d'attaque, les conflits des propriétaires, les exigences du fisc,
la rapacité des gens de loi, rendent parfois si précaire le rendement des
mines d'Andalousie. En Angleterre, de pareils gisements seraient la source
d'incalculables revenus.
Les districts miniers les plus productifs de l'Espagne méridionale se trou-
vent presque uniquement dans les régions des montagnes. A l'angle sud-
oriental de la Péninsule, la sierra de Gâdor a, dit le proverbe, « plus de
métal que de roche ; » on exploite aussi le fer, le cuivre et, comme dans la
sierra de Gâdor, le plomb argentifère, en des centaines de puits de mines
ouverts dans les flancs des diverses sierras de Guadix, de Baza, d'Almeria.
La haute vallée du Guadalquivir a, près de Linarès, de riches mines, éga-
lement argentifères, qui produisent, dit-on, le premier plomb du inonde
par sa qualité, et parmi lesquelles on montre encore les puits et les ga-
leries des Carthaginois et des Romains; vers le commencement du dix-
huitième siècle, l'exploitation en a été reprise, mais les grands travaux
d'extraction n'ont lieu que depuis l'ouverture du chemin de fer : alors se
742 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
sont fondées les compagnies anglaises, françaises, allemandes, et sont arrivés
tous les ingénieurs étrangers qui ont creusé leurs deux cents puits d'ex-
traction et changé l'aspect du pays1. Les mineurs de Linarès sont réputés
les plus hardis de toute l'Espagne ; mais les phthisies, les fièvres et les
coliques de plomb causées par leur genre de travail font parmi eux
beaucoup de ravages, et les eucalyptus, ou « arbres à fièvre », plantés
en grand nombre dans le pays n'ont pu qu'assainir l'air extérieur, non
celui des mines. On a remarqué que ni les chevaux, ni les chiens, ni les
chats, ni les poulets ne peuvent respirer l'atmosphère des mines de
plomb ; mais les rats n'en souffrent point.
Plus à l'ouest, dans les régions de la sierra Morena qui séparent l'Estre-
madure de la province de Séville, d'autres mines d'argent, jadis non moins
fameuses, celles de Constantina et de Guadalcanal, ont été tantôt délaissées,
tantôt reprises, et donnent lieu à une exploitation intermittente, suivant la
richesse des trouvailles et les conditions du marché.
Les bassins houillers de Bélmez et d'Espiel, situés au nord de Cordoue
dans le voisinage de gisements de fer et de cuivre d'une grande richesse, et
mieux pourvus de chemins que les mines de Constantina, sont aussi un plus
grand trésor pour l'industrie moderne et pourront avoir dans l'avenir une
importance considérable. Ces gisements s'étendent souterrainement bien au
delà des limites visibles et exploitées ; on pense même qu'elles pénètrent,
d'un côté, jusque dans la vallée du Guadalquivir, de l'autre jusque sous les
plateaux de l'Estremadure. Le combustible qu'elles fournissent est excellent,
et pourtant les diverses compagnies qui exploitent ce bassin n'en retirent
encore que 200,000 tonnes au plus, le débit s'en trouvant limité par le
manque de consommateurs et par la cherté des moyens de transport. Même
quelques mines de charbon, dans les montagnes situées au nord de Séville,
expédient encore leurs produits à dos de mulet : dans ces conditions, le
travail ne peut que se faire suivant des procédés barbares.
De toutes les mines d'Espagne, celles où l'on travaille avec le plus d'acti-
vité sont les excavations de la province de Huelva, sur le versant méridio-
nal du système marianique. Les schistes siluriens de cette contrée présen-
tent, au contact des roches de porphyre et de diorite qui les ont traversées,
des filons de pyrites de cuivre d'une puissance extraordinaire : le reste du
monde n'oflre peut-être pas d'exemples de formations aussi prodigieuses.
Les mines de Rio-Tinto, situées malheureusement à 80 kilomètres de la
mer et à 500 mètres d'altitude, frappent de stupeur par leurs dimensions :
1 Production des mines de Linarès, en 1872, d'après Rose : 210,000 tonnes de plomb.
MINES DE LINARÈS, DE BÉLMEZ, DE RIO-TINTO.
743
qu'on descende dans leurs gouffres taillés en carrières, pleines d'ouvriers
demi-nus, ou que l'on pénètre dans leurs galeries en étages, partout on ne
N° 133. MINES DE HUELVA.
Ech. de (: <*87 3oo
voit que de la pyrite; leurs amas de scories se dressent en véritables collines;
au nord de la vallée de la Dehesa, une énorme table de concrétions
ferrugineuses, dite mesa de los Pinos, ressemble à un amas de fonte sorti
de la fournaise. Des restes d'édifices probablement phéniciens, des sépul-
744 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE
lures romaines, et surtout les excavations considérables pratiquées par
les anciens mineurs, témoignent de la durée des travaux d'exploitation
pendant les âges antérieurs à l'invasion des Barbares : des monnaies
retrouvées dans les galeries portent à croire que les mines étaient encore
en plein rapport du temps d'Honorius et que l'apparition des Vandales in-
terrompit brusquement les travaux. Ils n'ont été repris qu'en 1750, mais
très-faiblement, et c'est de nos jours seulement que les mineurs se sont
remis sérieusement à l'œuvre. On peut juger des immenses trésors réservés
à l'industrie future par ce fait, que les deux principaux gisements de Rio-
Tinto contiennent plus de 300 millions de tonnes de minerai ; le seul
filon exploité est évalué à 19 millions de tonnes, malgré les énormes dé-
blais qu'y ont fait les mineurs d'autrefois.
Les gisements de Tharsis, où quelques archéologues veulent reconnaître
l'antique Thartesis Bsetica des Romains, ne sont géologiquement que peu
de chose en comparaison des filons de Rio-Tinto, puisque la quantité totale
du minerai y est seulement de 14 millions de tonnes; mais le voisinage
de la mer et l'altitude moindre ont permis la construction d'un chemin
de fer d'accès qui transporte directement les minerais au port de Huelva.
Les mines de Tharsis offrent un aspect étonnant : la carrière, travaillée
à ciel ouvert, a 900 mètres de longueur et ressemble à un grand am-
phithéâtre entouré de gradins de roches grises et rougeâtres.. La couche
bleue de sulfure de fer et de cuivre sur laquelle s'agite la foule des ouvriers
n'a pas moins de 138 mètres d'épaisseur; pour l'épuiser, il faudrait dé-
blayer la montagne elle-même ; c'est probablement à ces énormes gise-
ments que s'applique le passage de Strabon, d'après lequel le cuivre pur
de certaines mines aurait représenté le quart de la masse de terre extraite ;
il est des couches du minerai qui contiennent, en effet, jusqu'à 12 et même
20 pour 100 de métal. Aux alentours de la fosse, mais surtout du côté
de l'est, le sol est recouvert jusqu'à perle de vue par des amas de débris,
stratifiés suivant les âges : au-dessous des scories modernes, on voit celles
qu'ont déposées les mineurs romains et plus bas celles des Carthaginois.
Des centaines de foyers où l'on fait griller le minerai brûlent çà et là,
empoisonnant l'atmosphère de leurs vapeurs sulfureuses et flétrissant toute
végétation dans le voisinage; plus de 130 tonnes de soufre se perdent
ainsi chaque jour en fumée. D'énormes quantités de substances métalli-
ques s'en vont aussi par les rivières. Après les fortes pluies, l'Odiel, le rio
Tinto, qui doit son nom à la couleur du minerai, roulent une eau ferrugi-
neuse qui fait périr tous les poissons et les crustacés venus de la mer ; une
ocre jaunâtre se dépose sur les bords, tandis que plus bas, sur les rives de
MINES ET VILLES DE L'ANDALOUSIE. 745
l'estuaire, le métal, mêlé au soufre des organismes marins décomposés, se
précipite en vase noirâtre. Aux centaines de mille tonnes de minerai que
l'on utilise sur place ou que l'on expédie en Angleterre il faut donc ajouter
un énorme déchet de métal sans emploi. Et pourtant la mine de Tharsis,
quoique la plus activement exploitée , est loin d'être aussi riche que
celles de Rio-Tinto. On a calculé qu'environ le cinquième du cuivre
produit annuellement dans le monde entier provient de la carrière de
Tharsis, et que plus de la moitié des 500,000 tonnes d'acide sulfurique
fabriquées en Ecosse ont la même origine \
Toute déserte que soit l'Andalousie, en comparaison de ce qu'elle pourrait
être si les ressources en étaient convenablement utilisées, elle est pourtant
une autre Italie par la gloire et la beauté de ses villes. Les noms de Gre-
nade, de Cordoue, de Séville, de Cadiz, sont parmi ceux que la poésie a le
plus célébrés et qui réveillent dans l'esprit les idées les plus riantes. Les
souvenirs de l'histoire, plus encore que la splendeur des monuments, ont
fait de ces vieilles cités mauresques la propriété commune, non-seulement
des Espagnols, mais aussi de tous ceux qui s'intéressent à la vie de l'huma-
nité, au développement de la science et des arts. Quoique déchues pour la
plupart, les villes de l'Andalousie tiennent leur rang parmi leurs sœurs
d'Espagne, puisque, sur dix agglomérations de plus de 50,000 habitants,
la province du Guadalquivir en a quatre à elle seule; mais, quelle que puisse
être d'ailleurs ou devenir l'importance économique de ces villes anda-
louses , elles seront toujours privilégiées comme lieux de pèlerinage
pour les hommes qui veulent s'instruire à la vue des choses du passé.
Les grandes villes de l'Andalousie ont toutes des avantages naturels de
position qui expliquent leur prospérité présente ou passée. Cordoue, Séville
ont les riches plaines du Guadalquivir, le beau fleuve qui les arrose, les
routes qui descendent des brèches des montagnes voisines; Grenade a ses
eaux abondantes, la richesse de ses campagnes ; Huelva, Câdiz, Malaga,
Almeria ont leurs ports sur l'Océan ou la Méditerranée; Gibraltar a son
escale entre les deux mers. D'autres villes moins importantes pour le com-
1 Exportation des pyrites du bassin de Huelva, en 1875 :
Mines de Tharsis. 540,000 tonnes.
Autres mines 260,000 »
Total 600,000 tonnes.
Mouvement du port de Huelva, en 1871 1,107 navires jaugeant 544,000 tonnes.
ï. 94
746 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
merce, mais jadis d'une très-grande valeur stratégique, Jaen, Antequera,
Ilonda, surveillent les routes qui mettent les vallées du Guadalquivir et du
Genil en communication directe avec la mer.
Parmi ces villes qui doivent un rôle historique à leur position sur une
route de passage entre les deux versants, il faut citer aussi celles qui se
trouvent à l'orient de Grenade :Guadix, dans la haute vallée du Guadiana
raenor; Vêlez Rubio et Yclez Blanco, déjà situées sur la déclivité méditer-
rannéenne, l'une dans une vallée, l'autre sur un escarpement de rochers;
Cullar de Baza, aux maisons creusées dans les couches de gypse, sur la pente
occidentale des Vertientes ou « faîtes de partage» ; Huescar, héritière d'une
cité carthaginoise; Baza, entourée des magnifiques cultures de sa « fosse »
ou hoya, nom que l'on donne à la plaine environnante. Baza était une petite
Grenade; les hautes murailles et les tours crénelées qui la dominent témoi-
gnent de l'importance militaire qu'elle avait au temps des Maures; mais,
depuis que les conquérants espagnols en ont fait une ville chrétienne, elle
est restée fort déchue. Sous les arbres de ses promenades, on montre en-
core les canons qui servirent, deux ans avant la prise de Grenade, à trouer
les remparts de Baza et à réduire la ville.
Grenade elle-même, quoiqu'elle célèbre par les danses et les cris l'anni-
versaire du jour où les armées de Ferdinand et d'Isabelle entrèrent dans
ses murs, est bien inférieure à ce qu'elle fut autrefois. Capitale de royaume
pendant plus de deux siècles, elle eut jusqu'à soixante mille maisons
peuplées de 400,000 habitants : elle fut, après les beaux jours de Cordoue,
la cité la plus animée, la plus industrieuse, la plus riche de la Péninsule,
et bien peu de villes en Europe pouvaient se comparer avec elle. Actuel-
lement, elle est encore, par sa population, la sixième de l'Espagne ; mais
dans le nombre de ses habitants, que de malheureux déguenillés vivant
avec les pourceaux en de hideuses tanières ! Que de masures branlantes
où l'on reconnaît les débris entremêlés d'anciens palais! Dans le voisinage
immédiat du faubourg de l'Albaicin, ancien asile des fugitifs de Baeza,
toute une population, composée surtout de Gitanos, n'a même pour
s'abriter que des grottes immondes creusées dans la pierre!
Si ce n'est dans le pittoresque Albaicin, au nord de Grenade, la ville
proprement dite n'a plus un seul édifice de construction mauresque : le
fanatisme des haines nationales et religieuses a tout fait disparaître, et les
maisons bariolées n'ont gardé du style arabe que certains détails d'archi-
tecture légués par les ancêtres. Mais, en dehors de la ville, des monuments
superbes témoignent encore de la gloire des anciens maîtres : sur un mon-
ticule qui portait, à ce que l'on dit, les premières constructions de la cité,
GRENADE ET LÀ VEGA. 747
s'élèvent les « Tours Vermeilles», aux murailles revêtues d'arbustes; beau-
coup plus à l'est, et dominant également le cours du Darro, est le Gene-
ralife, aux jardins admirables, tout ruisselants d'eaux qui s'élancent en jets,
se précipitent en cascatelles, s'étalent en bassins. Entre les Tours Vermeilles
et le Generalife, et se prolongeant sur un espace de près d'un kilomètre, on
voit se dresser au-dessus d'un entassement de murs, de bastions, de tours
avancées, le palais de l'Alhambra, formidable au dehors, mais délicieux
au dedans. Charles-Quint, dans une lubie de sot caprice, en a tait démolir
une partie pour la remplacer par un édifice prétentieux, d'ailleurs ina-
chevé ; mais, tel qu'il est encore, l'Alhambra ou « Palais Rouge » est tou-
jours une merveille de l'art humain, un de ces chefs-d'œuvre d'architecture
ornée qui servent, comme le Parthénon, de types au goût des artistes et
sont le modèle, plus ou moins heureusement imité, de tout un monde
d'autres édifices élevés dans les diverses contrées de la Terre.
L'intérieur de l'Alhambra, tout délabré qu'il est et quoique dépouillé de
la plus grande partie de ses trésors, lasse le visiteur par l'infinie variété de
ses salles, de ses cours, de ses portiques, entremêlés de jardins aux char-
mants ombrages. On admire surtout la salle des Lions, la salle des Ambas-
sadeurs, la porte de la Tour des Infantes ; mais toutes les murailles présen-
tent le même luxe d'arabesques en stuc, d'entre-lacs variés de la façon la
plus harmonieuse, de faïences vernissées et multicolore/5 formant les dessins
les plus ingénieux, de versets du Coran sculptés en relief au-dessus des
colonnades : le regard est charmé par ces ornements si bien entremêlés,
dont l'imagination même se fatigue à suivre le lacis sans lin. Du temps des
Arabes, l'ivoire et les feuilles d'or servaient à rehausser par leur contraste
les dessins qui décorent tout l'édifice comme un immense bijou. C'est bien
là le palais « que les génies ont doré comme un rêve ! »
Du haut de la tour de la Vêla et des autres donjons qui dominent la
forteresse on jouit d'une de ces vues merveilleuses qui font époque dans la
vie d'un homme. En bas, Grenade, hérissée de tours, allonge ses quartiers
avancés dans les vallées de ses deux fleuves, entre de magnifiques prome-
nades et ses collines parsemées de maisons blanches brillant à travers la
verdure. Le Darro, révélé par les épais ombrages de ses rives, sort de la
« Vallée du Paradis » et va rejoindre le Genil, qui descend du « Val de
l'Enfer » et menace souvent Grenade dans ses débordements. Réunis, les
deux cours d'eau arrosent ces riches campagnes de la Vega, et leur flot
d'argent se montre çà et là au milieu de l'immense verger si souvent com-
paré par les poètes, arabes et chrétiens, à l'émeraude enchâssée dans le
saphir. Les montagnes bleues qui dominent cette plaine verdoyante, théâtre
748 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
de tant de combats, se succèdent jusqu'à l'extrême horizon avec une gravité
solennelle. Au sud se dressent les masses géantes de la sierra Nevada ; à l'est,
au nord, des monts moins élevés, mais également âpres et nus, limitent
brusquement les campagnes touffues de leurs pentes rougeâtres et ravinées.
Une cime presque isolée, la montagne d'Elvira, qui s'avance en promontoire
au milieu de la plaine, rappelle par son nom corrompu la ville ibérienne
d'Ili-Berri (Ville-Neuve), l'une des cités mères de Grenade.
Le contraste des monts sauvages et de la plaine fertile, de la ville gra-
cieuse et des rochers abrupts, donne un attrait particulier à ce merveilleux
paysage de Grenade. Les Maures, chez lesquels se retrouve un contraste
analogue, l'impassibilité apparente et la flamme intérieure, étaient éna-
mourés de la ville andalouse. C'était pour eux la « reine des cités », la
« Damas de l'Occident », « une partie du Ciel tombée sur la Terre. » Les
proverbes espagnols ne sont pas moins louangeurs : Quien no ha vislo
Granada, — No ha visto nada! « Qui n'a Grenade vu, — N'a rien vu! »
Grenade « la jolie » est, en effet, l'un des plus beaux coins du monde,
surtout pendant la saison d'été, quand toutes les villes des plaines infé-
rieures sont brûlées par la sécheresse. C'est précisément alors que les eaux
descendues de la sierra Nevada ruissellent avec le plus de force, répandant
autour d'elles la fertilité, l'abondance et la joie. ■
Les autres villes du bassin du Genil ont aussi de belles cultures, vignes,
oliviers, céréales, plantes textiles, arbres à fruits, mais aucune d'elles ne
peut se comparer à la riche Grenade, pas même Loja, aux fraîches eaux, la
« Fleur entre les Epines », l'oasis au milieu des âpres rochers et des défilés.
Jaen en serait presque digne. Cette vieille cité, qui fut capitale d'un
royaume arabe et qui soutint des luttes heureuses contre sa puissante rivale
du Midi, est dans une admirable position au confluent de plusieurs ruis-
seaux qui descendent joyeusement vers le Guadalquivir. Les coteaux qui
dominent la ville sont hérissés de murailles en ruines enserrées par une
folle végétation; au pied de ces hauteurs, la campagne, abondamment
arrosée, est à la fois un jardin plantureux, un verger plein d'ombre, et çà
et là les palmiers ouvrent leur éventail au-dessus des autres arbres au
feuillage touffu. Au milieu de cette vallée à l'aspect oriental, Jaen a gardé
sa physionomie mauresque du moyen âge : ses maisons blanchies à la
chaux ne sont percées que de rares ouvertures, comme si le musulman
avait encore à y garder jalousement ses femmes de tout regard profane.
Dans la haute vallée du Guadalquivir, les villes se pressent. Voici Baeza,
« le royal nid de faucons; » elle avait dans ses murs 150,000 personnes
à l'époque de sa prospérité sous les Maures, mais la guerre la dépeupla au
mm
Il I 11!
GRENADE, JAEN, BAEZA, ANDÛJAR, CORDOUE. 7ol
profit de Grenade en emplissant de ses colons le faubourg de i'Àlbaïcin;
elle est toujours très-fière de son passé, et ses processions le disputent en
splendeur à celles de Séville. Dans le voisinage immédiat se trouve Ubeda,
qui fut aussi une grande cité musulmane et qui, n'était le changement
des costumes, semblerait être encore habitée par des Maures. Plus haut,
dans la montagne, est la ville minière de Linarès, naguère à peine assez
grande pour contenir environ 8,000 habitants, quoique obligée maintenant
de donner l'hospitalité à 50,000 nouveaux venus ; plus bas, en descendant
le cours du fleuve, est Andùjar , fameuse par ses alcarrazas et bien
connue des voyageurs comme l'un des endroits où le Guadalquivir est le
plus souvent franchi. Plus bas, à une trentaine de kilomètres en aval de
la ville de Montoro, le pont d'Alcolea, aux vingt arches de marbre noir,
est aussi devenu célèbre à cause du conflit des armées qui s'en disputaient
la possession.
Cordoue l'ibérienne, la romaine, l'arabe, a commencé dans l'histoire de
l'Espagne en même temps que la civilisation hispanique. Elle a été de
tout temps fameuse et puissante : aussi la haute aristocratie nobiliaire
aime-t-elle à rattacher ses origines à celle de Cordoue : c'est là que se
trouve la source par excellence du « sang bleu » [mngre azul), que les
gentilshommes espagnols disent couler dans leurs nobles veines, C'est à
l'époque des Maures que Cordoue atteignit à l'apogée de sa grandeur; du
neuvième siècle à la fin du douzième, elle eut près d'un million d'ha-
bitants, et ses vingt-deux faubourgs se prolongeaient au loin dans la
plaine et les vallées latérales. La richesse de ses mosquées, de ses palais,
de ses maisons particulières était prodigieuse, mais, gloire plus haute,
Cordoue méritait alors le titre de « nourrice des sciences ». Elle était
la principale ville d'études dans le monde entier ; par ses écoles, ses
collèges, ses universités libres, elle conservait et développait les traditions
scientifiques d'Athènes et d'Alexandrie : sans elle, la nuit du moyen âge
eût été bien plus épaisse encore. Les bibliothèques de Cordoue n'avaient
pas d'égales dans le monde; l'une, fondée par un fils du premier Abdérame,
contenait plus de 600,000 volumes dont le catalogue n'emplissait pas
moins de quarante-quatre tomes. Mais les guerres civiles, l'invasion étran-
gère et le fanatisme firent disparaître tous ces trésors. Conquise par les
Espagnols plus d'un demi-siècle avant Grenade, Cordoue descendit peu à
peu au rang d'une ville secondaire. Quoique occupant le véritable centre
géographique de l'Andalousie, elle est pourtant restée, depuis l'expulsion
des Maures, bien au-dessous de Séville, de Malaga, de Cadiz, de Grenade,
Cordoue a toujours la physionomie arabe que lui donnent ses ruelles
7Ô2 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
étroites, où ne descend pas le rayon direct du soleil. La plupart de ses
monuments ont péri , mais elle a gardé sa merveilleuse mezquita ou
mosquée, sans égale dans le monde entier. Grenade a le plus beau
palais des musulmans, Cordoue leur plus beau temple. Cet édifice, le
chef-d'œuvre de l'architecture arabe, a été bâti à la fin du huitième
siècle par Abdérame et son fils, et l'on se demande avec étonnement
comment l'espace de moins d'une génération put suffire pour élever une
si prodigieuse construction. Quand on y pénètre, on voit fuir au loin les
perspectives des colonnes, comme celles des sapins dans une forêt sombre ;
les arcades, qui développent en deux étages superposés leurs courbes de
formes variées, simulent dans la demi-obscurité du temple un immense
branchage entremêlé- Bien qu'une grande partie des colonnades, la moitié
peut-être, ait été détruite pour faire place à un chœur et à des chapelles
catholiques, il reste pourtant encore huit cent soixante piliers, sans compter
ceux du portique et de la tour; les avenues de colonnes ou nefs sont au
nombre de dix-neuf dans le sens de la largeur, et sont croisées par vingt-
neuf autres rues ou calles, car tel est le nom que leur donnent les Espagnols,
en les distinguant par les chapelles terminales. Les colonnes, qui provien-
nent de tous les temples romains de l'Andalousie, du reste de l'Espagne,
de la Gaule musulmane, de la Mauritanie, et dont cent quarante furent
envoyées de Byzance en présent, offrent une collection presque complète
des matériaux les plus précieux, granit vert d'Egypte, rouge et vert
antiques, brèches de diverses couleurs ; « les unes sont cannelées et torses,
les autres rugueuses comme le palmier, nouées comme le bambou, ou
lisses comme le bananier. » Les chapiteaux, corinthiens, doriques ou
arabes, sont des styles les plus variés; de même les arcades ont des formes
diverses : les unes sont à plein cintre, la plupart sont en fer à cheval, à
trois, cinq, sept ou même neuf ou onze lobes, de manière à figurer un
ruban de pierre. Nulle part de fatigante symétrie, partout les architectes
ont gardé la plus grande liberté de fantaisie. Partout aussi ils avaient pro-
digué la plus riche ornementation ; des nefs étaient pavées en argent, des
sanctuaires étaient revêtus de lames d'or rehaussées de pierres précieuses,
d'ivoire et d'ébène. On peut juger de ce qu'était le luxe de la mosquée
en pénétrant dans le mihrab, qui fut autrefois le « saint des saints »
et où l'on conservait une copie du Livre, écrite en entier de la main
d'Othman. La mosaïque du mihrab, de travail byzantin, est certainement
l'une des plus belles qui se voient dans le monde.
Les districts les plus riches des environs de Cordoue ne sont pas ceux
qu'arrose le Guadalquivir : c'est vers l'intérieur des terres, surtout dans le
CORDOUE, SEVILLE. 755
bassin du Guadajoz, au pied des montagnes qui prolongent à l'ouest la
sierra de Jaen, que se trouvent les centres agricoles les plus riches et les
plus populeux. Montilla est l'une des villes d'Espagne les plus justement
fameuses par l'excellence des vins ; Aguilar, dont les crus prennent aussi
dans le commerce le nom de montilla, le cède à peine à sa voisine par la
valeur de ses produits; Baena, Cabra, Priego de Cordoba, Alcalà la Real,
Martos, ont aussi, en abondance, des vins, des huiles, des céréales ; Lucena
possède, en outre, une certaine activité industrielle. Mais il n'y a pas une
seule grande ville dans la vallée du Guadalquivir, entre Cordoue et Sévillc,
sur un espace d'environ 150 kilomètres, suivant les détours du fleuve;
même Palma del Rio, située dans une oasis d'orangers, au confluent du
Guadalquivir et du Genil, n'est qu'une bourgade, tirant surtout son impor-
tance du débouché qu'elle offre aux campagnes de la brûlante cité d'Ecija,
bâtie dans la région des steppes du bas Genil. En maints endroits, les bords
du fleuve sont marécageux et les villages dépeuplés par la fièvre.
Séville, la reine actuelle du Guadalquivir, la cité la plus populeuse de
l'Andalousie, possède aussi des merveilles architecturales; elle a son Alcazar
« aux murailles brodées », à peine moins beau que l'Alhambra de Gre-
nade, et plus admirable encore par ses jardins tout parfumés de la senteur
des orangers ; elle a aussi sa riche cathédrale avec sa haute nef d'un très-
puissant effet, et son palais appelé Casa de Pilatos, maison de Pilate, où
le style de la Renaissance se marie admirablement au style mauresque;
car, suivant la remarque ingénieuse d'Edgar Quinet, un des traits domi-
nants de Séville est que la Renaissance dans l'architecture y a été arabe,
tandis que dans le reste de l'Europe elle a été grecque et romaine. Mais de
tous les monuments de Séville le plus fameux est la Gir aida ou «Girouette»,
ainsi nommée d'une statue de bronze qui tourne au sommet du campanile.
Les Sévillans sont très-fiers de cette tour mauresque, à la fois si noble et si
élégante, et la considèrent comme une patronne de leur cité. Toutefois ce
n'est point la Giralda, ce ne sont pas les autres monuments de Séville, ni
ses trésors d'art et les beaux tableaux de Murillo qui ont fait surnommer
Séville « l'enchanteresse » et qui font répéter si fréquemment le proverbe :
Quien no ha visto Sevilla,
No ha visto maravilla !
Ce qui fait la célébrité de cette ville dans toute l'Espagne, ce sont les agré-
ments de la vie, les danses, les fêtes, le mouvenient perpétuel de gaieté qui
anime la population. Les courses de taureaux de Séville sont les plus renom-
mées de la Péninsule; mais son école de tauromachie n'existe plus.
l- 95
754 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Séville est espagnole depuis le milieu du treizième siècle ; constituée en
république indépendante, elle lutta héroïquement contre les armées du roi
de Castille, mais elle succomba, et l'on raconte que 300,000 de ses habi-
tants, c'est-à-dire la population presque entière, durent chercher un refuge
dans la Berbérie et l'Espagne encore musulmane. Ainsi l'antique Hispali?
romaine, l'Isbalia des Maures, devint la Séville castillane. Pendant deux
siècles et demi l'élément arabe se concentra dans les royaumes de l'Anda-
lousie orientale, tandis que Séville se repeuplait surtout d'immigrants de
descendance chrétienne. Un quartier du faubourg de Triana, qui se trouve
sur la rive droite du Guadalquivir, et qu'un pont de fer unit à Séville, est
devenu le principal lieu de rendez-vous des Gitanos de la Péninsule : c'est là
que siègent leurs conciliabules occultes, qui d'ailleurs prennent le plus grand
soin de ne se mettre jamais en conflit avec les autorités politiques ou reli-
gieuses. A une faible distance au nord de Triana, sur la rive du Guadal-
quivir, se trouvent, à côté du hameau de Santiponce, les restes du fort bel
amphithéâtre d'Italica, ancienne rivale de Séville et patrie de Silius Ita-
licus, ainsi que des empereurs Trajan, Hadrien, Théodose. Coria, autre cité
romaine, qui battit monnaie au moyen âge, s'élève au sud de Séville, éga-
lement sur la rive droite du fleuve ; ce n'est plus qu'un village.
Grâce à son beau fleuve, qui lui permet de libres communications avec
le littoral et la mer, Séville a pu acquérir une certaine importance
comme ville industrielle ; elle possède de grandes faïenceries, surtout
à Triana ; mais ses manufactures de soieries, d'étoffes de toute espèce,
de tissus d'or et d'argent, n'ont pu soutenir la concurrence de l'étranger.
Le monopole commercial dont jouissait autrefois le port de Séville
aux dépens des autres cités de l'Espagne, a eu les conséquences inévi-
tables que tout privilège entraîne après lui : il n'a pas permis à l'initiative
industrielle de se développer et, quand est venu le moment d'agir dans des
conditions d'égalité, la situation s'est réglée par un désastre. La principale
manufacture de Séville est toujours restée sous la direction du fisc : c'est la
fabrique des tabacs, bâtisse énorme que l'on dit avoir coûté près de 10 mil-
lions de francs et où travaillent plusieurs milliers d'ouvrières. Sur un des
promontoires qui dominent au sud la vallée du Guadalquivir s'élève la
petite ville aux fortifications mauresques d'Alcalâ de Guadaira, ou de los
Panaderos, qui peut être aussi considérée comme une vaste usine, car
c'est là qu'on fabrique une grande partie du pain que mangent les habi-
tants de Séville : on en expédie jusqu'à Madrid et à Barcelone et même en
Portugal, tant la pâte en est exquise. Alcalâ ne fournit pas la grande ville
de pain seulement, elle lui envoie aussi son eau, qui jaillit de la colline en
SÉVILLE, UTRERA, SANLÛCAR, JEREZ. 755
sources nombreuses et limpides. Après avoir fait mouvoir les roues de
plusieurs minoteries, l'eau d'Alcalâ entre dans Séville par un long aqueduc
de plus de quatre cents arcades, connu sous le nom ftArcos de Carmona.
On le désigne ainsi parce qu'il est parallèle à la route qui mène, à travers
les vignes et les oliviers, à l'ancienne ville romaine de Carmona (Garmo),
dominant les campagnes du haut de sa colline avancée.
Au sud de Séville, les anciennes cités de la Bétique inférieure, très-
populeuses du temps des Maures, n'ont plus qu'une faible importance.
Utrera, la plus considérable, et d'ailleurs assez jolie ville, a le grand
avantage, rare en Espagne, d'être au point de croisement de quatre lignes
de fer : là viennent s'unir à la principale voie de l'Andalousie le che-
min de fer de Moron, qui apporte les beaux marbres de la sierra, el
celui qui parcourt les riches campagnes d'Osuna et de Marchena, villes
limitées à l'est par le désert. Utrera est célèbre dans le monde des aficio-
nados, à cause des taureaux de course qui paissent, à l'ouest de son terri-
toire de culture, dans les marismas du Guadalquivir. Lebrija, ceinte do
ses vieilles murailles et fière de sa belle tour d'église, imitée de la Gi-
ralda, est encore plus rapprochée qu'Utrera de ces espaces marécageux,
qui commencent presque immédiatement au pied de son coteau pour se
continuer au sud-ouest, jusqu'à la bouche du Guadalquivir. A Lebrija na-
quit Juan Diaz de Solis, le navigateur qui découvrit le rio de la Plata.
La gardienne de l'embouchure, Sanlûcar de Barrameda, aux maisons
blanches et roses ombragées de palmiers, n'est plus, comme au temps des
Arabes, le grand port d'expédition de la vallée du Guadalquivir; ses em-
barcations de cabotage et celles du petit havre de Bonanza, situé à une
faible distance en amont, à l'endroit où les flots transparents de la mer
viennent se rencontrer avec les eaux jaunes du fleuve, ne servent plus qu'au
transport des denrées locales. Sanlûcar, que l'on accusait jadis, à tort ou à
raison, de compter parmi ses habitants un nombre malheureusement très-
considérable d'hommes violents et débauchés, eut l'insigne honneur de voir
sortir de son port, en 1519, les trois navires de Magellan et d'y voir rentrer,
trois années après, le premier bâtiment qui eût tracé son sillage sur toute la
rondeur du globe. Mais, en dépit de ce grand titre de gloire commerciale,
Sanlûcar, dont les belles plages invitent les baigneurs, est bien plus une
ville de plaisir et de villégiature qu'une cité de trafic maritime. C'est dans
un autre bassin fluvial, aux bords du Guadalete, peut-être le Léthé des
anciens, que l'on rencontre le centre de commerce le plus actif entre
Séville et Càdiz, la ville élégante et même fastueuse de Jerez de la
Frontera, qu'entourent les immenses bodegas ou celliers, dans lesquels
756 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
sont entassées les barriques remplies du vin précieux. La réputation des
divers crus de Jerez date du commencement du dix-huitième siècle, et
depuis cette époque elle n'a cessé de grandir; actuellement, le sherry
occupe, avec le vin de Porto, la plus grande part des caves de l'Angleterre.
En montant à la pittoresque cité d'Arcos de la Frontera, bâtie au sommet
d'un escarpement blanchâtre, on a sous les yeux la vallée du Guadalete, où
se recueille la liqueur exquise. Un monticule qui s'élève au milieu des
vignobles indique, suivant la tradition, l'endroit où aurait eu lieu en 711, le
gros de la fameuse bataille qui livra l'Espagne aux musulmans.
La baie de Gâdiz, si bien défendue des vents et de la houle du large
par la flèche allongée qui commence à l'île de Léon, est tout entourée de
ports, de villes et de villages formant comme une grande cité maritime.
Près de l'angle septentrional de la baie, qui semble le débris d'un ancien
littoral rompu par l'effort des vagues, une vieille enceinte d'aspect cyclo-
péen entoure la ville de Rota, rendez-vous des pêcheurs et peuplée de
vignerons auxquels on a fait une réputation de Béotiens, mais qui n'en
savent pas moins préparer l'un des meilleurs vins de l'Espagne. Puis, après
ne succession de criques et de becs, on voit s'ouvrir l'estuaire de Puerto
de Santa Maria, où le Guadalete vient déboucher dans l'Atlantique : c'est
de là que les négociants en vins, dont les magasins s'alignent le long
des quais, expédient presque tous les produits des vignobles de Jerez. De
tout temps un grand mouvement d'échanges s'est opéré par ce havre,
mieux situé que celui de Câdiz, à cause de la convergence des voies de
communication venues de l'intérieur; on dit même que les habitants de
Buenos-Ayres doivent leur nom de Porteùos aux nombreux immigrants
andalous que lui expédia le a port » de Santa Maria; le célèbre Florentin
dont le nom a été donné au Nouveau Monde, Àmerigo Vespucci, était parti
de la barre du Guadalete. Puerto Real, l'ancien Portus Gaditanns, situé au
milieu d'un dédale de marigots où les eaux douces et les eaux salées se dé-
placent tour à tour est un simple débarcadère ; les chantiers voisins, que
l'on désigne sous le nom de Trocadero ou « Lieu d'Echanges » et qui rap-
pellent un fait d'armes de l'expédition française de 1825, sont fréquem-
ment déserts, et souvent l'arsenal de la Carraca, ses bassins, ses grands
entrepôts, ses forts casemates ne sont habités que par les galériens, les
gardes-chiourme, la garnison. A l'est et au sud s'étendent des salines où
l'on recueille 150000 tonnes de sel, le « meilleur pour les salaisons ».
San Carlos, au sud de la baie intérieure de Câdiz, est la première des
villes riveraines qui soit tout à fait insulaire. Le chenal navigable de Santi
Pétri, ou de San Pedro, ayant de 7 à 8 mètres de profondeur à marée haute^
LA RADE DE CÂDIZ. 757
et traversé d'ailleurs par route et chemin de fer, la sépare du continent et
N"° 13V. — CÂDIZ ET SA BADE.
Villes
Bois
Pv:"! Sables, rochers, ela.
IWiffl Salines
EIH Près, oiones, jaidùis. etc-
Echelle de i: 164oOo
~[6° O.de Gr.
des coteaux qui portent les maisons de plaisance et les auberges de Chi-
clana, ville de bains qui est en même temps le lieu de naissance et l'école des
758 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE
grands toreros de l'Andalousie. San Carlos n'est guère qu'un faubourg de San
Fernando, appelé aussi tout simplement la hla, où se trouve l'Observatoire
de marine par lequel les astronomes espagnols font passer leur premier mé-
ridien. Au delà d'un nouveau canal commence l'arête rocheuse et en partie
recouverte de sable de l'Arrecife, que l'on peut comparer à une tige dont
Câdiz serait, la fleur épanouie : à la racine de ce pédoncule se trouvait jadis
une haute tour phénicienne servant de piédestal à un dieu de bronze étendant
le bras droit vers les mers inconnues de l'Occident. On dépasse des forts, les
remparts et les fossés de la Cortadura, creusés en 1810 par les Gaditains
eux-mêmes, et des deux côtés on voit la plage s'abaisser vers les flots bleus.
A gauche, dans la grande mer, les bateliers montrent aux voyageurs naïfs les
prétendus restes d'un temple d'Hercule qu'auraient englouti les vagues. Un
fait est certain, c'est que toute la contrée a subi, soit dans les temps histori-
ques, comme l'affirment les marins, soit à une époque antérieure, un mou-
vement considérable de dépression. Les barres qui prolongent leur ligne de
brisants à 5 ou 4 kilomètres en mer, parallèlement à la plage actuelle, sont
un reste sous-marin de l'ancien littoral. Il est vrai qu'un exhaussement du
sol avait précédé la dépression, car la péninsule sur laquelle repose la ville
de Câdiz repose en entier sur des restes de coquillages, huîtres et pectens.
Enfin on a franchi la dernière ligne des fortifications et l'on est entré
dans la fameuse Câdiz, héritière de l'antique Gadir des Phéniciens, de la
Gadira des Grecs, de la Gadès des Romains. Aux premiers âges de l'histoire
ibérienne, cette ville avait, parmi les cités de la Péninsule, la prééminence
qui appartint plus tard à Tarragone, à Mérida, à Tolède, à Cordoue, à
Grenade, et qui depuis trois siècles est échue à Madrid. Pendant la période
historique, Cadiz eut ses alternatives de richesse et de décadence, mais elle
occupe une position géographique tellement privilégiée, qu'elle a toujours
repris sa prospérité, en dépit des revers politiques et des règlements de
fisc, plus funestes encore. Non-seulement elle a son excellente rade, ou
plutôt son ensemble de ports, mais elle se trouve près de l'issue d'une
large et féconde vallée fluviale, à côté de la porte qui fait communiquer
les eaux de l'Océan avec celles de la Méditerranée, et non loin de la pointe
terminale d'un continent tout entier. Câdiz est un port d'embarquement
naturel pour les côtes du Nouveau Monde, et lorsque le réseau des chemins
de fer de la Péninsule, déjà rattaché à celui du reste de l'Europe, sera
utilisé comme il devrait l'être, la rade de Câdiz disputera au grand port
du Tage le privilège d'être la tête de ligne de tout le continent européen
sur la route de l'Atlantique austral.
Si le petit port envasé de Palos, situé au bord de l'estuaire du rio Tinto,
CADIZ. 759
a eu l'honneur d'expédier les caravelles qui découvrirent les Indes occi-
dentales, c'est le port de Cadiz qui, pour sa part, a eu, pendant une
longue période de l'histoire coloniale, les bénéfices du commerce avec ces
contrées, surtout depuis 1720, époque à laquelle le tribunal des Indes fut
transféré de Séville à Câ*diz. En 1792, les Gaditains expédiaient en Amé-
rique des marchandises d'une valeur de 67 millions de francs et en recevaient
des denrées et des matières précieuses pour une somme de 175 millions.
Il est vrai que, bientôt après, l'Espagne devait payer trois siècles de mo-
nopole commercial par la perte subite et presque totale de ses échanges avec
le Nouveau Monde, et Cadiz vit ainsi tarir la source la plus abondante de
ses revenus; elle n'avait plus guère que la pêche et les salines, mais la
fortune lui est revenue en partie, et de nouveau les navires se pressent
devant ses quais1. Sur cette partie du littoral d'Espagne, entre l'Algarve
portugais et le détroit, Cadiz est la seule ville qui soit en relations d'affaires
avec le monde entier; Huelva, si active d'ailleurs, n'a qu'un trafic spécial,
celui des minerais de toute espèce qu'elle expédie aux usines de l'Angleterre.
Pour son trafic et sa population nombreuse, Cadiz est trop à l'étroit :
le littoral de la baie est peuplé d'environ 200,000 habitants, dont le tiers
n'a pas même trouvé place dans la ville. A l'est, en dehors de la « Porte
de Terre », existent il est vrai quelques terrains qu'il serait facile d'a-
grandir en endiguant les bas-fonds de la baie; mais les officiers du génie
n'y laissent point bâtir de grands édifices, et ce quartier extérieur n'a pris
qu'une faible importance. D'après le proverbe espagnol, « Cadiz n'est qu'un
plat d'argent posé sur la mer. » De toutes parts entourée d'eau, la « Venise
espagnole » a dû gagner en hauteur ce qui lui manque en surface; ses
maisons ont dû se dresser jusqu'à cinq et six étages, et presque toutes sont
encore surmontées d'un belvédère d'où l'on voit se dérouler autour de la
ville le grand cercle des eaux. Quoique ainsi emprisonnée et n'ayant pour
promenade que le parapet de ses murs d'enceinte, Cadiz est pourtant fort
gaie d'aspect : ses maisons, badigeonnées de nuances claires, sont plai-
santes à voir; les habitants, réputés pour leur amour du plaisir, leur viva-
cité, leur talent de repartie, leur élégance presque créole, ont mérité à la
ville le nom de « Cadiz la Joyeuse » ; mais ils ont d'autres titres auprès de
leurs concitoyens d'Espagne. De tout temps, ils ont montré un grand esprit
d'indépendance, et c'est au milieu d'eux que naquit l'Espagne moderne,
1 Mouvement général de la baie de Câdiz, en 187-4. . 587,000 tonnes.
Commerce général » » » . . 92,000,000 francs.
Navires et embarcations appartenant à Câdiz, en 1868. 3,557, jaugeant 56,528 tonnes.
Exportation des vins de Jerez et de Puerto, en 1876. 292,500 hectolitres.
760 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
lorsque les Cortès, assemblées dans l'île de Léon, représentaient la patrie
debout contre l'envahisseur étranger.
Sur les rivages de l'Andalousie méditerranéenne, Almerfa fut jadis une
autre Cadiz pour l'activité du commerce. A l'époque où les deux rives oppo-
sées de la mer étaient occupées par des peuples de même langue et de
même religion, nul port n'était plus favorablement situé que celui d'Al-
merîa pour la facilité des relations d'une rive à l'autre, car c'est là que
commence l'étroit de la Méditerranée, et les voyageurs pouvaient ainsi
changer de continent sans braver de grands dangers de mer et sans faire
un long détour par la porte de Gibraltar. La tradition de l'ancienne
grandeur d'Almerîa s'est maintenue dans le pays et l'on répète à ce sujet
un dicton populaire :
Cuando Âlmerîa era Almeria, — ■ Granada era su alqueria.
(Quand Almérie était Almérie, — Grenade était sa métairie.)
Mais les Espagnols ont pris soin de mettre un terme à cette prospérité
lorsqu'ils s'emparèrent de la ville, au milieu du douzième siècle, avec l'aide
des Génois et des Pisans, et mirent la main sur cette « coupe sacrée »
(sacro catino) que la légende dit avoir été le Saint-Graal, le vase mystique
dont la conquête coûta tant d'efforts aux chevaliers de la Table Ronde .
Quoique vaincues, Almeria et les autres villes de son district restèrent long-
temps mauresques, comme elles le sont encore par l'origine de leurs habi-
tants ; mais il leur fallut cependant se défendre contre les incursions des
Barbaresques, et la cathédrale d' Almeria, commencée au seizième siècle,
témoigne, par son aspect de forteresse, des périls qu'avait à courir la popu-
lation. Quant aux maisons blanches à terrasses, aux ruelles tortueuses,
à la vieille casbah, qui pouvait contenir jusqu'à vingt mille hommes,
elles ont conservé leur physionomie tout à fait arabe, et par les portes
entr'ouvertes on entrevoit des femmes accroupies à la manière orientale
qui s'occupent à tisser des nattes. Depuis que l'Algérie a pris une grande
importance comme pays de colonisation espagnole, Almeria renoue la
chaîne de commerce qui l'attachait autrefois à la Maurétanie; à ses expé-
ditions de minerai vers l'Angleterre et la France elle ajoute un mou-
vement incessant de voisinage avec Oran. A l'est et au nord-est sont les
villes minières de Nijar, Vera, Cuevas de Vera, Huercal-Overa.
A l'occident d'Almerîa se succèdent des villes à la température et aux
productions tropicales. Au débouché de la vallée du rio Grande d'Alpujarra,
est le port d'Adra, d'où s'expédient les denrées de Berja et de Dalias, qui
justifie son nom arabe « la Treille », en produisant des raisins exquis : ce
ALMERÎA, MÂLAGA. 761
fut, dit-on, le premier établissement fixe des Arabes venus d'Afrique. Au
delà se suivent les deux petits ports de Motril, Cala Honda et le Baradero,
puis Àlmunecar, Velez-Mâlaga, et la cité de Malaga « l'enchanteresse », en-
tourée de ses jardins qu'arrosent les eaux du Guadalmedina.
Malaga, d'origine phénicienne comme la plupart des autres ports du litto-
ral, est, après Séville, la ville la plus populeuse et la plus commerçante de
l'Andalousie ; moins riche en beaux monuments arabes que Grenade, Cor-
doue, Séville, — car elle ne possède que des palais dégradés, — moins
fameuse par les événements de l'histoire que Cadiz, sa rivale de la côte
atlantique, elle doit à son excellent port et à l'exubérante fertilité de ses
campagnes d'avoir distancé la plupart des autres villes de l'Espagne méri-
dionale par le nombre et l'activité de ses habitants ; en Espagne, elle n'est
dépassée que par Barcelone pour l'importance annuelle de ses échanges.
Malaga a sur Cadiz l'avantage de n'être pas un simple lieu d'entrepôt. Les
denrées qu'elle exporte, sucres, vins, oranges, figues, fruits de toute espèce,
mais surtout raisins secs (pasas), proviennent de sa banlieue immédiate,
admirablement arrosée par les canaux d'irrigation du Guadalhorce et débar-
rassée de tous les marécages qui s'y trouvaient naguère; le plomb des mines
environnantes alimente aussi l'exportation locale. Malaga possède même
pour alimenter son commerce ce que n'a pas Cadiz, plusieurs établissements
industriels, et notamment des savonneries, des fonderies, de grandes fabri-
ques de sucre de canne. Le port de Malaga, fort vaste, serait menacé, dit-on,
de diminuer d'étendue par un exhaussement du fond ; mais il ne faut peut-
être attribuer les empiétements du rivage qu'aux débris charriés par le
torrent de Guadalmedina; une large promenade a été conquise sur ses eaux
devant les anciens quais. Vue de la mer, la cathédrale, qui domine le port,
semble presque aussi grande que le reste de la ville, qui d'ailleurs s'accroît
rapidement ; mais, outre les maisons groupées à la base de la colline et de
la forteresse de Gibralfaro, il faudrait compter aussi comme appartenant à la
cité les innombrables villas parsemées sur les pentes des coteaux environ-
nants et dans les vallons tributaires du Guadalhorce et du Guadalmedina.
Les villes de bains sulfureux et autres qui se trouvent çà et là dans les
régions les plus pittoresques des montagnes voisines, Alora, Alhaurin Grande,
Carratraca, et même Alhama, sur le versant septentrional de la sierra de
Alhama, peuvent être considérées comme dépendant en grande partie de
Malaga, car ce sont principalement les Malaguehos qui animent pendant
l'été les rues de ces lieux de villégiature et de guérison. On dit que les
sources d'Alhamà étaient tellement fréquentées du temps des rois maures,
qu'elles leur rapportaient 500,000 ducats par an. De nos jours les bains
i. oc
7ti5 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
de ces contrées sont beaucoup moins appréciés qu'ils ne le méritent. Les
eaux de Lanjaron, dans levai de Lecrin, ont, dit-on, plus de vertu que celles
de Vichy, et de plus ont l'avantage de jaillir dans le « Paradis » de 1 Alpu-
jarra, au milieu des sites les plus grandioses et les plus charmants. Les
habitants sont eux-mêmes parmi les plus beaux de la Péninsule : a II n'y
a qu'un Lanjaron en Espagne! » dit le proverbe.
Les villes d'Antequera et de Ronda, qu'on laisse à une certaine distance
dans l'intérieur, appartiennent toutes les deux au bassin de la Méditerranée,
puisque la première est située sur le Guadalhorce, qui se jette dans la mer
un peu à l'ouest de Mâlaga, et que l'autre s'élève dans le bassin du
Guadiaro, dont les eaux baignent les pentes orientales des collines de San
Roque, au nord de Gibraltar. Antequera est une des plus antiques cités
de l'Espagne ; elle sert d'intermédiaire aux échanges qui s'opèrent direc-
tement entre Malaga et la vallée du Guadalquivir ; en outre, elle a les
produits agricoles de son admirable vega, l'une des plus fécondes de
l'Andalousie. Sur une colline des environs s'élève un grand dolmen de
six mètres de longueur, fort curieux par sa situation géographique à égale
distance des mégalithes de la Gaule et de ceux de l'Afrique septentrio-
nale : on lui donne le nom de Cueva del Mengal. Quant à la ville encore
tout arabe de Ronda, elle ne peut avoir l'importance d'Antequera comme
lieu d'échanges, à cause de sa position dans le cœur même de l'âpre
serrania, sur les deux rochers que sépare l'énorme coupure dite le Tajo ou
« l'Entaille », profonde de 160 mètres et d'une largeur de 35 à 70 mètres.
Un pont, que l'on croit romain, unit les deux rives dans la partie supérieure
de la gorge ; un autre, d'origine arabe, franchit le défilé à 40 mètres au-
dessus du Guadalevin; enfin, les trois arcades superposées d'un pont mo-
derne rejoignent les deux lèvres mêmes du défilé. Après^avoir dirigé la
construction de cette œuvre prodigieuse pendant quarante-huit années, de
1740 à 1788, l'architecte Aldehuela l'inaugura tristement, en tombant dans
le gouffre, où tournoient les aigles et les vautours. Du palier et des terrasses
suspendues, on jouit d'une vue enchanteresse sur la vallée du Guadalevin
et la sierra de San Cristôbal ; mais le spectacle le plus saisissant est celui
qui se présente quand, au sortir de la roche, où serpente un escalier arabe
taillé dans la pierre vive, on se trouve tout à coup dans la gorge téné-
breuse, au bord des cascades du Guadalevin, et que l'on voit au-dessus de
sa tête les arbres, les tourelles et les hautes arcades se profiler dans le ciel.
Un ruisseau qui sort des profondeurs de la roche, vient près de là mêler son
eau tranquille à celle du torrent.
Gomme forteresse, Ronda défendait bien les passages de la montagne
ANTEQUERA, RONDA, ALGECIRAS, GIBRALTAR. 763
entre la vallée du Genil et celle du Guadiaro, et pendant les guerres elle
a toujours été un point stratégique important ; quoiqu'elle eût succombé
sept ans avant Grenade, les habitants du pays environnant défendirent
encore leur nationalité mauresque contre les chrétiens espagnols jusqu'en
l'année 1570. Les Rondeïïos sont fort habiles à dresser les chevaux du pays,
qui escaladent d'un pied sûr les rudes sentiers des montagnes; en outre,
ils fournissent au commerce un grand nombre d'agents, ne figurant pas
d'ailleurs sur les états réguliers de la statistique officielle : ce sont les
contrebandiers qui se chargent d'introduire en Andalousie les cotonnades,
les étoffes de toute espèce, les tabacs et autres marchandises entassées dans
les magasins de Gibraltar. Les ports de Marbella et d'Estepona, sur la rive
méditerranéenne de l'Andalousie, et, de l'autre côté du promontoire d'Eu-
rope, la jolie ville d'Algeciras, prennent aussi leur part de ce commerce
interlope. On a souvent parlé de faire d'Algeciras une rivale de Gibraltar
pour le mouvement des échanges ; mais comment pareil espoir pourrait-il
se réaliser? Où sont les cités industrielles qui pourraient alimenter de leurs
produits la rade d'Algeciras?
Quant à l'étroit rocher dont les Anglais se sont emparés en 1704, et
qu'ils ont perforé de plusieurs kilomètres de chemins couverts, hérissé de
plus de mille canons, pour dominer de leur mieux le passage du détroit,
ils ont su en faire, non-seulement une forteresse imprenable, mais aussi un
entrepôt de commerce extrêmement actif1. A l'exception de quelques fruits
mûris dans les jardins qu'on a ménagés sur les talus de pierrailles, Gibraltar
ne peut rien produire. C'est Tanger qui nourrit sa voisine d'Europe : viande,
blé, proviennent en grande partie de la rive africaine du détroit, et nombre
de négociants de la ville sont eux-mêmes des Marocains s'occupant du
placement de leurs denrées. Mais, si les ressources propres manquent à la
ville anglaise, elle s'en dédommage amplement par les profits qu'elle retire
de son commerce de contrebande avec l'Espagne, consistant principalement
en tabac, et du passage incessant des navires de guerre, des longs-courriers,
des caboteurs. L'importance maritime de Gibraltar, déjà considérable, mais
beaucoup moins grande que ne pourrait le faire supposer le mouvement
extraordinaire de la navigation, serait bien supérieure, si le port n'était
1 Mouvement du port de Gibraltar :
Année 1869, Année 1873.
Grands voiliers. . . 2,742 nav., jaugeant 893,350 ton. 2,028 nav., jaugeant 677,700 ton.
Petits voiliers. . . . 2,300 » 41,400 » 1,755 » 31,200 »
Bateaux à vapeur.. . 3,894 » 2,521,900 » 5,268 » 2,712,900 »
Totaux. . . . 8,936 nav., jaugeant 3,456,550 ton. 9,031 nav., jaugeant 3,421,800 ton.
764
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
exposé aux vents du sud et du sud-ouest, même à ceux de l'est, lorsque le
temps est incertain, les navires de Gibraltar, aussi bien que ceux d'Alge-
ciras, sont obligés de se réfugier à l'extrémité nord- orientale de la baie,
dans la crique de Puente-Mayorga. Seulement un quart des navires qui
GIBRALTAR.
icb
I
rie lOûsJOOmct,.
J^ro/bndeiavd&JOOàsSOO mè&'eJ-
icb de SOOmèires d/phia.
Echelle de i:i5o.ooo
5o
passent le détroit s'arrêtent à Gibraltar; les autres n'y font qu'une escale
temporaire sans se livrera aucune opération commerciale. Les navires à
vapeur, qui deviennent de plus en plus nombreux en proportion, à cause
de la vitesse et de la régularité que le commerce exige désormais, n'entrent
au port de Gibraltar que pour y prendre, dans les magasins flottants, la
quantité de charbon qui leur est nécessaire, et les voiliers y relâchent
pour attendre les ordres des armateurs ou le changement de vent. Environ
GIBRALTAR, SAN ROQUE.
765
les trois quarts du prodigieux tonnage des navires qui relâchent à Gi-
braltar appartiennent à l'Angleterre ; l'Italie et la France se disputent le
deuxième rang, et le pavillon espagnol, qui pourtant flotte en vue des
côtes de la patrie, arrive seulement en quatrième ligne.
Malgré la beauté pittoresque de son rocher et la vue de la rade, Gibraltar
est un séjour peu agréable, a cause de l'air fiévreux qui s'élève des maré-
cages de l'île et plus encore à cause du régime strictement militaire qui
règne dans la place. Les sujets anglais seuls ont le droit de s'y établir à
demeure et d'y acquérir des propriétés. Les étrangers ne peuvent résider
dans la ville que munis d'une autorisation spéciale, et les grandes autori-
sations ne peuvent s'obtenir qu'après quarante années de résidence. Les
centaines d'Espagnols qui viennent chaque jour pour le marché sont tenus
de se munir d'un permis en entrant dans la ville et doivent être sortis des
murs d'enceinte avant le coup de canon du soir. De leur côté, les Anglais
résidant à Gibraltar, que l'on désigne plaisamment sous le nom de « lézards
du rocher» (lizards oftherock), se sentent un peu à l'étroit sur leur
péninsule brûlante, et chaque ville, chaque village des environs, en
reçoit sa petite colonie1. San Roque surtout est devenue presque anglaise
à cause des immigrants de Gibraltar qui viennent y chercher pendant les
1 Population probable des villes principales de
Séville (Sevilla) 155,950 hab.
Mâlaga. 116,000 »
Grenade (Granada) 76,100 »
Cadiz 65,050 »
Jerez de la Fronlcr.i . ..... 64,550 »
Cordoue (Côrdoba). . . . „ . 49,850 »
Almeria 40,520 »
Linarès ......... r 56,650 s
San Fernando 26,820 r
Antcquera . 25,550 n
Écija 24,950 »
Jaen 24,400 »
Velez-Mâlaga 24,550 »
Sanlûcar deBnrrameda. . . . 22,775 »>
Puerto Sanla-Maria ..... 22,125 »
Cuevas de Vera 20,650 »
Lucena 19,550 »
Ronda. 19,200 ».
Loja 18,250 *
Ubeda. . . 18,150 »
Cannona 17,420 »
Osuna 17,200 »
Motril 16,660 »
Arcos de la Frontera 16,500 »
Adra
l'Andalousie en 1877 :
Alcalà la Real. . 15,900 hab.
Priego de Côrdoba 15,675 »
Berja 15,600 »
Huercal-Overa ....... 15,220 »
Utrera . 15,100 »
Moron de la Frontera 14,880 >»
Marlos 14,650 »
Baeza 14,575 »
Marchena 15,760 »
Cabra 15,750 »
Nijar 15,660 »
Baena 15,550 »
Montoro 15,500 »
Montilla 15,200 »
Huelva 15,175 »
Baza 15,000 »
Lebrija 12,860 »
Algeciras 12,450 »
Medina-Sidonia 12,400 »
Tarifa 12,250 n
Àndûjar 11,975 »
Guadix 11,800 »
Aguilar 11,700 »
Chiclana 11,650 »
11,520 hab.
760 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
chaleurs de l'été un air plus frais et plus salubre que celui de leur
promontoire. Lors de la saison de la chasse, les montagnes de la contrée,
fort riches en gibier, retentissent des coups de fusil tirés par les insulaires
en villégiature.
IY
VERSANT MEDITERRANEEN DU GRAND PLATEAU, MURCIE ET VALENCE.
Les plateaux de l'intérieur de l'Espagne et les monts qui en forment le
rebord s'abaissent du côté de la Méditerranée avec une déclivité rapide qui
permet de changer de climat et d'horizon dans un petit nombre d'heures.
Des âpres terres où le vent du nord apporte souvent les froidures, on des-
cend dans les régions heureuses toujours réchauffées par le soleil. Au lieu
de voir les eaux des rivières s'enfuir au loin vers l'Atlantique boréal, on
aperçoit à ses pieds les flots resplendissants de la Méditerranée. Ces pentes
tournées vers la mer d'Afrique, les plaines étroites qui s'étendent à leur
base, les bastions de promontoires qui leur servent de point d'appui,
constituent donc, par leur ensemble, une région naturelle tout à fait dis-
tincte du reste de l'Espagne. Il est vrai que les frontières administratives
de Murcie et de Valence ne coïncident pas exactement avec les limites de la
région naturelle ; Murcie occupe une partie des plateaux qui appartiennent
à l'Espagne centrale : d'autre part, la province aragonaise de Teruel em-
piète sur les vallées dont les eaux s'épanchent sur le territoire de Valence ;
mais, si l'on considère surtout la population, on reconnaît qu'elle s'est
amassée dans le voisinage du littoral, tandis que les escarpements supé-
rieurs sont presque déserts. La zone vivante des deux provinces est précisé-
ment indiquée par les traits du relief géographique1.
Au nord de la sierra de Gâta, qui forme l'angle sud-oriental de la Pénin-
sule, les chaînons appartenant au système de la sierra Nevada s'abaissent
par degrés en s'approchant de la mer et se terminent en sinueuses rangées
de montagnes et de collines inégales, séparées par des ramblas, ou ravins,
presque toujours sans eau. L'orientation normale de ces chaînons est dans le
sens de l'ouest à l'est et du sud- ouest au nord-est. La sierra de los Filabres, in-
Superficie. Popul. en 1877.
i Murcie 27,063 kil. carrés. 670,750 hab.
Valence 25,042 » 1,571,150 »
Total .ft. ... 50,105 lui. car. 2,041,900 hab.
PAYSANS DE MURCIE
Dessin de Fritel, d'après des types photographiés par M. J. Laureut.
MONTAGNES DE MURCIE ET DE VALENCE. 7C9
lerrompue par la vallée où coulent parfois les eaux soudaines de l'Almanzora,
reparaît en une faible chaîne côtière et, sous le nom de sierra de Almenara,
se prolonge entre Lorca et Carthagène ; la péninsule en forme de faucille
qui s'avance au loin dans la mer au cap de Palos peut être considérée comme
une ramification lointaine de cette chaîne, qui continue elle-même la sierra
Nevada. L'arête de las Estancias, déprimée au col de Yelcz Rubio, puis
coupée par le défilé de la Sangonera, en amont de Lorca, va se rattacher,
plus au nord, à des massifs voisins de la sierra de Espuiïa. Celle-ci, qui
domine de plus de 1,500 mètres les plaines de Murcie, est elle-même une
continuation de la sierra de Maria, par l'intermédiaire du massif appelé
le Géant « el Giganle, qui deviendra l'une des principales stations géodé-
siques de l'Espagne. Visible des monts de l'Algérie, il forme le sommet
d'un triangle mesuré par dessus la Méditerranée. Les sierras de
Sagra et del Mundo projettent aussi vers le nord-est des chaînons qui for-
cent à de longues sinuosités les hauts affluents du Segiira. Seule la sierra
de Alcaraz, après s'être redressée aux Pcnas de San Pedro, reste séparée des
montagnes de Chinchilla par des plaines faiblement accidentées.
Sur la rive gauche du Segura, les diverses sierras, de Chinchilla, de Ca-
bras, del Carche, de Pila, de Crevillente, suivent la même direction moyenne;
puis, réunies en un même massif fort tourmenté, dont la plus haute cime,
le Moncabrer, se dresse au dessus d'Alcoy en une véritable montagne, elles se
rétrécissent en pointe pour former cet ensemble de caps qui s'allonge au-
devant des îles Baléares et qui rhythme d'une façon si gracieuse le littoral
de la Péninsule. La montagne qui termine la chaîne, au cap San Antonio, est
célèbre dans l'histoire de la géodésie : c'est le Mongo, l'observatoire naturel
où s'installèrent Méchain, Biot, Arago, pour faire leurs opérations relatives
à la mesure du méridien. Des ruines qui couronnent le sommet de la
montagne, on jouit d'une vue admirable sur la mer, le groupe des Baléares
et toute la côte de l'Espagne, du delta de l'Èbre au cap de Palos. Un des
promontoires voisins du Mongo, le Penon de Hifac, à peine rattaché à la
rive par un isthme étroit, est d'origine volcanique.
Les montagnes qui dominent les vallées du Jûcar et de ses affluents ne
semblent être que les débris du grand plateau qui s'élève à l'ouest et qui
forme la principale gibbosité de l'Espagne centrale. Les sommets aux
pentes ravinées, les massifs fragmentaires, les chaînons inégaux et tortueux
du versant méditerranéen sont presque tous inférieurs en élévation à
l'énorme croupe occidentale, dont ils ont été détachés par le travail érosif
des eaux ; quelques cimes seulement, le Pico Ranera, la sierra Martes ont
l'aspect de véritables montagnes. Dans le bassin du Guadalaviar, les sierras
'• 97
770 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
indépendantes sont plus hautes et d'une plus fière apparence. Autour de la
Muela de San Juan, la borne centrale des bassins fluviaux, divers contre-
forts, la sierra de Albarracin, la sierra de Valdemeca, les « Monts Univer-
sels », sont encore à demi engagés dans l'épaisseur du plateau; mais, plus à
l'est, un massif de formes arrondies, où pyramide le pic de Javalambre et
qui dépasse 2 kilomètres d'altitude, a tout à fait le caractère montagneux.
Au nord de ce massif et du petit fleuve de Mijares, souvent à sec, se dresse
an autre groupe dominateur, la Penagolosa, qui se relie à l'est, par un
plateau montueux, à la sierra de Gudar, dont les pentes septentrionales
appartiennent déjà au bassin de l'Ebre.
De la Penagolosa au grand coude du fleuve, tous les massifs aux noms ca-
talans, la Muela de Ares, le Tosal des Encanades, le Bosch de la Espina, et
d'autres moins importants, sont disposés en forme de chaîne côtière, parallè-
lement au rivage de la Méditerranée. A leur base et dans le voisinage immé-
diat de la mer, deux petites chaînes jumelles, coupées de distance en distance
par les vallées d'alluvîons ou de pierres que parcourent les torrents, se déve-
loppent suivant une même ligne parallèle, en laissant entre elles une dépres-
sion, utilisée par routes et chemins de fer. La sierra de Montsfa termine
pittoresquement cette arête géminée, au bord même de l'Ebre. Avant que ce
fleuve n'eût percé le rempart de montagnes qui le retenait en lac dans les
plaines de l'Aragon, la petite chaîne riveraine, de même que la sierra plus
haute de l'intérieur, se prolongeait régulièrement vers les Pyrénées1.
Dans leur ensemble, les montagnes du versant méditerranéen de l'Espa-
gne centrale sont nues; les broussailles apparaissent de loin comme des
taches noirâtres sur la roche éblouissante. De même qu'en Grèce et en
Provence, on peut suivre du [regard les arêtes précises des sommets, et la
pureté de ce profil, éclairé par un ciel bleu, ajoute à la beauté sévère des
paysages. L'extrême transparence de l'air a valu à Murciele nom de Reino
Serenisimo, « Royaume Très-Serein. » C'est pour la même raison que
l'on désigne les montagnes de la contrée sous la poétique appellation de
montes de Sol y Aire, « montagnes du Soleil et de l'Air libre. » Dans le bas-
sin du Segura, plus encore que dans l'Andalousie, le climat est décidément
africain. Le printemps et l'été cessent d'exister comme saisons; il n'y a
plus, comme sous la zone tropicale, qu'une saison des chaleurs et un hivcr-
1 Altitudes, djaprès Coello, des montagnes du versant méditerranéen :
Gigantc 1,499 mètres.
Morron de Espufta 1 ,582 »
J!oncal)rer 1,385 »
Pi co de Javalambre 2,002 »
Penagolosa. . . 1,8 H mètres.
Muela de Ares 1,318 »
Tosal des Encanades 1,592 a
Sierra de Montsia 762 »
SOL ET CLIMAT OL MURCIE. 771
nage, qui dure d'octobre en janvier. Mais les écarts des saisons sont heureu-
sement tempérés, en été par le mistral qui descend des plateaux, en hiver
par les brises régulières qui soufflent de la mer voisine. Le mois de mars
est celui pendant lequel les vents se propagent le plus souvent en tempêtes.
La végétation du littoral, surtout celle de Murcie, offre un mélange
intime des produits de la zone tropicale et de la zone tempérée. Un grand
nombre d'arbres gardent leur feuillage pendant toute l'année, tandis que
d'autres le perdent en hiver. A côté du froment, du riz, du maïs, des
oliviers, des orangers, des vignes de l'Europe méridionale, on voit le
Cotonnier, la canne à sucre, la patate douce, le nopal, l'agave, le chama>
rops, le dattier. Mainte steppe de la contrée rappelle non-seulement l'Afrique,
mais encore les confins du Sahara. Les maladies tropicales trouvent aussi
dans le climat de l'Espagne sud-orientale un milieu qui leur convient.
Importée par les navires d'Amérique, la fièvre jaune s'est plusieurs fois
développée sur la côte méditerranéenne de l'Espagne, et même Barcelone,
voisine des côtes de France, se souvient encore des ravages du fléau. Comme
tant d'autres contrées riveraines de la Méditerranée, les côtes de Valence
ont aussi à souffrir du mauvais air, surtout après les inondations soudaines,
quand des matières putréfiées séjournent dans la campagne. Le mélange des
eaux douces et des eaux salées dans les lagunes du littoral, ou albuferas, dé-
truit également la pureté de l'air et fait naître des fièvres dangereuses. Les
lacs tout à fait salins qui se succèdent au sud duSegura et la grande baie de
Mar Menor, qu'une flèche sablonneuse d'une vingtaine de kilomètres sépare
de la mer, n'exercent aucune influence funeste sur le climat.
La région de l'Espagne où il pleut le moins est la partie sud-orientale de
ta Péninsule1. Entre Almeria et Carlhagène, la moyenne de l'humidité
tombée est d'une vingtaine de centimètres à peine ; dans les campagnes
d'Alicante et d'Elche, elle est peut-être un peu plus abondante; Murcie,
située à la base de montagnes qui arrêtent les vents pluvieux au passage ;
Valence, bâtie sur la concavité d'un golfe déjà tourné vers l'est et le nord-
est, ont des pluies plus considérables ; mais la moyenne d'un demi-mètre
est peu de chose pour un climat presque tropical, d'autant plus qu'une
partie de l'eau tombée s'évapore aussitôt; seulement un faible excédent
trouve son chemin vers la mer par les sinuosités des pierreuses ramblas.
Répartie sur toute la superficie du versant méditerrannéen, cette quantité
Murcie.
1 Température moyenne, d'après Coello.. (?)
Pluies moyennes 0m,3C2
Journées de pluie 63
Alicante .
Valence.
20°,7(?)
i9°,7(?;
0°\427
0m,446
4X
45
772 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
d'eau serait tout à fait insuffisante : l'air avide de vapeurs l'aurait bientôt
hue en entier. Si la culture est possible et même d'un admirable produit
dans certaines campagnes du littoral, c'est qu'elles se trouvent situées sur
le parcours des fleuves, où coule le reste des eaux de pluie. Mais que de
terrains naturellement fertiles par la composition du sol et cependant
condamnés à la stérilité à cause du manque de l'humidité nécessaire ! Entre
Carthagène et Murcie, les paysans labourent des champs qui ne produisent
en moyenne que chaque troisième année, à cause de la rareté des pluies.
Des deux côtés de la zone riveraine du Segura s'étendent de véritables
steppes, des régions restées salines à cause du manque d'eau qui les nettoie
et les féconde : ainsi que le dit un voyageur, les campagnes de Carthagène
ont « la végétation d'un four à chaux ». Sur un espace que l'on peut éva-
luer à 500 kilomètres, en suivant toutes les sinuosités du littoral d'Alme-
ria à Villajoyosa, les campos de la côte sont tous infertiles et nus, si ce n'est
dans de rares oasis et aux bords des cours d'eau permanents ou tempo-
raires : à la base des roches triasiques, où se trouvent des bancs considé-
rables de sel gemme, les sources salines ou magnésiennes s'amassent en
lacs qui se dessèchent en été, laissant sur le sol une étendue blanche de
cristaux : tel est le lac de Petrola ou de « Sel Amer », qui ne laisse en été
qu'une couche de sulfate de magnésie. De même les étangs marins des en-
virons d'Orihuela, qui fournissent le meilleur sel des provinces du littoral
méditerranéen, se recouvrent au mois d'août d'une croûte si épaisse de sel
rose, qu'on la découpe à la hache.
Les rivières bienfaisantes, dont les eaux se changent en sève pour les
plantes des huertas, ou jardins, de leurs rivages, sont le Segura, le Vinalapo,
le Jûcar, le Guadalaviar, appelé aussi Tûria dans son cours inférieur, le
Mijares et d'autres rïos secondaires. Ces petits fleuves se ressemblent tous
d'une manière remarquable par l'âpreté de leurs hautes vallées, par l'aspect
sauvage, effrayant de leurs défilés. Le Segura traverse plusieurs chaînes de
montagnes avant d'entrer dans la plaine de Murcie et descend ainsi de
gradin en gradin par autant de portes de rochers, d'une hauteur moyenne
de trois à quatre cents mètres ; son affluent majeur, le Rio Mundo, naît
dans un amphithéâtre pareil à celui de Gavarnie par sa cascade plongeant
en trois bonds successifs, puis il a dû, comme le Segura, tailler son lit à
travers les monts, et, précisément au-dessus de sa jonction avec le fleuve
principal, il passe dans un étroit canon de roches rouges et verticales,
d'un caractère grandiose. Le Jûcar, le Guadalaviar (Oued-el-Abiad) , ou
« Fleuve Blanc», ont moins d'obstacles à franchir, à cause de la plus
grande simplicité du relief orographique; mais plusieurs de leurs dé-
STEPPE ET HUERTAS DE MURCIE. 773
filés sonï, d'une beauté saisissante, même dans cette Espagne si riche
en câpres rochers, en gorges déchirées. On cite surtout, comme étant des
plus belles de la Péninsule, les cluses ouvertes par les torrents qui descen-
dent de la Muela de San Juan et des monts d'Albarracin. Le Jûcar com-
mence par couler sur le plateau comme s'il devait aller se réunir au Tage,
puis il se retourne au sud et au sud-est pour atteindre, par une série
de coupures, le bassin de la Méditerranée. Quant au Guadalaviar, il naît
sur le versant oriental du plateau des Gastilles ; en entrant dans la plaine
de Valence par la brèche de Chulilla, il descend de 140 mètres par une
succession de nombreux rapides.
Mal alimentés par les pluies, épuisés par l'évaporation, les fleuves du
versant méditerranéen n'apportent aux plaines inférieures qu'une faible
quantité d'eau. Aussi les cultivateurs riverains, du moins ceux de la pro-
vince de Valence, plus industrieux que leurs compatriotes de Murcie, la
ménagent-ils avec le plus grand soin. A l'issue de toutes les vallées, les
eaux permanentes ou temporaires apportées par les torrents sont mises en
réserve au moyen de digues, dans un bassin ou panlano, puis distribuées
dans les campagnes par des rigoles d'irrigation, se divisant jusqu'à complet
épuisement. Nombre de rivières s'emploient jusqu'à la dernière goutte à
leur travail d'arrosement avant d'atteindre le lit du fleuve maître, et les
fleuves eux-mêmes, saignés de droite et de gauche, n'arrivent point à la
mer, si ce n'est après les pluies soudaines et abondantes. Quand les cam-
pagnes arrosées n'absorbent pas en entier le précieux liquide, l'excédant de
l'eau, chargé de terres et d'impuretés, va se répandre près de la mer dans
quelque étang, mais n'a que rarement la force de percer la plage pour
se former un grau de sortie l.
Grâce à l'eau nourricière, la végétation des campagnes arrosées est mer-
veilleuse de fougue et d'éclat et présente un admirable contraste avec les
campas, ou terrains cultivés sans le secours de l'irrigation. Ceux-ci produisent
des céréales, du vin, d'autres denrées, et pendant les années exceptionnelles
par leurs pluies donnent même d'abondantes récoltes ; mais qu'ils sont nus et
glabres en comparaison des huertas qu'anime le murmure des eaux ruisse-
lant sous l'ombrage et dans lesquelles on entrevoit les maisonnettes des
paysans aux pignons ai«us, recouvertes de la paille fine du riz !
La plus célèbre des huertas de l'Espagne est celle dont les arbres cachent
Superficie du bassin.
Longueur du cours.
Débit le plus faible.
Guadalaviai'. .
22,000 kilom. carrés.
* 5,000 p
. N,000
350 kilomètres.
511 »
500 »
8 mètres.
22 »
10 »
774 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
à demi les murailles et les tours de Valence. 11 est probable que, même dès
le temps des conquérants romains, les irrigations étaient pratiquées sur
les deux bords du bas Guadalaviar; mais il paraît prouvé que les grands
travaux systématiques d'irrigation sont dus aux Arabes. Au moyen de huit
canaux principaux qui se subdivisent en nombreuses rigoles secondaires,
ou aceqmas, ils transformèrent toute la campagne de Valence en un paradis
de verdure. Aidée dans son travail de production par des engrais que les
cultivateurs diligents de la plaine vont recueillir, non-seulement dans les
étables, mais aussi dans la boue des rues, la terre humide produit sans se
reposer jamais, et avec une fougue étonnante. On voit dans les jardins des
tiges de maïs de 5, de 6 et même de 8 mètres de hauteur; les mûriers
donnent trois et quatre récoltes de feuilles dans l'année; quatre, cinq
moissons de plantes diverses se font dans le même terrain ; on fauche jus-
qu'à neuf et dix fois l'herbe renaissante des prairies. Il est vrai que toute
celte végétation, trop hâtivement venue, est aqueuse et sans consistance :
c'est de la sève à peine consolidée ; de là le proverbe, très-malveillant pour
Valence, que répètent les habitants des contrées voisines :
En Valencia
La carne es yerba, la yerba agua,
Los hombres mujeres, las mujeres nada !
(La chair n'est que de l'herbe , et l'herbe que de l'eau ; — L'homme n'est
qu'une femme, et la femme est zéro.)
Cette eau précieuse, qui se transforme en une si grande quantité de pro-
duits agricoles et qui enrichit la campagne de Valence, ne pouvait manquer
d'être l'objet de litiges nombreux entre les propriétaires limitrophes. Aussi
a-t-il fallu régler l'usage des eaux de la manière la plus stricte. Chaque
commune a ses heures précises; le signal de l'ouverture et de la fermeture
des rigoles d'alimentation est donné par la cloche de la cathédrale de Va-
lence. Un tribunal des eaux juge toutes les questions d'arrosage qui sur-
gissent entre les cultivateurs; il se compose des huit syndics des huit
acequias, simples laboureurs élus librement par leurs égaux, non comme
les plus versés dans la chicane, mais comme les plus sensés et les plus
honnêtes. On fait remonter l'honneur de la fondation de cette cour de
justice à un souverain musulman, Al-Hakem-Al-Mostansir-Bilah ; mais il
est probable que ce tribunal est d'origine toute populaire et n'a pas eu
besoin pour naître de plus de chartes et de papiers qu'il ne lui en faut pour
se maintenir. Tout le mobilier du tribunal consiste en un simple canapé
de velours, que le chapitre de la cathédrale, héritier des obligations des
IRRIGATIONS DE MURCIE ET DE VALENCE.
775
prêtres de la mosquée, est tenu de fournir aux juges. Tous les jeudis, à
midi, ils s'asseoient majestueusement sur leur banc de pierre devant une
porte de la cathédrale. Les plaideurs comparaissent devant eux« sans lettrés
ni greffiers ». Chacun expose son cas, la cour interroge et discute, puis le
jugement est prononcé. Il n'est pas d'exemple que les délinquants refusent
d'acquitler l'amende, ou même de céder une part de leurs terres ou de leurs
eaux, lorsqu'ils y ont été condamnés pour réparation de dommage. IlSSa-
lS0 136. PALMIERS DELCHE ET JARDINS d'ORIHUELA.
D'après Coello.
Ech. d- 1: "k>o ooo
vent ce qu'il leur en coûterait de s'adresser à des tribunaux irresponsables,
élus par d'autres que par eux !
Les hucrtas des rives du Jûcar sont moins fameuses, mais plus riches,
s'il est possible, que celle de Valence, à laquelle elles se rattachent par une
succession non interrompue de cultures. Le Jûcar, soutenu par des digues
qui lui donnent un niveau supérieur à celui des campagnes environnantes,
se répand en mille canaux parmi les jardins. L'oranger y domine : autour
des deux seules villas d'Alcira et de Carcagente, la récolte annuelle dépasse
vingt millions d'oranges et suffit à fournir au port de Marseille une grande
7:0 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
partie de ces fruits qui se vendent sous le nom de « valences » sur tous
les marchés français. D'autres huertas, non moins exubérantes de produits
que celle d'Alcira, mais plus pittoresques par le contraste des rochers,
s'échelonnent vers le sud-est dans toutes les vallées des montagnes dont les
derniers promontoires forment les caps de San Antonio et de la Nao. Dans
la région basse qui s'étend de l'autre côté du Jûcar, sur les bords de i'al-
bufera de Valence, l'eau s'emploie surtout à l'irrigation des rizières, qui,
tout en donnant de riches moissons, empestent la contrée.
Les oasis de la grande steppe de l'Espagne africaine, entre les monts
d'Alcoy et ceux d'Almeria, n'ont pas la richesse de celles des bassins du
lùcar et du Guadalaviar, à cause de leur moindre abondance d'eau ;
mais elles ont aussi leur physionomie spéciale, Celle d'Alicante est fé-
condée par les eaux de la Castalla, que l'on a recueillie dans le bassin
de Tibi, célèbre dans toute l'Espagne par la hauteur et la solidité de
ses digues. La huerta d'Elche, sur les bords du petit Vinalapo, est en
grande partie occupée par une forêt de palmiers, tout à fait unique en
Europe, car les petits bosquets de Bordighera, sur les côtes de la Ligurie,
et les groupes de dattiers épars çà et là sur les rivages de la Méditerranée
ne peuvent lui être comparés. Ces arbres sont la principale richesse des
habitants d'Elche, à cause des fruits, que Ton exporte jusqu'en France, et
plus encore à cause de leurs feuilles, expédiées en Italie et dans l'inté-
rieur de l'Espagne pour la fête des Rameaux. La culture de cet arbre
demande des soins constants et très-pénibles; non-seulement il faut arroser
le dattier et nettoyer la terre qui l'entoure, mais il faut souvent grimper le
long de la tige raboteuse pour examiner les fleurs et les fruits, les tourner
du côté du soleil, attacher les feuilles en faisceaux, réparer les dégâts qu'y
a faits le vent. C'est peut-être à ces difficultés qu'il faut attribuer la dimi-
nution graduelle de la forêt de palmiers ; à la fin du siècle dernier, on
comptait encore dans le district d'Elche 70,000 palmiers, autant que dans
une grande oasis du Sahara; de nos jours, il en reste la moitié.
La huerta d;i bas Segura, autour de la ville d'Orihucla, n'a pas l'origi-
nalité pittoresque de la forêt d'Elche, mais elle est plus productive : les
orangers, les citronniers, mêlés aux amandiers, aux grenadiers, aux mû-
riers, abritent du soleil les plantes basses et sont dominés eux-mêmes çà et
là par les hampes des palmiers. Le grain d'Orihuela donne la meilleure
farine et le meilleur pain de toute l'Espagne. Un proverbe local que l'on
peut traduire ainsi :
Qu'il pleuve ou non,
Toujours bonne moisson !
« s
a c
'.IS
JARDINS B'ELCIIE ET D'ORIHUELA. 779
fait hommage de cette fécondité du sol à l'intelligence et cà l'activité des
cultivateurs autant qu'à la bonté de la terre et à l'excellente qualité de l'eau
du Segura. Plus haut, sur les bords du même fleuve, les habitants de
Murcie, auxquels la nature a départi les mêmes avantages, sont loin de les
utiliser avec autant de zèle et de savoir-faire. Leur huerta, dans laquelle
vit un tiers de la population totale de la province, est certainement très-
riche, mais elle n'est point comparable à celles que cultivent leurs voisins.
De même, les campagnes de Lorca, quoique fort riantes, sont inférieures en
beauté à celles d'Orihuela. En 1802, elles furent effroyablement dévastées à
la suite d'un accident dont toutes les huertas du littoral méditerranéen
peuvent être également menacées : plusieurs digues qui se succédaient sur
un espace de plus de 400 mètres de hauteur totale cédèrent sous la pres-
sion des eaux d'un réservoir d'irrigation; la masse liquide, mêlée aux dé-
bris qu'elle entraînait avec elle, se précipita sur la ville ; un faubourg de
six cents maisons fut rasé, plusieurs villages furent entraînés dans la dé-
bâcle avec des milliers d'habitants. L'inondation soudaine causa même de
grands ravages dans la ville de Murcie et jusque dans les jardins d'Orihuela,
à 100 kilomètres en aval du réservoir vidé. Une digue rompue se dresse en-
core au-dessus de la valléede Lorca, pareille à un porche triomphal de 1 20 mè-
tres d'élévation. En 1879, le 14 octobre, une autre trombe éclata de nou-
veau dans la haute vallée du Guadalentin, qui plus bas, prend le nom de
Sangonera, et dévasta le jardin de Murcie. Le flot décrue, évalué à 912 mè-
tres cubes à la seconde, s'élevait à 5 mètres de hauteur au-dessus de l'arche
percée par l'inondation de 1802 dans la digue de Lorca. Dans la seule vega
de Murcie, 2612 maisons furent complètement détruites; les campagnes ra-
vagées comprenaient un espace de 5810 kilomètres carrés l.
Une contrée qui présente d'aussi violents conlrastes que ceux du plateau
froid et de la plaine brûlante, du désert et des jardins, ne peut manquer
d'offrir aussi de singulières oppositions dans l'apparence physique et morale
de ses habitants. Quoique issus des mêmes ancêtres, Ibères et Celtes, Phé-
niciens, Carthaginois, Massiliotes et Romains, Yisigoths, Arabes et Berbères,
les hommes de la campagne rase et ceux qui vivent dans les bosquets tou-
jours verdoyants diffèrent grandement les uns des autres. Aux changements
du milieu correspondent les changements de la population elle-même.
Les gens de la province de Murcie sont en contact plus immédiat avec
une nature hostile, avec la roche nue, lèvent desséchant, l'atmosphère
1 Boletin de la Sociedad Geografica de Madrid, enero 1881.
780
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
poudreuse et sans vapeur; ils sont aussi, dit-on, ceux qui savent le moins
réagir contre le sol, l'air et le climat ; ils s'abandonnent avec un fatalisme
tout oriental, prennent les choses comme elles se présentent, sans essayer
N° lôGliS. — PLAISE DE MURCIE.
| - O.deP.
4-° 10'
4,» 0-
D'après de Botella
C Pe
Echelle de 1 : 120,000
kil.
d'y rien changer par leur initiative. Ils se plaisent beaucoup à la noncha-
lance et au repos, pratiquent la sieste en temps et hors de temps; môme aux
heures de veille, ils restent graves et froids, comme s'ils poursuivaient un
rêve intérieur. Rarement ils se livrent à la gaieté; ils ne dansent même pas,
=5 '£».
j3 cT
POPULATIONS DE MURCIE ET DE VALENCE. 7SS
eux, les voisins des Àndalous sauteurs et des Manchegos chanteurs de segui-
dillas. On dit qu'ils se laissent facilement entraîner par la rancune
et qu'ils mettent souvent une haine sauvage au service de leurs préjugés.
Quoi qu'il en soit de ces jugements sévères portés sur les habitants de
Murcie par leurs voisins et même par quelques-uns des natifs de la
contrée, il est certain que dans la vie générale de l'Espagne cette province
est celle qui a le moins compté jusqu'à présent. Elle a fourni la moindre
part d'hommes considérables par l'intelligence, et pour ce qui est du travail
matériel, ses fils ne' peuvent se comparer, même de loin, aux Catalans,
aux Navarrais, aux Galiciens.
Les Valenciens, au contraire, sont des hommes de labeur. Non-seulement
ils cultivent et arrosent leurs plaines avec un soin et un succès admira-
bles, mais ils trouvent aussi le moyen d'entourer leurs montagnes de ver-
gers en terrasses, d'arracher des moissons à la roche, à peine revêtue de la
mince couche de terre qu'ils y ont apportée. Vivant dans une nature plus
riante que celle de la chaude Murcie, ils sont aussi plus gais que leurs
voisins; ils chantent à cœur joie, et leurs danses sont célèbres; Valence se
vante de fournir à l'Espagne ses premiers artistes en bonds et en entre-
chats. Mais on prétend qu'à toute cette gaieté se mêle souvent un instinct
féroce; un proverbe plus qu'exagéré dit que « le paradis de la Huerta
est habité par des démons ». Le fait est que la vie humaine est tenue
pour peu de chose à Valence. Cette ville et son district avaient autrefois
l'honneur peu enviable de fournir d'assassins à gages les grands person-
nages de la cour madrilègne. Jusque sur les murs qui entourent le grand
marché, des croix nombreuses rappelaient les meurtres fréquents qui
avaient eu lieu dans les rixes soudaines. D'ailleurs, il faut le dire, à
Valence, comme dans la plus grande partie de l'Espagne, les duels au
couteau ne sont pas des actes plus répréhensibles que ne le sont les duels
à l'épée dans une certaine classe de la société française. Ils sont de tradi-
tion chevaleresque, et c'est témoigner d'un sang noble que de jouer sa vie
et celle des autres avec tant de facilité. Aussi nul ne fait attention aux
conséquences inévitables d'une noblesse ainsi comprise. La mort d'homme
est un malheur, mais nul n'y voit l'effet d'un crime ; le meurtrier lui-
même a la conscience parfaitement en repos; il essuie son couteau aux
pans de sa ceinture, et s'en sert un instant après pour couper son pain.
Ce qui a contribué à donner aux Valenciens une réputation plus mauvaise
qu'ils ne méritent, c'est qu'ils ont, parmi tous les peuples de l'Espagne,
un caractère de forte originalité, et d'ordinaire ce n'est pas impunément
que l'on se distingue d'autrui. Déjà par leur costume, auquel ils restent
784 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
fidèles avec une singulière constance, les Valenciens semblent se ranger
plutôt parmi les Maures que parmi les Espagnols : ils doivent à cet égard
ne différer que bien peu de leurs ancêtres musulmans. Une large ceinture
rouge ou violette retient leur caleçon flottant de grosse toile blanche ; leur
gilet de velours est garni de pièces d'argent; des jambards de laine
blanche laissent voir la peau brune de leurs genoux et de leurs pieds
chaussés d'espadrilles ; leur tête rasée est enveloppée d'un foulard de
couleur éclatante sur lequel repose un chapeau bas de forme, à bords
retroussés, enjolivé de pompons et de rubans. Une mante bariolée, aux
longues franges, complète le costume, et tantôt drapée sur une épaule,
tantôt enroulée autour du buste, donne au dernier mendiant un air de
noblesse et de grâce. Par les habitudes, les mœurs, le mode de penser
et d'agir, les Valenciens diffèrent aussi beaucoup de leurs voisins des
hauts plateaux , les Castillans. Quoique depuis longtemps réunie au
royaume d'Aragon, et par l'Aragon aux Castilles, Valence conserva ses
droits autonomes jusqu'au commencement du dix-huitième siècle ; elle
avait ses lois particulières, ses libertés municipales, ses Cortès parta-
geant l'autorité législative avec le suzerain. Pour enlever aux Valenciens
leur indépendance communale il fallut une guerre atroce, pendant la-
quelle des populations entières furent exterminées ; tous les habitants de
Jâtiva, à l'exception de quelques femmes et de quelques prêtres, furent
passés au fil de Fépée et la ville elle-même fut réduite en cendres. Le
souvenir de ces horreurs ne s'est point effacé et contribue, dans les guerres
civiles, à relâcher le lien noué par la force entre Madrid et la province du
littoral. Les Valenciens se distinguent aussi des Castillans par leur langage,
pur dialecte provençal. Le parler de Valence, quoique mêlé à beaucoup de
mots arabes, est plus rapproché que le catalan de la langue des anciens
troubadours. Il est fort doux à entendre, surtout dans une bouche féminine.
A leurs travaux agricoles, qui de tout temps ont été l'occupation princi-
pale des habitants, Murcie et Valence joignent aussi des travaux industriels
d'une certaine importance. En premier lieu, un grand nombre d'ouvriers
sont employés à la manipulation des denrées d'exportation, huiles, vins,
fruits de toute espèce. Les vins fins d'Alicante, les gros vins noirs de
Vinaroz et de Benicarlo, recueillis sur les frontières de la Catalogne, don-
nent lieu à des opérations fort actives pour le coupage et l'expédition ; les
raisins secs provenant des vignobles de Dénia, de Javea, de Gandia, entre la
vallée du Jûcar et le cap de la Nao, sont soumis à un lessivage assez compli-
qué; enfin, les spartes, ou espartos (stipe tenacissima) , que produisent e:i
abondance les collines d'Albacete et de Murcie, servent à la fabrication
INDUSTRIE DE VALENCE, MINES DE CARTHAGENE. 785
d'une foule d'objets, de sandales, de nattes, de paniers. Du temps des Romains,
nous dit Pline, on utilisait celte plante pour tous les usages domestiques :
on en faisait des lits, des meubles, des habits, des souliers, et le feu de la
demeure était alimenté de sparte. Mais de nos jours ce végétal, le même
que Val fa d'Algérie, l'auffe des Provençaux, est devenu fort précieux à cause
de la résistance de sa fibre ; les Anglais en font grand cas, surtout pour la
fabrication du papier, et depuis 1856, année où commença l'exportation,
l'on met une telle hâte à satisfaire cà leurs demandes, que les collines et les
plaines à sparte risquent fort d'être bientôt absolument dépouillées. En
plusieurs districts, on faisait deux récoltes annuelles afin de bénéficier de
l'accroissement des prix, qui s'étaient élevés du quadruple dans l'espace de
quelques années ; mais on ne s'occupe guère de semer ou de replanter, car
il faut attendre de huit à quinze ans avant que les feuilles aient une fibre de
valeur marchande. Il serait pourtant bien à désirer que le sparte fût planté
sur toutes les pentes rocailleuses de l'intérieur, car c'est l'un des végétaux
qui résistent le mieux à la sécheresse du sol et de l'atmosphère : il croît
sur les roches pierreuses, dans le sable même ; mais on ne le rencontre
jamais sur les sols argileux 1.
Les veines métallifères connues et fouillées jadis se comptent par centaines
dans les montagnes du littoral de Murcie et de Valence, mais les seules qui
aient de nos jours une grande valeur économique sont celles que des
compagnies anglaises, françaises, belges, font exploiter dans les collines de
la Herreria, à une faible distance à l'est de Carthagène ; en outre, les
amas de scories laissés par les Romains et que l'on retrouve sur les pentes
des collines, revêtues d'une mince couche de terre végétale, contiennent
encore une certaine quantité de plomb, qu'il est facile d'extraire par des
moyens peu coûteux. Le minerai de plomb argentifère qu'une population
de 40,000 ouvriers recueillait à Carthagène, il y a deux mille ans, pour le
compte de la république romaine, était alors une des plus grandes res-
sources de l'Etat ; tout récemment, lors de la lutte des cantonalistes contre
le gouvernement central, ce sont encore les mines de la Herreria qui ont
fourni aux défenseurs de Carthagène les moyens financiers de prolonger la
guerre. Plus de 20,000 habitants se groupent autour des usines de la Her-
reria et deGarbanzal, formant une seule commune connue sous le nom de
la Union. Les gisementsde zinc, inutilisés avant 1861, ont pris depuis celte
époque une assez grande importance, et la Relgique en demande environ
1 Récolte du sparte d'Espagne en 1873 :
Exportation pour l'Angleterre 67,000 tonnes.
Consommation dans le pays. 15,000 »
i. 99
786 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
10,000 tonnes par année moyenne. Les mineurs ont constaté que dans ces
contrées les roches dioritiques sont toujours associées au cuivre, tandis que
le trachyte et le plomb vont toujours ensemble. Lorsque des voies de com-
munication faciles relieront au littoral toutes ks hautes vallées de l'intérieur,
on pourra utiliser d'autres mines, de cuivre, de plomb, d'argent, de mer-
cure, aussi riches que celles des environs de Carthagène, et l'exploitation
de véritables montagnes de sel gemme permettra d'abandonner ou de trans-
former en pêcheries ou en terrains de culture les marais salants du littoral
d'Alicante et d'Elche.
Les manufactures proprement dites se trouvent presque toutes dans la
plus industrieuse des deux provinces. Albacete, sur le plateau murcien, a
bien ses fabriques de couteaux d'où proviennent les navajas, que l'on voit
dégainer avec terreur ; Murcie a ses filatures de soie, reste d'une industrie
prospère; Carthagène a les corderies et les usines de son arsenal; Jativa,
où les Arabes introduisirent de Chine la fabrication du papier, possède
quelques usines en dehors de son antique enceinte; mais le travail manu-
facturier est concentré autour de Valence et d'une autre ville de la même
province, Alcoy. Valence fabrique les mantes dont se servent les paysans de
la contrée, des étoffes de laine et de soie, des faïences, des carreaux histo-
riés ou azulejos, qui servent au revêtement extérieur des maisons. Alcoy
possède aussi des faïenceries, des fabriques d'étoffes, des teintureries; mais
la grande industrie de la ville, celle qui a rendu le nom d'Alcoy populaire
jusqu'aux extrémités de l'Espagne, est la fabrication du papier à cigarettes.
Pour subvenir à l'énorme consommation que fait la Péninsule de cet article
si minime en apparence, Alcoy le produit et l'expédie par centaines de ton-
neaux. Actuellement la France envoie aussi à l'Espagne une grande quan-
tité de ce papier.
Les mouillages du littoral de Murcie et de Valence ne servaient jadis qu'à
l'expédition des denrées et des marchandises du pays et à l'importation des
objets de consommation locale; mais l'achèvement des voies ferrées qui
relient les villes de la côte à Madrid leur a donné, en outre, une importance
nationale pour les échanges de la Péninsule. C'est par Alicante que la capi-
tale de l'Espagne se trouve le plus rapprochée de la mer, et, par consé-
quent, c'est par là que les négociants madrilenos ont avantage à faire passer
leurs marchandises pour ne pas les grever des frais considérables d'un long
transport par terre. Il est même arrivé quelquefois, lorsque la guerre civile
dévastait l'Espagne, que le chemin de fer de Madrid aux ports méditerra-
néens fut temporairement le seul libre sur tout son parcours, et ce chemin
détourné devint alors celui de la France et de toute l'Europe continentale.
INDUSTRIE ET COMMERCE ,DE MURCIE ET DE VALENCE. 787
Le voisinage des côtes d'Algérie, qui se développent du sud-ouest au nord-est,
presque parallèlement au littoral de Garthagène et d'Àlicante, contribue
aussi à donner à cette partie de la Péninsule un rôle actif dans le commerce
du monde. Des bateaux à vapeur vont et viennent fréquemment entre l'un et
l'autre rivage du grand bras de mer. Des Espagnols, par dizaines de milliers,
utilisent ces navires pour leurs relations d'affaires avec ia ville d'Oran, et
chaque année un certain nombre d'habitants d'Orihuela, de Dénia, des
bords du Jûcar, trop à l'étroit dans leurs huertas surpeuplées, vont chercher
une nouvelle patrie sur le territoire d'Alger. Après un intervalle de plu-
sieurs siècles, les liens de parenté se sont renoués entre les descendants
chrétiens des Maures cl leurs frères musulmans.
Les villes importantes du versant méditerranéen de l'Espagne devaient
naturellement se fonder et grandir, soit sur un point de la côte favorable
pour le commerce, soit au bord d'un fleuve fournissant en abondance de
l'eau d'irrigation, soit encore au point de convergence de plusieurs routes
commerciales. Les villes d'Albacete et d'Almansa doivent leur rôle histo-
rique dans l'histoire de la Péninsule à cette dernière circonstance. En effet,
Albacete est située précisément au bord oriental du plateau de la Manche,
à l'endroit où commence le versant méditerranéen, et où les deux hautes
vallées du Segura et du Jûcar sont le plus rapprochées l'une de l'autre :
c'est là que, de tout temps, s'est trouvée la grande étape des voyageurs et le
marché le plus considérable entre les villes du centre de l'Espagne et celles
de la côte sud-orientale ; c'est aussi près de là que commencent les ramifi-
cations du tronc de chemin de fer qui se dirige de Madrid vers la Méditer-
ranée. Des avantages de même nature ont fait l'importance d'Almansa. Cette
ville se trouve à l'ouest du massif des montagnes d'Alcoy et commande les
deux routes de Valence au nord, d'Alicante et de Murcie au sud. Sur les
pentes du plateau, Hellin, Moratalla, Caravaca, Mula,Cieza, Jumilla, Yecla,
Requena, sont les villes les plus populeuses.
Mais toutes les cités des deux provinces vraiment importantes par leurs
ressources propres sont situées sur la côte ou dans le voisinage, à moins
de 40 kilomètres de la mer. La plus méridionale de ces villes, Lorca, occupe
une position très-pittoresque sur les pentes et à la base d'une colline de
formation schisteuse qui porte les ruines de l'ancienne citadelle mauresque.
Comme toutes les autres places militaires devenues pendant le cours des
âges des villes de travail et de commerce, Lorca devait nécessairement des-
cendre de ses escarpements pour s'établir dans la plaine, au milieu des
788 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
campagnes fertiles qu'arrose le Guadalentin. Les débris des anciens palais
arabes qui s'élèvent dans le dédale des ruelles tortueuses de la montasnc
ont été laissés aux Gilanos, et la rue neuve, aux rues droites et alignées,
s'est bâtie sur les terrains unis, dans la vallée. Commercialement, Lorca se
complète par les deux villes maritimes d'Aguilas et de Mazarron, possédant
chacune sa rade incommode et peu sûre.
En suivant, sinon les eaux, — car elles manquent souvent, — mais le
lit, tantôt humide, tantôt desséché du Guadalentin, on traverse les deux
villes de Totana, quartier général des Gitanos de la contrée, et d'Alhamâ,
dont les eaux thermales étaient jadis très-fréquentées par les Maures, puis
on entre dans les bosquets de mûriers et d'orangers qui entourent la capitale
de la province. Cette huerta n'est pas moins belle que les vegas de l'Anda-
lousie, mais elle n'est parsemée que de misérables édifices. Quoique fort
étendue, Murcie elle-même n'a pas l'aspect d'une grande ville ; ses rues
sont peu animées et ses édifices sont sans beauté : ce qu'elle a de plus
remarquable, après la fameuse tour de sa cathédrale, où l'on monte, non
par un escalier, mais par une longue rampe en forme d'hélice, ce sont les
promenades ombreuses qui longent les rives du Segura, et les canaux d'ir-
rigation tracés sur le flanc des montagnes, entre les escarpements jaunâtres
et la douce déclivité des jardins, où le sol disparaît complètement sous la
verdure touffue. Malgré son titre de chef-lieu du « Royaume Sérénissime »,
Murcie présente moins d'intérêt que sa voisine, le port de Carthagène, et
ne lui est point comparable par son rôle dans l'histoire.
Carthage la Neuve était bien destinée, dans la pensée de ses fondateurs
puniques, à devenir une autre Carthage. Lorsque le grand foyer du com-
merce maritime se trouvait sur la côte septentrionale du continent d'Afrique,
le marché des échanges de la péninsule ibérique avait sa place marquée
d'avance sur la côte sud-orientale, et nul port ne présentait plus d'avantages
que la petite mer intérieure, si admirablement abritée, qu'enferment les
montagnes nues et sombres de Carthagène. Cette importance maritime de
la colonie punique ne put que s'accroître lorsque les riches mines d'argent
des environs immédiats commencèrent à livrer leurs trésors. Sa puissante
position militaire lui valut aussi d'être l'une des grandes cités romaines de
l'ibérie. A diverses reprises, les souverains de l'Espagne ont essayé de lui
rendre son ancien rôle stratégique en en faisant la principale station de la
flotte nationale, en y construisant des entrepôts, des magasins, des arse-
naux, des chantiers, des fonderies, des bassins de carénage, et surtout en
hérissant de fortifications les hauteurs qui dominent le port et la rade.
Ainsi que l'a prouvé un récent épisode de la guerre civile, ils ont certaine-
LORCA, MURCtE, CARTHAGÈNE.
789
ment réussi à rendre la ville imprenable autrement que par la famine ou
par la trahison ; mais Pétat chronique d'indigence dans lequel se trouve le
budget espagnol ne permet pas de renouveler l'immense outillage des arse-
naux et des flottes, et le grand établissement naval de Carthagène ne présente
d'ordinaire que l'aspect d'une lamentable ruine : la population de la ville
est à peine le tiers de ce qu'elle était au milieu du dix-huitième siècle.
K° 137. PORT DE CARTHAGÈNE.
0?|56' 0. de
Echelle de i: 5Wooo
-M.
Quant au commerce pacifique des denrées et des marchandises, on sait qu'il ne
se plaît pas dans les places de guerre, au voisinage des canons ; aussi fait-il
peu de cas de l'excellence nautique du port de Carthagène. D'ailleurs la
position géographique de cette ville n'est vraiment bonne que pour le trafi •
de la Péninsule avec l'x\lgéne; c'est par Barcelone, Malaga, Càdiz que pas-
sent les grands chemins des échanges. Carthagène « des Spartes » reste donc
isolée avec son commerce local de stipa, de nattes, de fruits, de minerai.
790 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Quoique bien moins favorisée par la nature, Alicante est beaucoup plus
active, grâce à la fécondité des huertas d'Elche, d'Orihuela, de Villena,
d'Àlcoy,et au chemin de fer qui la réunit directement à Madrid. Au pied de
sa roche aux longs talus, portant sur ses escarpements les ruines d'une
citadelle démantelée, Alicante groupe près de ses quais et de ses jetées une
multitude de petits navires, tandis que les grands vaisseaux doivent mouiller
au large, à cause du manque de fond, et se tenir prêts à fuir quand s'an-
noncent les tempêtes ou les vents dangereux. D'autres villes du littoral
valencien, Dénia, dont le nom rappelle encore le culte de Diane, Cullcra,
au massif de rochers isolé sur les plages, sont encore bien plus périlleuses
d'abords, mais elles n'en sont pas moins très-fréquentées par les caboteurs
à cause de la richesse et de l'industrie des contrées riveraines. Avant la
construction du port artificiel du « Grau » (Grao) de Yalence, près de la
bouche du Guadalaviar, les voiliers qui passaient en hiver dans le golfe de
Yalence avaient à prendre les plus sérieuses précautions et devaient se hâter
d'entrer en d'autres parages, car les vents d'est et surtout ceux du nord-
nord-est, qui poussent à la côte, sont souvent d'une extrême violence;
quand ils soufflent en tempête, la perte du navire qui ne peut entrer dans le
grau est presque certaine : d'autant plus que la côte se trouve alors cachée
par un épais rideau de vapeur et que le golfe, à la plage aréneuse, n'offre
pas une seule crique de refuge. Des carcasses de bâtiments brisés
attestent les périls de la navigation dans ce golfe redoutable. Heureusement
les môles du port de Valence et de son avant-port ont été construits de
manière à offrir un abri sûr par tous les vents et à rendre l'entrée facile
pendant les tempêtes.
Toutes les villes de la grande huerta du Jûcar et du Guadalaviar, Onte-
niente, Jativa l'héroïque, Carcagente, Alcira, Algemesi, Liria, ont pour
centre commun la grande Valence, la troisième cité de l'Espagne par sa
population, la première par la beauté de ses cultures. Malgré cette vulgarité
qu'apportent les architectes à la reconstruction graduelle des rues commer-
çantes, Valence a gardé une certaine originalité dans son apparence exté-
rieure, aussi bien que dans sa population. La « Ville du Cid » a toujours
ses murailles crénelées, ses tours, ses portes de défense, ses rues étroites et
tortueuses, ses maisons blanches ornées de balcons, ses tentures ou ses
nattes de jonc suspendues aux fenêtres, ses toiles déployées au-dessus de la
rue pour abriter les passants de l'ardeur du soleil. Parmi ses nombreux édi-
fices, un seul est vraiment curieux, c'est la Lonja de Seda, la « Bourse de
la Soie », monument de la fin du quinzième siècle, consistant en une vaste
nef supportée par des rangées de colonnes torses et laissant apercevoir un
VALENCE, CASTELLON.
71)1
jardin par une porte latérale. Les fleurs, les allées d'arbres, les bosquets
font le charme de Valence. L'Aiameda, qui longe la rive du Guadalaviar,
est peut-être la plus belle promenade urbaine de l'Europe; les végétaux
des tropiques, bananiers, bambous, chirimoyas, palmiers, s'y mêlent
aux ormes, aux peupliers, aux platanes. Des villas, entourées d'om-
brages, sont éparses dans les faubourgs de la ville et surtout près des
GRAO DE VALENCE.
0o|26,0.d£"G^
cLaprès la carte delà àlarirue,
Echelle de V. I8.000
lEl.
plages du Grau et de Pueblo Nuevo del Mar, fréquentées des baigneurs.
Au nord de Valence, le peu de largeur de la zone cultivable qui longe la
mer à la base des montagnes, n'a pas permis à des villes importantes de
naître et de se développer. Gastellon de la Plana, bâtie dans la plaine à
laquelle elle a dû son nom, et qui est aussi une huerta, presque compa-
rable à celle de Valence, doit à sa position, à l'issue de la vallée du Mijares,
d'être une ville populeuse, et le chef -lieu de l'une des provinces d'Espagne;
1 Mouvement du port de Valence, en 1876 : 594 navires chargés, jaugeant 248,950 tonnes.
Exportation des oranges du district en 1877 :
81,057 tonnes, d'une valeur de 10,372,000 fr.
79'2
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE
les villes voisines, qui sont presque ses faubourgs, Yillareal,Ëurriana,sont
riches et animées ; mais plus loin, tous les bourgs qui se succèdent jus-
qu'aux frontières de la Catalogne, Alcalâ de Chisvert, Benicarlo, Vinaroz,
ne sont guère habités que par des pêcheurs et des vignerons. Jadis les pro-
montoires qui dominent les défilés marins de cette partie du littoral étaient
gardés par des châteaux forts ou atalayas, dont on voit les ruines pittores-
ques envahies par les broussailles; la grande forteresse de défense se trou-
vait à l'entrée même de cette succession de Thermopyles, à l'endroit où la
route quitte la large plaine de Valence pour serpenter entre les montagnes
el la mer. Cette place forte, que les auteurs anciens disent avoir été fondée
par des Grecs de Zacynthe, était Sagonte, devenue fameuse par le siège
qu'elle soutint, avec tant d'acharnement, contre Hannibal. Les ruines
romaines qui lui avaient fait donner le nom de Murviedro, ou de « Vieux
Murs », se dressent au sommet de la colline : débris de temples, murailles
lézardées, tout se confond avec les pierres éparses. On dit que la décadence
delà Sagonte romaine est due à la nature plus qu'aux hommes; le sol du
liltoral se serait graduellement exhaussé et la mer se serait retirée1.
LES BALEARES.
Le groupe des Baléares se rattache sous-marinement à la péninsule espa-
gnole. Par les conditions géographiques, aussi bien que par le développe-
ment de l'histoire, il est une dépendance naturelle de Valence et de la
Catalogne. Du cap de la Nao vers Ibiza et d'Ibiza vers Mayorque et Minorque,
s'avance entre les abîmes de la Méditerranée un plateau de hauts fonds qui
1 Villes principales du versant méditerranéen entre le cap de Gâta et l'Ebre en 1877 :
Valence (Valencia) 143,850 hab.
Murcie (Murcia) 91,800 »
Lorca 52,900 »
Alicante 34,925 »
Alcoy 32,500 »
CarLhngène (Cartagena). . . 25,900 »
La Union . 23,400 »
Orihuela 20,950 »
Elche 19,650 »
Albacete 18,975 »
Alcira 10,150 »
Caravaca 15,000 »
Jâtiva, , . 14,550 »
Jumilla 13,900 hab.
Hellin 15,650 »
Rcquena . 13,550 »
Villareal 12,900 »
Carcagente 12,100 »
Onteniente 11,750 »
Villena 11,425 »
lUoratalla 11,500 »
Cullera 11,050 »
Mazarron 11,000 »
Cieza 10,900 <>
Pueblo Nuevo del Mar . . . 10,500 ».
Burriana 10,050 »
SAGONTE, COLUMBRETES, BALÉARES.
795
semble indiquer l'existence d'une ancienne terre de jonction. La direction
de cet isthme sous-marin est précisément la môme que celle des montagnes
de Murcie et de Valence ; la rangée des îles se développe du sud-ouest au
nord-est, et les sommets qui s'y élèvent suivent dans leur ensemble le
même axe d'orientation. D'un autre côté, la petite péninsule de la Bana,
qui se rattache aux terres basses du delta de l'Ebre, se continue en mer par
des bancs rocheux qui se dirigent vers lbiza. Un groupe d'îlots dresse les
M 139. — LA MER DES BALEARES.
P^^nsquaiotf?
> 4-1000 de 1000 à 3
Echelle de l. S 700 000
sommets de ses collines au milieu de cette langue de terre immergée :
c'est le groupe volcanique des Golumbretes, dont le piton le plus haut, le
Monte Golibre, domine un cratère ébréché, en forme de fer à cheval, et
signale peut-être le centre d'un grand foyer souterrain qui se révélerait
aussi par un lent soulèvement des îles Baléares. Tous les rochers réunis des
Columbretes n'ont pas même un demi-kilomètre carré de superficie. On dit
que les serpents y sont fort nombreux, et leur nom même, dérivé du latin
Colubraria, signifie les« îlots des Couleuvres ».
i. 100
794 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Par leur superficie, les Baléares ne forment qu'une partie peu consi-
dérable de l'Espagne, pas même la centième. Elles n'ont pas une de ces po-
sitions maritimes exceptionnelles qui donnent une importance si grande
à des îles comme la Sicile ou même à des îlots comme Malte ; au con-
traire, les Baléares sont en dehors des grandes routes de la navigation,
et les mers environnantes sont si souvent bouleversées par les tempêtes, que
les bâtiments de commerce les évitent volontiers et cherchent à les con-
tourner au sud pour trouver des parages abrités. Mais les Baléares ont de
grands avantages par la beauté naturelle des sites, par la douceur du
climat, par la fécondité des terres. Ce sont les îles fortunées que les anciens
avaient nommées les Eudémones ou les « lies des Bons Génies, » et
les Aphrodisiades, ou les « terres de l'Amour ». Sans doute ces appella-
tions flatteuses témoignent surtout de cette tendance à l'admiration que
l'on éprouve pour tout ce qui est lointain et de difficile abord ; mais il
est certain que, comparées à l'Espagne péninsulaire et à la plupart des
contrées riveraines de la Méditerranée, les Baléares sont grandement favo-
risées. Elles ont eu, il est vrai, à subir des incursions nombreuses;
la guerre, la peste et d'autres fléaux les ont souvent ravagées ; toutefois
ces désastres n'ont été que peu de chose, en proportion des malheurs
sans fin qui ont dévasté l'Espagne. Ainsi, pendant le siècle actuel, les
Baléares n'ont pas eu à souffrir directement des guerres civiles qui se sont
succédé dans la Péninsule. La population a pu s'y accroître à l'aise et
s'enrichir par l'agriculture et le commerce. Sur un même espace de ter-
rain, le nombre des habitants y est deux fois plus élevé qu'en Espagne;
il serait encore plus considérable si plusieurs grands domaines obérés par
les hypothèques n'étaient cultivés par des paysans toujours soumis à un
régime presque féodal i.
Les îles se partagent naturellement en deux groupes : celui de l'ouest
ou des Pytiuses, ainsi nommé dans l'antiquité, des forêts de pins qui
recouvraient toutes les montagnes, et les Gymnésies, ou les Baléares propre-
ment dites. Le nom de Gymnésies, introduit de nouveau dans les traités de
géographie , mais complètement inconnu du peuple, rappelle les temps
barbares où la population vivait en état de nudité. QuanL au nom des
Pyliuscs.
Baléares.
Superficie.
Popul. en 187".
Popul. kilom
Ibizu. ...
572 kil,
, car.
\
Formentera .
96
»
I
Majorque . .
. 3,595
»
! 289,055
60
Cabrera. .
20
»
i
Minorque . .
754
»
'
4,817 kil,
, car.
BALÉARES. 795
Baléares, le témoignage unanime des anciens auteurs l'attribue à l'adresse
des indigènes dans l'art de manier la fronde. Strabon raconte que les parents
exerçaient leurs enfants dans l'usage de cette arme en leur donnant pour
cible le pain du futur repas : les jeunes tireurs ne recevaient leur nourri-
ture qu'après ravoir traversée d'une pierre. Lorsque Métellus « le Baléa-
lique » voulut débarquer sur le rivage des Gymnésies, il eut soin de faire
tendre des peaux au-dessus du pont de chaque navire pour abriter ainsi
l'équipage contre les projectiles des frondeurs. On dit que dans l'île de
Minorquc,où les anciennes mœurs se sont longtemps conservées, les enfants
excellent encore au maniement de la fronde.
Le climat des Baléares diffère peu de celui des côtes espagnoles situées
sous la même latitude. Il est seulement plus doux et plus égal, plus humide
aussi à cause de l'atmosphère maritime où les îles sont baignées et qui les
alimente de pluies, surtout en automne et au printemps, lors du change-
ment des saisons. Les coups de vent sont fréquents dans ces parages et par-
fois se compliquent de trombes redoutables. Ces météores ont fait sombrer
bien des navires ; on cite même les exemples de grands vaisseaux qui ont
disparu sans qu'une seule épave vînt raconter le désastre.
Les îles Baléares étaient habitées même avant l'époque historique.
Mayorque est parsemée de constructions, dites talayots, c'e^t-à-dire petites
atalayes ou « tourelles de guet », qui ressemblent aux nuraghi de la Sar-
daigne, et que l'on croit avoir été élevées par des tribus de même race.
Minorque est encore plus riche en monuments de cette origine : le plus
grand, qui se dresse sur un monticule dans la partie méridionale de l'île,
est considéré par les indigènes comme un « autel des Gentils ». Quel que
soit d'ailleurs le fond de la population première, il a été singulièrement
modifié, depuis les commencements de l'histoire écrite, par des envahis-
seurs de toute race et de toute langue, Phéniciens et Carthaginois, Grecs et
Massiliotes, Romains et colons latinisés d'Ibérie, Goths et Vandales, Arabes
etBerbères, Génois, Pisans, Aragonais, Catalans, Provençaux. En présenced'un
pareil croisement, il serait donc plus que téméraire de vouloir classer les
Baléariotes suivant les affinités de la race primitive. Par la langue, ce sont
des Catalans, mais leur idiome est*plus pur et se rapproche plus de l'ancien
parler limousin que le langage des habitants de Barcelone.
Les Mayorquins et leurs voisins des petites îles sont, en général, minces
et de bonne tournure. En certains districts, notamment dans celui de Soller,
les femmes sont fort belles ; mais là même où elles ont les traits peu régu-
liers elles ont toujours une figure expressive par le regard et le sourire.
Comme tous les campagnards, les paysans des îles sont prudents, réservés,
796
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
âpres au gain; mais, autant que le leur permet la passion de la terre, ils
sont probes, polis, gracieux, bienveillants, hospitaliers. Leurs larges cale-
çons bouffants, la ceinture qui cambre leur taille, leur veste de drap ou de
toile en couleur éclatante, leur donnent un grand air d'élégance, bien dif-
LES PÏT1USES.
l?2o'E.de Gr.
Echelle de 1: 5i5.ooo
Grave par ErliarcL
aolu'l
férent de celui des lourds paysans du nord de l'Europe. Le soir, quand ils
reviennent de leur travail, revêtus de peaux de chèvre dont le poil est tourné
en dehors et dont la queue se balance au rhythme de leurs pas, on se plaît
à les voir danser aux sons de la guitare ou de la flûte que tient le chef de
la bande. C'est sans doute ainsi que faisaient leurs aïeux avant l'époque de
l'invasion carthaginoise
TYPES ET COSTL'MES DES BALÉARES. — FEMMES D'iBIZA
Dessin de E. Ronjat, d'après l'Archiduc Salvator.
PYTIUSES. 799
Ibiza, la grande Pytiuse et la terre la plus rapprochée du continent, n'en
est séparée que d'un espace de 85 kilomètres. Elle constitue un massif de
collines irrégulières, échancré sur tout son pourtour par des plaines où
coulent en hiver des eaux sauvages, bientôt évaporées à l'approche des
grandes chaleurs. Des cimes de près de 400 mètres s'élèvent à l'extrémité
septentrionale de l'île, au-dessus d'une côte de difficile accès, bardée de
promontoires abrupts. Des îles, des îlots nombreux sont épars dans le voi-
sinage des côtes, surtout à l'ouest du Pormany (Port-Magne, ou Grand-
Port), qui découpe profondément la partie du rivage tournée vers le golfe
de Valence. La côte méridionale de l'île est également entaillée par une
grande baie, où vient mouiller la flotille des pêcheurs et au bord de
laquelle la petite ville capitale, ancienne colonie carthaginoise, a pittores-
quement groupé sur ses pentes, ses maisons, ses tours et ses vieilles mu-
railles. Une disposition semblable des côtes se présente dans l'île de For-
mentera, qu'une chaîne d'îlots et d'écueils, analogue au fameux « Pont
d'Adam » de Ceylan, réunit à un cap d'Ibiza ; elle est aussi divisée en deux
parties par des indenta lions du littoral, au nord la Playa de la Tramon-
tana, au sud la Playa del Mediodia. Entre Formentera et Ibiza, les grands
navires cherchent un abri.
Le climat des Pytiuses est tout particulièrement salubre. Les insulaires,
encore bien ignorants des lois de la dispersion des espèces, attribuent à la
pureté de l'atmosphère locale l'absence complète des serpents et de tous
autres reptiles : aucun poison , disent-ils , ne peut naître dans leur île
fortunée. D'ailleurs toutes les Baléares, comme la plupart des autres îles
éloignées du continent, ont une faune naturelle plus pauvre que celle de la
grande terre. D'après Strabon, les lapins mêmes, actuellement si nombreux,
que deux îlots du groupe ont reçu les noms de Conillera et de Conejera,
avaient été inconnus dans les îles et n'y furent introduits qu'à l'époque
romaine. Sous l'influence du milieu local, quelques espèces varient aussi
de manière à former des races distinctes. Ainsi l'île de Formentera aurait
un faisan différent par son plumage de ceux du continent. Le lévrier des
Baléares se distinguerait aussi de ses congénères d'Europe; il est magnifique
de formes : on le dit peu tidèle.
Quoique privilégiées par la fertilité du sol, autant que par le climat, les
deux Pytiuses sont faiblement peuplées et n'ont qu'une médiocre impor-
tance économique pour la métropole. Leurs baies, même celle d'Ibiza, ont
le désavantage de ne pas être abritées contre tous les vents, et les navires
qui s'y aventurent risquent toujours d'être jetés à la côte par les flots
brusques et incertains de la Méditerranée occidentale. Au lieu d'attirer la
8U0 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
navigation par ses ports, Ibiza l'effraye, au contraire, par ses écueils et ses
courants rapides. Les marins la voient de loin, mais ils n'y abordent que
rarement : mainte île de l'Océanie située aux antipodes est plus souvent
visitée par eux.
A une époque encore récente, lorsque les pirates barbaresques éeumaient
la Méditerranée, le danger de soudaines incursions contribuait aussi à
écarter des Pytiuses tout commerce, toute industrie, et à maintenir les
habitants dans un état de continuelles appréhensions. Des tours de guet,
que des veilleurs occupaient encore au commencement du siècle, se dressent
sur tous les promontoires des îles; et chaque village, chaque hameau a son
château fort où la population se réfugiait et se mettait en état de défense à
la moindre alarme. D'ailleurs les gens d'Ibiza ont la réputation d'être fort
braves ; accoutumés au péril pendant des siècles, ils ont hérité de la vail-
lance des ancêtres comme d'un patrimoine. Ils ont dû aussi à leur isolement
et à la faible importance relative de leur île le précieux avantage d'être à
peu près laissés à eux-mêmes par le gouvernement central et de garder une
part considérable d'autonomie administrative. Ils s'en trouvent fort bien,,
et toute ingérence des autorités continentales est mal accueillie,
Mayorque, ou la Grande Baléare, la Mallorca des Espagnols, est la seule
île du groupe qui ait une véritable sierra. La côte du nord-ouest, légèrement
convexe, et se développant de la pointe Rebasada, ou plutôt de l'île de la
Dragonera, au cap Formentor, parallèlement au rivage de la Catalogne,
est çà et là comme surplombée par les escarpements de la chaîne ; d'en
bas on voit les saillies de rochers, les pentes revêtues de forêts et de
broussailles, les grandes aiguilles porphyriques, dioritiques ou calcaires
se dresser les unes au-dessus des autres en un énorme entassement jusque
dans l'azur profond du ciel. La première cime, non loin de l'extrémité
occidentale de la chaîne, s'élève déjà d'un seul jet à près de 1,000 mètres
de hauteur, puis d'autres sommets, d'une plus grande altitude, dominés par
les deux pics jumeaux, Major et Torrella, se succèdent vers le nord-est;
là où la chaîne abaissée ne se compose plus que de collines, elle se prolonge
encore en pleine mer par l'étroite péninsule rocheuse qui se termine au
cap Formentor ; une des dents de cette crête, connue sous le nom d'Agujero,
est percée de part en part, et de la haute mer on voit la lumière rayonner
par cette ouverture. Dans son ensemble, cette rangée de montagnes, fort
abrupte du côté de la mer de Catalogne, en pente douce sur le versant
tourné vers la mer d'Afrique, est une des plus riches du monde en paysages
MAYORQUE. 801
d'une grande beauté. Les vallées ombreuses qui s'ouvrent dans l'épaisseur
de la chaîne, Sol 1er, Valldemosa, sont admirables par elles-mêmes et par
l'horizon qu'on y contemple. Au nord, la mer est si proche, qu'en se pen-
chant à l'angle des terrasses on a peur de tomber dans l'immense gouffre, à
travers les ramures entremêlées des pins. Au sud, le regard se promène au
contraire sur de vastes plaines aux douces ondulations, toutes vertes du
feuillage nouveau, ou jaunes de moissons, parseinées de villes et de bour-
gades nombreuses. Dans le lointain, la mer paraît aussi, mais comme une
simple ligne d'argent servant de bordure au merveilleux tableau. L'îlot de
Conejera, et, plus loin, la petite île de Cabrera, où périrent tant de Français
captifs pendant les guerres de l'Empire , semblent flotter sur l'horizon
comme des vapeurs translucides.
La sierra proprement dite, dont quelques parties ont un aspect vraiment
alpestre et que les paysans disent abriter encore des moufilons dans ses
forêts de sapins et ses dédales de rochers, occupe une largeur peu consi-
dérable. Quelques-uns de ses contre-forts, blancs et roses à l'époque de la
floraison des cistes, s'avancent en chaînons vers l'intérieur de l'île ; mais,
dans sa plus grande étendue, la campagne de Mayorque consiste en plaines
d'une cinquantaine de mètres d'élévation où se montrent des pings ou « puys »
isolés portant tous une vieille construction, église, ermitage ou château fort;
une de ces hauteurs, le Puig de Randa, d'où l'on voit l'immense tapis de la
plaine se dérouler autour des pentes, était naguère un but de pèlerinage
pour toutes les populations de l'île, et du sommet les prêtres bénissaient les
moissons. Les collines ne se groupent en un vrai massif qu'à l'angle orientai
de l'île, près du cap qui porte encore le nom arabe de Ferrutx, et au sud
duquel se trouve la vaste grotte d'Arta, l'une des plus remarquables de
l'Europe par la richesse et la variété de ses stalactites : ses galeries descen-
dent au-dessous du niveau de la mer.
La plus grande dépression de la plaine est indiquée par les échancrures
du pourtour. Deux golfes, l'un au sud-ouest, l'autre au nord-est, découpent
le littoral de l'île, comme pour la partager en deux moitiés. Le premier est
la vaste baie semi-circulaire de Palma, qui se termine par le petit port
artificiel de la capitale. Le deuxième est le golfe géminé d'Alcudia, le
Puerto Mayor et le Puerto Menor, que sépare la pittoresque péninsule du
cap del Pinar1. Quant à la côte septentrionale, elle est trop abrupte pour
1 Altitudes de Mayorque, d'après Willkomm :
Puig den Galatzo 1,200 met,
Puig den Torrella 1,506 »
Puig Mayor 1,500 »
Col de Soller 562 met.
Bec de Ferrutx 568 »
Ile Dragonera 320 >»
101
802 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
offrir de véritables ports : les navires n'y trouvent d'autre lieu d'escale que
i'a petite crique rocheuse de Soller, célèbre de nos jours par ses expéditions
d'oranges, et fameuse dans les légendes locales comme l'endroit où saint
Raymond de Penafort s'embarqua sur son manteau pour cingler vers
Barcelone.
Quoique bien inférieure à la limite des neiges persistantes, le Puig den
Torrella et les autres sommets de la sierra gardent dans leurs cavités les
plus rapprochées des cimes une assez grande quantité de neige qui sert à
la consommation des habitants de Palma pendant les chaleurs de l'été.
Les montagnes alimentent aussi des torrents temporaires, qui parfois, à la
suite des grandes pluies, débordent dans les campagnes riveraines, recou-
vrent les cultures de sable et de pierres et démolissent les constructions.
Ainsi la Riera, qui débouche à Palma dans la Méditerranée, a souvent
fait plus de mal à la ville qu'un siège ou qu'une épidémie : on dit que
l'inondation de 1405 renversa près de deux mille maisons et fit périr près
de 6,000 personnes. Mais d'ordinaire ces torrents, qu'un auteur majorquin
dit complaisamment être au nombre de plus de deux cents, suffisent à
peine pour déverser l'eau fertilisante dans les acequias ou canaux d'origine
arabe qui se ramifient dans toutes les campagnes de l'île. Pourtant Mayorque
a le plus grand besoin d'être abondamment arrosée. Complètement abritée
par la sierra des vents du nord-ouest qui soufflent des Pyrénées et de !a
vallée de l'Ebre, l'île est tournée vers l'Afrique et disposée comme un espa-
lier pour recevoir toute la force des rayons solaires.
De tout temps, les pageses, ou paysans majorquins, ont eu la réputation
d'être d'excellents agriculteurs, du moins autant que le permettaient
l'esprit de routine et la grande lésinerie dans les dépenses d'amélioration.
Le sol de Mayorque est en moyenne incomparablement mieux exploité que
le reste de l'Espagne. Il est vrai que les habitants des îles ne sont pas les
seuls auxquels on doive attribuer le mérite de cette bonne tenue des terres.
Au commencement du siècle, pendant que la guerre étrangère ravageait la
Péninsule, et depuis, pendant que cristinos, carlistes ou combattants de
quelque autre parti se disputaient la possession de l'Espagne, nombre de
Catalans laborieux ont émigré dans les îles pour y trouver la paix et le bien-
être : ils se sont établis surtout dans la partie centrale de Mayorque, aux
environs d'Inca. C'est à eux que l'on doit, pour une bonne part, ces terrasses
nivelées à grands frais sur les pentes des montagnes, ces olivettes, ces
vignes si bien entretenues, ces beaux jardins d'orangers et d'amandiers.
Toutes les économies sont employées à conquérir sur le roc ou sur le marais
un petit lopin de terre, aussitôt mis en culture. Mais, en dépit de l'indus-
POPULATION DE MAYORQUE. 805
Irie des habitants, la superficie des terres agricoles ne suffit pas à la popu-
lation qui s'y presse, et l'excédant des familles doit avoir recours à l'émi-
gration. Les Mayorquins, de même que leurs voisins de Minorque, les excel-
lents jardiniers « JVlahonais », sont fort nombreux dans les villes du littoral
méditerranéen, en Algérie et dans tous les ports des Antilles espagnoles.
D'ailleurs l'île « dorée » a des éléments de richesse très-variés et ne se
trouve point exposée à un désastre par l'insuccès d'une récolte. Elle n'a
d'autres mines que ses marais salants, près du cap Salinas, en face de l'île
Cabrera; mais aux céréales, qui fournissent l'excellent « pain de Mallorca»,
célèbre dans toute l'Espagne, les insulaires ajoutent les vins délicieux de
Benisalem, qui sont expédiés au continent, des huiles, qui se consomment
surtout en Angleterre et en Hollande, des légumes dont Barcelone est le
grand marché, des fruits de toute espèce qu'importe la France. La vallée
de Soller, la gloire de Mayorque, est en grande partie occupée par des fo-
rêts d'orangers dont les produits sont expédiés par cargaisons entières à
Aiguës-Mortes, au port d'Agde, à Marseille : malheureusement, une maladie,
que l'on n'est pas encore parvenu à guérir, a fait de grands ravages dans
les plantations, et les cultivateurs ont pu craindre pendant longtemps que
l'une des sources les plus importantes de leur revenu ne fut complètement
tarie. Les Mayorquins s'occupent aussi de l'élève des animaux : les grands
pâturages leur manquent pour le gros bétail, mais les débris de cuisine et
les déchets des plantes, des racines, des fruits leur permettent d'engraisser
des multitudes de cochons qui servent à l'alimentation de Barcelone.
Enfin, Mayorque fait preuve d'une certaine activité industrielle. Ses
fabricants de chaussures travaillent pour l'étranger aussi bien que pour l'île
elle-même. Les Mayorquins exportent des étoffes de laine et de toile, des
ouvragesde vannerie, des vases de terre poreuse ; mais ils n'ont plus le mo-
nopole de ces faïences si célèbres à l'époque de la Renaissance, et que l'on
appelle encore majolica, forme italienne du nom de Mayorque.
La capitale actuelle de l'île, Palma, est une ville populeuse et animée.
Vue de la mer, elle se présente fort bien avec ses maisons en amphithéâtre,
ses murailles flanquées de bastions, son vieux château fortifié de Bellver, la
cathédrale qui s'élève sur la colline et que domine la « tour de l'Ange »,
•le l'architecture la plus gracieuse et la plus hardie. Les habitants de Palma
vantent la beauté de leurs édifices et prétendent que leur Lonja, flanquée
aux angles de ses quatre tourelles octogones, est bien supérieure à celle de
Valence en originalité de construction. Tout en faisant la part du patriotisme
local, on doit reconnaître que le style à demi mauresque des anciens archi-
tectes majorquins de la Renaissance se distingue par une grande élégance et
804 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
une légèreté singulière. Les colonnes de marbre noir ou gris qui soutiennent
les fenêtres ogivales sont d'une minceur sans exemple, relativement à leur
hauteur : on dirait des tiges de fer ou des fûts de bambous.
Le va-et-vient des négociants et des matelots a forL mêlé la population de
Palma, mais au moins un élément ethnique s'y est maintenu pur de tout
croisement : c'est celui des Juifs convertis, parfaitement reconnaissables par
la pureté de leur type, et désignés dans le pays sous le nom de Chuetas. En-
core de nos jours ils habitent un quartier séparé, ne se marient qu'entre
eux, ont leurs écoles distinctes. Ils possèdent aussi leur église spéciale, car
c'est au prix de la conversion qu'ils ont obtenu de ne pas être mis à mort
ou du moins exilés : la seule différence qu'on observe dans leurs rites, c'est
qu'ils crient leurs prières, au lieu de les réciter à voix basse ; cela provient
sans doute de ce que, dans les premiers temps, les prêtres les forçaient à
parler haut pour entendre distinctement leurs paroles. Du reste, tout
chrétiens que soient les Chuetas, ils n'en ont pas moins gardé leur génie
mercantile et, l'usure aidant, une grande partie des propriétés de l'île a
fini par leur appartenir. Jadis on avait un procédé commode pour les
empêcher de trop s'enrichir : quand l'opinion publique les soupçonnait, en
dépit de leur apparence minable, d'avoir trop rapidement empli leurs
coffres, vite une accusation de blasphème ou d'hérésie les faisait jeter en
prison, et bientôt leur fortune passait en d'autres mains! Les registres de
l'inquisition palmesane témoignent des persécutions terribles qu'eurent à
subir ces malheureux convertis. Même au siècle dernier, ils n'étaient jamais
assurés de la liberté ni de la vie.
Un chemin de fer, qui ne dépasse pas encore la ville d'Inca, doit réunir
le port de Palma et ceux d'Alcudia en passant par les districts de Santa
Maria et de Benisalem, les plus riches de l'île après ceux qui entourent au
sud les villes populeuses de Manacor et de Felanitx. Alcudia disputa jadis à
Palma le titre de capitale, et, si elle n'avait à souffrir du mauvais air et
du manque de bonne eau, il est probable qu'elle eût maintenu son rang
de grande ville, car elle occupe une excellente position maritime. Du haut
de sa colline rocheuse elle domine à la fois deux golfes plus rapprochés de
l'Espagne et de la France que celui de Palma et présentant des communica-
tions faciles avec les campagnes de l'intérieur. Le golfe du Nord, appelé
d'ordinaire Puerto Menor, ou de Pollenza, peut admettre des vaisseaux de haut
bord dans un bon mouillage abrité de tous les vents ; il est cependant peu
fréquenté : l'île est trop petite pour avoir deux grands marchés d'échanges.
On espère que d'importants travaux d'assainissement et de culture entrepris
au sud d'Alcudia auront pour»résultat de rendre à cette antique cité une part
MAYORQUE ET MINORQUE. 807
de son ancienne importance. L'Albufera, ou plaine marécageuse, dont l'éten-
due est d'environ 2,800 hectares, a été partiellement reconquise sur les eaux
et sur la fièvre, grâce aux industriels anglais qui l'exploitent ; c'est mainte-
nant une belle plaine traversée par de larges et solides chemins, drainée
par des machines à vapeur, arrosée dans la saison par des canaux d'eau
pure-.
La Minorque des Français, Menorca, ou la «Petite Baléare », que l'on peut
voir de Mayorque, puisqu'elle en est distante seulement de 57 kilomètres,
semble continuer vers l'est, puis au sud-est, la courbe légèrement infléchie
delà sierra mayorquine; mais elle est elle-même fort peu montueusc et
n'offre que des pitons isolés. Le sommet le plus élevé, le monte Toro, dont
l'altitude est de 557 mètres, est situé à peu près au centre de l'île et domine
de grandes plaines faiblement accidentées, dont les arbres, exposés au vent
du nord, ont le branchage régulièrement incliné du côté de l'Afrique; les
orangers ne peuvent trouver un abri suffisant que dans les ravins, ou bar-
rancos, qui sillonnent la plaine. Celte absence de sierra rend le climat de
Minorque moins agréable et moins salubre que celui de la terre voisine2;
le sol y est aussi moins fertile à cause de la faible quantité des eaux de
source. Il est vrai que les pluies sont plus abondantes qu'à Mayorque; mais
les roches calcaires laissent pénétrer l'humidité dans leurs fissures, les
campagnes sont toujours altérées et l'on ne peut trouver de l'eau que dans
les grottes profondes. Près de Giudadela, la roche crevassée permet de des-
cendre dans un labyrinthe de cavernes, dont l'une est en communication
avec la mer.
De même que Mayorque et les deux Pytiuses, Ibiza et Formentera, Mi-
norque doit aux ports de ses deux extrémités opposées d'offrir une sorte de
balancement dans son histoire politique et son commerce. L'île a deux capi-
1 Villes de Mayorque et d'Ibiza en 1877 :
l'aima 58,225 hab. Pollenza . 8,550 hab.
Manacor 14,925
Felanilx 11,000
Lluchmayor 8,850
Soller 7,900
Ibiza 7,400
lnca 6,825
Climats comparés de Mayorque et de Minorque, d'après Carreras et Barcelô y Combir
Température moyenne
» du mois le plus chaud.
» du mois le plus froid. .
Moyenne des pluies.
Jours de pluie. .........
Talma.
Mahon.
18\1
17%5
(?)
22°,4
(?)
9°
0ra,436
0m,690
67
82
8 (IX
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
laïcs, qui se sont toujours disputé la suprématie, Ciudadela et Port-Manon!
La première a l'avantage de regarder vers Mayorqueet les deux golfes d'ÀI-
i udia,mais elle n'a qu'un mauvais havre aux bords marécageux. La seconde,
qui porte encore le nom de son fondateur carthaginois, possède un admi-
rable port naturel divisé par des îlots et des péninsules en cales et en
bassins secondaires ; tous les avantages se trouvent réunis dans ce bras de
mer. Pourtant, à voir le faible mouvement du port, on ne se douterait pas
X° 1H. l'OHT-MUlON.
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Cap jTé$i*>
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.Echelle de i : bo.ooo
que c'est là le havre célèbre vanté par André Doria dans son fameux dic-
ton, d'ailleurs appliqué aussi à la baie de Carthagène : « Juin, Juillet et
Mahon sont les meilleurs ports de la Méditerranée. » Port-Mahon est bien
déchu de son activité commerciale depuis que les Anglais l'ont abandonné
en 1802, après en avoir fait une cité riche et prospère. Elle était pour eux
une autre Malte, inférieure toutefois par sa position dans une mer ouverte
et tempétueuse, loin d'une de ces portes de navigation entre deux mers qui
donnent tant d'importance à La Valette, à Messine, à Gibraltar. Dans la
physionomie de ses édifices Mahon a gardé quelque chose d'anglais; la
HINORQU-E, VALLÉE DE L'ÈBRE. 809
grande route qui parcourt l'île dans toute sa longueur, de Porl-Mahon à
Ciudadela, est également un héritage de la domination britannique; mais
un héritage bien mal apprécié. Le port excellent de Fornells, qui s'ouvre
entre deux péninsules rocheuses de la cote septentrionale et qui pourrait
abriter une flotte entière, sert à peine à quelques barques de pèche \
VI
LA VALLEE DE L EBRE, L ARAGON ET LA CATALOGNE.
De même que le bassin du Guadalquivir, la vallée de l'Ebre, dans sa
partie moyenne, est nettement séparée du reste de l'Espagne. Elle forme
une large dépression entre les plateaux intérieurs de la Péninsule et le
système pyrénéen. Si les eaux de la Méditerranée s'élevaient de 500 mètres,
elles empliraient tout l'espace triangulaire où serpente l'Ebre, de Tudela à
Mequinenza, et qui fut un lac d'eau douce avant que le fleuve n'eût percé
les montagnes de la Catalogne. Au nord, cette région a pour limite le puis-
sant rempart des Pyrénées, la barrière naturelle la plus forîe qui existe en
Europe ; au sud et au sud-ouest, elle a les âpres versants d'un plateau et de
sa bordure de montagnes ; elle a surtout cette limite indécise et changeante,
mais des plus gênantes à franchir, que trace la différence des climats. Au
nord-ouest, il est vrai, la haute vallée de l'Ebre continue vers les Pyrénées
cantabres la plaine de l' Aragon. De ce côté, la ligne de démarcation natu-
relle n'a donc rien de précis ; mais les collines qui se rapprochent de part
et d'autre donnent un caractère tout à fait spécial à la contrée. En outre,
des hommes différents de race, de langue et de mœurs occupent une partie
considérable de cette région, opposant ainsi une muraille vivante aux
populations de la plaine. Historiquement, la haute vallée de l'Ebre ne
pouvait d'ailleurs avoir qu'un rôle tout à fait distinct de celui de l'Aragon.
C'est là que se trouvent les lieux de passage nécessaires entre le seuil
occidental des Pyrénées françaises et le plateau des Castiïïes ; là devait pas-
ser tout le temps le flux et le reflux des bommes entre la France et l'intérieur
de la Péninsule.
Par les événements de l'histoire aussi bien que par les conditions géogra-
phiques, l'Aragon et la Catalogne forment donc une des régions naturelles
de l'Espagne, beaucoup moins vaste que les Castilles, mais à peine moins
importante dans le développement de la nation et beaucoup plus populeuse
1 Port Mahon. ...... 15,850 hab. | Ciudadela 7,775 hab.
«■ • 102
810 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
par rapport à son étendue1. Depuis plus de sept siècles, l'Aragon et la Cata-
logne ont les mêmes destinées politiques et presque toujours ont défendu
la même cause dans les guerres et les révolutions. Toutefois de grands
contrastes existent aussi dans l'aspect, le relief, le climat de ces deux
provinces, et ces contrastes de la nature se sont reproduits dans le caractère
des populations et dans leur histoire spéciale. L'Aragon, pays de plaines
entouré de tous les côtés par des montagnes, est une contrée essentiellement
continentale, dont les habitants, privés des ressources de l'industrie et du
commerce, devaient rester en grande majorité pâtres, agriculteurs ou
soldats, et n'exercer leur action que sur leurs voisins de la Péninsule. La
Catalogne, au contraire, pays de montagnes, de vallées ouvertes sur la
mer, de plages et de promontoires, devait se peupler de marins et joindre
à des richesses naturelles celles que lui procurait le mouvement des
échanges. Elle devait aussi entrer en relations intimes avec les contrées
limitrophes baignées par la même mer, surtout avec le Roussillon et le
Languedoc. Il y a sept ou huit siècles, les Catalans appartenaient même
beaucoup plus au groupe des peuples provençaux qu'à celui des Espagnols.
Par la vie nationale, aussi bien que par le langage, ils se rattachaient étroi-
tement aux populations du nord des Pyrénées.
C'est dans la révolution politique dont la guerre des Albigeois a été le
drame le plus terrible qu'il faut chercher la raison du changement d'équi-
libre qui s'est opéré dans l'histoire de la Catalogne et qui a jeté ce pays en
proie aux Castillans. Tant que le monde provençal garda son centre de
gravité naturel entre Arles et Toulouse, toutes les populations du littoral
méditerranéen jusqu'à l'Ebre, et même celles des côtes de Yalence et des
îles Baléares, subirent l'influence de la société policée qui les avoisinait, et
furent, pour ainsi dire, entraînées dans son orbite d'attraction. Entre la
Provence d'un côté, les royaumes arabes de l'autre, les habitants chrétiens
de la Péninsule et des îles se sentaient nécessairement portés vers les
Provençaux, leurs parents de race, de religion et de langage : c'est là ce
qui explique la prédominance de l'idiome dit limousin et de sa littérature
dans la Catalogne et jusqu'à Murcie et à Palma. Mais, quand une guerre
implacable eut changé plusieurs villes des Albigeois en déserts, quand les
barbares du Nord eurent opprimé la civilisation du Midi et que la contrée
du versant méridional des Cévennes eut été réduite par la violence à n'être
Supsrficie. Population en 1877. Popul. kil.
Aragon 46,565 kil. car. 894,727 19
Catalogne 52,550 » 1,749,710 54
78,895 kil. car. 2,644,457
ARAGON ET CATALOGNE. 811
guère plus qu'un appendice politique du bassin de la Seine, il fallut bien
que la Catalogne cherchât d'autres alliances naturelles. Le centre de gravité
se déplaça rapidement du nord au sud, et de la France méridionale se re-
porta dans la péninsule pyrénéenne. La Castille gagna ce qu'avait perdu la
Provence. Ainsi la langue provençale, qui s'était jadis répandue de la Cata-
logne et du Toulousain dans tout l' Aragon, y fut graduellement remplacée
par le castillan ; cependant les idiomes locaux se défendent avec ime singu-
lière énergie : en 1876, quatre-vingt-dix ouvrages ont été publiés en catalan
et des journaux de celle langue paraissent régulièrement, même en Amé-
rique, à New-York et à Buenos Ayres.
Le versant septentrional des plateaux et des monts qui bordent au sud le
bassin de l'Èbre est percé de nombreuses brèches qu'utilisent les voies de
communication. Les rivières permanentes et les ruisseaux temporaires ont
découpé les hautes terres en fragments détachés les uns des autres, qui
portent le nom de sierras quand ils ont une certaine longueur, et celui de
muelas ou « dents molaires » , quand ils se présentent comme des blocs isolés.
Ce sont les « témoins » restés debout, des plateaux d'une période géologique
antérieure. En s'imaginant que tous les creux, larges plaines ou défilés
étroits, qui séparent ces hauteurs soient de nouveau remplis, on reconstitue
par la pensée l'ancienne pente uniforme et très-faiblement ondulée qui s'a-
baissait graduellement des gibbosités du centre de l'Espagne vers la vallée
de l'Ebre. Du haut des protubérances les plus saillantes de ce plateau en
grande partie démoli, on reconnaît parfaitement que les faces supérieures
des prétendues sierras se correspondent et faisaient partie du même
plan incliné. Ainsi, la sierra de San Just ou de San Yus, que la haute vallée
du Guadalope sépare de la sierra de Gudar, n'est qu'un simple débris. Il
en est de même des sierras de Segura, de Cucalon, de Vicor, d'Aglairen, de
la Yirgen, qui se continuent au nord-ouest en rempart ébréché jusqu'au
superbe massif de Moncayo. La sierra de Almenara, qui s'élève à l'ouest de
cette rangée, sur les confins immédiats du plateau des Castilles, n'est égale-
ment qu'un fragment de plateau sculpté par les météores.
La masse granitique du Moncayo ou Cayo, bien autrement solide que les
roches crétacées du plateau oriental, a résisté à l'action érosive des eaux et
reste unie au faîte de partage où le Duero prend sa source, où naissent les
premiers pics de l'arête de Guadarrama. Le Moncayo, laboratoire des
orages pour les campagnes de l'Aragon, est aussi la tour de guet, du haut de
laquelle les Castillans regardent la vallée de l'Ebre. En effet, cette pyra-
mide angulaire, fort escarpée par son versant septentrional et facilement
accessible par ses pentes tournées au midi, est par cela même une partie
812 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
du domaine naturel des Castillans, et c'est en s'appuyant sur ce massif
qu'ils ont pu descendre dans le haut bassin de l'Èbre et rejoindre au bord
de ce fleuve les confins de la Navarre. De leur côté, les Aragonais ont dû
aux nombreuses brèches du plateau oriental de pouvoir en remonter le
versant bien au delà de leurs limites naturelles. Par les vallées du Guada-
lope, du Martin, du Jiloca, ils ont occupé tout le haut massif de Teruel,
cette région du Maeztrazgo, si importante au point de vue stratégique, à
cause de sa position dominante entre les bassins de l'Èbre, du Mijares, du
Guadalaviar, du Jûcaret du Tage. Dans toutes les guerres civiles, la posses-
sion de ce faîte est un des grands objectifs pour les combattants.
Au nord de l'Èbre et de ses affluents se profile la haute crête neigeuse des
Pyrénées qui sépare l'Espagne du reste de l'Europe; mais c'est dans la géo-
graphie de la France et non dans celle de l'Aragon qu'il convient de décrire
cette chaîne, car le versant septentrional est de beaucoup le plus populeux et
le mieux connu : c'est aussi le plus riche en curiosités naturelles. De ce
tronc principal, plusieurs grands rameaux s'abaissent vers l'Espagne; toute-
fois il ne faut point croire que les montagnes de l'Aragon et de la Catalogne
soient toutes de simples chaînons latéraux du système pyrénéen. Quelques
massifs sont môme complètement isolés. Une première rangée de hauteurs
indépendantes, débris d'anciens plateaux rongés, s'élève immédiatement au
nord du fleuve et prend en certains endroits un aspect presque montagneux.
Cette rangée, interrompue de distance en distance par les vallées des rivières
pyrénéennes, commence bien modestement, en face même du géant Mon-
cayo, par de petites collines ravinées, infertiles, revêtues de fougères, offrant
çà et là quelques bouquets de pins. Ce sont les Bardenas Reaies. A l'est de
l'Arba, ces hauteurs se continuent par les chaînons parallèles du Caslcllar
et de tout le district des Cinco Villas, puis, arrêtées par le cours du Gallego,
elles surgissent de nouveau pour former la sierra de Alcubierre, qui s'a-
baisse de tous les côtés par de larges terrasses, vers des plaines presque abso-
lument désertes, connues au sud et à l'est sous le nom de Monegros. Le
massif d'Alcubierre, situé au centre même de l'ancien lac de l'Aragon, a
gardé son aspect insulaire : le seuil par lequel il se relie aux montagnes
de Huesca ne se trouve pas à plus de 580 mètres au-dessus de la mer.
Vers le milieu de l'espace qui sépare les collines riveraines de l'Èbre et
la crête maîtresse des Pyrénées s'élèvent de véritables chaînes de montagnes
qui, dans leur ensemble, se développent avec quelque régularité dans le
sens de l'ouest à l'est; il faut y voir probablement les restes d'un système
montagneux dont les arêtes étaient parallèles à celles des Pyrénées, mais
que les eaux ont diversement rompu et même partiellement déblayé. Les
MONTAGNES DE L'ARAGON. 815
roches crayeuses qui constituent principalement la masse de ces montagnes
n'ont pas opposé d'obstacle insurmontable aux eaux pyrénéennes qui des-
cendent en abondance et d'une pente fort inclinée. Toutefois la résistance
des rochers a été suffisante pour forcer les rivières à de nombreux détours
et ne leur laisser en maints endroits que d'étroits passages, pareils à de sim-
ples fissures de la montagne. Cette région des avant-monts pyrénéens est une
des plus pittoresques de l'Espagne ; c'est aussi l'une des moins connues :
mais dans ces dernières années, les dessinateurs, les cartographes et les
naturalistes en ont déjà révélé bien des mystères.
La plus fameuse et l'une des plus hautes de ces chaînes secondaires qui
se développent parallèlement aux Pyrénées est la sierra de la Pena, au nord
de laquelle coule, dans une vallée profonde, la rivière qui adonné son non.
au royaume d'Aragon. A l'extrémité orientale de cette chaîne, dominant la
vieille cité de Jaca, se dresse une superbe montagne de grès, en forme de
pyramide, la Pena de Oroel, d'où l'on contemple un immense horizon de
sommets et de vallées, des Pyrénées au Moncayo. La région sauvage, en
partie boisée de hêtres et de pins, qui forme le centre de ce panorama gran-
diose est le célèbre pays de Sobrarbe, presque aussi vénéré des patriotes
espagnols que les montagnes de Covadonga, dans les Asturies. C'est le lieu
sacré pour eux où commença, du côté des Pyrénées, la guerre qui arracha
l'Espagne aux Maures. D'après la légende, quelques hommes, échappés
à la domination des Arabes, auraient vécu pendant des années dans les
grottes et les forêts de la sierra; leur nombre se serait graduellement accru
des mécontents et, vers la fin du huitième siècle, un des chefs de bandes,
un Basque, du nom d'Arista, aurait attaqué les Maures de la contrée et
les aurait battus complètement. Le nom ibérique du nouveau royaume de
Sobrarbe, de forme presque latine, permit aux chroniqueurs d'inventer la
légende d'un arbre merveilleux qu'Arista aurait vu en rêve et dont les
branches ombrageaient tout le territoire conquis par son épée. Les hautes
vallées de l'Aragon, du Gallego , du Cinca sont encore connues dans le
langage usuel comme le district de Sobrarbe. Dans un des vallons boisés
qui s'ouvrent à l'ouest de la Pena de Oroel, on visite aussi la grotte où
se serait montrée la vision de l'arbre mystique. Au-dessus de la caverne
s'élève un ancien couvent, dont une salle, très-richement ornée de mar-
bres, enferme les restes des anciens rois d'Aragon.
Une rangée de montagnes plus irrégulière que la sierra de la Pena, et
s'y rattachant par un seuil élevé, dresse au sud ses pitons en désordre :
c'est la sierra de Santo Domingo, dont les contre-forts s'abaissent de
terrasse en terrasse dans la plaine accidentée des Cinco Villas. A l'est, une
8U NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
étroite coupure où passe le Gallego, sépare la chaîne de Santo Domingo de
son prolongement naturel, qui se développe jusqu'à la rivière Cinca sous
divers noms, mais que l'on peut désigner dans son ensemble sous l'appella-
tion de sierra de Guara ; d'autres chaînes secondaires ou fragments raviné:-;
de chaînons suivent parallèlement la crête principale de la Guara et s'ar-
rêtent également au bord du Cinca. Au delà de ce torrent, les saillies pa-
rallèles du sol s'enchevêtrent et se croisent avec les extrémités des rameaux
pyrénéens ; mais on peut y discerner encore l'orientation de l'ouest à l'est.
Plus loin, cette direction moyenne des montagnes redevient tout à fait évi-
dente. Le Monsech, ainsi nommé de la sécheresse de ses ravins calcaires, se
continue jusqu'au Sègre avec la régularité d'un rempart de forteresse,
quoiqu'il soit percé à angle droit par les deux Noguera, Ribagorzana et
"Pallaresa. Au nord du Monsech, une chaîne encore plus haute, mais
beaucoup moins régulière, est indiquée par les superbes massifs de San
Gervas et de la sierra de Boumort. Il n'est pas douteux qu'à une époque
géologique antérieure toutes les eaux qui s'amassaient dans les hautes
vallées du versant méridional des Pyrénées ne fussent retenues en lacs par
la barrière transversale de ces monts secondaires. Les traces de la rupture
opérée par les torrents de sortie sont encore visibles à la partie inférieure
de ces «conques »; quelques défilés sont aussi étroits, aussi brusquement
taillés, aussi coupés de précipices que si l'eau des anciens lacs venait à peine
d'entr'ouvrir la montagne pour s'abattre en déluge dans les plaines de
libre.
Un de ces défilés, où le Sègre, quoique fort abondant, passe dans une
fissure de roche que l'on pourrait franchir d'un bond, est la seule brèche
qui sépare les contre-forts de la sierra de Boumort et ceux de la sierra de
Cadi. Cette dernière chaîne doit être considérée géologïquement comme
formant un système à part, indépendant des Pyrénées proprement dites. Le
sillon oblique formé du côté de l'Espagne par la vallée du Sègre, du côté
de la France par le col de la Perche et le cours de la Têt, est la ligne de
séparation entre les deux groupes de montagnes. Les Pyrénées se terminent
par l'énorme ensemble de cimes qui entoure le val d'Andorre et par les
monts de Carlitte, aux immenses plateaux d'éboulis; le Cadi appartient à
cette chaîne à peine moins grandiose qui porte à son extrémité française
la superbe pyramide du Canigou. Le géant de la partie espagnole de la
chaîne, le Cadi, égale probablement ce colosse en hauteur; du sommet prin-
cipal, aux anfractuosités et aux ravins presque toujours emplis de neige,
on voit à ses pieds, comme une mer tempétueuse, tous les monts de la Cata-
logne aux innombrables vagues.
MONTAGNES DE LA CATALOGNE. 815
De la sierra de Cadi et de son prolongement oriental se détachent vers le
sud un grand nombre de rameaux secondaires qui s'abaissent par degrés et
vont se mêler diversement aux monts du littoral catalan. Cette région,
d'accès très-difficile, à cause des murs parallèles de hauteurs qui la par-
courent, est fort riche en formations géologiques, des terrains siluriens à
la craie, et contient en abondance des gisements miniers de fer, de cuivre
et même d'or, qui sont partiellement exploités et qui pourraient avoir une
réelle importance, si des routes faciles et des chemins de fer pénétraient dans
les hautes vallées. La région minière la plus activement utilisée est le bassin
houiller de San Juan de lasAbadesas, occupant, non loin des sources du Ter,
un espace de plus de 52 kilomètres carrés, au milieu de grandes montagnes
rougeâtres, aux formes arrondies. Ce dépôt de combustible, richesse future
de la Catalogne, ne lui profite actuellement que dans une faible mesure, car
tous les transports doivent s'effectuer par charrettes sur de mauvais chemins.
Sur le versant occidental du Cadi, d'autres gisements houillers, d'une grande
puissance, attendent que l'industrie s'en empare.
Les célèbres roches salifères de Solsona et de Cardona se trouvent aussi
dans cette région au milieu des contre-forts de montagnes qui servent de
soubassement au massif du Cadi. Une de ces collines, à l'est de Cardona, est
une des curiosités de l'Espagne, à cause de la pureté relative du sel qui la
constitue. La roche saline, qui s'élève à la hauteur d'une centaine de mètres
au-dessus du sol, est tellement déchirée et déchiquetée par les pluies, que
ses pyramides, ses pointes, ses fissures, ses crevasses lui donnent l'aspect d'un
glacier. Les météores travaillaient naguère plus activement que les carriers
à en diminuer le volume; mais, quoique en ruine, l'énorme bloc de sel n'en
pourrait pas moins suffire pendant des siècles à la consommation de l'Es-
pagne : on en évalue la contenance approximative à plus de 300 millions de
mètres cubes.
La grande variété des métaux qui ont injecté les roches de la contrée est
peut-être causée par le voisinage du foyer souterrain des laves. Les seules
montagnes volcaniques du nord de la Péninsule se trouvent dans le haut
bassin du Fluvia, immédiatement à l'est de la vallée du Ter, et précisément
sur la ligne droite qui rejoindrait les massifs d'éruption du cap de Gâta,
de la Pointe de Hifac et des îlots Columbretes au volcan d'Agde, sur le
littoral français. Les volcans de Catalogne, peu élevés d'ailleurs, et percés de
cratères partiellement oblitérés où verdoient des restes de forêts, sont épars
autour d'Olot et de Santa Pau, sur un espace d'environ 800 kilomètres
carrés. De puissantes coulées de lave basaltique, issues de quatorze cra-
tères, s'avancent en promontoires dans les vallées au-dessus des roches qui
816 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
s'étaient déposées sur la contrée pendant les âges tertiaires : une de ces cou-
lées, qui porte la ville et les vieux murs de Castel-Follit, se dresse en un haut
rempart, au confluent même du Flùvia et d'une autre rivière ; ses noires
colonnades indistinctes, les broussailles qui croissent dans les angles du ba-
salte, l'eau bleue qui ronge la base des piliers, les mulets qui cheminent en
longues caravanes sur les cailloux du gué, puis gravissent la route oblique
taillée dans la roche, forment un paysage des plus charmants. Les volcans
de cette contrée sont probablement en repos dès avant l'époque historique,
bien que les chroniques parlent vaguement d'éruptions qui auraient eu
lieu à la fin du quinzième siècle. En tout cas, il est certain qu'alors un
violent tremblement de terre renversa la ville d'Olot et fit trembler toute
la région des Pyrénées orientales jusqu'à Perpignan et Barcelone. Des cou-
rants d'air chaud, qui jaillissent çà et là des fissures de rochers et que l'on
connaît dans le pays sous le nom de bufadors, témoignent aussi d'un travail
qui se continue dans le laboratoire intérieur des laves.
Le système des montagnes du littoral catalan continue exactement celui
des côtes de Valence : de chaque côté de la trouée de l'Ebre, les saillies du
relief se correspondent par la forme générale, l'orientation, la composition
géologique. Sur une largeur de plus de 50 kilomètres, du bord de la mer
aux plaines intérieures dites Llanos del Urgel, la contrée est partout fort
accidentée; mais les roches d'aspect vraiment montagneux ne commencent
qu'en amont de Tortose. Une première chaîne, aux brusques escarpements
tournés vers le midi et contournés par l'Ebre à leur base occidentale, se dé-
veloppe parallèlement à la côte ; une seconde, puis une troisième chaîne do-
minée par la « Montagne Sainte » (Mount Sant) et la sierra de Prades, puis
encore une quatrième arête se dressent à l'ouest, au delà de la profonde
vallée de la Ciurana. Au nord, le défilé de Francolî, où passe le torrent du
même nom et qu'utilisent la route et le chemin de fer de Tarragone à Lé-
rida, interrompt à peine ces hauteurs; elles reprennent pour former le
massif à la cime bien nommée du Montagut. Un nouveau sillon, où coule le
Noya, affluent du Llobregat, coupe encore une fois les monts catalans et
limite à l'ouest et au sud la superbe arête de Monserrat, que le Llobregat,
le Gardoner et le col de Calaf isolent des autres côtés et montrent ainsi dans
toute sa grandeur.
Le Monserrat est de hauteur relativement modeste, quoiqu'il soit bien
autrement' fameux en Espagne que le pic de Mulhacen et le Nethou, près
de trois fois ses supérieurs en élévation et se dressant dans la région des
neiges et des glaces persistantes. Mais la « Montagne de la Scie » porte sur
une de ses plates-formes, suspendue comme un balcon aux flancs de la
H o
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MONTAGNES DE LA CATALOGNE. K19
roche verticale, les restes d'un couvent qui fut l'an des plus célèbres de la
chrétienté; les cardinaux, les papes mêmes venaient le visiter en personne,
et, Loyola y déposa son épée. D'immenses trésors, dont une pnrtie servit fort
à propos à payer les frais de la guerre d'Indépendance, étaient contenus
dans les coffres du sanctuaire. De nos jours, le Monserrat a perdu de
son prestige comme lieu sacré, mais il est devenu pour les géologues un
des types de montagnes les plus intéressants à étudier, à cause de sa
forme et de la nature de ses roches. Bien qu'isolé, le Monserrat se trouve
précisément au point de rencontre de trois axes montagneux : au sud-
ouest et au nord-est, il se rattache aux monts de la Catalogne, qui se déve-
loppent parallèlement au littoral; à l'ouest, il se continue vaguement par
un renflement du sol qui va rejoindre le Monsech et la sierra de Guara ;
enfin, au nord, des massifs et des chaînons latéraux, appartenant comme
lui à l'époque nummulitique, le relient à la sierra de Cadi. Il est composé
d'un conglomérat de cailloux calcaires, schisteux, granitiques, empâtés
dans une argile rougeâtre et provenant d'anciennes montagnes démolies par
les courants ; des galeries et des salles ouvertes par les eaux dans l'épaisseur
du mont laissent voir des blocs énormes entassés en désordre et dans
l'équilibre en apparence le plus instable. Au sud-ouest et au sud, le
Monserrat est flanqué à la base de nombreux monticules ; mais, au nord,
la paroi formidable s'élève d'un jet, toute hérissée d'aiguilles el rayée de
couloirs verticaux. Jadis la montagne était certainement beaucoup plus
haute, mais les pluies, les vents, le soleil, la gelée l'ont ainsi découpée en
d'innombrables dents et en « colonnes coiffées » portant encore leur pierre
terminale en forme de chapiteau. Des ermitages, des ruines de châteaux
forts s'accrochent çcà et là aux saillies de la montagne, et des escaliers verti-
gineux en gravissent les couloirs. Du sommet le plus élevé, dit le San
Gerônimo, le spectacle est admirable : des grands massifs des Pyrénées
aux îles Baléares on contemple un horizon de 350 kilomètres de large.
De l'autre côté de l'abîme formé à la base de la puissante muraille par
la vallée du Llobregat, les hauteurs atteignent au Monsen, pilier de granit
qui a redressé les craies environnantes, une élévation plus considérable que
celle du Monserrat. À l'exception des marais de l'Àmpourdan, ancien golfe
comblé par les alluvions, tout cet angle extrême de la Catalogne, entre
la mer et les Albères, est couvert de collines en chaînes et en massifs,
dont les plus hardies, entre autres la Madré del Mount, portent aussi sur
leurs escarpements des églises de pèlerinage très-fréquentées. Une série de
collines, disposée en chaîne, longe la côte des deux côtés de Barcelone, et
par ses promontoires et ses vallons aux plages sablonneuses donne au lit-
820
NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
toral l'aspect le plus pittoresque et le plus varié. Le dernier de ces petits
massifs est une protubérance de granit qui forme la pointe orientale
de l'Espagne et la borne méridionale du golfe du Lion : c'est la sierra de
Rosas, jadis vénérée des Grecs. Là, sur un des sommets les plus en vue,
s'élevait un temple de Vénus, remplacé depuis par le monastère de San
Pedro de Roda, que n'habitent plus les religieux, mais que les matelots
saluent toujours de loin pour conjurer les caprices du vent. La roche la
plus avancée du massif, le cap Greus de nos cartes , est l'ancien Aphro-
dision, aux écueils peuplés de polypes coralligènes1.
Dans son ensemble, le bassin de l'Èbre est un des plus géométriquement
réguliers que présente la surface terrestre. Il a la forme d'un triangle dont
N° H2. — PROFIL DU COL'RS DE I.'ÈERE.
ft
£00
la base repose sur les monts de la Catalogne, tandis que la pointe se trouve
près de l'océan Atlantique, dans les Pyrénées cantabres. Les arêtes, faible-
ment sinueuses, qui limitent de toutes parts cet espace de plus de
80,000 kilomètres carrés, sont fort inégales en hauteur, mais elles se
ressemblent géologiquement par leurs noyaux granitiques, sur lesquels les
1 Altitudes diverses du bassin de l'Èbre, au sud des Pyrénées :
AU SUD DE L ÈBRE.
Sierra de San Just. . , . . . 1513 mètres.
Pico de Herrera 1506 »
Pico de Almenara. . ..... 1429 »
entre l'Èbre et le sègre.
Pefia de Oioel 1,769 »
ENTRE LE SEGRE ET LA MER.
Sierra de Cadi 2,900 met. (?;
Monsant. 1,071 »
Montagut 840 »
Monserrat 1,237 »
Monseù 1,608 »
Madré del Mount 1,224 »
EBRE. 821
formations postérieures, jusqu'aux alluvions récentes, se sont successivement
déposées en retrait, à mesure que se comblait la mer intérieure. L'Ebre
serpenteau fond de la dépression médiane du bassin, en maintenant, malgré
tous ses méandres, une direction exactement perpendiculaire au rivage de
la Méditerranée où il doit aboutir : par la régularité de son cours presque
inflexible, il s'accorde parfaitement avec la forme géométrique de son bassin.
Mais, en approchant de la barrière que lui opposent les monts de la Cata-
logne, il faut qu'il se ploie et se reploie en sinuosités nombreuses, avant de
trouver une issue pour gagner la mer.
La source de Fontibre (Font d'Èbre) , dans une haute vallée des Pyrénées
cantabres, commence fièrement le fleuve par une masse d'eau considérable,
à laquelle se mêlent les neiges fondues de la Pena Labra, de la sierra de
Isar et d'autres montagnes. Près de Reinosa, l'Ebre semble hésiter dans son
cours ; un seuil bas, qui peut-être lui servait jadis de lit vers le golfe de
Gascogne, s'ouvre dans la direction du nord, mais le fleuve, tournant brus-
quement au sud, puis à l'est, coupe, de défilé en défilé, divers massifs de
hauteurs qui jadis s'élevaient en travers de sa vallée. Il se grossit dans sa
course de plusieurs rivières que lui envoient les Pyrénées, la sierra de la
Demanda, le massif d'Urbion; mais il ne prend vraiment l'aspect d'un
fleuve qu'à sa sortie des plaines de Navarre, où le Cidaco et l'Alhama, du
côté méridional, l'Ega et l' Aragon doublé par l'Àrga, du côté septentrional,
viennent unir leurs eaux dans le lit commun. Ainsi que le dit le pro-
verbe :
Arga, Ega, Aragon
Hacen al Ebro varon.
Ce sont ces rivières qui font le fleuve. L'Ebre est désormais assez fort pour
fournir de l'eau en abondance aux canaux latéraux qui s'y alimentent en aval
de Tudela. A gauche, le canal de Tauste répand la fertilité dans les cam-
pagnes jadis infertiles qui s'étendent au pied des Bardenas ; à droite, le
canal Impérial, qui sert à la fois à la navigation et à l'irrigation des champs,
accompagne le fleuve jusqu'à Saragosse ; en temps ordinaire, il ne roule
pas moins de 14 mètres cubes d'eau par seconde : c'est près de la moitié de
la portée du Guadalquivir, dans la saison des « maigres». Malheureusement,
une grande partie de l'eau, de même que celle du canal de navigation
creusé en aval de Saragosse, se perd dans les fissures du terrain calcaire.
Dans les plaines mêmes de l'Aragon, l'Ebre reçoit de droite et de gauche
d'autres rivières qui compensent les saignées des canaux d'arrosage. Du ver-
sant des plateaux du sud lui viennent le Jalon, accru du Jiloca, le Huerva,
822
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
l'Aguas, le Martin, le Guadalope; des avant-monts pyrénéens du nord
descend l'Arba, tandis que des grandes Pyrénées elles-mêmes s'élance le Gal-
lego; mais de tous les cours d'eau du bassin le plus important est le Sègre,
uni au Ginca. En moyenne, l'Èbre, épuisé par les emprunts des cultivateurs
riverains, a beaucoup moins d'eau que ce déversoir où s'épanche tout le
surplus de la masse liquide tombée sur le versant méridional des Pyrénées,
N° liô. — DELTA DE L EBRE.
0° 10' deGr.
Grave par» Erhard
Ech. de 1 • 07&000
entre le groupe du mont Perdu et celui de Carlitte. À l'époque des crues
annuelles, le flot que roule le Sègre arrête complètement le cours de l'Èbre
et fait refluer ses eaux en sens inverse du courant. Si le Sègre coulait dans
l'axe de la plaine d'Aragon, c'est lui qui mériterait de donner son nom au
tronc commun du fleuve; mais, par une étrange disposition, caractéristique
de ce bassin triangulaire aux limites rectilignes, le Sègre s'épanche préci-
sément à angle droit de la dépression centrale des plaines et longe la base
ÈBRE ET SES CANAUX. 825
même des montagnes qui forment l'un des eôtés de la grande figure géo-
métrique.
Immédiatement en aval de la jonction, le Sègre et l'Ebre réunis com-
mencent leur trouée à travers les chaînons parallèles de la Catalogne. Du
confluent à la mer, la pente totale est de 56 mètres sur un espace développé
de plus de 150 kilomètres, mais le fleuve a nivelé son lit de manière à faire
disparaître les cascades et les rapides. Les matériaux produits par ce grand
travail de déblayement se sont déposés dans la mer en dehors de la ligne
normale du rivage. Le delta de l'Ebre s'avance de 24 kilomètres dans la
Méditerranée, et ses terres basses, couvertes de salines, de lagunes, de
fausses rivières, s'étendent sur près de 400 kilomètres carrés. Il est vrai
que du côté du sud les allumions de l'Ebre trouvent un point d'appui dans
les bas-fonds qui se dirigent vers le groupe des Columbretes : saisis par le
courant qui porte au sud et au sud-ouest, les troubles se déposent surtout de
ce côté ; ainsi s'est formée la flèche de sable qui rattache aux terres maré-
cageuses du delta l'île élevée de Punta la Bana et qui protège le port des
Alfaques. C'est dans ce port de refuge, en grande partie vaseux comme le
« Puerto del Fangal », à l'extrémité septentrionale du delta, que s'ouvre la
bouche artificielle de l'Ebre, formée par le canal de San Carlos de la
Rapita, que l'on a creusé à travers les terres basses ; il a 14 kilomètres de
longueur et sa pente est rachetée par trois écluses. C'est en vain qu'on a
essayé de le faire servir à la grande navigation. Les digues latérales de
l'embouchure n'ont pas empêché la formation d'une barre qui arrête les
bâtiments à l'entrée. De même, les bouches naturelles, entourant la petite
île de Buda, sont inaccessibles aux navires, à cause de leurs barres incon-
stantes, recouvertes d'une eau peu profonde.
Si l'étude géologique du delta de l'Ebre avait été faite d'une manière
complète, si des sondages avaient déterminé le volume précis des terres
alluviales jusqu'à la roche sous-jacente, et que l'accroissement annuel de la
masse fût parfaitement connu, on pourrait tenter d'évaluer approximati-
vement le nombre des siècles écoulés depuis le jour où le lac intérieur
commença de se vider dans la mer par le courant de l'Ebre. D'ailleurs, les
empiétements du delta diminueront d'année en année, et depuis le com-
mencement du siècle ils ont déjà diminué, en proportion des progrès
accomplis par les cultivateurs dans l'irrigation de leurs campagnes. Le
débit moyen de l'Ebre n'est plus que la moitié, d'après Antonio de la
Mesa, de ce qu'il était naguère, et il ne cessera de se réduire si toutes les
améliorations projetées se réalisent. Déjà, pendant une grande partie de
l'année, plusieurs de ses affluents sont épuisés en entier par les canaux
824 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
d'arrosage et n'atteignent pas le lit majeur du fleuve ; mais les grands
tributaires pyrénéens ont encore une masse d'eau considérable qui va se
perdre dans la mer et dont chaque flot pourrait faire germer des moissons
dans les steppes riverains. L'Arga devrait fertiliser le sol des Bardenas et
le district des Cinco Villas : l'eau surabondante du Gallego, de l'Isuela,
du Cinca semble destinée à entourer la sierra de Alcubierre d'un réseau
de cultures ; le Sègre surtout tient en réserve dans ses eaux torrentueuses
la fécondité future des Llanos del Urgel, encore bien incomplètement
utilisés. D'énormes capitaux, confiés à des spéculateurs, ont été gaspillés à
ces diverses entreprises ; mais, en dépit de ce mécompte, il faudra se
remettre à l'ouvrage pour employer le faible excédant de pluie qui reste
encore sans emploi dans le bassin de l'Ebre. Tôt ou tard le grand fleuve,
de même que les autres cours d'eau de la Catalogne, le Llobregat, le Ter, le
Fluvia, ressemblera aux rivières de Yalence, dont chaque goutte est utilisée
et se change en sève et en fruits1.
La richesse exubérante des campagnes irriguées témoigne de la bonté du
sol dans la Catalogne et l'Aragon. Même des terrains naturellement saturés
de substances salines, comme ceux des environs de Saragosse, ont été trans-
formés en d'admirables jardins fournissant des légumes et surtout des
fruits exquis. Sur le littoral catalan, des plantes tropicales, des agaves,
des cactus, et çà et là, au sud de Barcelone, quelques palmiers étalant
leurs éventails au pied des roches rappellent' encore les beaux paysages
du midi de la Péninsule. Dans le bassin de l'Ebre, la transition s'opère
graduellement entre la nature presque africaine de Murcie et de Valence et
l'âpre climat des plateaux et des montagnes ; mais nulle part, si ce n'est au
bord immédiat des rivières, l'eau n'est en quantité suffisante. Dans cer-
taines régions des montagnes on voit des maisons haut perchées, dont les
murailles sont rouges à cause du vin qui a servi à en délayer le mortier :
après une bonne vendange, il est plus économique d'aller puiser dans le cel-
lier le liquide nécessaire que de chercher au loin dans quelque vallée pro-
fonde, et par des chemins difficiles, une eau précieuse, plus utilement em-
ployée à l'irrigation des champs. Arrêtés par les montagnes et les plateaux
inclinés des Castilles, les vents d'ouest n'apportent aucune humidité dans
1 Superficie du bassin de l'Ebre 85,500 kilom. carrés.
Pluies moyennes dans le bassin, par mètre de surface . 0m,500
Débit de crue , . 5,000 mètres cubes.
» moyen.. . 100 (?) » »
» d'étiage 50 » »
Ecoulement moyen par mètre de surface 0m,057
Proportion de l'écoulement à la précipitation 1,14 (?)
CAMPAGNES ET DÉSERTS DU BASSIN DE L'ÈBRE.
825
la cuvette au fond de laquelle coule l'Èbre ; les vents humides du nord-
ouest, qui soufflent de la mer Cantabre, sont aussi partiellement arrêtés
par les monts de la Navarre. Quant à ceux qui proviennent de la
Méditerranée, ils n'arrosent que le versant oriental des montagnes de la
Catalogne et n'entrent que par un petit nombre de brèches dans les plaines
de l' Aragon.
Cette pénurie d'eau fluviale est un grand désavantage pour certaines
régions du bassin de l'Èbre. On y voit de véritables déserts, qui n'ont rien
N° 144. STEPPES DE L ARAGON.
O.Cr.
D'après WiUkormn etYogel.
Echelle de i:2X>oo.ooo
à envier à ceux de l'Afrique : tout y manque, eaux courantes, cultures,
prairies et forêts. La plus grande partie des Bardenas, entre l'Aragon et
l'Arba ; les Monegros, que limitent l'Ebre, le Sègre et le Cinca; les teiv
rasses de Calanda, au sud de l'Èbre et à l'ouest du Guadalope, sont les
plus vastes et les plus inhabitables de ces déserts. Dans ces solitudes, et
à un moindre degré dans toute la dépression des plaines aragonaises, le
climat a les inconvénients extrêmes ; il est alternativement très-froid et
très-chaud, non-seulement de l'été à l'hiver, mais encore dans une même
saison; malgré le voisinage de la mer, le climat est tout à fait conti-
'• 104
826 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
nental. La rareté de la végétation, la couleur blanchâtre des terres qui
laissent rayonner la chaleur du jour, la proximité des montagnes nei-
geuses donnent au climat d'hiver une singulière âpreté ; par contre, les
chaleurs estivales sont fréquemment intolérables : on étouffe dans cette
cavité où les vents marins ne pénètrent que rarement, par bouffées iné-
gales, et où des roches éclatantes de lumière répercutent partout les
rayons du soleil. Sur les côtes de la Catalogne, le vent chaud, fatal à la
végétation, malsain pour les hommes, n'est pas celui qui souffle d'Afrique;
c'est le vent qui vient de traverser les plaines brûlantes de l'Aragon.
Grâce aux eaux de la Méditerranée qui baignent ses rivages, aux brises
marines qui lui apportent les pluies, l'air salin, l'égalité de température,
la Catalogne jouit d'un bien meilleur climat que l'Aragon. C'est là un des
contrastes qui, avec les autres différences géographiques et les diversités
d'origine, d'alliances, de parenté, de commerce, ont donné aux deux
contrées limitrophes une individualité distincte1.
Sans chercher à connaître l'impossible, c'est-à-dire la filiation des peu-
plades aborigènes et de provenance étrangère qui peuplaient avant l'histoire
écrite la vallée de l'Ebre et les monts de la Catalogne, il est certain que la
contrée maritime est celle qui a reçu dans sa population le plus d'éléments
divers. La mer devait lui amener des colons de tous les peuples naviga-
teurs, tandis que d'autres visiteurs, hostiles ou pacifiques, devaient arriver
du sud par le chemin naturel des plages ou du nord par les cols peu élevés
des Albères. Aussi, Carthaginois et Phéniciens, Grecs et Massiliotes, Romains,
Arabes, Normands, Français, Provençaux, venus par mer ou par terre, se
sont-ils successivement mêlés aux habitants de la Catalogne. L'Aragon,
terre continentale inconnue des marins et défendue contre les immigra-
tions du nord par un rempart de rochers et de neiges, devait conserver
beaucoup plus la pureté relative de ses peuples ; mais ceux des envahis-
seurs qui réussissaient à s'emparer du pays, devaient s'y établir fortement,
sans craindre que de nouveaux arrivants fussent assez heureux pour les
déloger. Quand les Maures s'emparèrent de l'Aragon, ce fut pour longtemps.
Barcelone était libre depuis trois siècles que les Sarrasins tenaient
Saragpsse. Barcelone.
1 Température moyenne (treize années) . . 16° 17", 20
Extrême de chaleur „ . 41° ) - . 31° ) ,
» de froid.. . _ 7o;8 j Ecart, 48°,8. ^ J Ecart, 50°,9.
T'tuie ,,.,,.,, 0-\347 o<\400
ARAGONAIS ET CATALANS. 827
encore dans Saragosse. Comparé à la Catalogne mobile et changeante,
r Aragon représente la solidité et la durée.
Considérés en masse, les habitants de la vallée de l'Ebre sont d'un orgueil
un peu agressif, d'une hauteur froide et dédaigneuse, d'une grande pa-
resse d'esprit : ils sont routiniers et superstitieux ; mais ils ont une singu-
lière force de volonté, et par leur vaillance font honneur à leurs ancêtres
les Celtibères. Ces beaux hommes à la forle carrure, que l'on voit cheminer
derrière leurs ânes, la tète entourée d'un mouchoir de soie et la taille
serrée par une ceinture violette, sont toujours prêts à se battre. Encore à
la fin du siècle dernier, il était de coutume entre villages ou confréries d'en
venir aux mains pour le seul plaisir de lutter et de montrer sa bra-
voure : ce combat, qui ne se terminait point sans mort d'hommes, était
ce qu'on appelait la rondalla, mot qui s'applique aujourd'hui aux con-
certs des chanteurs en plein vent. Dans les petites choses, les Aragonais ap-
portent le même entêtement que dans les grandes. Ainsi que le dit le pro-
verbe : « Ils enfoncent des clous avec leur tête ! » Hommes et femmes
doivent à cette énergie de résolution une fermeté de traits qui, pour un
grand nombre, s'allie avec une véritable beauté.
Les premiers siècles de la lutte des Aragonais contre les Maures ne furent
qu'une guerre incessante pendant laquelle chaque montagnard jouait noble-
ment sa vie. Les rois n'étaient alors que des « premiers parmi des pairs »,
et ceux-ci d'ailleurs avaient pris les plus grandes précautions pour que le
pouvoir du souverain fut toujours contrôlé. Un grand juge national, respon-
sable lui-même, surveillait le roi et l'obligeait à respecter les privilèges de
ses sujets ; dans les cas graves de violation des lois, il le faisait même arrêter
et garder à vue. On a beaucoup admiré, et à bon droit, la fîère parole que
le grand justicier d'Aragon était chargé de prononcer devant le roi age-
nouillé, lorsque celui-ci venait prêter le serment de gouverner selon la loi :
« Nous qui valons autant que vous, et qui pouvons plus que vous, nous vous
faisons notre roi et seigneur, afin que vous gardiez nos fors et libertés.
Sinon, non ! » Il est vrai que peu à peu le justicier en vint à parler, non
point au nom du peuple, mais seulement comme représentant des « riches
hommes ». Les fors que le roi jurait de maintenir finirent par n'être plus
que des privilèges de la noblesse. Quand on n'eut plus besoin d'eux pour la
lutte, les marchands, les artisans les laboureurs, se trouvèrent en dehors
du droit ; ils n'avaient aucune liberté que rois, justiciers ou nobles fussent
tenus de respecter, et quand on daignait s'occuper d'eux, ce n'est qu'indi-
rectement, par l'entremise des « universités » ou corps municipaux.
Quoique la constitution du royaume d'Aragon fut donc bien éloignée
828 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE
d'être républicaine, pourtant elle contrôlait le pouvoir royal avec tant
d'efficacité, que les souverains tentèrent fréquemment de s'en débarrasser
à tout prix. Enfin, Philippe II réussit à faire pénétrer secrètement des
troupes en Aragon ; le grand justicier fut arrêté inopinément et sa tête
tomba sur une place de Saragosse devant la foule atterrée. Ce n'est pas
tout : le roi, profitant de la consternation générale, fit réunir au milieu de
son armée, campée à Tarazona, de prétendus Etats qui votèrent la peine
de mort contre tout homme poussant le « cri de liberté ». Au commen-
cement du dix-huitième siècle, ce qui restait de l'ancien appareil des
institutions locales fut définitivement supprimé et l'Aragon perdit toute
autonomie pour devenir une simple « capitainerie générale » de la couronne
de Castille. Le pouvoir central a pu se féliciter de ce résultat, mais les
populations elles-mêmes, privées de tout ressort d'initiative, ont été par
ce fait condamnées à rester dans une véritable barbarie intellectuelle. A
bien des égards, l'Aragon de nos jours est moins avancé, même en civili-
sation matérielle, qu'il ne l'était au treizième siècle, la grande époque de
sa prépondérance politique dans le bassin de la Méditerranée occiden-
tale.
Les Catalans ne sont guère moins contents d'eux-mêmes que les Arago-
nais ; les hommes des plateaux, les bergers surtout, auxquels de vieilles
traditions assurent la noblesse, aiment à vanter leur descendance ; mais
leur orgueil se rapproche fort de la vanité, car ils sont abondants en paroles.
Ils sont aussi loquaces que leurs voisins sont silencieux ; ils crient beaucoup,
s'insultent volontiers, mais rarement ils en viennent aux mains. Leur
caractère a, dit-on, moins de solidité que celui des Aragonais ; cependant
ils résistèrent encore plus longtemps pour le maintien de leurs libertés
provinciales. Plus éloignés du plateau des Castilles, plus nombreux et, par
conséquent, plus assurés de leur force, aguerris contre le danger par une
périlleuse navigation sur des mers aux tempêtes soudaines , ils ne pou-
vaient tolérer que des ordres leur fussent donnés par ces Castillans qu'ils
méprisent. Peu de villes ont été plus souvent assiégées que Barcelone;
bien peu, même dans cette héroïque Espagne, se sont plus vaillamment
défendues; souvent même elle a réussi, par ses seules forces, à faire lever
le siège. Les guerres civiles, qui, sous divers drapeaux, ensanglantent si
fréquemment les rues de Barcelone et de ses faubourgs, ainsi que les défilés
des montagnes environnantes, ont encore presque toutes pour cause princi-
pale ce vieil instinct d'indépendance catalane auquel le gouvernement de
Madrid ne sait point faire sa part. Naguère les Castillans de vieille roche
avaient un mot pour flétrir leurs compatriotes du nord de l'Èbre : ils les
CATALANS. 829
appelaient « Catalans rebelles »; ceux-ci, de leur côté, acceptaient ce terme,
non comme un opprobre, mais comme un titre de gloire.
Il est aussi un mérite qu'ils s'attribuent et que nul ne peut leur contester,
celui d'une grande âpreté au travail. Non-seulement les Catalans ont changé
en beaux jardins les vallées arrosables tournées vers la mer, ils ont aussi
attaqué les pentes arides des montagnes et forcé la pierre triturée, mêlée
aux terres apportées de la plaine, à nourrir leurs vignes, leurs oliviers, leurs
céréales. Ainsi que le dit le proverbe : « Le Catalan sait faire du pain avec
des pierres. » Cependant, l'agriculture ne suffisant pas à l'alimentation de
la population surabondante, il a fallu que celle-ci se tournât vers l'industrie
et elle l'a fait avec la plus grande ardeur. Barcelone, ses faubourgs, les villes
de la banlieue et de tout le littoral avoisinant ont de nombreuses manufac-
tures où l'on met en œuvre les libres du coton, les laines et d'autres textiles,
les fers, les bois, les peaux, les ingrédients chimiques de toute espèce. Il y
a un demi-siècle environ que l'industrie cotonnière a pris pied en Catalogne,
et depuis cette époque Barcelone a gardé sa prééminence et presque le
monopole dans ce domaine du travail national1. Avant le commencement de
la série de révolutions que traverse actuellement l'Espagne et dont la
Catalogne a tout particulièrement souffert, la province de Barcelone possé-
dait à elle seule les deux tiers des machines à vapeur de toute la Péninsule ;
elle avait mérité le nom de Lancashire espagnol. D'ailleurs la guerre civile
n'a fait que ralentir le travail, sans le suspendre ; Barcelone est restée le
grand atelier où l'Espagne se fournit de tous les produits de l'industrie
moderne. Le rôle d'intermédiaire qui appartenait aux populations de la
Catalogne avant la guerre des Albigeois, leur a été rendu sous une autre
forme. Alors elles propageaient en Espagne la langue et la civilisation pro-
vençales; de nos jours elles lui transmettent le mouvement industriel de
la France. Il est d'autant plus étonnant que Barcelone soit restée si long-
temps sans posséder avec l'Etat limitrophe une ligne de communications
rapides. Bécemment encore, elle n'avait que les « routes humides » de la
mer et une seule grande route, souvent difficile à suivre quand les torrents
du littoral sont débordés. Le nouveau chemin de fer qui traverse les roches
peu élevées des Albères, est d'ailleurs bien peu fréquenté. Les effets de la
1 Industrie cotonnière de la Catalogne, en 1870 :
Valeur du capital fixe 150,000,000 fr.
Manufactures 700
Ouvriers (hommes, femmes et enfants). .... 104,000
Broches 1,200,000
Production des fils 17,500,000 kilogr.
Tissus 200,000,000 mètres.
850 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
centralisation ont fini par rendre les habitants des deux versants pyrénéens
presque étrangers les uns aux autres. Même là où il s'affaisse en collines, le
mur des Pyrénées existe encore.
Les Catalans de la Péninsule, de même que ceux des Baléares, émigrenl
volontiers; très-âpres au gain et fort habiles à manier l'argent, ils vont dans
les diverses provinces de l'Espagne utiliser les ressources que les habitants
eux-mêmes ne savent pas exploiter : toutes les villes des plateaux de l'in-
térieur ont leurs Catalans qui s'essayent à faire fortune et y réussissent
presque toujours. Dans mainte province de l'Espagne le mot de « Catalan »
est synonyme de marchand, de boutiquier, d'industriel. Aux Philippines, à
Puerto-Rico, à Cuba, les colons de Catalogne sont également en nombre
considérable et se distinguent par leur zèle extrême à s'enrichir. Aussi les
créoles blancs et noirs, qui voient en eux des rivaux ou des maîtres, les
regardent-ils avec un sentiment d'aversion profonde. C'est parmi les Catalans
qu'ont été recrutés en grande partie ces « volontaires de la Liberté » qui
ont combattu avec tant d'acharnement et parfois tant de férocité pour
maintenir les Cubanais dans la servitude politique et les noirs dans
l'esclavage.
Les villes de. l' Aragon et celles de la Catalogne présentent le même con-
traste que leurs populations. Les premières, plus clair-semées, ont un aspect
grave, solennel, sombre même; les secondes, plus pittoresquement situées
pour la plupart, sont, en général, affairées et joyeuses. Elles renouvellent
plus fréquemment leurs édifices; tandis que leurs sœurs de l'Aragon
représentent encore le moyen âge, elles appartiennent au monde moderne.
Zaragoza, la Colonia Csesaraugusta des Romains, la Saragosse des Français,
occupe une position naturelle des plus heureuses. Elle se trouve presque au
milieu géométrique de la plaine de l'Aragon, au confluent de l'Èbre et de
deux tributaires, dont l'un, fort important, le Gallego, lui apporte directe-
ment l'eau froide versée par les sources du mont Perdu. A une vingtaine de
kilomètres en amont, l'Ebre reçoit le Jalon, la rivière la plus abondante du
versant méridional et celle qui ouvre les grands chemins d'accès vers le
plateau des Castilles et les bassins du Jûcar et du Guadalaviar. Ainsi Sara-
gosse est au point de croisement de toutes les routes naturelles de la contrée,
et les voies artificielles ont dû forcément y aboutir.
Comme les cités de l'Andalousie, Saragosse a son alcazar mauresque,
l'Aljaferia, qui fut naguère un palais de l'Inquisition et qui sert maintenant
de caserne. Un autre monument curieux est la fameuse tour penchée qui
SAItAGOSSE, CALATAYUD, ÏEHUEL. 851
date du commencement du seizième siècle; elle est inclinée de plus de
5 mètres, à peu près autant que la tour de Pise, et, par la grâce de son
architecture, l'élégance et le bon goût de ses ornements, elle mériterait
d'être considérée comme le plus bel édifice de ce genre, si elle n'était
déparée par un clocher à double ventre du plus mauvais style. Saragosse se
vante aussi de sa promenade du Coso et des allées ombreuses qui longent ses
trois rivières ; mais, amoureux de la gloire comme ils le sont, les habitants
tiennent surtout pour leur cité au renom de « ville héroïque », et certes ils
ont bien le droit de revendiquer ce titre pour elle. Le siège qu'elle sou-
tint, en 1808 et en 1809, contre toute une armée française, témoigne à
jamais de la vaillance des Saragossais. Du reste, il s'agissait pour eux,
non-seulement de défendre leurs foyers, mais aussi de sauver la patronne de
la cité, la « Vierge du Pilier » (Virgen del Pilar), dont la statue magni-
fiquement ornée se dresse dans la cathédrale sur un pilier d'argent massif.
La Vierge l'avait dit elle-même :
cv
Elle ne veut pas être française,
Elle veut être capitaine
De la troupe aragonaise !
Aussi, pour accomplir la volonté sacrée, la « ville préférée de Marie » se
défendit-elle rue par rue, maison par maison, avec un acharnement dont
les annales des peuples offrent peu d'exemples. Encore de nos jours, on
célèbre des courses de taureaux en l'honneur de la Vierge du Pilier; en
1875, 43 taureaux furent tués en un seul jour.
Saragosse a percé quelques rues droites et de larges boulevards dans
l'ancien dédale de ses ruelles tortueuses, mais les autres villes des provinces
aragonaises- ont gardé leur ancienne physionomie. Dans la haute vallée
de l' Aragon, entre les Pyrénées et la sierra de la Pena, Jaca aux maisons
grises et lézardées est encore ceinte de ses hautes murailles à tours carrées
et dominée par une citadelle; elle fut jadis capitale du royaume de Sobrarbe,
mais ce n'est plus qu'une bourgade délabrée, qui serait fort peu connue si
elle ne se trouvait au débouché du Somport et dans le voisinage des fameux
couvents de la Pena. A la base des premiers monts, Huesca, capitale de pro-
vince, est l'antique Osca, dont le nom rappelle celui de la ville française
d'Auch et l'ancienne domination des Auskes ou Euskariens. Elle a gardé
une certaine importance, grâce à la vaste plaine irriguée qui entoure sa
colline; on y voit une riche cathédrale ayant remplacé une mosquée,
des couvents déserts, un palais des rois d'Aragon changé en université et
les débris d'une enceinte, jadis flanquée de quatre-vingt-dix-neuf tours.
832 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Barbastro, située dans une position analogue à celle de Huesca, non loin du
Cinca, est restée comme Jaca une ville du moyen âge ; elle communique
maintenant avec la France, par la route carrossable du Somport.
Dans la partie méridionale du bassin de l'Ebre, en aval du confluent du
Jalon et du Jiloca, la ville arabe de Calatayud, la deuxième cité de l'Aragon
en importance commerciale, et l'héritière de la Bilbilis des Ibères, qui s'éle-
vait sur les pentes d'une montagne voisine, possède encore un faubourg
composé en entier de masures et de trous nauséabonds, où gîte toute
une population de mendiants faméliques. Enfin Teruel, le chef-lieu du
Maeztrazgo et dominant le cours du Guadalaviar, a tout à fait l'aspect d'une
place forte du moyen âge, avec ses murs crénelés, ses tours, ses portes
fortifiées : on croirait voir Âvila ou Tolède. La tour arabe de son église est
une des principales curiosités de « l'Espagne inconnue » ; son aqueduc, du
seizième siècle, qui traverse une vallée sur un pont de 140 arcades, est une
œuvre remarquable.
Plusieurs villes de l'intérieur de la Catalogne sont aussi d'apparence fort
antique, et dans le nombre il en est de tout à fait délabrées et qui resteront
telles, tant que des moyens de communication faciles ne les rattacheront pas
aîi reste de l'Espagne. Ainsi la « fière Puycerda », qui, du haut de sa colline,
située sur la frontière même de France, domine une belle plaine, jadis
lacustre, parcourue par le Sègre, n'est guère qu'un amas de masures
entouré de remparts. La Seu d'Urgel, bâtie également au bord du Sègre,
dans une « conque » des plus fertiles qu'arrose aussi l'Embalira d'An-
dorre, est sans doute un point militaire fort important à cause des val-
lées que commande sa forteresse ; mais ses rues immondes, ses maisons
d'aspect sordide, ses murs en pisé que ravine la pluie, ne peuvent qu'in-
spirer un véritable dégoût. Aucune route de voitures n'a forcé encore
les défilés inférieurs par lesquels s'enfuient les eaux du Sègre vers Balaguer
et Lérida.
Cette dernière ville, plus ancienne que l'histoire même de l'Espagne, a
toujours eu un rôle considérable comme place romaine, arabe ou chré-
tienne, à cause de sa position militaire sur le Sègre, à l'entrée de la plaine
de l'Aragon, au débouché des vallées pyrénéennes et des passages des mon-
tagnes catalanes. Les plaines voisines ont donc été fréquemment le théâtre
de sanglantes batailles entre les armées qui se disputaient la possession du
bassin de l'Ebre, et les murs de sa forteresse ont eu à subir de nombreux
assauts. Actuellement Lérida est l'étape intermédiaire de commerce entre
Saragosse et Barcelone ; les magnifiques jardins des environs lui fournissent
en outre des ressources propres pour ses échanges avec le reste de l'Espagne,
LÉRIDA, TORTOSE, TARRAGONE. 833
mais elle n'a guère d'autres éléments de prospérité; à moins qu'un chemin
de fer transpyrénéen n'en fasse un des grands entrepôts de commerce
international, elle semble destinée à rester une ville de troisième ordre.
La pittoresque Tortose, la dernière cité que baigne l'Ebre avant de se
perdre dans la Méditerranée, n'est que l'ombre de ce qu'elle fut autrefois
quand elle était capitale d'un royaume arabe. De même que Lérida, elle
eut jadis une grande importance stratégique comme ville frontière de la
Catalogne et de l'Aragon et comme place forte dominant le passage de
l'Ebre. Elle est aussi une étape de commerce entre Barcelone et Valence, et
si elle possédait un bon port, nul doute qu'elle ne se reprît à fleurir. Mais
les golfes fangeux qui s'ouvrent aux deux côtés du delta de l'Ebre ne sont
nullement appropriés à l'établissement de cales et de môles pour l'échange
des marchandises. Le havre de los Alfaques offre bien un excellent mouillage
aux navires surpris par la tempête ; malheureusement ils ne peuvent s'ap-
procher des plages basses, et, comme il a été dit plus haut, le port artifi-
ciel de San Carlos de la Rapita, communiquant avec l'Ebre par un canal
creusé de main d'homme, mais fort mal entretenu, n'est accessible qu'aux
embarcations d'un faible tonnage.
De même que Marseille est le véritable débouché commercial de la vallée
du Rhône, de même, à l'époque des Romains, Tarragone était le grand
marché maritime du bassin de l'Ebre ; grâce à sa situation en face de Rome,
de l'autre côté de la Méditerranée, elle était devenue aussi le principal
point d'appui de la domination latine dans la péninsule Ibérique; elle
possédait des monuments superbes, cirques, amphithéâtres, palais, temples,
aqueducs. Sa population était de plusieurs centaines de milliers d'hommes,
d'un million peut-être ; son enceinte aurait eu plus de soixante kilomètres
de tour, et le petit port de Salou, situé maintenant à deux heures de marche
au sud-ouest, aurait été compris dans l'ancienne Tarraco des Romains. La
ville moderne, « toute jaune sur la roche grise, » est en partie construite
de fragments d'édifices ruinés ; des inscriptions se montrent çà et là, encas-
trées dans les maçonneries grossières. Une cathédrale massive, de hautes
tours du moyen âge, des murailles à demi renversées, quelques palmiers
jaillissant du milieu de la sombre verdure des orangers, un aqueduc en
partie romain traversant une plaine de jardins splendides, voilà ce que pré-
sente la Tarragone d'aujourd'hui. Elle se complète par la ville manufactu-
rière de Réus et par la ville agricole de Valls, qui se trouvent à une petite
dislance dans l'intérieur et qui ont rapidement grandi depuis le commence-
ment du siècle ; dans le voisinage s'élève le couvent de Poblet, où
sont déposées les cendres des rois d'Aragon. Le commerce de Tarragone
i. 105
854 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
a repris de l'activité pendant les dernières années, grâce à la fertilité des
campagnes environnantes. Le vin, l'huile d'olives, les amandes, les noisettes
sont les principales denrées d'exportation : en 1876, on a expédié de Tar-
ragone 17,580 sacs de noisettes provenant des coteaux voisins1.
Entre Tarragone, l'antique métropole, et Barcelone, la Barcino romaine,
nouvelle capitale des contrées de l'Èbre et deuxième cité de l'Espagne, la
population se presse en agglomérations nombreuses. On traverse les riches
campagnes du Panades, dont le port est Villanova y Geltrù, puis la vallée
non moins fertile qu'arrosent les eaux rougeâtres du Llobregat et l'on voit
se succéder les villes et les villages qui précèdent les faubourgs de Barce-
lone. La cité proprement dite est assise au bord de la mer, à la base orien-
tale du rocher de Monjuich, hérissé de fortifications menaçantes, qui ont
plus souvent vomi du fer sur les Barcelonais eux-mêmes que sur leurs
ennemis: en outre, une citadelle, égale en surface à tout un tiers de la
ville, la surveille du côté de l'est. Pourtant la ville est fort gaie entre ces
batteries qui pourraient la réduire en cendres. Barcelone se vante d'être le
lieu par excellence de la joie et du plaisir. Quoique inférieure à Madrid en
population, elle a plus de théâtres, plus de sociétés dramatiques, de
musique et de bals; les représentations théâtrales y sont meilleures, le
public d'un goût plus délicat. La large promenade de la Rambla ou du
« Ravin », ainsi nommée parce qu'elle emprunte le lit d'un torrent qui
traversait la ville et que l'on a détourné de son cours, le quai du port ou
« muraille de mer » que longe à distance la façade de la ville, les allées
d'arbres qui séparent Barcelone de la citadelle et de son faubourg de Bar-
celonette, offrent pendant les belles soirées un aspect vraiment prodigieux
par leurs cohues bruyantes, pressées sous les platanes et devant les somp-
tueux cafés. Par sa gaieté, Barcelone est bien la « ville unique » dont par-
lait Cervantes ; elle est aussi le séjour de la courtoisie et la patrie des
hommes vaillants » ; mais il serait trop hardi de dire qu'elle mérite égale-
ment d'être qualifiée de « centre commun de toutes les amitiés sincères ».
Barcelone est de beaucoup la cité la plus commerçante de la Péninsule ;
même en temps de guerre civile, quand on se bat dans les faubourgs, elle
garde sa prééminence sur les autres ports espagnols. Elle concentre devant
ses quais plus du quart de tous les échanges de la nation ; Malaga, la ville
maritime qui vient immédiatement après elle par ordre d'importance, n'a
pas même la moitié du trafic de la place catalane2. Mais le port de Barce-
1 Mouvement du port de Tarragone en 1876 : 4,892 navires, jaugeant 198,050 tonnes.
2 Mouvement du port de Barcelone, en 1876, à l'entrée : 5,825 navires jaugeant 885,725 tonnes.
H O
— O
BARCELONE.
857
lone, parfaitement abrité à l'ouest, au nord et au sud, est exposé aux vents
du sud, et précisément un écueil dangereux se trouve dans cette direction à
N° 115. ENVIRONS DE BARCELONE.
Echelle de 100.000
l'entrée du port ; en outre, la profondeur de presque tout le bassin est
insuffisante, elle n'est en moyenne que de 5 à 6 mètres. Il serait nécessaire
de corriger et de compléter l'œuvre de la nature par de grands travaux
858
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
d'excavation et d'endiguement, que la pénurie chronique du budget espa-
gnol ne permet guère de mener à bonne fin, mais que les commerçants de
la Catalogne devraient terminer eux-mêmes. Les autres ports du littoral
sont encore plus mal abrités que celui de Barcelone, mais il serait possible
de les garantir des vents et de la houle du large, grâce à des brise-lames
que l'on construirait sur des chaînes d'écueils parallèles au rivage. Les longs
récifs sont probablement les restes d'un ancien littoral affaissé.
Grande ville de commerce, lieu de rendez-vous de marins, d'industriels et
N° 14C. BANCS DE MATARO.
I°ii'Est deGreen
~m
Eclielle de 12S.000
i Kilomètres
d'étrangers venus de toutes les parties de l'Europe, Barcelone ne pouvait
manquer dans ses transformations successives de perdre l'originalité de son
architecture. Elle est maintenant une autre Marseille, aux grandes avenues
bordées de maisons régulières, et quelques-uns de ses quartiers, notamment
Barcelonette, construite à l'orient du port sur une langue de terre en partie
artificielle, n'ont pas moins d'uniformité que ceux des villes américaines.
Barcelone n'a de monuments curieux que sa cathédrale inachevée, à la
haute et sombre nef gothique, et son ancien palais de l'Inquisition, avec ses
cachots horribles. Mais dans les environs de la ville, autour de ses faubourgs
d'usines et de maisons d'ouvriers, que de charmantes villas dans les creux
BARCELONE, VICII, MATARO, GEllONA, FIGUERAS. 85»
verdoyants des vallons et sur les escarpements des promontoires ! Joyeuse
comme elle l'est, Barcelone a semé de ses îorres de plaisance tous les
coteaux, toutes les plages et les vallées de sa banlieue. Les hauteurs de
Sarria sont couvertes de gracieux châteaux, rendez-vous des élégants de
la ville. Il n'est guère en Espagne de pays plus charmant que le littoral
maritime qui s'étend au nord de Barcelone et de Badalona, aux nombreuses
cheminées d'usines jaillissant du milieu de la verdure, et qui se prolonge vers
Masnou, Mataro et la rivière de Tordera. Les montagnes projettent dans
la mer des promontoires couverts à la cime de pins et de chênes-liéges,
cultivés en vignes sur leurs pentes et portant çà et là sur une arête quelque
vieux castel ou bien un bourg crénelé ; chaque vallée intermédiaire est une
campagne bariolée de vergers et de jardins qu'entourent des haies d'aloès ;
des villes, des villages aux maisons peintes occupent en un faubourg
continu le bord semi-circulaire des plages, où sont échouées les barques, où
sèchent les filets. Le chemin de fer longe le flot, puis il passe au milieu
d'une ville, traverse un bosquet d'orangers, perce en souterrain un cap de
rochers, pour entrer de nouveau dans une plaine de verdure et de fruits.
C'est un tableau toujours changeant , toujours beau, et fort instructif
au point de vue de l'histoire. Du même regard on embrasse, au sommet
des collines, des villages peureusement entourés de murs comme s'ils
redoutaient encore les corsaires barbaresques, et sur le bord de la mer
les libres habitations modernes qui ne craignent plus l'attaque des pirates
et s'ouvrent toutes grandes pour le commerce. En maints endroits une
bourgade s'est dédoublée : sur le roc est le vieux nid d'aigle, de ait ou
d'amount; sur la plage est l'agglomération moderne, de baix ou de mar.
Dans la province de Barcelone presque toutes les villes imitent la métro-
pole pour leur activité manufacturière : cent-vingt mille ouvriers y tissent
250 millions de mètres d'étoffes pour l'Espagne et les colonies espagnoles.
Igualada, que domine au nord-est la masse du Monserrat, Sabadell dans son
vallon tout rempli d'usines, Tarrasa, la vieille cité romaine, près de laquelle
se trouvent les célèbres bains de la Puda, Manresa, étageant ses maisons sur
les pentes qui dominent le ruisseau Cardoner, Yich, l'antique cité primatiale
de la Catalogne, Mataro, étendant ses faubourgs sur la plage, ont toutes
leur spécialité pour la fabrication des draps fins ou grossiers, des toiles, des
soieries, des cotonnades, du fil, des rubans, des dentelles, des cuirs, des
chapeaux, des faïences, du verre, du papier. L'industrie manufacturière
s'est aussi répandue dans la province de Gerona et notamment dans la ville
d'Olot, entourée de volcans ; mais le voisinage de la frontière française, les
habitudes de contrebande, le va-et-vient des armées, la présence des garni-
840 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
sons considérables dans les forteresses de Gerona et de Figueras ont empêché r
le travail industriel de prendre tout le développement auquel on pouvait
s'attendre. Gerona, la Gérone des Français, est célèbre surtout par les nom-
breux sièges qu'elle eut à subir; Figueras ou Figuières, la première ville
espagnole située dans la plaine de la Muga, au débouché du col de Pertus,
n'a pas été moins fréquemment prise et reprise, quoiqu'elle possède depuis
le siècle dernier une citadelle énorme, d'un pourtour de 2 kilomètres et demi
et capable de contenir plus de 20,000 hommes de garnison avec deux
années d'approvisionnements. Le petit port fortifié de Rosas, devenu
fameux dans les guerres maritimes, n'est plus qu'un village dominé par
des murs croulants. Mais du moins en reste-t-il quelque chose, tandis qu'on
ne voit pas un vestige de l'antique cité grecque d'Emporïon, située de l'autre
côté de la baie. Les ruines de cette « Ville du Marché » où vivaient, dit-on.
plus de 100,000 habitants, ont été entièrement recouvertes par les allu-
vions du Fluvia et les laisses de mer. La plage a gardé le nom d'Ampû-
nas, et la contrée tout entière porte l'appellation d'Ampourdan l.
La crête suprême des monts Pyrénées constitue sur la plus grande
partie de son développement la frontière entre l'Espagne et la France;
c'est là que les fictions politiques ont fait passer cette ligne idéale qui,
suivant les ordres venus de Paris et de Madrid, sépare tantôt de bons
amis et alliés, tantôt des ennemis mortels. Toutefois les bornes ne sont
point toutes placées sur le faîte. En maints endroits, les sinuosités de la
frontière descendent sur l'un ou l'autre versant pour annexer, soit à
l'Espagne, soit à la France, des pâturages ou des forêts qui sembleraient
devoir appartenir au pays limitrophe. A l'extrémité occidentale de la chaîne
pyrénéenne, c'est l'Espagne qui est le mieux partagée ; elle possède toute la
1 Villes principales de l'Aragon et de la Catalogne avec leur population approximative en 1877 :
aragon. I Tarragonc (Tarragona). .... 23,050 hab.
Lerida 20,550 »
Saragosse (Zaragoza) 84,575 hab. j Sabadell 18,120 »
Ilucsca 14,000 » I Matarô. 17,400 »
Calatayud. . 11,500
Teruel . 9,50u
CATALOGNE (cATALUNA )
Barcelone (Barcelona) 249,100
» avec ses faubourgs. . 550,000
r.éus 27,600
Manresa 1G,525
Gerone (Gerona) 15,000
Bndalona 15,750
Villanova y Gellrù 45,600
Valls. . .' 15,250
Vicb 12,500
Igualada ^,900
torlosc (Turtosa) 24,05^ » I Figuières (Figueras). . . . 11,750
Tarrasa 11,200 hab.
GERONA, FIGUERAS, VAL D'ARAN, VAL D'ANDORRE. .841
vallée de la Bidassoa, sur le versant français. A l'autre extrémité des Pyré-
nées, la France a pris sa revanche, car elle s'est emparée de tout le massif
du Çanigou et de la haute vallée du Sègrc, sur le revers méridional des
montagnes de Carlitte. Mais, dans l'ensemble, ce sont les empiétements des
Espagnols qui l'emportent, chose toute naturelle d'ailleurs, puisque la
vie pastorale a plus d'importance relative sur le versant qui regarde le midi.
Plus nombreux, plus accoutumés aux voyages dans les montagnes, les pâtres
aragonaiset basques n'ont pas manqué de s'approprier les pâturages du ver-
sant septentrional toutes les fuis que l'occasion s'en est présentée, et, plus
lard, les traités internationaux n'ont eu qu\à consacrer les prétentions du plus
fort. -
Le val d'Àran, au centre même du système orographique des Pyrénées,
est une de ces conquêtes que l'Espagne a faites sur la France sans que le
sang ait eu à couler. Par le cours de ses eaux, cette vallée semblerait plutôt
devoir être française, puisque les deux Garonne y prennent naissance et s'y
réunissent en un seul fleuve ; mais le défilé de sortie est fort étroit et facile
à obstruer ; partout ailleurs, les montagnes se dressent en un rempart
quadrangulaire couvert de neiges pendant une grande partie de l'année.
Jusqu'au dix-huitième siècle, les Aranais avaient le « pas pleinier » ,
c'est-à-dire le droit de commerce librement avec le pays limitrophe ;
ils jouissaient aussi d'une complète autonomie administrative. Isolés,
comme ils le sont, du reste du monde, les douze mille montagnards d'Aran
auraient encore plus de droits, s'il est possible, que toute autre population
d'Europe, à se constituer en république indépendante.
A l'est d'Aran, un deuxième massif de montagnes, moins nettement
limité et s'ouvrant assez largement du côté de l'Espagne, est, du moins
de nom, un pays républicain : c'est le val d'Andorre. Ce petit territoire,
comparable à la république italienne de Saint-Marin, occupe une super-
ficie d'environ 600 kilomètres carrés, peuplée de près de 6,000 habitants.
Sauf les pâturages de la Solana (Soulane), situés sur le versant français,
sur la rive gauche de l'Ariége naissante, tout le domaine d'Andorre écoule
ses eaux dans le beau gave d'Embalira ou Valira, qui va lui-même s'unir
au Sègre, dans la plaine riante de la Seu d'Urgel. Presque toutes les mon-
tagnes de la contrée sont devenues arides, et les Andorrans travaillent de
leur mieux à les priver encore davantage de la terre végétale qui restait;
partout les bûcherons sont à l'oeuvre pour faire disparaître des pentes les
dernières forêts de pins et de chênes. D'anciennes moraines, privées des
'• 106
842 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
arbres qui les consolidaient, se sont ainsi écroulées, et l'une d'elles, située
dans le voisinage du bourg d'Andorre, a récemment détruit un hameau
qui se trouvait à sa base.
Des traditions, que l'histoire ne confirme point, associaient les origines
de la république d'Andorre à une victoire de Charlemagne ou de Louis le
Débonnaire sur les Sarrasins, et l'on montre encore des constructions qui
leur sont faussement attribuées. Le fait est qu'avant la Révolution française
le val d'Andorre n'était point constitué en souveraineté indépendante. Aux
origines du régime féodal, le territoire d'Andorre était une seigneurie
dépendant du comté d'Urgel et, par conséquent, du royaume d'Aragon. A
la suite d'héritages, de procès et de guerres, il fut décidé en 1278 que la
vallée serait, au point de vue politique, une simple seigneurie indivise,
tenue à titre égal par les évêques de la Seu et les comtes de Foix ou
leurs ayants droit : c'est là ce qu'ont établi les recherches de Bladé. En
1795, la République française refusa le tribut accoutumé, que l'on cessa
de percevoir jusqu'en 1806, puis, en 1810, les Cortès espagnoles abolirent
le régime féodal. Andorre prit en conséquence une autonomie distincte,
et devint un petit Etat s'administrant lui-même, mais dépourvu de ce que
le droit des gens désigne sous le nom de « souveraineté extérieure ». Toute-
fois les habitants , rendus à eux-mêmes , n'ont cessé de se gouverner
suivant les vieilles coutumes féodales, bien différentes de celles que com-
porterait une république égali taire fondée en conformité avec les idées
modernes. Le territoire appartient exclusivement à un petit nombre de
familles. La loi du majorât existe ; les aînés sont maîtres, et leurs frères
puinés, presque assimilés au reste des serviteurs, doivent obéissance au
chef de famille et ne jouissent de son hospitalité qu'à la condition de tra-
vailler à son profit. Encore en 1842 la dîme s'était maintenue; il fallut
l'exemple de l'Espagne monarchique pour la faire disparaître. En réalité,
ia liberté des montagnards d'Andorre se borne à ne devoir à l'Espagne ni
l'impôt du sang, ni les taxes ordinaires, et à pouvoir se livrer impunément
à la contrebande. C'est l'importation clandestine des articles de France et
du tabac sur les marchés d'Espagne qui fait la principale richesse du pays.
La principale industrie légitime de la vallée est l'élève des bestiaux; les
bergers andorrans mènent en hiver la plus grande partie de leurs troupeaux
dans les plaines dites Llanos del Urgel, sur la rive gauche duSègre. La répu-
blique possède aussi de petites forges et une fabrique d'étoffes, fou-
lées dans les eaux sulfureuses des Escaldas. Mais cette faible industrie
et le commerce ne suffisent pas à nourrir les Andorrains : un grand
nombre d'entre eux quittent le pays, avec ou sans espoir de retour.
VAL D'ANDORRE. 843
La république andorrane reconnaît deux suzerains, l'évêque d'Urgel, qui
N° 147. LE VAL Ii'aNDORBE.
1° 3o" E.Ae &t.
^D après Voêel, iilaià et lEtatrSIajor Français .
Gravé parErhard.
J.ïmzfes de UvPhIZ&e/ dsîdndorre'.
Limites de lasfhance'ettde-- L'Espagne/
Routes des- Voitzcres.
.Echelle de i:3j5.ooo
perçoit un tribut annuel de 460 francs, et le gouvernement français, qui
8i4 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
touche une somme double. Deux viguiers représentent la seigneurerie ; l'un,
français, est nommé par la France pour une durée illimitée; l'autre,
andorran, est choisi par l'Espagne pour une période de trois années; mais,
en outre, le gouverneur militaire de la Seu d'Urgel exerce les fonctions de
vice-roi. Les viguiers ont le commandement des milices locales et nomment
les baillis ; ils peuvent faire aussi des lois provisoires en attendant la
réunion des Cortès, où ils siègent eux-mêmes avec le juge d'appel, désigné
alternativement par l'un et l'autre suzerain, et deux rahonadors ou défen-
seurs des privilèges andorrans. X la tête de chaque paroisse se trouvent un
premier et un deuxième consul, assistés de douze conseillers élus par les
chefs de famille. Le conseil général, qui siège au village d'Andorre, est
composé des consuls et d'autant de délégués des six paroisses. Mais, en
dépit de toutes les fictions d'indépendance, l'Andorre est, en réalité, une
partie intégrante de l'Espagne, et les carabiniers ne se gênent nullement
pour violer le territoire de la prétendue république. Il n'est pas étonnant
d'ailleurs que les Andorrans dépendent plutôt de l'Espagne que de la
France, car, par le langage, même officiel, par le costume et les habitudes,
ce sont des Catalans et, pendant six mois de l'année, ils restent complè-
tement séparés du bassin de l'Ariége, tandis que par la vallée de l'Embalira
ils peuvent toujours communiquer avec LIrgel, chef-lieu de leur diocèse
religieux. Du reste, l'avantage immense de ne jamais être troublé par la
guerre a permis à la population de dépasser ses voisins d'Espagne par
l'instruction et le bien-être. En général , les Andorrans sont intelli-
gents et lins, trop fins même, car leur liberté précaire et l'habitude de
la contrebande ont développé chez eux la ruse outre mesure. Ils excellent
à prendre un air ahuri quand ils croient leurs intérêts en jeu. Feindre la
niaiserie pour éviter ou tendre un piège s'appelle dans les vallées voisines
« faire l'Andorran »,
La capitale d'Andorre est un village assez propre, situé au-dessous du
confluent de la Massane ou Valira del Nort, à peine sorti d'un « grau »
ou défilé sauvage, et du Valira del Orien, auquel vient de se mêler le ruis-
seau thermal sulfureux et ferrugineux de las Escaldas. Mais le village
principal de la vallée est San Julia de Loria, près de la frontière d'Espagne :
c'est le grand entrepôt des marchandises de contrebande.
VAL D'ANDORRE, PROVINCES BASQUES. 845
VII
PROVINCES BASQUES, NAVARRE ET LOGROiNO.
Les provinces Basques et le ci-devant royaume de Navarre ne sont en
surface qu'une faible partie, à peine la trentième, du territoire de l'Es-
pagne. Ces contrées ne constituent pas non plus une région géographique-
ment distincte du reste de la Péninsule : à cheval sur les Pyrénées occi-
dentales, elles appartiennent à la fois au bassin du golfe de Gascogne et à
celui de l'Ebre; en outre, leurs limites politiques sont bizarrement tracées
en lignes sinueuses à travers les vallées et les montagnes ; en certains
endroits elles sont même compliquées d'enclaves. Néanmoins le pays basque
et navarrais doit bien être considéré comme une terre à part dans l'en-
semble de l'Espagne. Il est habité dans une grande partie de son étendue
par une race distincte, ayant encore gardé son vieil idiome , ses mœurs,
ses coutumes politiques. Historiquement, il a eu un rôle tout spécial, non-
seulement à cause du caractère de ses habitants, mais aussi en conséquence
de sa position sur les frontières de la France, à l'endroit où les monts
abaissés permettent les migrations des peuples et le mouvement des armées.
D'ailleurs, les populations de la Biscaye et de la Navarre ont pu se suffire
à elles-mêmes et développer leurs ressources avec une grande indépendance
économique, grâce à la richesse naturelle de leur pays. Par l'ethnologie
et l'histoire, ces contrées forment donc un tout distinct, auquel on peut
joindre la province de Logrono, appartenant politiquement aux Castilles,
mais située sur le versant septentrional du grand plateau, dans le bassin
de l'Èbre1.
Dans les provinces Yascongades et la Navarre, les divers systèmes de
montagnes, que séparent en aval les plaines de FÀragon, se rapprochent et
s'entremêlent, de manière à former un dédale de monts et de collines
rattachant comme un nœud inextricable la chaîne des Pyrénées au plateau
Superficie. Popul. en 1877. Popul. kilom.
( Guipûzcoa. . . 3,122 kil. car. 167,207 hab. 54 hab.
1 Provinces Basques. . .j Âlava 1,885 » 93,191 » 49 »
( Vizcaya. . . . 2,198 » 189,9r>4 » 87 »
Navarre 10,478 » 304, 1S4 « 29 »
17,083 ~»~" "754,556 » ~43_ »
Logrono 5,037 » 174,425 » 55 »
•22,720 » 928,961 « 41 »
840 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
des Castilles. Il est fort difficile d'y reconnaître la direction des crêtes princi-
pales, à cause de leur faible élévation moyenne au-dessus des hauteurs secon-
daires, et des cirques, des gorges, des vallées qui découpent les massifs en
d'innombrables fragments. Quand on se trouve sur un des sommets d'où
la vue peut s'étendre au loin, l'aspect de la contrée est tout à fait celui
d'une mer battue par des vents contraires : jusqu'à l'extrême horizon, des
vagues inégales, qu'on dirait produites par une sorte de bouillonnement,
s'y heurtent et s'y entre-croisent.
La chaîne médiane des Pyrénées n'a plus l'aspect des grandes mon-
tagnes dans cette région de son parcours ; sa hauteur moyenne n'est plus
que d'un millier de mètres. À l'endroit où elle quitte la frontière de
France pour entrer dans la Navarre espagnole, le sommet d'Izterbegui et
d'autres croupes arrondies, qui s'élèvent à l'angle sud-occidental de la
vallée française des Aldudes, arrosée par la Nive, ne sont que de hautes
collines, où pas même un rocher ne perce le revêtement de terre végétale.
La chaîne se développe d'abord assez régulièrement dans la direction de
l'ouest, puis, interrompue par la dépression profonde du col d'Azpiroz,
elle perd son nom, en même temps que cette allure normale qui est le
caractère distinctif des Pyrénées : c'est là que cesse la chaîne proprement
dite. Au delà, les monts qui continuent vaguement le système pyrénéen
portent le nom de sierra de Aralar, puis des appellations toutes locales ;
des seuils, élevés en moyenne de 600 mètres seulement, en font commu-
niquer les deux versants et permettent aux routes et aux chemins de fer
d'aller facilement des bords de la mer à la vallée de l'Ebre. Les deux
massifs les plus occidentaux de cette partie indécise qui relient les Pyré-
nées françaises aux Pyrénées cantabres sont la Pena Gorbea, où l'on re-
trouve le cassis à l'état sauvage, et la sierra Salvada. Ils dominent, le
premier à l'est, le deuxième à l'ouest, la dépression d'Orduna, où le
Nervion prend sa source, et où serpente en brusques sinuosités le chemin
de fer de Bilbao à Miranda de Ebro.
Les chaînons qui de ces massifs pyrénéens se dirigent vers le golfe de
Gascogne sont également fort irréguliers dans leur allure. La plupart se
relient les uns aux autres par des arêtes transversales, parallèles à l'axe des
Pyrénées, de sorte que les torrents ont à chercher péniblement leur porte
de sortie. Ainsi, la Bidassoa, qui dans la partie inférieure de son cours sert
de limite entre l'Espagne et la France, commence d'abord par couler au
sud, par le val de Baztan, puis, après un long circuit, revient vers le nord
pour se mêler aux eaux salées de l'estuaire de Fontarabie. Elle sépare
ainsi des Pyrénées un massif distinct, dont l'une des cimes principales est
MONTAGNES DU PAYS BASQUE.
£47
la fameuse montagne de la Rhune, sur la frontière française. Plusieurs
autres sommets du littoral sont isolés de la même manière et s'élèvent à
y" H8. — JA1ZQUIBEL.
!• 15' O.de Oc.
1° là' O.deGr.
Grave par Erhard.
TiehelLe de ioo.ooo
une hauteur égale à celle des pointes situées sur l'axe de la chaîne. Parmi
ces pics dominateurs on peut citer le Mendaur, qui se dresse à l'ouest de la
vallée de la Bidassoa, la Haya ou la montagne des Trois-Couronnes, qui,
vue des plaines de l'Adour, commence si superbement l'Espagne, le mont
biii NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Oiz, si bien entouré par une ceinture de vallées ombreuses, et les monts
qui se terminent, entre Bilbao et Guernica, par les roches abruptes du cap
Machichaco. Une montagne non moins isolée est celle qui s'élève au nord
de la plaine d'Irun, entre l'estuaire de la Bidassoa et le bassin de los
Pasages, alternativement empli et vidé par la marée. C'est le Jaizquibel,
l'Oeaso des anciens, le sommet aux longues croupes revêtues de bruyères,
d'où l'on contemple l'admirable tour d'horizon formé par les montagnes
et les vallées du pays Basque, l'Adour, les Landes françaises et l'Océan. Le
promontoire terminal du Jaizquibel, le cap de Higuer ou du Figuier, est
l'angle extrême du littoral cantabre et fait face aux deux rochers de Sainte-
Anne, dressés en pleine mer, de l'autre côté du golfe de la Bidassoa : ce
sont les bornes méridionales de la côte française.
Dans cette étroite zone du versant basque se trouvent représentées de
nombreuses formations géologiques, du granit et des porphyres aux roches
calcaires jurassiques et crayeuses et aux terrains d'alluvion déposés par les
rivières. Cette grande variété d'origine et la multitude des fissures qui en
ont été la conséquence ont donné aux provinces basques un trésor de mines
qui a toujours été d'une certaine importance économique, et qui ne peut
manquer d'assurer tôt ou lard à ces contrées un rôle très-considérable
dans l'industrie du monde. Le cuivre, le plomb y sont abondants, mais la
grande richesse consiste en minerai de fer de toute espèce, se prêtant à
la fabrication de tous les articles de fonte et d'acier. Le fer « vernissé »
ou « gelé » que fournit la mine de Mondragon, dans les collines du Gui-
pûzcoa, est celui dont on se servait jadis pour préparer l'acier incompa-
rable des lames de Tolède. De nos jours, ce sont des mines voisines qui
donnent une partie de l'acier utilisé pour les canons Krupp. Des montagnes
entières sont tellement remplies de lits ferrugineux, que des compagnies
minières les achètent en bloc, non dans l'espoir de les exploiter en entier,
mais afin de priver de l'excellent minerai les compagnies rivales. Le champ
minier, sinon le plus vaste, du moins le plus connu et le plus activement
exploité de ces contrées est celui de Somorrostro, à l'ouest de la rade de
Bilbao. Ce gîte, d'une superficie de plus de 20 kilomètres carrés, est com-
posé de masses ferrugineuses intercalées dans une couche de sables mi-
cacés ; elles sont très-faciles à fondre et donnent un métal d'une malléabi-
lité tout exceptionnelle. Quand l'exploitation des mines n'est pas arrêtée par la
guerre civile, le pays tout entier est d'une couleur de rouille : « les champs,
les chemins, les maisons et jusqu'à la peau des gens. La poussière de
minerai a tout recouvert d'une teinte rougeâtre uniforme, sur laquelle
tranche le vert éclatant des maïs et des grands châtaigniers. »
MONTAGNES DU PAYS BASQUE.
849
Les sierras qui s'alignent dans F Aragon, parallèlement à l'axe des
Pyrénées, se continuent aussi dans la Navarre et les provinces Vascongades,
mais en se confondant en maints endroits avec des chaînons latéraux du
N° 149. — BILBAO ET SES ENVIRONS.
Echelle de 200.000
10 ET.
grand faîte de partage. La sierra de la Pena se prolonge à l'ouest de la
rivière Aragon par deux arêtes, l'une qui s'unit aux rameaux pyrénéens el
va passer au nord de Pampelune sous le nom de montagnes de San Cris-
tôbal, l'autre la sierra del Perdon, qui court assez régulièrement vers
l'ouest et se redrosse pour former la Higa de Monreal, mont célèbre dans
'• 107
850
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
les légendes, et le meilleur poste d'observation pour embrasser du regard
tout l'ensemble de la Navarre. A l'ouest de Pampelune et de l'Arga la chaîne
du nord s'étale en un plateau fort accidenté et surmonté de cimes : c'est la
sierra de Andia, que continuent jusqu'à l'Ebre les montagnes de Yitoria et
dont les ramifications s'enchevêtrent bizarrement pour former cette région
des Amézcuas si favorable aux partisans. L'autre, d'abord plus indistincte,
limite au sud le Carrascal ou le « pays des chênes verts » , région aussi
sauvage que les Amézcuas et non moins souvent ensanglantée par les guerres
civiles. Au delà de ce massif, la crête principale va former les monts
Cantabrio ; ceux-ci s'unissaient jadis, avant l'ouverture des défilés de l'Ebre,
avec les monts Obarenes, sorte de bordure en saillie qui marque, sur la
rive méridionale du fleuve, la limite du plateau des Castilles et dans la-
quelle s'ouvrent les fameuses gorges de Pancorbo. Ainsi se trouve complétée
la jonction de tous les systèmes montagneux du pays Basque. Les Pyrénées
sont rattachées à la sierra de Andia par le seuil d'Alsâsua, où passe le
chemin de fer de Yitoria à Pampelune, et les monts sous-pyrénéens sont
eux-mêmes reliés aux chaînes du plateau castillan. Quant à la province de
Logrono, tous les chaînons qui la parcourent sont des contre-forts extérieurs
du même plateau : à l'ouest , ce sont des rameaux du massif de la
Demanda ; à l'est , ce sont les deux chaînes de Camero Nuevo et de
Camero Yiejo , s'abaissant de la sierra Cebollera vers les plaines de
l'Ebre1.
Le vaste labyrinthe des montagnes basques et navarraises présente en
plusieurs districts, principalement sur le versant de l'Ebre, des paysages
tout à fait castillans par l'âpreté, la nudité de ses pentes : le déboisement
à outrance pratiqué par les maîtres de forges a enlaidi, aussi bien qu'ap-
pauvri la contrée. Dans la Navarre méridionale on voit même de véritables
déserts, qui se ratiachent aux tristes landes des Bardenas aragonaises; entre
Caparroso et Vallierra, au sud de la rivière Aragon, le voyageur ne traverse
que des collines gypseuses ou salines, presque sans végétation. Mais dans le
pays Basque et la Navarre occidentale, où les pluies tombent en abondance,
toutes les hauteurs qui ont gardé leur verdure offrent le plus grand
charme dans la succession de leurs sites. Les forêts de hêtres, les bois de
1 Altitudes de la Navarre et du pays Basque :
Col de Velate. ....... 868 mètres.
» Azpiroz.. ...... 567 »
Mont Aitzcorri. ....... 1,555
Col de Arlaban. ...... 617 »
l'efia Gorbea. . ....... 1,537 »
Mont Mendaur 1,132 »
Mont Haya 987 mètres.
Jaizquibel 583 »
Sierra de Andia 1,454 >>
Col de Alsâsua 596 »
Vitoria. 515 »
Pampelune (Pamplona). . . . 420 »
ta "S
« "3.
SOL ET CLIMAT DE LÀ NAVARRE. 855
châtaigniers, les bouquets de chênes, les prairies inclinées des vallons, les
eaux courantes que l'on voit briller sous l'ombrage des aunes, forment le
plus aimable contraste avec les parois de grès ou de calcaire qui se dressent
au-dessus de la verdure. Dans les vallées, sur les coteaux, aux pentes des
montagnes, des villages éparpillent leurs petites maisons blanches au
milieu des vergers. Pendant la saison des fleurs, les innombrables pom-
miers mêlent dans la campagne l'aspect de l'hiver à celui du printemps.
Les vents humides du nord- ouest entretiennent dans ces contrées une
température égale. Les pluies y sont très-abondantes, surtout aux change-
ments des saisons; mais aucune période de l'année n'en est privée. Sur le
versant atlantique des monts, la chute annuelle des pluies est d'au moins
un mètre et demi, c'est-à-dire triple de celle qu'on observe dans les plaines
de l'Ara gon. Aussi le climat local n'a-t-il rien de la nature africaine qui
domine sur les plateaux de l'intérieur et sur les rivages méditerranéens;
il ressemble beaucoup plus à celui de l'Irlande et des Pays-Bas qu'à celui
de Valence et de Murcie. Grâce à l'influence de l'Océan voisin, la contrée
n'a pas à souffrir de fortes chaleurs estivales; elle ne redoute guère non
plus les froids de l'hiver, car le vent marin les tempère, et les premiers monts
des Pyrénées arrêtent au passage l'âpre souffle du nord et du nord-est.
S'il n'avait le désavantage d'un excès d'humidité, le pays Basque aurait un
des climats les plus agréables de la Terre ; du moins est-ce l'un des plus
salubres. C'est aussi l'un de ceux qui se prêtent le mieux à la production
agricole. Dans les années de paix, la Navarre, les provinces Basques et la
Rioja, qui s'étend sur la rive gauche de l'Èbrc, sont parmi les contrées les
plus riches de l'Espagne en blé, en vins, en huiles, en bestiaux; la Navarre
approvisionne la France méridionale de viande de boucherie, les provinces
Basques expédient en Angleterre et même en Allemagne leur excédant de
blé et de maïs, et pendant la guerre civile, des armées ont parcouru ses
campagnes sans les épuiser. Durant leur première grande guerre, les
carlistes, presque toujours enfermés entre l'Èbre et les Pyrénées, eurent
constamment d'amples ressources; malgré le manque de bras et le gaspil-
lage que les combats, les sièges, les assauts entraînent après eux, la terre
suffisait toujours aies nourrir, tandis que le sous-sol leur donnait en abon-
dance le fer pour les combats.
L'égalité de température et l'humidité du sol sont aussi très-favorables
au développement rapide de la végétation arborescente. Sur le versant
atlantique, la population, fort nombreuse, profite de ces avantages du climat
pour cultiver une grande variété d'arbres fruitiers, surtout des pommiers,
dont le cidre, ou zagardua, est une boisson très-répandue dans les trois
854 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
provinces. Dans les vallées pyrénéennes de la Navarre, où les habitants sont
encore clair-semés, les forêts ont gardé leur uniformité première ; elles
n'en sont pas moins belles. Celle d'Iraty, où l'on ne pénètre que par
d'après défilés et des montagnes escarpées, est l'une des plus grandioses,
aussi bien que l'une des plus solitaires de la région qui s'étend au sud des
Pyrénées françaises, entre le pic d'Anie et les Àldudes. Plus à l'ouest, les
forêts qui avoisinent le val Carlos (Valcarlos), ou val de Charlemagne, et le
fameux col de Roncevaux, ou Roncesvalles, sont peut-être moins grandioses,
mais elles sont plus aimables à cause de la variété des paysages, et plus
intéressantes à cause des souvenirs de l'histoire et de l'écho des vieilles
traditions. Sur la foi des légendes, on se représente volontiers ce passage
des monts comme une gorge effroyable entre des rochers à pic, et c'est,
au contraire, un vallon doux et tranquille. Le célèbre mont d'Altabiscar,
qui s'élève à l'orient, est une longue croupe où les fleurs roses des
bruyères se mêlent au jaune doré des genêts et des ajoncs, et la playa de
Andrés Zaro, où le grand massacre eut lieu, est une plaine riante dont
les eaux murmurent sous l'ombrage des aunes. Un vieux couvent, entouré
de murailles crénelées et flanqué de quelques masures, barre une large
route carrossable qui vient de Pampelune, puis au delà, vers la France,
un charmant sentier, semblable à l'avenue d'un parc, se glisse à l'ombre
des hêtres et s'élève en pente douce vers un col gazonné où se trouve
la chapelle rustique d'Ibaneta. Ce paysage gracieux serait le Roncevaux
de sinistre mémoire. On ne voit pas un seul rocher d'où les Rasques
auraient pu rouler des blocs de pierre sur les envahisseurs francs; on
cherche vainement des yeux le précipice au fond duquel Roland fit pour la
dernière fois résonner son cor d'ivoire. C'est à leur vaillance et à leur ruse,
non pas à l'âpreté des gorges d'Altabiscar, que les montagnards doivent
leur triomphe sur les armées de Charlemagne. Sur le versant opposé,
dans le val Carlos proprement dit, le fond de la vallée, aujourd'hui dominé
par une belle route, est beaucoup plus étroit et plus difficile à parcourir.
Quel est cet ancien peuple dont les traditions célèbrent le courage in-
domptable et qui de nos jours encore a maintes fois donné des preuves de
son héroïsme? Quelle est son origine première? Quelle est sa parenté parmi
les autres populations de l'Europe et du monde? Toutes questions auxquelles
il est impossible de répondre. Les Rasques sont la race mystérieuse par
excellence. Ils restent seuls au milieu de la foule des autres hommes. On
ne leur connaît point de frères.
BASQUES. 855
Il n'est pas même certain que tous les Euskariens ou Basques appartien-
nent à une souche commune, car ils ne se ressemblent nullement entre
eux. Il n'y a point de type basque. Sans doute la plupart des habitants de
la contrée se distinguent par la beauté précise des traits, l'éclat et la
fermeté du regard, l'équilibre et la grâce de la personne ; mais que de
varié Lés dans la stature, la forme du crâne et des traits ! De Basque à
Basque, il y a autant de différences qu'entre Espagnols, Français et Italiens.
Il en est de grands et de petits, de bruns et de blonds, de dolichocéphales
et de brachycéphales, les uns dominant dans tel district, les autres ailleurs.
La solution du problème devient de plus en plus difficile, car la race, si
elle est vraiment une, ne cesse de perdre par les croisements de son origi-
nalité première. Il est probable qu'avant l'ère de l'histoire écrite, des po-
pulations d'origine diverse se sont trouvées réunies dans le même pays,
soit par des migrations, soit par la conquête, et que la langue des plus
civilisés sera devenue peu à peu celle de tous. La vie de chaque peuple
abonde en faits de cette espèce.
Si Ton ne tient pas compte des différences et même des contrastes que
présentent entre eux les Basques des provinces espagnoles et de la Na-
varre française, on peut dire que, dans l'ensemble, la plupart des Bas-
ques ont le front large, le nez droit et ferme, la bouche et le menton
très-nettement dessinés, une taille bien proportionnée, des attaches d'une
grande finesse. Leur physionomie est d'une extrême mobilité. Les moindres
sentiments se révèlent sur leur visage par l'éclair du regard, le jeu des
sourcils, le frémissement des lèvres. Les femmes surtout se distinguent
par la pureté de leurs traits; on admire leurs grands yeux, leur bouche
souriante et fine, la souplesse de leur taille. Même dans les villes et les
villages qui servent de lieux de passage aux étrangers, de Bayonne à Vitoria,
et où les croisements ont le plus altéré les traits de race, on est frappé
de la beauté de la plupart des femmes et de leur élégance naturelle. Dans
certains districts reculés la laideur est un véritable phénomène. Deux
localités du Guipûzcoa, Azpeylia et Azcoytia, près desquelles se trouve
le fameux couvent de Loyola, sont tout particulièrement célèbres à cause
de la beauté dé leurs habitants, hommes et femmes. On dit qu'il serait
difficile d'y trouver une jeune fille qui ne fût pas un modèle parfait.
Mais les Basques n'ont pas seulement la beauté de la forme, ils ont aussi
la dignité du maintien. On aime à les voir marcher fièrement, la veste
jetée sur l'épaule gauche, la taille serrée par une large ceinture rouge, le
' béret légèrement incliné sur l'oreille. Quand ils passent à côté du voya-
geur, ils le saluent avec grâce, mais comme des égaux, sans baisser le
856
NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
regard. Les femmes, presque toujours modestement vêtues de couleurs
sombres, ne sont pas moins nobles d'attitude. Elles portent toutes haut la
tête, et, quoique marchant très-vile, ont un port de déesse. L'habitude
qu'elles ont de placer leurs fardeaux sur la tête contribue probablement
à leur donner la fière tournure qui les distingue ; l'équilibre parfait
qu'elles doivent apprendre à maintenir, pour descendre ou monter les
pentes sans que leur cruche risque de tomber, développe dans leurs mem-
bres un aplomb naturel, qui se rencontre rarement chez les femmes des
contrées voisines. Elles ont surtout les épaules et le cou remarquables
X° 13D. AZCOYl'IA ET AZPEYTIA.
Echelle de i:5oooo
par la pureté des lignes, beauté bien rare chez les paysannes accoutumées
au dur travail de la terre.
Les Basques se donnent à eux-mêmes le nom d'Euskaldunac ou d'Euska-
riens, et leur langue est l'euskara, ou eskuara. On ne sait pas encore quel
est le sens précis de ce mot; mais, d'après toutes les probabilités, il signi-
fie simplement « parole ». Les Euskariens seraient donc les « Hommes
qui parlent ». Tel est aussi le nom que les Slaves et mainte autre race se
sont donné dans leurs idiomes. Cette langue « par excellence » que parlent
les Basques et qui en fait un corps de nation vraiment distinct parmi toutes
les races de l'Europe et du monde, semble jusqu'à maintenant être tout à
fait unique par la structure de ses mots et le mécanisme de ses phrases. Elle
a dû emprunter beaucoup de termes aux langues des peuples voisins ;
toutes les choses que les Basques ont appris à connaître par leurs rapports
BASQUES. 857
avec l'étranger, toutes les idées nouvelles qui leur ont été apportées depuis
les temps préhistoriques, sont naturellement désignées par des expres-
sions qui n'appartiennent pas au fond primitif de leur idiome ; peut-être
même faudrait-il remonter jusqu'à l'âge de pierre, avant l'introduction
des animaux domestiques dans le pays, pour trouver le basque pur, tous les
noms euskariens de ces animaux et ceux des métaux étant d'origne aryenne,
finnoise ou même sémitique. Mais si nombreux que soient les emprunts, il
n'en reste pas moins certain que la langue basque n'est point aryenne; ce
n'est pas une langue à flexions comme celles de la famille indo-européenne.
Elle appartient à une période de l'humanité plus ancienne que celle dans
laquelle sont nées les autres langues de l'Europe. Si elle devait entrer dans
un groupe déjà connu, il faudrait la rattacher aux idiomes « agglutinants »*
des peuples de l'Altaï. Antoine d'Abbadie lui trouve des caractères afri-
cains et la rattache à la famille « hami tique » ; d'autres ont eu l'idée
peu soutenable, de la grouper avec les dialectes « polysynthétiques »
de l'Amérique du Nord. De leur côté, les patriotes basques déclarent leur
« parole » bien supérieure à toutes les autres : d'après quelques auteurs,
c'est en eskuara que le premier homme aurait salué la lumière; l'ortho-
doxie locale érigea même cette imagination en article de foi, et bien mal
venu eût été l'étranger qui se serait permis d'émetlre un doute sur ce fait
primitif de l'histoire humaine. Mais de nos jours tous les philologues peu-
vent juger la question, car, sans compter une bibliothèque d'écrits consa-
crés à l'eskuara, les divers dialectes de cette langue ont une littérature,
chants, comédies, traductions, devenue accessible aux hommes d'étuile.
En attendant que la comparaison des langues humaines nous ait
révélé si l'idiome euskarien est vraiment indépendant de tout autre, il nous
faut considérer les Basques, restés sans frères sur les continents, comme un
peuple entièrement à part, comme le débris d'une ancienne humanité rongée
de tous les côtés par les flots envahissants d'une humanité plus moderne.
Les preuves ne manquent point pour établir que les Euskaldunac ont été
jadis un peuple nombreux occupant une grande étendue de territoire. Si
l'on n'a point encore réussi à retrouver aux bornes du monde les origines
du basque, on découvre cette langue à l'état fossile, pour ainsi dire, dans
les contrées qui entourent le bassin de la Méditerranée occidentale. Nul
monument écrit ne raconte comment des peuples frères de race occupaient
ces régions si bien disposées pour n'être qu'un seul domaine géographique;
mais au lieu de récils, de légendes ou d'hymnes, il reste encore des noms
de montagnes, de fleuves et de cités qui proclament après des milliers
d'années la puissance des anciens aborigènes. A l'est du pays où se trouvent
i. 108
858 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
aujourd'hui les dernières populations basques, dans les vallées pyrénéennes
du Bastan français, d'Aran, d'Andorre, de Querol, les noms euskariens abon-
dent. Il en est de même dans les plaines qui s'étendent au nord des monts
jusqu'aux abords de la Garonne, et la ville d'Auch, l'antique Iliberri (ville
neuve), rappelle encore par son nom le séjour des Auskes ou Euskariens ; à
l'orient des Pyrénées, Elne et Collioure, situées, l'une à une faible distance,
l'autre au bord du golfe du Lion, étaient aussi des Iliberri, ainsi que le
témoignent encore les noms corrompus des deux villes modernes ; enfin,
parmi tant d'autres villes espagnoles aux appellations euskariennes, on peut
citer une troisième Iliberri, la voisine de Grenade, que domine la montagne
nommée d'après elle la sierra de Elvira. Et que de cités antiques, bâties par
-les mêmes peuples, durent précéder ces « villes neuves » !
La plupart des écrivains qui se sont occupés de l'Espagne ont admis, avec
la plus grande plausibilité, que ces anciens peuples de langue euskarienne
étaient les Ibères dont parlent les auteurs anciens et qui occupaient autrefois
la plus grande partie de la Péninsule. Par cela même, les Basques actuels se
trouveraient être les descendants directs des Ibères; ils seraient, ditMichelet,
« le reste de ce monde antérieur au monde celtique et dont on ne connaît que
la décadence. » Tout naturellement, on a cru également devoir attribuer aux
ancêtres des Basques les diverses inscriptions et légendes de monnaies en
« lettres inconnues », tétras desconocidas , que l'on a découvertes en Espagne
et. dans la France méridionale, et que Boudard a fini par interpréter
comme étant réellement de langue euskarienne. Il est à peine permis de
douter de l'identité parfaite des Ibères et des Basques. Cet isolement du
petit peuple pyrénéen n'existait donc pas dans l'antiquité. Par les Vascons,
il occupait le midi de la France , par les diverses tribus ibériennes et
celtibériennes, il couvrait la péninsule d'Hispanie. Au delà des Colonnes
d'Hercule, les Euskaldunac s'étendaient aussi jusqu'aux pentes de l'Atlas,
car les auteurs anciens citent quelques localités dont les noms sont en-
tièrement basques ; l'une des peuplades énumérées par Strabon porte
même la désignation tout euskarienne de Mutur-Gorri (Visages-Rouges),
que les hommes de la tribu devaient peut-être à leur face bronzée par le
soleil. Enfin, les témoignages des auteurs romains s'accordent à déclarer
que les Ibères avaient colonisé les grandes îles de la Méditerranée; plu-
sieurs nations qui habitaient les côtes de l'Italie appartenaient probablement
ù la même souche.
On s'est étonné que les Basques aient pu se maintenir en corps national,
parlant sa langue, précisément dans cette partie des Pyrénées où les mon-
tagnes, trop basses pour se dresser en barrière contre les armées d'invasion,
BASQUES. 85P
ont laissé passer, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, tous les peuples
en marche. D'abord, il faut tenir compte de ce fait, que les Pyrénées occi-
dentales sont les plus éloignées de Rome et devaient, par conséquent,
échapper plus facilement à l'influence du peuple-roi ; mais le faible relief
des montagnes a dû également aider les Euskariens à garder leur cohésion
nationale, leurs mœurs et leur langue. Dans les autres parties des monts,
les tribus ibériennes, séparées par des crêtes neigeuses difficiles à franchir,
étaient refoulées par leurs ennemis en d'étroites vallées latérales, et ne
pouvaient s'entr'aider en cas de péril commun. Les Basques avaient , au
contraire, le privilège d'habiter un pays offrant à la fois de sérieux ob-
stacles à l'invasion étrangère et, par-dessus les chaînons parallèles, des
passages faciles pour les indigènes. Les peuplades des diverses vallées
pyrénéennes du nord et du midi pouvaient ainsi se former en une masse
épaisse et puissante au milieu des nations qui les entouraient et qui toutes
entraient, l'une après l'autre, de gré ou de force, dans le monde lati-
nisé.
On ne sait quelle était, après l'époque romaine, l'étendue des territoires
occupés par des populations de langue basque, mais il est très-probable que
cette étendue a peu changé, car, depuis lors, les Euskariens ont presque
toujours été leurs propres maîtres, et nulle raison majeure n'a pu les porter
à laisser leur langue pour celle de voisins qu'ils tenaient en mépris. Du
côté de la France, les limites actuelles des dialectes euskariens sont assez
bien connues ; du côté de l'Espagne , elles ont été déterminées avec
moins de précision. Elles ne correspondent nullement aux frontières des
circonscriptions administratives et politiques. Le domaine actuel de la
langue basque commence à l'ouest par la vallée duNervion, au-dessous de
Bilbao ; sa limite contourne cette ville, qui est devenue presque entière-
ment espagnole, et traverse au sud le col d'Orduna pour suivre les flancs
de la Pena de Gorbea et longer à une certaine hauteur le versant méridional
des Pyrénées en laissant en dehors toutes les villes situées dans la plaine de
l'Alava. Au delà de Salvatierra, elle descend pour remonter sur les flancs
de la sierra de Andia et rattache au pays basque toute la vallée où court le
chemin de fer d'Alsàsua à Pampelune ; mais cette ville elle-même, l'an-
cienne Irun des Ibères, n'est euskarienne que par les souvenirs historiques,
et, plus à l'est, le basque n'est parlé que dans les hautes vallées de Ronce-
vaux, d'Orbaiceta, d'Ochagavia, de Roncal, tandis qu'au sud les noms seuls
des villages, Baigorri, Mendivil, Sansoain, Lazaguria, rappellent l'idiome
d'autrefois. Le pic d'Anie, qui, du côté de la France, est la borne des popu-
lations de langue basque, l'est également du côté de l'Espagne. Ainsi, des
860
NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
quatre provinces euskariennes, une seulement, le Guipûzcoa, est en entier
comprise dans le domaine de l'idiome antique ; encore les deux villes d'Irun
et de Saint-Sébastien y forment-elles des îlots de langue castillane. Toute la
zone méridionale des contrées qui font politiquement partie de la Navarre et
des provinces Vascongades, est depuis un temps immémorial envahie par
les dialectes latins, et les populations y parlent un castillan mélangé de
quelques termes locaux d'origine euskarienne. D'après les affirmations des
paysans, que pourtant n'a point encore corroborées un seul document au-
N" 151. ZONE DE LA LANGUE BASQUE.
Li/nite de la langiLe Jiasaua.
Limite du, Gutillasu.
Echelle de io5oooo
thentique, on aurait encore parlé le basque à Olite et à Puente-la-Reina,
situées à une grande distance au sud de la zone actuelle de langue euska-
rienne. Broca voit dans ce déplacement de langues, dont il importerait
d'abord de constater la réalité, une conséquence toute naturelle de la juxta-
position immédiate du basque avec un idiome disposant de la prépotence
administrative et de l'influence littéraire, sociale et religieuse. Au sud des
Pyrénées, le basque n'est pas de force à lutter contre l'espagnol, tandis
qu'au nord des Pyrénées il n'est pas même menacé par ie patois béarnais.
D'un côté l'espagnol, de l'autre le français, travaillent à se substituer au
basque, non par la conquête violente, mais par un lent travail de désorga-
nisation. Déjà scindée en sept dialectes, modifiée par des mots et des tour-
BASQUES. 8tî 1
nures contraires à son génie, la Langue des Ibères cherche à s'accommoder
de plus en plus à l'esprit des étrangers qui viennent s'établir dans le pays ;
elle perd sans cesse en originalité et se transforme en patois. Chaque grande
route qui pénètre dans le territoire basque fait en même temps une trouée
dans la langue elle-même. Chaque progrès, surtout celui de l'instruction,
ne peut qu'être fatal aux dialectes euskariens ; le demi-million de Basques,
désormais enfermé. dans un étroit horizon de collines et de montagnes, ne
saurait plus compter sur une longue durée pour le langage des aïeux1.
Strabon parle des Cantabres, les ancêtres immédiats de nos Basques, avec
une admiration mêlée d'horreur. Leur bravoure, leur amour de la liberté,
leur mépris de la vie, lui paraissaient des qualités tellement surhumaines,
qu'il y voyait une sorte de férocité, une rage bestiale. Il raconte avec effroi
que, dans leur guerre d'indépendance contre les Romains, des Cantabres
s'entre-tuèrent pour ne pas être réduits en captivité, que des mères mirent
elles-mêmes leurs enfants à mort pour leur éviter l'opprobre et les misères
de l'esclavage, que des prisonniers, mis en croix, entonnèrent leur chant,
de victoire. A cette époque, les Ibères avaient coutume de se prémunir
contre les malheurs inattendus en portant sur eux un poison préparé à l'aide
d'une plante semblable à Tache et qui tuait sans douleur. Maîtres de leur
propre vie, ils ne craignaient plus rien ; ils la risquaient facilement,
surtout quand il s'agissait de combattre pour un ami.
Leurs qualités de courage, souvent mises à l'épreuve depuis leurs luttes
avec les envahisseurs romains, n'ont jamais été trouvées en défaut, mais
elles ne sont point les seules qu'il faille leur accorder. L'histoire et les lois
des fédérations pyrénéennes témoignent de la prééminence que la droiture
des Basques, leur générosité, leur amour de l'indépendance, leur respect
de l'homme libre leur donnaient sur les sociétés voisines. Les serfs malheu-
reux qui les entouraient, s'imaginant dans leur abjection que la liberté
est un privilège de noblesse, voyaient en eux des gentilshommes. Tous les
habitants du Guipûzcoa et de la Biscaye proprement dite étaient nobles,
même en vertu de la hiérarchie espagnole, tandis que dans l'Alava et dans
la Navarre, où les Maures dominèrent pendant quelque temps, et où plus tard
se fit sentir l'influence castillane, la noblesse seigneuriale prit naissance
1 Nombre approximatif de la population de langue basque, en 1875 :
Basses-Pyrénées (France) 116,000
j Guipûzcoa. ...... 170,000
Provinces basques. I Viscaya. . \ 120,000
( Âlava. ........ 50,000
Navarre 100,000
556,000
862 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
avec son cortège habituel de vassaux et de manants. Mais toutes les
provinces veillaient avec le même soin jaloux sur leurs libertés locales et
forçaient leurs suzerains à observer de point en point le contrat d'union.
Le syndic de Yitoria jurait sur le couteau qui devait lui trancher la tête,
s'il ne faisait pas son devoir. Alors que l'histoire de l'Europe n'était qu'une
succession de massacres, les Basques vivaient presque toujours en paix;
chaque année, les communes situées sur les versants opposés des mon-
tagnes se juraient amitié, et tour à tour leurs ambassadeurs déposaient
solennellement une pierre symbolique sur une pyramide élevée par les
ancêtres au milieu des pâturages du col. Toutes ces petites républiques,
dont l'isolement eût fait une proie facile pour les conquérants, étaient fra-
ternellement unies en une grande fédération ; chacune s'engageait à
«sacrifier les biens et la vie» pour maintenir la patrie commune «en droit
et en justice ». Leur étendard figure trois mains unies : Irurak bat, « les
Trois n'en font qu'Une, » telle est la belle devise des provinces Vascongades.
Ce qui montre surtout combien la société euskarienne, si peu importante
par le nombre, était supérieure aux populations voisines par ses éléments
de civilisation, c'est le grand respect qu'on y avait pour la personne
humaine. Tout Basque était absolument inviolable dans sa demeure : jamais
il ne pouvait être privé de son cheval ni de ses armes. Si d'autres Ibères,
libres comme lui, portaient devant le conseil accusation contre sa personne,
sa maison n'en restait pas moins sacrée pour tous, et quand le moment était
venu de répondre à l'imputation, il sortait fier et superbe, le béret sur la
tête, le bâton dans la main, et, digne comme ses pairs, il arrivait sous le
chêne où siégeaient les prud'hommes assemblés. Dans les assises nationales,
tous votaient, et le suffrage de tous avait la même valeur. Bans plusieurs
vallées, les citoyennes donnaient leur avis et leur voix avec la même liberté
que les hommes. Les chartes d'Alava stipulaient formellement une
place pour les dames de la « confrérie » délibérante d'Àrriaga. Cependant
il n'était pas d'usage que les femmes fussent assises à la même table que
Yetcheco-jauna (le maître de la maison) et ses fils ; elles mangeaient debout
à côté du foyer; même de nos jours, cette choquante habitude d'inégalité n'a
point disparu des campagnes, et telle est la force de la tradition, que la
femme se croirait presque déshonorée si on la voyait assise à côté de son
mari à tout autre jour que celui de ses noces. De même, lors des fêtes
publiques, les femmes se tiennent à l'écart : elles dansent entre elles, tandis
que les hommes se livrent à leurs jeux plus bruyants.
Mais, à part ce reste de la barbarie primitive, les amusements des Basques
ne révèlent que des qualités naturelles. S'il est vrai que l'on peut juger
BASQUES ET LEURS FORS. 863
d'un peuple d'après ses jeux, — car l'homme, quand il se laisse emporter
au plaisir, oublie de veiller sur lui-même, — les Euskariens gagnent singu-
lièrement à être vus aux jours de fête; ils ne cessent point alors d'être
aimables, gracieux et dignes. Leurs jeux sont toujours des luttes de force et
d'adresse. Sur les pelouses de leurs vallées, les jeunes Basques s'exercent
au saut, à la danse, à la course, au jet de lourdes pierres. Le jeu de paume
est une des gloires de la nation; elle lui a voué une espèce de culte comme
à sa plus précieuse institution. Les grandes parties sont annoncées d'avance
et les Basques y accourent avec autant d'ardeur que les Grecs d'autrefois
allant à Delphes ou à Olympie. Et, pareille aux tribus helléniques, la foule
euskarienne ne songe pas uniquement aux exercices corporels, elle s'occupe
aussi des plaisirs plus raffinés de l'esprit. Les Basques jouent encore en
plein air des mystères et des pastorales; ils ont leurs acteurs et leurs poètes.
Toutefois il ne faudrait point croire que les populations euskariennes
soient composées d'hommes supérieurs de toute manière à leurs voisins. Aux
qualités correspondent aussi les défauts. Actuellement le grand malheur
des Basques est précisément dérivé de leurs anciens privilèges nationaux.
Ils veulent continuer les traditions du passé, parce que ce passé fut héroïque,
se renfermer dans les étroites limites de leur patrie, parce que cette patrie
fut libre à côté des nations esclaves, rester étrangers au mouvement histo-
rique des peuples d'Europe, parce ceux-ci ne sont pas de race noble
comme eux. Par un revirement bizarre des choses, il se trouve qu'en
défendant leurs libertés provinciales les Basques se sont faits les champions
de l'absolutisme pour les autres provinces; ils ne veulent point qu'on
touche à leurs fors, et, naguère, pour en assurer la conservation, ils ne
voulaient pas non plus permettre à leurs voisins de se faire libres. De cette
attitude naissent les plus étranges malentendus, causés d'ailleurs en grande
partie par l'ignorance. Cependant Alavans et Navarrais se distinguent par
leur culture relative : dès l'année 1794, l'instruction était déclarée obliga-
toire pour les enfants navarrais des deux sexes.
Avant la loi votée parles Cortès en 1876, les fueros, ou droits parti-
culiers des Basques, étaient censés les mêmes qu'en l'année 1552, époque
à laquelle les députés des provinces se présentèrent à Burgos pour offrir le
titre de « seigneur » au roi de Castille, Alphonse le Justicier. En vertu du
traité qui fut conclu, il était interdit au souverain étranger de bâtir ou de
posséder aucune forteresse, aucun village, aucune maison sur le territoire
euskarien. Les Basques ne devaient leur sang qu'à leur propre pays; ils
étaient exempts de la conscription espagnole et gardaient leurs soldats ou
« miquelets » dans les limites de leurs provinces. En temps de guerre, il
8G4 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
est vrai, les Basques devaient le service, mais à certaines conditions. Dans
la Biscaye proprement dite, les contingents ne pouvaient être menés, sans
leur consentement exprès, au delà d'un certain arbre de la frontière, et
dans ce cas ils avaient droit à un payement spécial; des formalités analogues
devaient être observées dans l'Alava; mais la province de Guipuzcoa ne
pouvait refuser une levée de marins pour la flotte royale. L'impôt était
toujours fixé et réparti par les juntes provinciales ; les contributions perçues
étaient exclusivement destinées à couvrir les dépenses locales et ce qui était
accordé à l'Etat l'était à titre de don gracieux. Le commerce était plus libre
que dans le reste de l'Espagne ; les monopoles n'existaient point. Enfin les
municipalités locales étaient toutes indépendantes; représentées par leurs
alcades, les membres de Yayuntamiento, les « grands-parents » ou parientes-
mayores, elles fixaient et arrêtaient seules leur propre budget.
Mais que de diversités, de contrastes et de bizarreries féodales dans cette
organisation des communes et des provinces, en apparence si démocratique !
Telle bourgade est de droit une république indépendante ; telle autre se
groupe avec un certain nombre de villages en « université » souveraine;
d'autres encore ne se composent que d'enclaves. Dans tel village, la muni-
cipalité nouvelle est nommée par celle qui vient d'achever ses fonctions;
dans tel autre, elle est choisie par des électeurs censitaires ou par des nobles
d'une certaine catégorie, ou même, soit par le seigneur local, soit par son
représentant. Les juntes provinciales se renouvellent aussi suivant les pro-
cédés les plus divers, en vertu des traditions les plus disparates. Le suffrage,
que l'on considère dans les démocraties modernes comme un droit naturel
appartenant à l'homme libre, est encore un privilège parmi les Basques et
n'est point exercé par tous. En outre, l'usage de ce privilège est accompagné
de formalités puériles et réglé par une étiquette jalouse : les lois de la
préséance ne sont pas moins religieusement observées sous le « chêne de
justice » qu'à la cour de la reine d'Angleterre. On comprend qu'avec de
pareilles institutions, où la tradition féodale se mêle au vieil instinct de
race, les Basques aient fini par se trouver, eux républicains, les champions
les plus obstinés de l'ancienne monarchie espagnole. Ce sont eux qui ont
donné à l'Eglise catholique son génie inspirateur, son véritable chef, dans
la personne d'Ignace de Loyola.
La Navarre est assimilée depuis 1859 au reste de l'Espagne en ce qui
concerne le service militaire, les impôts, la constitution des municipalités.
En plein pays Basque, les mêmes changements ont été impitoyable-
ment introduits. La loi historique est fatale : si les descendants des Euskariens
ne veulent pas d'une liberté commune avec les autres habitants de la Pénin-
109
BILBAO. 867
suie, c'est en vain qu'ils essayeront d'être libres tout seuls. La guerre les a
brisés deux fois; mais la paix, non moins que la guerre, tend à les priver
de leur individualité nationale pour les faire participer à la vie politique
des populations espagnoles. L'industrie moderne, aidée par le commerce et
les voyages, change les mœurs locales, enseigne la langue des voisins,
fait disparaître les anciennes traditions. Les Basques ne sont pas seulement
« un peuple qui saute et danse au haut des Pyrénées », comme le disait
Voltaire, c'est aussi un peuple qui travaille, et c'est par le travail que se
fera la fusion nationale avec les autres Espagnols.
Comme pour hâter la disparition prochaine du groupe distinct que leur
race forme encore dans l'humanité, les Basques émigrent en grand nombre
et laissent derrière eux des places vides que leurs voisins viennent occuper
en partie. Ceux d'entre eux qui habitent les hautes vallées partiellement
emplies de neige pendant l'hiver, descendent par centaines avant les mois
de la saison froide et vont exercer temporairement quelque industrie lucra-
tive dans les villes de la plaine ; d'autres, entraînés par l'amour des aven-
tures, qui chez eux est traditionnel et qui fit de leurs ancêtres de si hardis
pêcheurs de baleines, partent sans désir de retour prochain et ne craignent
pas d'aller s'établir sur un autre hémisphère. Naguère les Basques espa-
gnols émigraient beaucoup moins que leurs frères de nationalité française,
chassés de leur patrie par l'horreur de la conscription militaire; mais ils
suivent maintenant en foule l'exemple qui leur est donné, et la majorité de
ceux qui s'en vont se compose des hommes les plus énergiques, la véritable
élite de la nation. Dans les républiques de la Plata, où ils vont presque tous
chercher fortune, leur race est destinée à se perdre, comme élément distinct,
encore bien plus rapidement qu'en Europe : c'est en vain que certains pa-
triotes euskariens rêvent la naissance d'une nouvelle république cantabre
dans les pampas de l'Amérique.
Il est vrai que, loin de leur patrie, les Basques gardent avec soin cet
esprit de solidarité qui leur donne tant de force chez eux. A Madrid et
dans les autres villes de l'Espagne proprement dite où ils ont presque le
monopole de plusieurs professions, à Bordeaux, à Montevideo, à Buenos-
Ayres, ils s'entr'aident, se soutiennent dans l'infortune, se liguent contre
des concurrents, et de cette façon ils arrivent à faire bien meilleure figure
que beaucoup d'autres groupes de population relativement plus nombreux ;
mais, quelle que soit leur forme de cohésion, elle ne peut que retarder, non
conjurer les destins. Dans un petit nombre de générations, le basque sera
rayé de la liste des langues vivantes de l'Europe, comme l'ont été le comish
et le krévine, comme le seront Verse, le manx, le wende, le livonien, et
808 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
même avant l'idiome disparaîtront les anciennes mœurs et les institutions
politiques.
Les provinces Vascongades et la Navarre n'ont que peu de villes, et celles
qui se trouvent sur leur territoire sont en grande partie peuplées d'étrangers.
L'Euskarien, comme l'Asturien et l'habitant de la Galice, aime la libre nature :
les villes, les gros bourgs lui déplaisent. Sauf dans les districts commerçants
et industriels, toutes les maisons se dressent isolément sur les promontoires,
sur les pentes des collines ou sur le bord des ruisseaux ; devant la demeure
s'étend une pelouse plantée de chênes, où chaque soir, après le labeur de
la journée, les jeunes gens se reposent de leurs fatigues par les danses et le
chant. Dans ce choix qu'ils faisaient pour leurs demeures on a vu la preuve
que les Basques et leurs voisins des Pyrénées occidentales avaient un esprit
contemplatif et le goût de la solitude : il faut y reconnaître plutôt la consé-
quence naturelle de ce fait que les Basques étaient un peuple libre, n'ayant
rien à craindre de ses voisins. Tandis que les populations du reste de
l'Espagne, de la France, de l'Italie et de presque tous les pays d'Europe
étaient obligés, pour échapper aux invasions guerrières et aux massacres,
de se réfugier à l'abri des forteresses ou dans les cités murées, les Basques,
toujours en paix entre eux et avec leurs voisins, pouvaient tranquillement
s'établir au milieu des champs qui leur appartenaient.
Bilbao, la plus grande ville des provinces Basques et son port le plus
animé, n'est point une ville euskarienne ; depuis longtemps livrée au com-
merce avec les colonies lointaines du Nouveau Monde, elle est le débouché
naturel des farines de la Castille, et jadis elle fut le siège du plus haut
tribunal de commerce en Espagne. Encore de nos jours, quoique privée des
monopoles qui lui avaient été concédés et beaucoup moins bien située pour
le commerce que plusieurs autres cités d'Espagne, elle rivalise d'importance
pour les échanges avec Valence, Santander et Cadiz; il lui est arrivé, grâce
aux mines importantes des environs, d'être le troisième port de la Pénin-
sule par le chiffre des affaires1. Tout naturellement elle a vécu d'une autre
vie que les populations basques des montagnes environnantes. Elle est
devenue tout espagnole, et, pendant les guerres carlistes, elle a été assiégée
à plusieurs reprises par les habitants mêmes de sa banlieue. La charmante
vallée où elle groupe ses édifices, les montagnes à pente rapide qui l'en-
tourent en demi-cercle, les eaux du Nervion, qui portent ses embarcations
1 Mouvement du port en 1872 4,058 navires.
Exportation du minerai de fer, en 1871. . 300,000 tonnes; en 1872. . 422,000 tonnes.
SAINT-SÉBASTIEN.
869
au havre de Portugalete et à la mer, ont été souvent rougies de sang. C'est
devant les murs de Bilbao que le plus fameux général basque, Zumalacar-
reguy, reçut en 1855 sa blessure mortelle.
La ville la plus populeuse du Guipûzcoa, Saint-Sébastien, est. également
espagnole. A la fois port de trafic comme Bilbao et place de guerre avec
une garnison castillane, elle s'est assimilée d'aspect et de langue aux
villes de l'intérieur de la Péninsule. La roche de la Motta ou du Monte
Orgullo, qui la domine au nord et dresse, à 150 mètres au-dessus de la mer,
ses escarpements hérissés des tours d'une forteresse, la « conque » d'eau
N° 152. — SAINT-SÉBASTIEN.
Echcllede 3oooo
bleue qui s'arrondit à l'ouest de la ville sur une charmante plage où se
promènent les baigneurs, la rivière Urumea qui débouche à l'orient de la
citadelle et lutte incessamment contre les flots écumeux de la mer, les
promenades ombreuses, l'amphithéâtre de collines verdoyantes et semées de
villages qui bornent l'horizon du sud, tout l'ensemble du gracieux paysage
fait de Saint-Sébastien l'une des localités les plus aimables, une de celles où
vient se presser la population cosmopolite des fatigués et des oisifs; en
1876, le nombre des baigneurs attirés par les plages de la Concha dépassa
50,000. Du reste, la ville a perdu tout caractère d'originalité; brûlée en
1815 par ses alliés les Anglais, que la jalousie de métier fit s'acharnera la
870
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
destruction de tous les établissements industriels, elle a été reconstruite
avec une monotone régularité. Son port, assez fréquenté par les navires de
cabotage, est peu sûr et sans profondeur; néanmoins il reçoit chaque année
près de quatre cents navires, d'un tonnage de 40,000 tonnes, qui viennent
N° 153. — GUETATWA.
2°iz'0 de Or
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A
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Z A R A V Z
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2°iî'_0.deGr
Echelle de t : 8000
chercher des minerais de fer pour l'Allemagne et l'Angleterre, du plomb,
du cuivre, de l'asphalte et des ciments pour la France. Le grand havre de
commerce de la contrée devrait être la magnifique baie de Pasages, qui s'ouvre
plus à l'est, du côté de la frontière de France. Il est parfaitement abrité,
puisque de ses eaux on ne voit même pas la mer, avec laquelle il commu-
FONTARABIE, GUERNICA, PAMPELUNE
873
nique par un étroit goulet facile à défendre. Aux siècles précédents, de
grands navires y pénétraient et venaient s'amarrer aux quais du bourg
aujourd'hui ruiné de Leso : des chantiers de construction très-actifs s'éle-
K loi. — GUEICSICA.
Echelle de loo-ôoo
vaient sur les bords du golfe intérieur; mais les alluvions de l'Oyarzun et
d'autres ruisseaux, aidées par l'incurie des hommes, ont comblé une partie
du bassin et obstrué par une barre périlleuse l'entrée du golfe : il est pro-
bablement à tout jamais perdu pour la grande navigation.
HO
874 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
La gracieuse Fontarabie, l'Ondarrabia des Basques, aux maisons blason-
nées, est également séparée de la mer par un seuil redouté des naviga-
teurs; elle ne doit sa petite importance actuelle qu'à ses bains de mer et
au voisinage de la France, qu'elle regarde du haut de sa terrasse et de
ses murs éventrés par les obus. Irun serait aussi une ville insignifiante si
elle n'était du côté de la France la tête de ligne des chemins de fer espa-
gnols et la clef stratégique de toute la contrée. Tolosa, entourée de manu-
factures, se vante du titre de capitale du Guipuzcoa; Zarauz, de même que
Guetaria, la patrie d'El Cano, qui, le premier, fit le tour du monde; Lequey-
tio, Bermeo, ont leurs bains de mer et leurs pêcheries ; Zumaya, à l'issue de la
vallée de l'Urola, a ses carrières de plâtre qui fournissent aux ingénieurs un
incomparable ciment ; Eibar fabrique des bijoux qui se vendent même
à l'étranger; Vergara, jadis renommée par ses manufactures d'armes, a les
nombreuses sources ferrugineuses des environs, son collège célèbre fondé
en 1776 par la Société basque, et le souvenir de la convention mémorable
qui mit fin, en 1859, à la première guerre carliste. Durango est également
une ville dont le nom a fréquemment retenti pendant les guerres du nord
de l'Espagne. Guernica, dans la Biscaye, a son palais « forai » et le fameux
chêne sous lequel s'assemblent encore les législateurs de la contrée; mais,
comme toutes les prétendues villes basques, Guernica n'est en réalité
qu'une simple bourgade.
Sur le versant méridional des monts pyrénéens, les grandes aggloméra-
tions ne sont pas nombreuses, ce qui s'explique d'ailleurs par ce fait
que la population est trois fois moins dense que sur le versant atlantique.
Vitoria, capitale de l'Alava, située sur le chemin de fer de Paris à Madrid,
est une ville industrielle et commerçante, un entrepôt d'échanges entre les
provinces Basques et les Castilles ; elle est aussi la « capitale intellectuelle »
des provinces Basques et possède même une Société de géographie et
d'exploration. Pampelune ou Pamplona, dont le nom rappellerait encore
celui de son reconstructeur Pompée, est surtout une ville forte, souvent
assiégée, souvent prise; sa cathédrale est une des plus riches et des plus
curieuses de l'Espagne. Tafalla, « la flor de Navarra » et l'ancienne capi-
tale du royaume, a seulement les ruines de son palais, que son bâtisseur,
don Carlos le Noble, voulait, dit-on, réunir au palais d'Olite, situé égale-
ment dans la vallée du Cidaco, par une galerie d'une lieue de longueur.
Puente- la-Rein a est célèbre par ses vins. Estella, l'une des villes les plus
riantes de la Navarre, commande plusieurs défilés sur les chemins des Cas-
tilles et de l'Àragon et possède par conséquent une sérieuse importance
stratégique. Pendant la guerre récente, les carlistes l'avaient transformée
MONTAGNES DES ASTURIES. 875
en une puissante forteresse. Dans la province limitrophe, dépendant de
la Vieille Castille, Tudela, riche en vins, Calahorra et Logrono, dont le
pont date du onzième siècle, sont également des places militaires de quelque
valeur, parce qu'elles commandent les passages, de l'Ebrè. Calahorra, qui
avait pris pour devise la fière parole : « J'ai prévalu sur Carthage et sur
Rome, » fut le boulevard de défense de Sertorius contre Pompée ; mais son
héroïsme lui coûta cher. Assiégée par les Romains, elle perdit presque
tous ses citoyens par la famine ; les défenseurs de la ville eurent à se nourrir
de la chair de leurs femmes et de leurs enfants. Quoique située en dehors
des pays de langue euskarienne, dans les riches campagnes de la Rioja,
Calahorra, la vieille Calagorri des Ibères, se rattache intimement à l'histoire
des provinces Vascongades, car c'est d'après les anciennes lois de Calahorra
qu'ont été rédigés les fors d'Âlava, jurés en 1552 par le suzerain Alphonse
le Justicier. Elle fut la patrie de Quintilien1.
VIII
SANTANDER, ASTURIES ET GALICE.
Le versant océanique des Pyrénées cantabres, à l'ouest des provinces Vas-
congades, est une région tellement distincte du reste de l'Espagne, qu'on
pourrait la comparer à la Rretagne française, ou même à l'Angleterre et à
l'Irlande, plutôt qu'aux régions du plateau castillan ou surtout au versant
méditerranéen de la Péninsule. Partout on voit se succéder dans une
infinie variété les montagnes, les collines, les vallées, les eaux courantes,
les bois et les cultures; partout la côte est abrupte, bordée de hauts pro-
montoires et découpée en estuaires où débouchent de rapides cours d'eau ;
partout le climat est humide et salubre. Par la destinée de ses peuples,
1 Population des principales villes des pays Basques, de la Navarre et de Logrono, en 1877.
BISCAYE (VIZCAYA).
Bilbao ........ 52,750 hab.
GUIPÛZCOA.
Samt-Sébastien 21,550 »
Tolosa 7,500 »
ALAVA .
Vitoria 25,050 hsb
NAVARRE
Pampelune (Pamplona). . 25,(350 »
Tudela 10,100 »
Logrono 13,400 hab,
Calahorra 8,150 »
870 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
de race ibère el celtique, celte partie de l'Espagne présente aussi une
remarquable unité, elle a presque toujours échappé aux grandes agitations
des autres provinces péninsulaires, et par suite la population a pu devenir
très-nombreuse , proportionnellement à la superficie cultivable du sol.
Néanmoins, malgré la grande analogie de toutes les régions du versant
cantabre, malgré la ressemblance (les terrains, du climat, de l'histoire et
des mœurs, le pays, fort étroit relativement à sa longueur, s'est divisé en
plusieurs fragments distincts au point de vue de la géographie politique.
A l'ouest, l'ancien royaume de Galice groupe ses quatre provinces à l'angle
nord-occidental de l'Espagne, de manière à former un grand quadrilatère
presque régulier entre l'Atlantique, les frontières du Portugal et les
rameaux en éventail des hautes Pyrénées cantabres; les Asturies propre-
ment dites, resserrées entre les montagnes et les eaux du golfe de Gascogne,
se sont partagées en deux : d'un côté l'Asturie d'Oviedo, de l'autre celle
de Santillana , en partie réunies de nos jours comme circonscription
administrative; enfin, à l'est, sur les confins du pays Basque, est le district
connu jadis dans le langage populaire sous le nom de « Montagnes de
Bûrgos et de Santander » ou simplement de« Montagnes ». Les Castilles en
ont fait une de leurs provinces; mais, géographiquement, Santander est
l'intermédiaire naturel entre le pays Basque et les Asturies1.
A l'ouest de la sierra Salvada et de la dépression dite Valle de Mena,
commence cette région des « Montagnes » qui occupe toute la province de
Santander de ses massifs et de ses chaînons tortueux, entre lesquels les
torrents descendent en brusques sinuosités. Dans cette partie de leur déve-
loppement, les Pyrénées cantabres, s'il est permis de donner ce nom à
l'ensemble désordonné des hauteurs, n'ont en réalité qu'un seul versant,
celui qui s'incline vers la mer de Gascogne ; du côté méridional, elles
s'appuient sur les terres hautes où l'Ebre naissant a creusé son sillon.
Ainsi le col ou puerlo d'Escudo, qui s'ouvre à travers les monts, direc-
tement au sud de Santander, est à près de 1,000 mètres de hauteur au-
dessus du littoral, tandis que la déclivité méridionale, jusqu'au plateau de
la Virga, est de 140 mètres seulement. Plus à l'ouest, le col de Beinosa,
que l'on a utilisé pour la construction du chemin de fer de Madrid au port
de Santander, offre un exemple bien plus curieux encore de cette forme du
Superficie. Population en 1877. ropul. kilométrique.
1 Santander 5,471 kil. car. 255,500 hab. 45
Asturies (Oviedo). . 10,596 » 576,550 » 54
Galice 29,579 » 1,846,750 » 65
45,446 kil. car. 2,658,400 hab. 58
MONTAGNES DES ASTURIES.
877
relief montagneux. En cet endroit, un seuil presque imperceptible sépare les
plateaux de l'espèce d'escalier qui descend vers la côte cantabre; il suffirait
de creuser un canal de 2 kilomètres de long sur une profondeur de 18 mètres
pour jeter les eaux de l'Èbre dans la rivière de Besaya, qui les porterait
dans l'Atlantique, au port de San Martin de Suances. Il n'est pas étonnant
N° 135. — COI. DE REINOSA.
Echelle de ïîoo.ooo
O 1 2 3 H
16
que ce seuil, situé à l'endroit où le passage de l'Èbre n'oppose aucun
obstacle, et où les voyageurs descendus des hautes plaines du Duero peuvent
gagner de plain-pied le versant maritime, soit devenu le grand chemin des
Castillans vers la mer Cantabre. C'est par là qu'ils ont trouvé le débouché
naturel de leur commerce, et par suite la province de Santander leur a
paru de bonne prise au point de vue administratif et politique. De même
que chaque puissance riveraine d'un fleuve cherche à s'emparer de ses
87-8 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
bouches, de même les populations des plateaux essayent de se rendre
maîtres des chemins les plus faciles qui les mettent en communication avec
la mer.
Mais, immédiatement à l'ouest de la dépression de Reinosa, les montagnes
prennent un autre aspect et se dressent en hauts massifs présentant, aussi
vers le midi des escarpements considérables. Des sommets de plus de
2,000 mètres d'élévation montent jusque dans la zone des longues neiges
hivernales. La Pena Labra domine un premier massif, d'où les eaux rayon-
nent dans tous les sens; à Test l'Ebre, au sud le Pisuerga, au nord le
Nansa, ou Tina Menor, au nord-ouest un torrent qui va déboucher dans
l'estuaire ou ria de Tina Mayor. Plus à l'ouest, la Pena Prieta, dont les
neiges alimentent le Carrion et l'Esla, dépasse 2 kilomètres et demi de
haut ; c'est une des grandes cimes pyrénéennes. Elle s'appuie de tous les
côtés sur de puissants contre-forts et se relie au nord par une crête inter-
médiaire à un massif plus considérable encore, qui porte le nom, à coïnci-
dence bizarre, de Picos de Europa, ou de « Pitons d'Europe », peut-être
d'origine euskarienne. La montagne appelée Torre de Cerredo est la cime
dominatrice de ce groupe, le troisième de l'Espagne par son élévation, car
il n'est dépassé que par les géants de la sierra Nevada et des Pyrénées cen-
trales. Des amas de neige dure se conservent dans les creux des ravins
tournés vers le nord, et même il s'y trouverait de véritables glaciers,
alimentés par les neiges abondantes qu'amènent en hiver les vents de mer.
Ce serait un exemple remarquable de l'influence prépondérante qu'exerce
l'humidité dans la formation des glaciers, car sur des montagnes de même
hauteur situées plus au nord on ne trouve point de champs de glace.
La vallée de la Liebana, ou de Potes, qui s'ouvre comme une immense
chaudière à la base orientale des Pitons d'Europa, est peut-être la plus
remarquable de la Péninsule par sa profondeur relative et sa disposition en
forme d'entonnoir. A l'ouest, au sud, à l'est, elle est entourée d'escarpe-
ments dont la crête atteint ou dépasse 2,000 mètres ; au nord, un chaînon
transversal, ne laissant aux eaux de la Liebana qu'un étroit défilé de pas-
sage, réunit le massif de la Pena Sagra aux montagnes d'Europa. Telle est
la rapidité des escarpements intérieurs, que le village de Potes, situé au fond
de cette espèce de gouffre, est à une altitude moindre de 500 mètres relati-
vement au niveau de la mer. D'ailleurs la zone montagneuse de Santander
et des Asturies, plus encore que celle du pays Basque, présente un grand
nombre d'arêtes parallèles à l'axe général des Pyrénées et au rivage de la
mer Cantabre ; les monts de roches secondaires, triasiques, jurassiques,
crétacées, se sont disposés en murailles au-devant des hautes montagnes de
MONTAGNES DES ASTUR1ES ET DE GALICE. 879
schistes siluriens soulevés par le noyau de granit. Il en résulte que les
rivières ont un cours très-inégal et tourmenté. Au sortir des vallons supé-
rieurs, où elles forment d'admirables cascades, elles se jettent de droite et
de gauche et longent la base des montagnes pour chercher une issue :
quelques-unes même, entre autres l'Ason, entre Bilbao et Santander, n'ont
pu se creuser de défilé à ciel ouvert ; elles s'échappent par les cavernes des
remparts qui les arrêtent, et reparaissent de l'autre côté, après un cours
souterrain plus ou moins long.
Au delà des montagnes d'Europa, la hauteur de la crête s'abaisse et celle-
ci présente même des passages inférieurs à 1 ,500 mètres en altitude. Les
deux vallées, en forme de gouffres, de Yaldeon et de Sajambre, analogues
à celle de la Liebana, quoique moins grandes, s'ouvrent entre la sierra
pyrénéenne proprement dite et un chaînon parallèle que projettent au nord
les Picos de Europa. C'est ce dernier chaînon que traversent les eaux tor-
rentielles pour aller se jeter dans la mer des Asturies ; mais sa hauteur
moyenne est fort considérable et c'est à bon droit que les âpres vallées supé-
rieures ont été rattachées à la province de Léon, avec laquelle elles ont des
communications plus faciles qu'avec la partie basse de leur propre bassin
fluvial ; à l'ouest de ces citadelles de montagnes, la crête des Pyrénées
cantabres reprend une assez grande régularité, comparable à celle des Py-
rénées françaises. S'éloignant graduellement de la côte, la chaîne, dont
quelques cimes ont plus de 2,000 mètres, s'infléchit peu à peu vers le
sud-ouest jusqu'aux frontières de la Galice, où elle prend la direction du
sud, comme pour former une courbe concentrique à celle du rivage de la
mer. Là elle perd complètement sa disposition de sierra régulière ; elle se
ramifie dans tous les sens en un grand nombre de chaînons secondaires et
de contre-forts qui, sous divers noms, vont se terminer aux promontoires
de la côte ou se rattacher à d'autres systèmes montagneux. Dans leur en-
semble, les crêtes diminuent graduellement de hauteur en se rapprochant
de la Galice. C'est au sud du Sil et du Mino seulement que les monts se re-
dressent en grands massifs, la Pena Negra, la Pena Trevinca, la Cabeza de
Manzaneda et autres groupes, qui vont rejoindre les chaînes du Portugal.
Les monts asturiens, surtout ceux qui s'élèvent entre Oviedo et les Pitons
d'Europa, sont vénérés de tous les patriotes espagnols. Fort beaux d'ailleurs,
car leurs premiers versants sont ombragés de châtaigniers, de noyers, de
chênes et, sur les pentes supérieures, les forêts de hêtres et de noisetiers
alternent avec les prairies, ils paraissent à l'imagination populaire d'autant
plus admirables à voir, qu'ils ont été, aux premiers temps de l'occupation
des Maures, la forteresse des chrétiens restés indépendants. De même qu'on
880
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
signale en Aragon la Pefia de Oroel, près de laquelle naquit le royaume de
Sobrarbe, on montre ici la montagne d'Ansena, où Pelage fugitif se cachait
avec les siens, les forêts de Verdoyonta qu'il parcourait dans ses expéditions
de guerre, l'abbaye de Covadonga, qui rappelle ses premières victoires sur
l'Islam. Les « Illustres Montagnes », car c'est là le nom qui les distingue
N° 136. — PITONS DEUROFA.
EcKelle de 1: 66o ooo
a io lS 20 25 3o 3S (toKil.
officiellement, n'ont pas seulement leurs souvenirs historiques, leurs gra-
cieux villages aux maisons éparses, leurs troupeaux et leur verdure ; elles
ont aussi dans leurs entrailles le riche trésor de leurs mines de houille,
source principale de prospérité pour les Asturies.
Dans leur désordre bizarre, les hauteurs de la Galice, de toutes paris at-
taquées et rongées parles eaux, n'offrent qu'un petit nombre de chaînons ou
MONTAGNES ET RUS DES ASTURIES ET DE LA GALICE. 881
cordales que l'on puisse rattacher à un système régulier. Ce sont des mas-
ses de roches primitives, arrondies pour la plupart, disposées en petits
plateaux de dimensions inégales et dominées çà et là par des buttes qui s'é-
lèvent, en moyenne, à une centaine de mètres au-dessus du niveau général
de la contrée. Cependant les chaînons suivent à peu près la môme direction
que les rivages eux-mêmes, les uns courant de l'ouest à l'est, en prolon-
gement des côtes Vascongades, les autres descendant du nord au sud vers
le littoral portugais. Parallèlement au chaînon de Ranadoiro, qui peut
être considéré comme la frontière naturelle de la Galice et des Asturies,
se développe à l'ouest la Sierra de Meira; puis, de l'autre côté de la
grande vallée du Mino, se prolonge un ensemble de groupes montagneux,
dont les ramifications septentrionales vont se terminer à l'Estaca de Va-
res, principal cap angulaire de la Galice, et au cap Ortegal ou cap Nord
(Norte-Gal), non loin duquel pyramide le haut Cuadramon. A l'ouest, des
massifs orientés transversalement, dans le même sens que les Pyrénées can-
tabres, vont former les célèbres promontoires de Torinana et de Finisterre,
ou de la « Fin des Terres ». Ce cap, que les marins croyaient autrefois le
plus occidental de la péninsule Ibérique, semble bien, ainsi que ses homo-
nymes de la France et de l'Angleterre, être la fin d'un monde. Etroite pé-
ninsule rocheuse s'avançant en pleine mer à l'ouest de la grande baie de
Corcubion, elle élève ses derniers escarpements comme un autel dressé au
milieu de la solitude immense des eaux. Là se trouvait un temple des an-
ciens dieux, remplacé depuis par une église vouée à Marie1.
La côte asturienne, assez régulière en apparence, est entaillée d'un grand
nombre de petites baies, ou rias, aux berges rocheuses, où viennent débou-
cher les rivières torrentielles descendues des Pyrénées cantabres. La faible
largeur de la zone littorale ne permet pas à ces estuaires d'entrer profon-
dément dans l'intérieur des terres ; plusieurs d'entre eux ne semblent être
que de simples bouches fluviales à peine élargies. Sur les côtes de Galice,
1 Altitudes diverses des Asturies et de la Galice
MONTAGNES DE SANTANDER.
Puerto de Escudo. ...... 988 met.
» de Reinosa. ..... 847 »
Peîia Labra .. . . 2. ,002 »
PICOS DE EUROPA.
Pena Prieta 2,529 »
Torre de Cerredo. 2,678 »
Village de Potes 299 »
MONTS CANTABRES DE L OUEST.
Pena Ubifia 2,500 met
» Rubia 1,950 »>
Pico de Miravalles 1,959 »
» Cuina 1,956 »
Col de Pajares 1,565 »
» Piedrafita . ..... 1,085 »
Cuadramon. ....... 1,019 »
Faro .......... 1 155 j>
Cain (Valdeon). . . 466 » ' Cabeza de Manzaneda. . . . 1,776
i. Hi
882
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE
c'est autre chose. Là le rivage du continent est découpé en golfes sinueux
et ramilles, semblables aux firlhs de l'Ecosse et aux fjords de la Scandi-
navie, de l'Islande, du Labrador, par leurs méandres bizarres, leurs eaux
profondes, leurs bords escarpés. Ce ne sont pas de simples érosions marines,
comme les indentations de la côte de Dalmatie, mais bien des vallées an-
ciennes s'ouvrant largement du côté de l'Océan, qui n'a pas moins de
1,800 mètres de profondeur à une centaine de kilomètres au large.
N" 157. — RIAS DE LA COHOGNE.
P après Coello et la carte de iainarine
Echelle de î: 210 too
Quelle est l'origine de ces rlas? Faut-il y voir, comme dans les fjords,
les lits de glaciers que les alluvions des rivières et de la mer n'ont pas en-
core eu le temps de combler pendant la période géologique actuelle? En
tout cas, c'est un des phénomènes géographiques les plus curieux, que
l'existence, sous des latitudes aussi méridionales, de golfes pareils à
ceux des côtes voisines de la zone polaire. La ressemblance du sol s'ajoute
pour ces contrées à la remarquable similitude du climat. Par une autre ana-
logie, non moins curieuse, il se trouve que la baie de Vigo, et probablement
CLIMAT, FLEUVES DES ASTURIES. 885
les autres rias de la Galice, golfes écossais égarés sur les côtes de l'Ibérie,
possèdent une faune maritime rappelant beaucoup plus les formes des ani-
maux de la Grande-Bretagne que ceux de la Lusitanie : des 200 espèces de
testacés qu'y a recueillies M. Mac Andrew, un huitième seulement n'appar-
tient pas à la faune britannique. La présence de cette colonie d'espèces
septentrionales, fait auquel il faut ajouter la parenté des plantes entre les
montagnes asturiennes et l'Irlande, donne un grand poids à l'hypothèse de
Forbes, d'après laquelle une terre de jonction aurait existé, avant la der-
nière période glaciaire, entre les Açores, l'Irlande et la Galice : le conti-
nent aurait disparu, mais les piliers d'angle en subsisteraient encore.
Quoi qu'il en soit, le climat des régions nord-occidentales de l'Ibérie, sur
tout le versant extérieur des Pyrénées cantabres et des groupes qui s'y rat-
tachent, a beaucoup de ressemblance avec celui de la Grande-Bretagne. Ap-
portées par les vents de mer, qui viennent, les uns du sud-ouest, avec les
contre-alizés , les autres du nord , avec les courants polaires plus ou
moins déviés de leur course, les pluies tombent en averses considérables
sur les pentes extérieures des montagnes asturiennes : d'un côté l'eau sura-
bonde, tandis qu'à la base de l'autre versant, privé d'humidité, s'étendent
les plaines arides de Léon et des Castilles. On n'a pas encore établi, par des
mesures précises, quelle est la vallée des Pyrénées cantabres qui d'ordi-
naire est le plus largement abreuvée; mais on sait que certaines localités
des Asturies ont reçu dans l'année plus de 4 mètres et demi d'eau plu-
viale. Le versant atlantique du plateau d'Ibérie est donc égal, sinon supé-
rieur, par le ruissellement de ses eaux à la pente occidentale des montagnes
de l'Ecosse et de la Norvège, et à la déclivité méridionale des Alpes suisses.
L'étymologie euskarienne que plusieurs linguistes donnent aux Asturies,
d'après eux synonyme de « Pays des Torrents », est parfaitement justifiée
par les conditions du climat. Si le Tessin est, proportionnellement à son
bassin, le fleuve le plus abondant de l'Europe, les torrents qui descendent
des neiges de las Penas de Europa sont ceux qui versent à la mer la masse
Ja plus considérable d'eaux sauvages.
Les pluies tombent en toute saison dans les Pyrénées asturiennes. Les
sécheresses prolongées y sont un phénomène des plus rares; cependant
il arrive quelquefois, à la fin de l'été, que des semaines se passent sans
amener d'averse. L'équinoxe d'automne est toujours accompagné d'une pré-
cipitation d'humidité fort abondante, et très-souvent les conflits et les brus-
ques remous de l'air se produisent alors et bouleversent les eaux du golfe
de Gascogne : il est peu de mers qui soient plus redoutables dans cette sai-
son; les annales maritimes racontent les drames effrayants qui s'y sont
884 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
accomplis. Ces tempêtes sont le plus grand inconvénient du climat can-
tabre ; mais la contrée a sur les autres parties de l'Espagne, à l'exception
des provinces Vascongades, l'inappréciable avantage de jouir d'une tem-
pérature maritime assez égale, relativement tiède en hiver et fraîche en
été. Ce n'est pas le « printemps perpétuel » que vantent les indigènes ;
mais la succession des saisons y offre du moins une oscillation modérée.
À sept ou huit cents kilomètres de distance , les côtes . asturiennes et les
rivages anglais, qui se regardent par-dessus les mers de Gascogne et de
Bretagne, offrent une ressemblance singulière de climat ; mais, tandis que
le Devonshire et la Cornouaille, exposés au midi, ont une température
moyenne plus égale, les campagnes situées à la base des Pyrénées canta-
bres, quoique tournées au nord, jouissent, grâce à leur latitude méridio-
nale, d'une somme de chaleur plus élevée.
La similitude des climats se révèle aussi dans la grande abondance des va-
peurs rampant sur le sol en brouillards épais, pareils à ceux des Iles Britan-
niques : cette forme de nuages est très-fréquente en Galice et dans les
Àsturies ; on lui donne le nom de brelimas.lCes phénomènes météorolo-
giques, si différents de ceux du reste de l'Espagne, ne pouvaient manquer
de faire naître des hallucinations dans les esprits superstitieux des Gal-
legos. Ils se figurent les enchanteurs sous forme de nuveiros, ou chevau-
cheurs de nuées , volant dans les tempêtes, s'allongeant en nuages ou se ra-
petissant en nuelles, apparaissant ou s'évaporant à volonté. C'est la nuit
surtout que ces esprits aiment à voyager. Parfois les fantômes des morts,
tenant des lumières à la main, se font porter par les brouillards de cime-
tière en cimetière : ces redoutables processions nocturnes sont connues sous
le nom d'estadeas ou estadinhas.
Malgré l'abondance de leurs eaux courantes, les provinces cantabres n'ont
pas de rivières navigables. Dans les Asturies, l'étroite zone du littoral a des
pentes trop rapides pour que les torrents puissent se développer en fleuves
au cours paisible. L'Ason, leBesaya, le Nansa, le Sella, le puissant Nalon
d'Oviedo, le Navia, l'Eo, torrents des Asturies, ont bientôt trouvé la fin
de leur voyage dans les eaux du golfe Cantabrique. Les rivières de la
Galice, le Tambre et l'Ulla, déjà plus lentes à cause de la moindre déclivité
du sol, s'ouvrent largement à leur débouché dans les fias, et l'on ne sait
préciser exactement où finit le cours d'eau, où commence le golfe de l'O-
1 Climat de la Galice et des Asturies, en 1858 :
Température moyenne. Maximum. Minimum. Tranche de pluie.
Oviedo (228 mètres). 15%25 27°,8 — 4°,5 2m,064
Santiago (220 » ). 15°,04 35%0 — 2°,0 lm,084
FLEUVES DE GALICE, TORRENTS ASTURIENS. 885
céan. Le seul véritable fleuve de la Galice est le Mino, appelé Minho par les
Portugais dans la partie inférieure de son cours, qui sert de limite poli-
tique entre les deux États de la Péninsule.
Les eaux du Mino lui viennent à la fois des deux versants des Pyrénées.
Le Mino proprement dit reçoit tous ses affluents des vallées tournées vers
l'Océan, tandis que le Sil, la maîtresse branche du fleuve, prend sa source
au sud de la Pena Rubia, sur le revers des monts Cantabres incliné du côté
des plaines de Léon. « Le Mino porte le nom, dit le proverbe espagnol, mais
c'est le Sil qui porte l'eau î » De même, par la direction de son cours, le
Sil mériterait d'être considéré comme le véritable fleuve; mais la nomen-
clature géographique a surtout pour raison d'être les convenances des popu-
lations elles-mêmes; il est donc tout naturel que les anciens Gallaeci et les
Galiciens d'aujourd'hui aient maintenu les noms de Minius et de Mino au
cours d'eau qui coule en entier sur leur territoire, tandis que le Sil provient
de par delà les monts, d'un pays habité par des populations d'origine diffé-
rente et défendu par des gorges de montagnes qui en rendent l'accès
difficile.
Avant de sortir de la province de Léon, le Sil coule d'abord dans le large
bassin du Vierzo, de toutes parts environné de montagnes et dont il reste
encore le charmant petit lac de Carrucedo. Tout près de cette nappe d'eau
commence l'âpre défilé de sortie. Le Sil, que vient gonfler le Cabrera,
descendu de la Pena Trevinca, entre dans un second bassin lacustre, beau-
coup moins étendu que le Vierzo , puis il passe sous les roches du
Monte Furado (mont Percé), dans un lit que lui ont taillé les Romains,
afin de faciliter les exploitations minières qu'ils avaient entreprises
et dont on voit çà et là des vestiges importants. En aval de ce curieux
tunnel, le Sil serpente dans une des gorges les plus sauvages de l'Espagne :
les contre-forts des montagnes qui s'élèvent au nord et au sud et qui for-
maient autrefois une chaîne continue, des Pyrénées cantabres aux monts
portugais de Gérez, se dressent au-dessus du fleuve rétréci en escarpements
abrupts et même en parois verticales, de 500 et 400 mètres de hauteur. Un
nouveau défilé resserre le fleuve immédiatement en aval de la jonction du
Sil et du Mino, puis les eaux réunies, que grossissent de distance en distance
de petits affluents, vont se jeter dans la mer par un large débouché. Au-
dessous de la ville de Tuy, sur un espace d'une trentaine de kilomètres, le
Mino devient navigable, mais l'entrée du fleuve est obstruée par une barre
périlleuse, et c'est en dehors de l'estuaire, au pied de la montagne de Santa
Tecla, que se trouve le petit port d'embarquement dit la Guardia. Quoique
d'une si faible utilité pour la navigation, le Mino n'en est pas moins, des
886 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
huit grands cours d'eau de la presqu'île Ibérique, celui qui, proportion-
nellement à l'étendue de son bassin, roule la masse liquide la plus abon-
dante ; il ne le cède qu'au Duero pour la quantité absolue de ses eaux
moyennes1.
Cette masse d'eau, qui, dans toutes les parties de l'Espagne situées au
sud de la chaîne pyrénéenne, serait une richesse inappréciable, n'est guère
plus utile à l'agriculture cantabre qu'elle ne l'est au transport des denrées •
c'est comme force motrice de l'industrie qu'elle devrait être principalement
employée, car l'eau de pluie qui pénètre dans le sol suffit amplement à
développer une luxuriante végétation. Comme l'Angleterre, les Asturies et
la Galice sont le pays des beaux gazons, des prairies d'un vert foncé. Cepen-
dant l'ensemble de la flore est d'un caractère un peu plus méridional que
celui des contrées situées de l'autre côté du golfe de Gascogne et de la mer
de France. Dans les vergers, des orangers se mêlent aux pommiers, aux
châtaigniers, aux noyers, aux noisetiers, et même on voit de vigoureux
dattiers croissant en plein air dans un jardin d'Oviedo. Mais si la tempé-
rature suffit, la trop grande humidité de l'air empêche que certaines
plantes de la contrée puissent acquérir une sérieuse importance indus-
trielle. Ainsi, l'élève des vers à soie ne réussit que médiocrement malgré
la richesse de foliaison des mûriers; la vigne même, sauf dans quelques
districts, ne donne guère que des vins âpres et d'un goût désagréable;
mais le cidre des Asturies est renommé dans toute l'Espagne et s'exporte
même en Amérique.
Les Astures ou Asturiens, on le sait, se vantent d'être issus d'hommes
libres n'ayant jamais porté le joug du musulman; quelques populations des
montagnes gardèrent en effet leur indépendance, et même les districts
1 Comparaison, en nombres approximatifs, des fleuves de la Péninsule :
Aire Longueur Pluie Débit Écoulement,
du de la moyenne. moyen. comparé
bassin. maîtresse branche. aux pluies.
Mino avec Sil 25,000 kil. car. 305 lm,200 500 (?) 50 p. 100
Duero., 100,000 » 815 0m,500 650 (?) 40 »
Tage 75,000 ». 895 0m,400 330 (?) 53 »
Guadiana avec Zâncara. . 60,000 » 890 0m,550
Guadalquivir(Guadalimar) 55,000 » 560 0m,480
Segura 22,000 » 550 0m,300
Jûcar 15,000 » 511 0m,320
Èbre 65,000 » 750 0m,450
Ensemble de la Péninsule. 584,300 kil. car. 0m,400 3,000 (?) 35 p. 100
160 (?)
25
»
260 (?)
30
»
20 (?)
10
»
25(?)
15
»
200 (?)
20
»
ASTURIENS ET GALICIENS. 887
conquis par les Arabes pendant la première irruption furent rapidement
repris par les chrétiens; la ville d'Oviedo reçut le nom de « Cité des Evêques »
du grand nombre de prélats fugitifs qui vinrent y résider pour y tenir
leurs conciliabules et leurs conciles. Les Galiciens résistèrent aussi avec une
grande énergie aux envahisseurs maures, et leurs descendants montrent
encore avec orgueil certaines montagnes où, disent-ils, se brisa la puissance
des Africains. Quoi qu'il en soit, il est certain que la Galice fut, avec toutes
les contrées pyrénéennes, une des provinces qui continuèrent pendant tocit
le moyen âge, sauf une courte interruption, d'appartenir politiquement
à ce monde européen dont elles font partie par leur climat et leurs condi-
tions géographiques. La race de cette région de l'Espagne, d'origine
celtique, est donc restée relativement pure. Depuis les commencements de
l'histoire écrite, les Asturies et la Galice , situées en dehors des grands
chemins de conquête et de migration, n'ont été que faiblement visitées, si
ce n'est dans les ports où, se sont installés des Catalans, et le sang ne s'y est
point modifié comme dans les autres parties de la Péninsule. Ni Maures ni
Juifs ne se sont mêlés à ces vieilles populations aborigènes, et les Gitanos
ne se rencontrent que rarement dans le pays. Quelques peuplades astu-
riennes se sont même maintenues presque sans changement de mœurs et
d'habitudes depuis l'époque romaine. On cite entre autres comme un élé-
ment de population tout à fait distinct les bergers des montagnes de Leita-
riegos, dans le massif où la sierra de Ranadoiro se détache des Pyrénées
cantabres. Le nom de vaqu&ros ou de « vachers », par lequel on les désigne,
n'indique pas seulement leur genre de vie; c'est en même temps comme un
nom de tribu. Dans les voyages qu'ils font avec leurs troupeaux transhu-
mants, ils vivent toujours à part du reste des Asturiens; leurs jeunes gens
ne se marient qu'entre eux. Les vieux patois persistent encore dans le pays.
Sur le littoral cantabre, les paysans parlent leur bable; dans les campagnes
de la Galice, ils se servent de divers dialectes assez différents les uns des
autres, même de village à village. On peut dire que, dans l'ensemble, le
gallego, surtout celui qui se parle sur les bords du Mino, est plutôt du
portugais que de l'espagnol Cependant il est difficile à un Lusitanien de
comprendre les Galiciens à cause de la cantilène de leur langage. Les habi-
tants des diverses vallées ne se comprennent pas même tous entre eux.
Bien que le pays soit relativement très-peuplé, les agglomérations d'habi-
tants sont rares. Nombre de chefs-lieux ne se composent en réalité que
d'une église, d'une maison municipale et d'un cabaret, quoique la com-
mune soit peuplée de plus de 10,000, même de plus de 20,000 habitants;
les demeures sont éparses dans les campagnes, à l'ombre de grands arbres
888 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
protecteurs. Faudrait-il voir dans cette habitude des Asturiens et des Galiciens
l'effet d'un amour instinctif de la nature, ou bien plutôt ne serait-elle pas,
comme chez leurs voisins les Basques, une conséquence naturelle de l'état de
profonde paix dans lequel ont presque toujours vécu les populations de la
Cantabrie? Grâce à leur isolement, les habitants de l'Espagne nord-occiden-
tale se sont heureusement distingués parmi tous leurs compatriotes par
leur immunité de la guerre extérieure et de la guerre civile. Contrées mon-
tueuses situées vers la « lin des terres » , en dehors de la grande route des
armées, les Asturics et la Galice ont eu le bonheur de rester épargnées par
les marches et contre-marches des égorgeurs; en outre, le caractère natu-
rellement pacifique des indigènes les a tenus à l'écart de toute révolution
intestine : c'est par un travail long et patient qu'ils s'efforcent de conquérir
le bien-être. Ce n'est point dans ces contrées qu'est né le type espagnol du
« matamore » ; tout entier à sa besogne pacifique, le Gallego n'a rien de
cette férocité native dont les incessantes guerres ont laissé quelque chose
dans le sang de tous les autres Espagnols. Aucune des villes du nord-ouest n'a
de cirques pour les combats de taureaux ; elles n'envient pas à leurs voisines
des Castilles le barbare plaisir de voir la bête éventrer les chevaux, piétiner
sur les hommes, puis tomber elle-même, foudroyée d'un coup d'épée.
Cependant tout n'a point été avantage dans l'isolement et la vie paisible
des habitants de la Cantabrie. Pendant le moyen âge, les seigneurs locaux
en ont profité pour asservir les cultivateurs, leur ôter toute propriété et tout
droit d'hommes libres. Dans le reste de l'Espagne, le péril commun obli-
geait les nobles, les prêtres, les bourgeois, le peuple, à se faire des con-
cessions mutuelles et à prendre des habitudes de fière égalité. Il n'en était
point ainsi dans les Asturies, si ce n'est du côté des provinces Vascongades.
Là tous les paysans étaient réputés nobles, comme leurs voisins les Euscal-
dunac, et leurs communautés jouissaient des mêmes prérogatives que celles
de la Biscaye ; mais dans les « Illustres Montagnes » et dans toutes les Asturies
proprement dites les cultivateurs du sol n'étaient qu'un bétail ; les anciens
documents établissent qu'on pouvait les engager et les vendre, comme on
l'eût fait d'une marchandise. Encore au commencement du siècle, presque
toutes les propriétés des deux Asturies se trouvaient entre les mains de
quatre-vingts familles et des couvents de moines et de religieuses : sauf
quelques petits cultivateurs isolés, la grande masse des paysans était
composée de gens attachés à la glèbe. Il en était de même dans la Galice,
quoique à un moindre degré : le peuple n'y possédait presque rien, et
la plupart des terres appartenaient à des nobles, à des églises et à des
monastères.
ASTUR1ES ET GALICE. 88'J
Depuis le commencement du siècle, cet état de choses a peu à peu changé.
L'appauvrissement des seigneurs, la suppression des couvents ont été mis à
profit par les industrieux Astures et Galiciens : ceux-ci échangent pour de la
terre leurs économies péniblement amassées, et c'est ainsi que s'accomplit,
par les ventes et les achats, une révolution considérable. On raconte aussi
que d'anciens tenanciers ont fini par obtenir gain de cause contre les pro-
priétaires féodaux dans un procès des plus épineux. Jadis les feudataires et
les couvents, qui avaient reçu des rois les titres de propriété, avaient l'ha-
bitude d'accorder à certains cultivateurs la possession temporaire de quel-
que domaine, à charge d'hommage et de redevance ; d'ordinaire, la con-
cession ne devait durer que pendant le règne de deux ou trois rois, suivant
les districts; ailleurs, le droit du paysan propriétaire expirait à la fin du
siècle ; suivant les usages spéciaux de la Galice, il devait courir pendant
une période de 529 ans. Mais ces conventions donnaient lieu aux interpréta-
tions les plus diverses : chacun les expliquait suivant son intérêt, et que
deux, trois rois fussent morts, que le siècle ou les trois siècles se fussent
écoulés, les paysans refusaient de se dessaisir du terrain. Ce sont eux qui
ont fini par l'emporter.
Les Galiciens du littoral partagent leur temps entre la culture du sol et
la pêche. Pendant la saison, plus de 20,000 hommes, disposant de trois à
quatre mille embarcations, tendent leurs madragues et d'autres filets de
moindres dimensions dans les baies, si riches en sardines, de la Corogne,
de Muros, d'Àrosa, de Pontevedra, de Vigo. Le poisson capturé est porté dans
les ateliers de salaison de la côte, où des femmes et des enfants aux gages
des propriétaires de pêcheries emplissent de sardines pressées jusqu'à
35,000 boucauts par an. La consommation locale est énorme, et, clans les
années normales, l'Amérique seule demande jusqu'à 17,000 tonnes de sar-
dines au port de la Corogne.
La répartition du sol entre un plus grand nombre de mains et la bonne
utilisation des richesses de la mer sont absolument indispensables pour que la
Galice puisse nourrir convenablement sa population considérable, de beau-
coup supérieure en densité à celle du reste de l'Espagne. Ainsi, la province
de Pontevedra est , à superficie égale , trois fois plus peuplée que tout le
territoire de l'Etat, et dépasse d'un tiers la province même de Madrid. Et
pourtant la Galice n'a ni grandes villes, ni routes nombreuses et bien con-
struites, ni riches industries manufacturières ! Le voisinage de la mer, les
facilités de la pêche, la douceur et l'égalité du climat ne suffisent point à
expliquer l'exubérance de la population. Si les Astures et les Gallegos n'é-
migraient en véritables foules pour aller chercher à l'étranger le pain qu'ils
i. 112
890 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
ne trouvent pas dans leur patrie, la famine ne manquerait pas de les déci-
mer et de rétablir ainsi l'équilibre entre les subsistances et les consom-
mateurs. Les familles essaiment constamment vers Lisbonne, Madrid et les
autres grandes villes du Portugal et de l'Espagne. Les Gallegos sont les Au-
vergnats de la Péninsule. Très-âpres au gain, très-économes des deniers
amassés, se défendant les uns les autres avec un grand esprit de corps, ils
arrivent à monopoliser certaines professions, et nombre d'entre eux parvien-
nent à la richesse, après avoir commencé la vie comme manouvriers ou
comme porteurs d'eau.
Ceux qui reviennent dans leurs foyers, presque toujours plus à leur aise
qu'au départ, et du moins plus riches d'expérience et d'idées, se trouvent
être les véritables civilisateurs de ces régions éloignées, dont la population
croupissait naguère dans une ignorance sans bornes et dans une misère sor-
dide. C'est peut-être à l'extrême saleté des masures, de même qu'à une
nourriture où domine trop le poisson, que la Galice doit d'être encore
visitée par la lèpre et l'éléphantiasis, rares dans les autres provinces de
l'Espagne. La dernière maladie est de beaucoup la plus redoutée ; à une
époque peu éloignée de nous, la loi ordonnait que les cadavres des malheu-
reux morts de cette affreuse lèpre fussent brûlés et que les cendres en fussent
jetées au vent. Une superstition générale voulait que le fléau fût infectieux
môme après la mort de la victime, et que celle-ci, déposée dans un cime-
tière, communiquât sa maladie à tous les corps voisins.
L'amélioration matérielle la plus urgente serait de rattacher définitive-
ment la Galice et les Asturies à Madrid et au reste de la Péninsule par des
voies de communication faciles. Au milieu du siècle dernier, on construisit
de Madrid à la Corogne une fort belle route militaire, que l'on disait plai-
samment avoir été pavée d'argent, tant elle en avait coûté au trésor ; mais
cette route ne suffit plus et il serait grand temps de surmonter la sierra de
Léon et les diverses ramifications terminales des Pyrénées cantabres par un
chemin de fer atteignant enfin les bords de l'Océan. Depuis longtemps la
ligne est tracée, mais on sait pour quelles raisons politiques et financières elle
attend encore son achèvement. De même, le chemin de fer de LeonàOviedo,
qui parcourt le bassin houiller de Mieres, et qui doit fournir un jour à
l'industrie du centre de l'Espagne l'aliment qui lui est indispensable, est
encore arrêté par la masse des Pyrénées, au-dessous du col de Pajares. La
seule voie de fer que la capitale ait allongée comme un bras vers les côtes de
la Cantabrie est celle qui se dirige vers le port de Santander par la haute
vallée de l'Ebre et le col de Reinosa. Quant aux chemins de jonction qui
réuniront un jour les extrémités des lignes rayonnantes en suivant le
SANTONA, SANTANDER. 891
pourtour de la Péninsule, c'est à peine si l'on peut dire qu'ils soient
déjà projetés. De Tuy à la Corogne, il faudra se contenter pendant long-
temps encore d'une simple route de voitures ; la partie du littoral tournée
vers la mer Cantabre, du Ferrol à Santander, n'a pas même sur tout son
développement ce premier outillage de civilisation que donne un chemin
carrossable. En maints endroits, il faut encore longer la côte par un
sentier étroit et périlleux, escaladant les promontoires et remplacé dans
les vallées torrentielles par des gués où l'on saute de pierre en pierre.
L'étroitesse du littoral cantabre, l'excellence des ports et les importantes
ressources que donne la pêche, ont fait bâtir au bord de la mer la plupart
des centres de population des Asturies. Immédiatement à l'ouest des pro-
vinces Yascongades se trouvent les petites villes maritimes de Castro-Urdiales,
de Laredo, de Santona, souvent choisies comme lieux de rassemblement
pour les flottilles pendant les guerres civiles qui ont eu la Biscaye pour
théâtre. La rade de Santona, célèbre par son excellent poisson, est l'un des
havres naturels les plus commodes et les mieux abrités de la Péninsule ;
lorsque Napoléon donna l'Espagne à son frère Joseph, il en excepta la seule
place de Santona et il y fit commencer des travaux de défense qui devaient
le transformer en un Gibraltar français. Depuis, des projets analogues ont
été repris par le gouvernement espagnol, mais ils n'ont reçu qu'un com-
mencement de réalisation.
Fort importante en temps de guerre, Santona mériterait aussi d'être, en
temps de paix, un centre actif de commerce ; mais tout le mouvement des
échanges de la contrée a été accaparé par la ville de Santander, dont le
port offre également un excellent mouillage et possède, en outre, dans ses
nouveaux quartiers conquis sur les bas-fonds de la baie, les avantages d'un
bon aménagement intérieur en quais, darses, chantiers et magasins. Comme
débouché naturel des Castilles, Santander jouit d'un véritable monopole
commercial pour l'exportation des farines de Valladolid et de Palencia, des
laines dites sorianas et leonesas à cause des pays d'où on les expédie. San-
tander reçoit aussi, de Cuba et de Puerto-Rico, une grande quantité de den-
rées coloniales dont elle alimente le centre de l'Espagne, et ses commerçants,
indigènes et étrangers, sont en relations constantes d'affaires avec la France,
l'Angleterre, Hambourg et la Scandinavie. Elle dispute à Bilbao, à Valence
et à Câdiz le troisième rang comme ville d'échanges avec l'extérieur1. A
l'extrémité supérieure de la baie se trouvent des chantiers de construction
qui eurent jadis une grande importance; mais l'établissement est déchu,
1 Mouvement des échanges, en 1867 : 67,600,000 fr.
89'2
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
et maintenant c'est à la fabrication des cigares que l'État emploie, dans la
ville de Santander, le plus grand nombre de mains. Parmi les causes qui
ont aidé au développement du port, il faut en signaler une dont il n'y a
point lieu de féliciter l'Espagne : cette cause est la fréquence des guerres
civiles qui ont dévasté les provinces Vascongades et forcé le mouvement des
échanges entre l'Espagne et la France à faire le grand détour à l'ouest du
pays Basque. Il est arrivé, chose bizarre, que, malgré sa frontière limitrophe
déplus de quatre cents kilomètres de longueur, la France n'ait eu, en dehors
des voies de la Méditerranée, qu'un seul chemin libre vers l'Espagne, celui
de Santander. En été, des centaines de familles, de Madrid et des autres vil-
N° 158 — santoSa et santander.
3°|S0' oTde Gr».enwi>h
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Echelle de i:36o.ooo
les de l'intérieur, viennent prendre les bains de mer sur la plage du Sardi-
nero, au nord de la petite péninsule de Sa-ntander. En outre, des sources
thermales fréquentées, sulfureuses et sodiques, Alceda, Ontaneda, lasCaldas
de Besaya, jaillissent dans les vallons des montagnes qui s'élèvent au sud.
Au delà du port de Santander, sur un espace de 150 kilomètres, ne se
trouvent, jusqu'à Gijon, que des villages maritimes sans importance, San
Martin de la Arena, port de la petite ville déchue de Santillana, San Vicente
de la Barquera, Lianes, Bivadesella, Lastres. Gijon n'était pas non plus une
ville considérable, quoiqu'elle eût été la cité de Pelage et la capitale de toute
l'Asturie; mais elle a des plages très-fréquentées en été par les baigneurs ei
possède une manufacture de tabacs où travaillent plus de mille ouvrières,
SANTANDER, GIJO.N.
395
et diverses fabriques alimentées par les houilles que lui apporte le chemin
de fer deLangreo ou Sama. Elle partage avec la petite ville d'Àviles, située
K 159. — OVIEDO.
Echelle de 3oo.ooo
n
de l'autre côté du haut Cabo de Penas, l'avantage d'être le faubourg mari-
time d'Oviedo, bâtie à 25 kilomètres de là, dans une vallée dont l'eau se
894 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
verse dans le Nalon. Comme toutes les autres villes asturiennes, cette capi-
tale est sans grande importance commerciale. Elle a quelques manufactures
actives, une des dix universités d'Espagne, une belle cathédrale gothique,
que l'on dit être la plus riche du monde entier en reliques et en objets divers
« fabriqués par les anges et les apôtres ». Cette église en a remplacé une
plus ancienne, qui fut l'édifice autour duquel se sont groupées toutes les
maisons de la cité. Oviedo, qu'abrite la montagne de Naranco contre les
vents du nord, jouit de l'un des climats les plus salubres de l'Espagne : elle
possède des eaux thermales efficaces. Les sites les plus charmants abondent
dans les environs, soit qu'on se dirige à l'ouest vers les vallées si fertiles de
Cangas de Tineo, soit qu'on aille du côté de l'est vers Cangas de Onis, le vil-
lage fameux qui fut la première capitale du royaume de Pelage. Près de là,
dans une vallée toute ruisselante de cascades et pleine de l'ombrage des
châtaigniers, des hêtres et des chênes, les pèlerins visitent la caverne de
Covadonga, où reposent les restes de Pelage ; c'est le lieu le plus vénéré des
patriotes espagnols. Ils y ont fait dresser, il y a quelques années, un monu-
ment commémoratif.
Les ports occidentaux des Asturies, Cudillero, Luarca, Navia, — que ses
habitants disent avoir été fondée par Cham, le fils de Noé, — Castropol au
vieux nom grec, et sur la rive opposée du même estuaire, Ribadeo, Ortigueira,
ne sont guère que de petites bourgades de pêche ; il faut aller jusqu'aux
magnifiques rias de la côte tournée vers l'océan Atlantique pour
rencontrer de véritables villes. La première est le Ferrol, cité de création
moderne : au milieu du dix-huitième siècle, ce n'était qu'un petit village
de caboteurs ; mais on comprit alors quelle pouvait être l'importance mili-
taire de sa baie pour la construction, l'approvisionnement et la bonne dé-
fense des flottes. On éleva des forts sur les hauteurs qui dominent la rade,
on garnit de puissantes batteries les deux bords du goulet d'entrée qui se
trouve à 6 kilomètres de la ville, et l'on bâtit toute une ville militaire sur
un plan régulier, avec ses arsenaux, ses chantiers, ses magasins immenses.
Suivant l'état des finances espagnoles et l'importance des forces navales, le
Ferrol augmente ou diminue de population; tantôt c'est une ruche trop
étroite pour la foule pressée de ses travailleurs, tantôt elle est presque dé-
serte, et l'herbe croît dans ses rues.
La population de la Corogne (Coruîïa) est beaucoup moins flottante que
celle du Ferrol, car elle n'est pas exclusivement militaire, et le commerce,
la pêche, même l'industrie manufacturière, occupent un grand nombre
d'habitants. La double ville de la Corogne, s'étalant en amphithéâtre sur la
pente de la colline, entre des hauteurs fortifiées et l'îlot qui porte la vieille
PHARE DE LA TOUR II HERCULE
Dessin de A. Deroy, d'après une photographie de M. J. Laurent.
VILLES DE LA GAL1CL. 897
tour, de fondation peut-être romaine, peut-être même phénicienne ou car-
thaginoise, dite tour d'Hercule, est l'une des cités les plus pittoresques du
littoral océanique de l'Espagne; elle est aussi l'une de celles qui semblent
destinées au plus grand avenir, à cause de son heureuse position à l'angle
même de la Péninsule, sur l'un des axes principaux du commerce de l'Es-
pagne, et précisément en face des Etats-Unis du Nord, qui ont une telle
importance dans le mouvement général des échanges l ; mais actuellement
c'est avec l'Angleterre que la Corogne fait presque tout son commerce; des
navires anglais, construits spécialement pour ce genre de transport, vien-
nent y charger des bestiaux par dizaines de milliers. Le gouvernement
espagnol possède à la Corogne l'une des plus grandes manufactures de tabac
de la Péninsule. Ares et Betanzos, célèbre par ses boulangeries, donnent leur
nom aux deux autres n'as, ou baies secondaires du grand golfe d'où cingla
jadis la grande Armada; ces villes ne sont en réalité que de simples rues,
et ne peuvent se comparer à leurs deux voisines, le Ferrol et la Corogne.
Les sources salines d'Arteijo et sulfureuses de Carballo, au sud-ouest de la
Corogne, sont fort appréciées des baigneurs.
Les rias du sud de la Galice ont aussi chacune un ou plusieurs ports.
Celle de Corcubion est abritée à l'ouest par la péninsule du cap Finisterre,
contournée en forme de hameçon; l'estuaire de Noya baigne les petites
villes de Noya et de Muros; celui d'Arosa sert de mouillage aux navires
d'émigrants que les ports du Padron et de Carril, principaux débouchés de
la ville de Santiago, envoient aux républiques de la Plata; laria de Ponteve-
dra fait monter son flux de marée dans la rivière de Vedra jusqu'à la ville
dont elle porte le nom; enfin, plus au sud, Redondela, Vigo et Bayona
s'élèvent sur la rive méridionale d'un autre grand estuaire, admirable et
profonde baie, défendue du côté du large par des îles que les anciens appe-
laient les Iles des Dieux. Si la côte de Galice n'était déjà si riche en ports
excellents, la baie de Vigo serait un grand rendez-vous de commerce; mais
sur ce littoral, un bon mouillage n'a rien d'exceptionnel, et Vigo, malgré
tous ses avantages nautiques, n'est guère qu'un port de cabotage et de
pêche. Le mouvement annuel des échanges y est d'environ 50 millions par
an; une cinquantaine de navires français y mouillent chaque année. Vigo est
moins connu par son commerce et sa mesquine industrie que par les tré-
sors engloutis dans ses eaux, lorsque des corsaires anglais et hollandais
vinrent, en 1702, y couler des galions chargés de l'or du Pérou. Des com-
1 Port de la Corogne :
Mouvement des échanges en 1867 19,525,000 fr.
Navires long-courriers entrés en 1875 555 (507 anglais.)
i. 115
898
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
pagnies de sauveteurs, munis de tous les engins de l'industrie moderne, ont
vainement tenté de repêcher ces richesses perdues.
Trois des villes notables de l'intérieur de la Galice s'élèvent sur les bords du
Mino : Lugo, Oreîise, Tuy. La vieille Lugo romaine (Lucus Augusti), ceinte
de ses murs du moyen âge, possède des sources thermales sulfureuses fort
efficaces, et déjà mentionnées par les écrivains latins. Orense,au superbe pont,
N° 160. BAIE DE VIGO.
I.Onstf
Echelle dei -.280000
peut-être romain, jeté sur le Mino, est également célèbre par ses fontaines
d'eau chaude ou burgas, assez abondantes, dit-on, pour élever sensiblement
la température moyenne de la plaine en hiver. On les emploie, non-seule-
ment au traitement des maladies, mais aussi à tous les usages domestiques
de la cité; d'après une étymologie, qui n'est ni justifiée ni contredite par
l'histoire, le nom même d'Orense ne serait que l'appellation allemande de
Warmsee (Lac bouillant), donnée par les Suèves, à l'époque de la migration
LLGO, ORENSE, SANTIAGO. 899
des barbares. Tuy, postée sur la rive droite du fleuve, en face de Valença la
portugaise, n'offre d'intérêt que comme gardienne de la frontière. Le che-
min de fer de Madrid aux ports de la Galice n'est pas encore achevé ; le lieu
de bifurcation entre les deux lignes de Tuy et de la Corogne est à Monforte
de Lemos, sur un petit affluent du Sil.
L'ancienne capitale de la Galice entière, la fameuse Santiago, bâtie sur
une colline, au pied de laquelle serpente la petite rivière de Saria, est
restée une des cités populeuses du nord-ouest de l'Espagne. Le site, quoique
charmant, n'a pourtant point d'avantage particulier qui semble fait pour
attirer les habitants, mais là est ce « Champ des Etoiles, » ou Compostela
(Campo Stelle), où l'on déterra, au commencement du neuvième siècle, le
corps de l'apôtre saint Jacques, et qui fit accourir pendant le moyen âge
des millions de pèlerins. On ne peut s'imaginer, maintenant que l'ancienne
ferveur s'est éteinte, combien vive était la foi qui avait fait de Compostelle
une autre Rome, et qui, de la France, des Pays-Bas, du fond de l'Allemagne
et de la Pologne, entraînait les fidèles en immenses caravanes que la fatigue
et les maladies décimaient en route; mais le voyage leur conférait une sorte
de sainteté, semblable à celle qui s'attache aux hadji musulmans, et pen-
dant le pèlerinage nulle poursuite pour cause de dettes ou pour de simples
délits ne pouvait être exercée contre eux. Il fut un temps où la Yoie lactée
était considérée par la masse du peuple comme une sorte de reflet mer-
veilleux du chemin de saint Jacques, suivi sur terre par les pèlerins. Aussi
les offrandes, les richesses de toute espèce affluaient-elles au sanctuaire
vénéré. Dans la chapelle des reliques, on ne voyait que statues d'or, orne-
ments d'argent et de vermeil, broderies de diamants et de perles. Dans cette
ville sainte, tout s'expliquait par des miracles. Non loin de Santiago, sur la
route de Noya, s'élève l'église de los Angeles, que les anges ont eux-mêmes
bâtie, comme ils ont transporté à travers les airs celle de Loreto. Elle
repose sur une poutre d'or qui faisait partie de la charpente du ciel, et
qui s'étend sous terre jusqu'au-dessous de la cathédrale de Compostelle1.
1 Villes diverses de la Canlabrie en 1 877 :
CASTILLE.
Santander 41,000 hab.
ASTURIES.
Oviedo 34,450 »
Gijon . 50,000 »
Lianes 18,650 »
Langreo .... 12,850 n
Cudillero 10,100 »
GALICE.
La Corogne (Corufla) 33,750 »
Sanliago 24,200 hab.
Le Ferrol (fil Ferrol) 25,800 »
Pontevedra 19.850 »
Lugo . . 18,900 »
Ortigueira 17,400 »
Vigo 13,400 »
Orense 12,600 »
Tuy. 11.700 »
Carballo 11,450 »
Redondela . 11,075 »
Monforte de Lemos 10,950 »
900 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
IX
LE PRÉSENT ET i/AVENIR DE [/ESPAGNE.
Le désordre moral est grand dans l'Espagne contemporaine. Aux rivalités
provinciales s'ajoutent les haines de classes; chaque ville, de même que
chaque province et le royaume tout entier, est le théâtre d'une guerre active
ou latente, qui, suivant les circonstances, tantôi s'assoupit et tantôt s'exas-
père. Chose plus grave encore, l'indifférence s'empare de ceux que la passion
à lassés, et prépare d'avance les populations à l'avidité, au vice, à la bas-
sesse. Les ruines de toute espèce amoncelées sur le sol de l'Espagne, peii'
dant les dernières années, par les incendies, la dévastation des champs, la
cessation des industries, sont vraiment incalculables. Les gouvernements de
divers partis qui se sont succédé en Espagne, ont tous vécu de misérables
expédients : ils ont vainement essayé de déguiser la banqueroute sous des
artifices de budget, les créanciers n'en ont pas moins été frustrés, et les
employés pauvres n'en sont pas moins restés dans la vaine attente de leurs
émoluments. En maints endroits, les instituteurs avaient dû fermer les
écoles, reprendre la charrue ou mendier sur les voies publiques. Ce
n'est pas sans raison que, dans un document officiel, le gouvernement de
la République mexicaine, renvoyant à son ancienne métropole les termes
de compassion dont celle-ci l'avait souvent insultée, fit des vœux pour que
« l'ère des révolutions pût enfin se fermer dans la malheureuse Espagne! »
Les Castillans ont été blessés de ces paroles de commisération, mais ils
ne peuvent nier que plusieurs de leurs anciennes colonies du Nouveau Monde
soient en train de les distancer par la prospérité matérielle et la civilisation.
Cependant les progrès n'en sont pas moins réels, malgré la ruine appa-
rente. Pour juger avec équité l'Espagne de nos jours, il faut se rappeler
qu'un siècle ne s'est pas encore écoulé depuis les meurtres juridiques de
l'Inquisition. En 1780, une femme de Séville, «convaincue de sortilège et de
maléfice, » fut condamnée à être brûlée vive, et subit son supplice. A la même
époque, les possessions de main-morte occupaient encore la plus grande
partie de l'Espagne et l'oisiveté générale empêchait d'exploiter le reste. L'igno-
rance était lamentable, surtout dans les universités et les écoles, où les for-
mules régnaient sans conteste, au mépris de toute observation et du bon sens.
Depuis les grands événements qui ont inauguré le dix- neuvième siècle, les
Espagnols, secoués de leur torpeur, ont vécu dans la lutte incessante,
comme au milieu des flammes. Pourtant le pays, malgré des reculs momen-
tanés, a gagné, chaque décade, en population, en industrie, en richesse
TYPES ET COSTUMES. PAYSANS DE LA IIUERTA ET CIGARRERA DE VALENCE
Dessin de P. Fritel, d'après des photographies de M. J. Laurent.
PROGRES DE L'ESPAGNE.
90 X
Il est vrai que les statistiques précises ne sont pas nombreuses ; depuis la
révolution de 1868 surtout, aucune évaluation sérieuse n'a été faite en
Espagne : les gouvernements éphémères qui se sont succédé n'ont publié
que des chiffres trompeurs ou très-vaguement approximatifs : c'est par
l'examen et la discussion de rapports partiels que l'on doit tenter d'arriver
à la connaissance sommaire des choses.
En premier lieu, la population s'est accrue : en dix années, de 1861 à
K° 161. — CHEMINS DE FER DE LA PENINSULE.
|2?2o'0.der.
Giwe par Erharà
Hauteurs
\deoà2oamètres\ \ de 2oo à 5oox,
xt io,3oo,ooo
de 5oo et plus
ItooW.
1870, le nombre des habitants s'est élevé de plus d'un million, et depuis
cette époque l'augmentation n'a pas cessé, en pleine guerre civile. En gé-
néral, le travail est beaucoup plus respecté qu'il ne l'était jadis; tandis que
les couvents se vidaient, les usines s'emplissaient. Il est vrai que, grâce à la
solidarité industrielle et -commerciale des peuples modernes, l'initiative du
travail est en grande partie venue de l'étranger. L'Espagne est redevable à
la France, à l'Angleterre, à la Belgique, d'une part très-considérable du
développement de sa prospérité matérielle. Non-seulement elle a reçu des
ingénieurs, des chimistes, des ouvriers en foule; mais c'est par milliards
904
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
que l'argent des autres nations de l'Europe est venu s'appliquer à l'exploi-
tation de ses ressources de toute espèce. La Belgique et la France ont, à elles
seules, prêté à l'Espagne plus d'un milliard et demi de francs, avec un
espoir de gain qui ne s'est pas toujours réalisé, mais qui n'en a pas moins
enrichi le pays d'une manière permanenle et l'a rapproché du niveau indus-
triel des autres contrées de l'Europe occidentale. Les Anglais ont donné la
N° 1C2 — VALEUR COMPARÉE DES ÉCHANGÉS DANS LES TORTS DE L'ESPAGNE EN 1871.
0 50 100 ISO 200 Millions de s'rancs.
La valeur de SO00OOO dans le mouvement des échanges est représentée par i millimètre de longueur.
plus vive impulsion aux progrès agricoles en demandant aux Andalous
leurs vins exquis, aux Castillans leurs blés et leurs farines, aux Galiciens
leurs bestiaux; ce sont eux aussi qui ont le plus contribué à restaurer le
travail des mines en Espagne en exploitant les immenses richesses métal-
lifères du district de Huelva, de Linarès, de Carthagène, de Somorrostro et
d'autres régions du littoral maritime et du bord des fleuves. Pour l'in-
dustrie proprement dite, les Français ont été les initiateurs les plus actifs
de l'Espagne, en fondant et en soutenant de leurs capitaux de nombreuses
manufactures dans la Catalogne, à Valence et dans les provinces Basques,
PROGRÈS DE L'ESPAGNE. 905
en fabriquant une grande partie de l'outillage industriel des autres pro-
vinces, en important les vins de l'Aragon et de la Navarre. Enfin, c'est aux
capitalistes et aux ingénieurs de toute nationalité que l'Espagne doit les
lignes de bateaux à vapeur qui forment une sorte de guirlande aux mailles
nombreuses sur tout le pourtour du littoral, et son réseau de chemins de
fer, encore inachevé, mais déjà fort considérable, puisqu'il rayonne de
Madrid vers dix cités du littoral péninsulaire, Barcelone, Valence, Alicante,
Carthagène, Mâlaga, Cadiz, Lisbonne, Santander, Bilbao, Saint-Sébastien1.
C'est grâce à l'appui de ses sœurs d'Europe que la nation espagnole a pu
triompher de ces obstacles matériels qui séparaient les provinces de la
Péninsule les unes des autres et leur donnaient des intérêts tout opposés,
cause inéluctable de dissensions et de guerres civiles. Déjà les petites villes
de l'intérieur de l'Espagne commencent à changer de physionomie. Naguère
elles témoignaient du long sommeil delà nation pendant les trois derniers
siècles par l'immuable gravité de leur aspect; on s'y trouvait, comme trans-
porté en plein moyen âge : les places, les rues, les maisons à grilles
■ouvragées, rien n'était changé. De nos jours, la transformation s'opère
graduellement sous l'influence des conditions économiques et de tout le
milieu nouveau des mœurs et des idées.
Au point de vue intellectuel, les progrès de l'Espagne ont été plus rapides.
Certes, l'ignorance est encore bien grande, notamment sur les plateaux des
Castillcs; l'école y est encore bien peu respectée; plusieurs villes populeuses
n'ont pas même un libraire ; des catéchismes et des almanachs sont toute
la littérature des campagnes. Mais la part que l'Espagne a prise au mouve-
ment des lettres et des arts pendant ce siècle prouve suffisamment que le
pays de Cervantes et de Velasquez peut se replacer au rang qui lui convient
1 Evaluation approximative delà production de l'Espagne:
Agriculture 2,000,000,000 fr. (?)
Animaux domestiques : 700,000 chevaux; 2,500,000 ânes et mu-
lets ; 3 000,000 bœufs et vaches ; 23,000,000 moutons ;
4,500,000 chèvres; 1,500,000 porcs.
Mines (1871) ■ 156,775,000 »
Industrie, d'après Garrido 1,587,000,000 »
n .' • /ionr\ i Importation. 382,000,000 fr.) „niL, ... ...
•Commerce extérieur 1874 ••„,,. ,n-,nnnnn 78o. 100,000 »
' ( Exportation . 40o, 100,000 * )
Flotte commerciale (1877) 2,915 navires jaugeant 557,320 tonnes.
Développement des lignes de chemins de fer à la fin de 1878 6,199 kil.
Mouvement sur les chemins de fer en 1878 12,784,952 voyageurs.
Marchandises transportées 5,968,320 tonnes.
Recette totale des chemins de fer • 150,077,375 francs.
Développement des lignes télégraphiques en 1877 15,489 kil.
Dépêches en 1877 1,714,504
Lettres transportées en 187 7 125,752,000
i. 114
906 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
parmi les autres contrées de l'Europe. Pour les œuvres de la science pro-
prement dite, les Espagnols ont été plus en retard. Il faut constater qu'avec
toutes leurs qualités d'intelligence et l'action considérable qu'ils ont exercée
sur le monde, les chrétiens d'Espagne n'ont fourni à la civilisation qu'an
seul homme, l'Aragonais Michel Servet, dont les œuvres scientifiques aient
fait époque dans l'histoire du progrès. Mais si les Castillans et les autres
Espagnols n'ont eu qu'un rôle de bien peu d'importance dans la marche des
connaissances humaines, les Arabes du Guadalquivir ont été longtemps de
véritables initiateurs. Pendant quelques générations ils ont été les maîtres
et les éducateurs de l'Europe en astronomie, en mathématique, en méca-
nique, en médecine, en philosophie : l'ingratitude et la mauvaise foi ont
seules pu leur contester ce mérite. C'est un Arabe d'Espagne, Alhazen, qui
découvrit le phénomène de la réfraction atmosphérique et la décroissance
de densité de l'air en proportion des altitudes; les algébristes arabes ont été
les maîtres des Occidentaux dans leur science; des physiologistes de Cordouc
connaissaient déjà bien des faits d'histoire naturelle, qu'on a retrouvés avec
étonnement dans leurs écrits, après les avoir découverts à nouveau tout ré-
cemment. Le génie inventif des musulmans d'Espagne se réveillera peut-être
un jour chez leurs descendants : c'est assez de plusieurs siècles de sommeil !
Il est à désirer aussi que l'adoucissement des mœurs accompagne le
progrès des intelligences1. C'est un véritable scandale que la « noble science
de la tauromachie » ait encore tant d'adeptes et que les fêtes par excel-
lence soient des massacres d'animaux, rendus plus émouvants par le péril
imminent de l'homme qui fait office de boucher. Quoi qu'en disent les
amateurs de la « couleur locale », les courses de taureaux, de même que
les combats de coqs, suivis avec tant de passion par les Andalous, sont des
amusements indignes, et la fière Espagne se devrait à elle-même d'en avoir
honte : on rougit de voir des hôpitaux, comme celui de Valence, institués
pour soulager l'humanité souffrante, exploiter pour leur propre compte des
arènes d'où les hommes, blessés ou morts, sont emportés sur des civières
sanglantes. Il est grand temps que ces jeux barbares disparaissent comme ont
disparu les « actes de foi», qui consistaient à brûler des hommes et que
l'on venait de toutes parts contempler avec une joie frénétique. Du reste, il
1 Statistique approximative de l'instruction en Espagne, en 1870 :
Sachant
lire et écrire
Hommes 2,414,000
Femmes 716,000
Sachant
Ne sachant
lire seulement
ni lire ni écrire
517,000
5,055,000
389,000
6,803,D00
Total 3,150,000 706,000 11,838,000
Écoles primaires, 23,014 ; 16,358 pour les garçons, 6,676 pour les filles.
Élèves, 1,200,740; 754,150 garçons, 446,610 filles.
MŒURS, COLONIES DE L'ESPAGNE. 907
paraît qu'en dépit des journaux spécialement consacrés à la noble science
du toreo, les traditions du « grand art» se perdent; les toreros s'en vont;
l'école de tauromachie, fondée à Séville en \ 830, n'a pu se soutenir; h Bar-
celone, la ville joyeuse par excellence, les courses n'attirent plus les specta-
teurs ; la plupart des grands cirques, à l'exception de celui de Madrid, ne s'ou-
vrent que deux ou trois fois par an. Le respect de la vie des animaux, sans
/equel la vie des hommes est elle-même tenue pour peu de chose, semble
faire des progrès parmi les Espagnols; mais hélas! que de sauvages retours
vers la guerre et ses violences, les meurtres et les égorgements en masse.
L'Espagne a le bonheur d'être débarrassée depuis une ou deux générations
d'une grande cause d'affaiblissement matériel et moral : elle n'a plus son im-
mense empire du Nouveau Monde. Argentins, Chiliens, Péruviens, Colom-
biens, Mexicains ont secoué l'intolérable joug du monopole castillan ; ils se
sont constitués en républiques indépendantes. La métropole a été ainsi dé-
chargée du soin de « faire le bonheur de ses peuples d'outre-mer » ; elle n'a
plus eu à y maintenir l'inquisition, l'esclavage, les monopoles commerciaux,
les castes et les privilèges ; on l'a dispensée du soin d'y entretenir des ar-
mées et d'en extorquer des impôts. Il est vrai que les anciennes colonies,
devenues autonomes, out eu à passer, depuis leur émancipation, par de ter-
ribles crises de révolutions et de contre-révolutions ; la transition du régime
colonial à celui de la liberté s'est accomplie très-péniblement dans plusieurs
des nouvelles républiques ; mais, en somme, elles ont grandement progressé
en population, en richesse, en activité commerciale, en importance écono-
mique, depuis qu'elles se sont chargées de veiller elles-mêmes au soin de
leurs propres destinées. La mère-patrie et les colonies-filles ont également
gagné à la rupture du lien de force qui les rattachait l'une aux autres.
Cependant l'Espagne n'a point encore accepté sans arrière-pensée l'indépen-
dance de ses anciennes possessions du Nouveau-Monde ; on peut même dire
qu'en principe, l'état d'hostilité continue entre l'Espagne et les républiques
de l'Amérique du Sud situées sur le versant du Pacifique. Depuis que sa
flotte a été repoussée par les forts du Callao, la guerre a cessé par la force
des choses, mais aucun traité de paix n'a été conclu. Il en résulte qu'en
dépit de la communauté d'origine, de langue et de mœurs, il y a très peu
de relations directes entre la péninsule Ibérique et l'Amérique espagnole;
c'est par l'intermédiaire des Anglais, des Américains du nord, des Français,
que les Hispano-Américains sont en rapports avec le pays de leurs ancêtres.
Par malheur pour quelques colonies et pour l'Espagne elle-même, l'em-
pire transocéanique de la Péninsule ibérique n'a pas été perdu tout entier.
On a pourtant représenté ces possessions coloniales, et notamment Cuba
908 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
et les Philippines, comme une source de trésors pour l'Espagne. Le fait est
qu'après avoir été temporairement libérée du joug de la métropole pendant
les guerres de l'Empire, l'île de Cuba put fournir chaque année des sommes
considérables au budget du gouvernement de Madrid ; grâce aux privilèges
dont les Péninsulaires jouissaient au détriment de tous les indigènes, les
immigrants d'Espagne pouvaient s'enrichir rapidement et se donner des
airs de maîtres; surtout les fonctionnaires d'un rang élevé avaient toute
facilité pour gagner rapidement des fortunes, et maint personnage espagnol
a su rétablir ses finances délabrées au moyen de faveurs vendues à beaux
deniers aux planteurs de Cuba et aux négriers de toute nation. Les « capi-
taineries » des Antilles étaient briguées avec la même ardeur que les
proconsulats des provinces romaines, et pour les mêmes motifs de lucre
honteux. Mais si les colonies de l'Espagne donnent à quelques-uns l'occasion
de s'enrichir, soit par des voies honnêtes, soit par le chemin de la fraude,
ce sont là des avantages achetés aux dépens des populations elles-mêmes.
Cuba doit à son état de colonie d'être encore cultivée par des mains esclaves,
et c'est par émancipation graduelle seulement que la race nègre doit être
assimilée aux blancs pour les droits civils. Seule avec l'empire du Brésil,
Cuba garde le triste honneur de tenir les noirs dans la servitude, et na-
guère la traite se faisait impudemment sur ses rivages en dépit des traités
internationaux. Même les habitants blancs de l'île sont tenus dans une
complète sujétion administrative; le moindre Espagnol, fraîchement dé-
barqué de Barcelone ou de Câdiz, peut prendre à leur égard des allures de
dominateur. Aussi la conséquence inévitable de ces injustices a-t-elle fini
par se produire. De 1868 à 1878, la guerre civjle a dévasté le pays : d'un
côté, les partisans de l'indépendance républicaine de l'île et les noirs
libérés ; de l'autre, les immigrants espagnols et les propriétaires d'esclaves,
aidés par les troupes régulières, se disputaient la possession de l'île.
De fréquentes insurrections ont également éclaté à Puerto-Bico, quoique
la configuration du terrain de cette île ne prête nullement à la guerre con-
tre des troupes organisées. Dans les Philippines, les populations de races
diverses, opposées les unes aux autres par la politique traditionnelle de
tous les gouvernements de conquête, ont été, en général, très-dociles à leurs
maîtres, bien que la servitude pesât lourdement sur elles; mais à me-
sure que les habitants s'instruisent et se civilisent, principalement sous l'in-
fluence des Chinois, ils deviennent moins gouvernables, et déjà des conflits
ont eu lieu, pleins de menaces pour l'avenir. Si l'Espagne n'adopte pas à
l'égard de ses colonies une politique analogue à celle de la Grande-Bretagne,
et ne leur laisse pas une entière liberté administrative, elle est certainement
INFLUENCE DES ESPAGNOLS.
900
condamnée d'avance à perdre les restes de son domaine colonial, après s'être
épuisée en longs efforts de reconquête.
Il est donc vivement à souhaiter, dans l'intérêt même de l'Espagne,
qu'elle n'use plus ses forces à continuer par delà les mers la vieille poli-
tique des Charles-Quint et des Philippe II, et qu'elle reconnaisse le droit
des populations à disposer de leur propre sort. Elle sera la première à en
profiter, puisqu'elle pourra concentrer son activité sur son développement
intérieur. D'ailleurs, quoi qu'il arrive, l'influence exercée parles populations
N° 163. ZONE DE LA LANGUE CASTILLANE DANS LE MONDE, COMPARÉE A LA SURFACE DE L'ESPAGNE.
Echelle de 1 ■ 3G.ooo.ooo
4oo
8oo
de la péninsule Ihérique sur le resle du monde est une de celles qui
garderont encore leur valeur pendant de longs siècles. Le fort génie de
l'Espagne se révèle historiquement par la durée de ses œuvres dans tous
les pays où elle domina pendant une période plus ou moins longue de l'his-
toire. En Sicile, dans le Napolitain, en Sardaigne, même en Lombardie,
l'architecture et les mœurs montrent encore combien puissante a été
l'empreinte de ces maîtres d'autrefois. Dans l'Amérique latine, mainte
cité, quoique habitée surtout par des Indiens et des métis, semble aussi
parfaitement espagnole que si elle se trouvait dans les plaines rases de
l'Estremadure, au lieu d'être dans les forêts du Nouveau Monde : on dirait
910 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
un quartier détaché de Badajoz ou de Valladolid. Les races elles-mêmes,
aztèques, quichuas et araucaniennes, ont été hispanifiées par la langue,
les mœurs, la manière de penser. Un territoire immense, double de l'Europe
en étendue, et destiné à nourrir un jour des habitants par centaines de
millions, appartient à ces peuples d'idiome castillan, qui font équilibre
aux populations de langue anglaise, groupées dans l'Amérique du Nord.
De toutes les nations d'Europe, les Espagnols sont les seuls qui puissent
avoir actuellement l'ambition de disputer aux Anglais et aux Puisses la
prépondérance future dans les mouvements ethniques de l'humanité.
Quoi qu'il en soit, ils ont encore en réserve une part considérable de travail
dans l'œuvre commune, grâce à leur forte originalité, à leur caractère
solide, à leur noblesse et à leur droiture.
X
GOUVERNEMENT ET ADMINISTRATION.
Depuis la Révolution de septembre 1868, qui renversa le gouvernement
de la reine Isabelle II, l'Espagne a passé successivement par divers régimes
politiques; elle a subi la dictature du général Prim, puis du régent Serrano;
ensuite la royauté a été proclamée et les Gortes, en quête d'un roi, ont
élu pour souverain Amédée, fils du roi d'Italie. Engagé dans une voie
sans issue légale, incapable de lutter contre l'impopularité qui s'attachait à
sa qualité d'étranger, Amédée dut abdiquer et laisser l'Espagne maîtresse de
ses destinées. Le pays se constitua en république fédérale, changée plus
tard en république unitaire ; puis une révolution militaire expulsa les Gor-
tes du lieu de leurs séances pour installer à leur place le dictateur Serrano,
qu'un deuxième pronunciamiento , expulsa momentanément de l'Espagne
pour donner le trône vacant au jeune Alphonse XII, fils d'Isabelle. Ainsi se
trouvait fermé du moins en apparence, tout le cycle des révolutions inau-
gurées en 1868, six années auparavant. Piécemment le royaume du souve-
rain madrilègne était limité au nord par un autre royaume, dont les fron-
tières oscillaient suivant les vicissitudes de la guerre, et qui comprenait
presque toute la superficie des provinces Basques, une moitié de la Navarre,
une partie de l'Aragon et de la Catalogne. Par une simple ironie du sort,
qu'explique fort bien l'histoire de l'Espagne, le monarque par la grâce de
Dieu, « responsable seulement devant sa conscience », convoquait les délégués
de ses peuples et jurait d'observer leurs fors et libertés, tandis que le roi
GOUVERNEMENT DE L'ESPAGNE. 1)11
dit constitutionnel se passa pendant plus d'une année de toute constitution
en gouvernant au gré de ses conseillers. La forme actuelle de l'appareil
gouvernemental comprend deux Chambres. D'après la constitution de 1876,
les membres de la Chambre des députés, un par 55,900 habitants, sont élus
pour cinq ans par des collèges électoraux, tandis que le Sénat est en grande
partie composé de membres non soumis à l'élection. Un certain nombre,
princes, grands d'Espagne, hauts fonctionnaires et gens riches justifiant
d'une rente annuelle de 60,000 francs, sont sénateurs de droit; d'autres sont
nommés à vie par le souverain; enfin 150 sont élus par les corporations et
par les sujets qui paient les plus forts impôts. Le roi nomme le président
et les vice-présidents du Sénat. Il peut dissoudre simultanément ou" séparé-
ment la Chambre des députés et la moitié élue du Sénat, à la condition de
faire procéder à de nouvelles élections dans un délai de trois mois. Il a le
droit de refuser la sanction aux lois votées par le Parlement. Le ministère
se compose de neuf membres.
Les révolutions gouvernementales qui se sont opérées coup sur coup en
Espagne n'ont guère été pour la nation qu'un changement de décor, car le
fonctionnement des « bureaux » républicains ou monarchiques s'est à peine
modifié pendant la période de crise politique. Malgré les fictions du budget,
le trésor est en état de banqueroute permanente ; si la dette nationale
devait être payée, l'ensemble des recettes annuelles n'y suffirait point, tandis
que le budget de la guerre absorbe actuellement beaucoup plus de fonds
qu'il n'en faudrait pour acquitter l'intérêt annuel de la dette. Tandis que
le service de ces intérêts aurait exigé en 1875 environ 255 millions de francs,
qui n'ont point été payés, les dépenses de guerre ont dépassé 275 millions1.
Les impôts n'ont été remaniés que dans le sens d'une aggravation; la con-
scription si abhorrée des Espagnols, a pris plus d'hommes qu'elle n'en
prenait jadis.
La division politique et administrative est toujours celle qu'a prononcée
le décret de 1841. L'Espagne se partage en 49 provinces, y compris les
îles africaines des Canaries. Chacune de ces provinces est administrée par
un gouverneur civil et se divise elle-même en districts, de 6 à 7 en moyenne
par province. Les communes sont administrées par des alcades ou maires,
que nomment et assistent des conseils municipaux, ou ayuntamientos, com-
posés de 4 à 28 membres, suivant l'importance de la commune, et réélus
1 État du trésor espagnol en 1877 :
Receltes . 755,750,000 francs.
Dette totale, par approximation 15,250,000,000 »
Intérêt de la dette 264/100,000 »
912 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
tous les deux ans. Dans les grandes villes, les alcades sont assistés par des
lieutenants (alcades tenientes). L'administration judiciaire est instituée sur
le même modèle que celle de la France : la hiérarchie des tribunaux com-
prend 9,400 justices de paix, une par commune, environ 500 tribunaux
de première instance, 15 cours d'appel, une cour suprême siégeant à
Madrid. Mais la guerre intestine 'et le régime de l'état de siège auquel,
officiellement ou non, se trouve soumise l'Espagne entière, donnent aux
divisions militaires une importance de beaucoup supérieure à celle des
circonscriptions civiles et judiciaires. La partie continentale du royaume
se partage en 12 capitaineries générales, Nouvelle-Castille, Catalogne,
Aragon, Andalousie, Valence et Murcie, Galice, Grenade, Yieille-Castille,
Estramadure, Bûrgos, Navarre, provinces Vascongades. Les Baléares, les
Canaries, Cuba, Puerto-Rico et les Philippines forment spécialement cinq
autres capitaineries générales. Les capitaineries sont subdivisées en com-
mandements militaires.
Tous les Espagnols sont tenus de servir dans l'armée, à l'exception de
ceux qui fournissent un remplaçant; le trésor, presque toujours à vide, ne
pouvait négliger le rachat du service pour subvenir à ses besoins les plus
pressants. La levée annuelle varie suivant les vicissitudes politiques; elle
serait légalement de 50,000 hommes, mais elle s'est élevée officiellement jus-
qu'à 80,000 individus; les décrets ont même appelé jusqu'à 100,000 hom-
mes sous les drapeaux; mais le nombre des réfractaires, des rachetés, des
malades réduisaient ce chiffre d'environ moitié: la force productive du pays
en hommes valides ne permettrait pas de dépasser le nombre de 60,000 con-
scrits par an. Le temps du service est de sept années dans la cavalerie et
l'artillerie, et dans l'infanterie de huit années, dont cinq dans les régiments
Je ligne et trois dans la milice provinciale. On évalue à plus de 200,000
hommes les troupes de l'armée péninsulaire; 80,000 soldats servant dans
l'armée active et 120,000 environ clans l'armée de réserve. Naguère l'armée
de Cuba se composait d'au moins 60,000 hommes, dont la guerre et les
maladies faisaient périr le quart chaque année. Les garnisons de Puerlo-
Ricoet des Philippines s'élèvent respectivement de 5,000 à 10,000 soldats.
Les principales forteresses de l'Espagne continentale sont les villes de
Saint-Sébastien, Santona (Santander), sur la baie de Biscaye; du Ferrol,
de la Corogne, de Yigo, sur les rias de la Galice; de Ciudad-Rodrigo sur la
frontière portugaise; de Càdiz et de Tarifa à l'entrée du détroit; de Màlaga,
Almeria, Carthagène, Alicante, Barcelone sur la Méditerranée; de Figueras,
Pampelune et Saragosse aux débouchés des routes pyrénéennes.
La marine militaire est puissante : elle se compose déplus de 100 va-
ADMINISTRATION DE L'ESPAGNE. 913
peurs portant près d'un millier de canons et montés par 5,200 matelots
et 4,100 hommes d'infanterie de marine. En 1880, les navires de première
classe comprenaient 2 navires Cuirassés et 7 frégates à hélice; 10 autres
bâtiments non cuirassés faisaient aussi partie des escadres actives; mais la
Hotte, comme l'armée, a un énorme personnel d'officiers supérieurs, tout
un état-major inutile, qui ne sert qu'à ruiner la nation. On compte en
Espagne environ 2,500 officiers de marine, titulaires ou dans le service
actif, 1 pour 4 matelots. Les généraux étaient en 1877 au nombre de 454,
sans compter ceux qui en ont simplement le titre.
Les nobles n'ont plus aucun privilège officiel. Ils sont probablement plus
nombreux en proportion que dans toute autre contrée de l'Europe, puisque
des populations entières, dans les provinces Basques, dans les Asturies, se
vantent d'avoir du « sang bleu » dans les veines. En 1787, on comptait
dans le royaume 480,000 gentilshommes, non compris les femmes et les
enfants, en sorte, que si la proportion s'est maintenue depuis cette époque,
trois millions d'Espagnols pourraient se classer parmi les hidalgos ou
« fils de quelqu'un ». Les grands d'Espagne que la coutume autorise à
rester couverts devant le roi sont au nombre d'environ 1,500, dont 200 de
première classe ; mais tous ne doivent point leurs titres à la naissance. Plu-
sieurs roturiers ont profité de la pénurie du trésor ou de l'avidité des mi-
nistres pour se faire octroyer la faveur convoitée. L'ordre de la. « Toison
d'Or », fondée par Philippe le Bon, est une des distinctions les plus enviées
par les princes et les diplomates de l'Europe.
L'instruction publique est encore très-arrièrée en Espagne. En 1846, un
cinquième seulement des habitants savaient écrire et dans certains dis-
tricts se maintenait encore l'ancienne opinion, d'après laquelle une femme
instruite était tenue pour immorale; en 1860, les sept dixièmes étaient
toujours complètement illettrés, mais on comptait dans les écoles 1,252,000
élèves, tandis qu'en 1871, onze années après, mais pendant une époque de
guerre civile, les établissements d'instruction, publics et privés, n'avaient
que 1,046,550 éièves. L'éducation secondaire, donnée dans 58 collèges pu-
blics, était, pendant la même année, le privilège de 15,881 élèves seule-
ment, mais récemment le nombre des élèves s'est rapidement accru. L'Etat
contribue à l'instruction publique pour une très-faible part ; les dépenses
d'éducation sont laissées presque entièrement à la charge des communes et
des familles. Les diverses universités avaient en 1876 près de 17,000
étudiants, dont 6,825 pour la médecine et 6,409 pour le droit.
La religion catholique, apostolique et romaine, est la religion de l'État,
et ses prélats jouissent de grands privilèges; mais l'étendue de leurs droits,
:. 115
914 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
relativement au pouvoir royal, est encore l'objet de discussions ardentes.
Dans les grandes villes les cultes non catholiques sont plus ou moins tolérés,
grâce à l'intervention des puissances étrangères ; mais les cérémonies doi-
vent rester strictement privées et toute invitation d'y assister faite à des
tiers est illégale : d'après un article de la constitution, «la nation s'engage
à maintenir le culte et les ministres de la religion catholique romaine ». Le
nombre des protestants espagnols était évalué en 1876 à 8,000. La surveil-
lance des écoles appartient exclusivement à l'Eglise, et la censure est exer-
cée par les ecclésiastiques sur les pièces de théâtre. Le nombre des prêtres
est d'environ 40,000; mais, quoique les couvents aient été rétablis depuis
la restauration de la monarchie, les ordres monastiques ne sont que
très-faiblement représentés. L'Espagne fut jadis le pays le plus peuplé de
moines et de religieuses en proportion de ses habitants civils. A la fin du
siècle dernier, le monde ecclésiastique du royaume dépassait 250,000 in-
dividus, dont plus de 71,000 moines et 35,000 nonnes; en 1787, le
nombre des inquisiteurs chargés de veiller à la pureté de la foi et de punir
l'hérésie était de 2,705. A la même époque, le nombre des marchands
n'était que de 54,000, sept fois moindre que celui des gens d'église.
En 1835, les révolutions, les guerres, les transformations sociales avaient
notablement diminué le nombre des religieux, mais la population des
couvents était encore de plus de 50,000 personnes. Une première mesure
de suppression atteignit alors les établissements religieux et près de
mille couvents furent l'objet d'un décret de fermeture. Dans les années
qui suivirent, d'autres lois plus radicales furent votées contre le mona-
chisme et la propriété de mainmorte, et dès 1869 il n'y avait plus un
seul moine en Espagne; les derniers religieux, ceux de la Chartreuse de
Grenade, avaient dû quitter la contrée. Par une étrange vicissitude du sort,
ils s'étaient réfugiés en Belgique, dans ce pays que les Espagnols avaient,
trois siècles auparavant, ramené de force sous le gouvernement des prêtres.
La hiérarchie administrative de l'Espagne se compose de 9 archevêques
et de 43 évêques. Les 9 archevêchés sont ceux de Tolède, siège primatial
de l'Espagne, de Bùrgos, Grenade, Santiago, Saragosse, Séville, Tarragone,
Valence, Valladolid.
Le tableau suivant donne d'après les recensements approximatifs, la
population des diverses provinces de l'Espagne, groupées en régions
naturelles :
POPULATION
en 1877.
Caslilles,
Léon,
Estrema-
dure.
Anda-
lousie.
DES
PBOVl.NCES.
POPULATION
KILOMÉTRIQUE
PARDIYIS.
NATU-
RELLES.
Valence et
Murcie.
Baléares.
Catalogne
et Aragon
Navarre
Biscaye.
et
Losrono
Santander
Asturies
et Galice.
f Madrid
Avila
Badnjoz
Bûrgos
l'âceres
fliudad Real
Guenca
/Guadalajara
.eon. . .
iPalencia
JSalamanque (Salamanca
Ségovie (Segovia
Soria. .-'..„
1 Tolède (Toledo)
Valladclid
IZamora
/Almeria
Câdiz
iCordoue (Côrdoba)
IGrenade (Granada, .
L , V > 87,867
jHuelva [
/Jaen
Mâlaga ....
Uévtlle (Sevilla).
/Albacete
lAlicante
Castellon de la Plana
Murcie (Murcia)
Valence (Valencia) .
Baléares. .....
Barcelone (Barcelona)
Gérone (Gerona) . .
Huesca
.^/ida
JTarragone (Tarragona).
f'feruel
•Saragosse (Zaragoza). .
fÂlava
iGuipûzcoa
logrofio } :11
'Navarre (Navarra). .
\Biscave (Vizcaya) . .
La Corogne (Coruna)
Lugo
Orense
._ . , > 4o,426
jOviedo . .
'Pontcvedra
, Santander.
1410,58'
.«. 5S8,83Ï
Espagne entière
|595,775
180,457
452,809
552,461
506,594
260,641
[257,497
14,497,85l/201'288!
550,210/
180,7851
285,500
149,961
155,654
554,744
247,455]
250,004'
549,854\
450,158
385,5821
|477,719(
4/3'282'M8)210,641
l\ /422,972
9 500,251
0/ \505,291
9\ [219,122
5i U08,154
4)2,041, 878.283,961
451,611'
G79,050;
289,0551289,0551
855,506
299,002
|252,165
9)2,744,437(285,297
550,1051
242,296
400,266.'
93,191V
167,207J
928,961^174,425)
f504,184\
\l89,954J
595,5851
0,587,
5(
576,552
451,946'
255,299,
21
57
40
60
35
41
58
76
24
19
22
16
15
14
16
22
22
25
21
15
25
51
25
45
60
50
57
20
51
68
56
14
80
45
40
60
60
109
52
17
25
52
17
25
31
88
55
28
86
74
41
55
54
100
45
16,445,014
91 G
NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Les colonies espagnoles se distribuent dans toutes les parties du monde.
Sans compter les Canaries, qui sont assimilées aux provinces continentales,
et les presidïos ou bagnes de la côte marocaine, Cuba, « la Perle des
Antilles, » et sa voisine Puerto-Rico sont restées au pouvoir du gouverne-
ment espagnol ; enfin, en d'autres parages de l'Océan, l'Espagne possède les
îles de Fernando Pô et d'Annobon, près des côtes de Guinée, et les Philip-
pines, les Carolines, les Palaos, les Maiïannes, à l'orient du continent
d'Asie1.
Superficie.
Population.
Pvjpul. kibiv.
1 Amérique. . .
[ Cuba
\ Puerto-Rico. . .
118,833 kil.
9,315
car.
1,414,500 (en 1867)
061,500 (en 1877)
hab.
12 hab
75 »
/ Canaries ....
7,624
»
280,400 (en 1877)
)>
57 »
1 Fernando-Pô. . .
\
Afrique . . . ,
, I Annobon ....
/ Colonies de Guinée
2,204
»
55,000 ( » )
»
16 »
\ Ceula et Presidios.
20?
»
10,000 (en 1877)
»
500? »
/ Philippines . . .
500,000
»
6,500,000 (en 1871)
»
21 »
Asie et Océanie.
.' Carolines et Palaos
( Mariannes. . . .
Total
1,450
»
28,800 ( » )
»
20 »
1,140
car.
8,200 (en 1876)
»
7 »
440.586 kil.
8,758,400 habitants.
20 hab
CHAPITRE XI
LE PORTUGAL
VUE D ENSEMBLE.
Le Portugal est l'un des plus petits États souverains de l'Europe, quoique,
pendant une courte période de l'histoire, il en ait été le plus puissant. Il
occupe une superficie inférieure à celle de maint gouvernement de la Russie
d'Europe, et même dans cette faible étendue il est assez maigrement peu-
plé, si ce n'est dans la partie septentrionale, qui est l'une des contrées du
continent où les habitants sont le plus rapprochés les uns des autres l.
Il semblerait d'abord que, par un résultat naturel des attractions géo-
graphiques, le Portugal dût faire partie intégrante d'un Etat ibérique
comprenant toutes les provinces transpyrénéennes ; pourtant ce n'est point
un effet du hasard ni la conséquence d'événements purement historiques,
si le Portugal a presque toujours eu une existence nationale indépendante
de l'Espagne. Il faut remarquer en premier lieu que la partie du rivage
devenue portugaise est à peu près rectiligne ; elle se distingue par l'extrême
uniformité de ses plages, et contraste absolument avec les côtes espagnoles.
Les mêmes conditions de vents, de courants, de climat, de faune et de
végétation se retrouvent sur tout le développement du littoral lusitanien,
et par suite les habitants ont dû s'accoutumer au même genre de vie,
nourrir les mêmes idées, et tendre naturellement à se grouper en un même
corps politique. C'est par le littoral et de proche en proche que le Portugal
s'est constitué en Etat indépendant; le royaume s'est formé successivement
Superficie du Portugal, sans les îles. Population en 1878. Population kilométrique.
1 89,6"25 kiloiivjtres carrés. 4,548,550 habitants. 50 habitants.
918
NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE,
d'une vallée fluviale à l'autre vallée fluviale , du Douro au Minho et au
Tage, du Tage au Guadiana, « d'échelon en échelon, » suivant l'expres-
sion du géographe Kohi, puis, après avoir été momentanément détrait,
c'est de la même manière qu'il s'est reconstitué.
La zone de largeur uniforme qui s'est détachée du corps de la péninsule
Ibérique pour suivre la destinée des campagnes du littoral, était également
N° 164. PLUIES DE LA PÉMKSULE.
WGièraltnr
JDêtPoiz^'jle Gibraltar
Tazw.
0" ! Gr.
Xcnss recevant auy d&rsou*r de> ôoo /nûlzsnetrej' d& nliiie.
.. ,, de ■jio à jooom~"1'
Zon&r recevant aiiy- dessins de iooo"um'
Echelle de î : io.3oo.ooo
o ïb co too ?oo 3oo tioo 121.
limitée d'avance par les conditions du sol et du climat. Dans son ensem-
ble, la zone portugaise est formée par la déclivité des plateaux de l'Espagne,
s'abaissant de terrasse en terrasse et de chaînons en chaînons vers la côte
océanique. La limite naturelle des grandes pluies que les vents d'ouest
apportent sur les collines et les monts du Portugal, coïncide précisément
avec la frontière des deux pays : d'un côté, l'atmosphère humide, les
averses fréquentes, la riche végétation forestière; de l'autre, un ciel aride
ESPAGNE ET PORTUGAL. 919
sur une terre desséchée, des roches nues, des plaines sans arbres. L'abon-
dance des pluies sur le versant portugais accroît aussi brusquement l'im-
portance des cours d'eau qui descendent des plateaux de l'intérieur : en
Espagne, c'étaient de faibles rivières au cours obstrué de pierres; en Por-
tugal, ce sont des fleuves abondants ou même navigables. En outre, les
bornes naturelles, posées par les défilés et les rapides à la navigation du
Minho, du Douro, du Tage, du Guadiana, se trouvent clans le voisinage
de la frontière politique. Toutes ces raisons expliquent suffisamment pour-
quoi le Portugal, en se séparant de l'Espagne, a pris cette forme d'un
quadrilatère régulier. De même que dans un précipité chimique un cristal
prend une existence distincte et se limite par des arêtes précises, de même
le Portugal s'est détaché du reste de la Péninsule, en se donnant des
frontières presque rectilignes. Le port si bien situé de Lisbonne a été,
pour ainsi dire, le noyau qui a servi de centre à ce cristal. Là se déve-
loppait une force propre indépendante de celle qui faisait graviter vers
Tolède ou Madrid le reste de la Péninsule. La partie vivante, active, du
grand corps ibérique s'est élancée hors de la lourde masse de l'Espagne,
trop lente à la suivre dans son mouvement.
Comme il arrive d'ordinaire entre populations limitrophes obéissant à
des lois différentes, et souvent armées les unes contre les autres par le
caprice de leurs souverains, la plupart des Portugais et des Espagnols se
haïssent mutuellement et s'abordent par leurs mauvais côtés. On peut juger
de l'aversion qui naguère encore séparait les deux peuples, par cette en-
seigne que l'on rencontrait, au dire des voyageurs, sur un grand nombre
d'auberges portugaises : « Au meurtrier des Castillans. » Ailleurs, la pre-
mière maison lusitanienne que l'on rencontre en traversant la frontière est
décorée d'une statuette faisant un geste de mépris à l'adresse des Espagnols.
Des chants, des légendes, des proverbes, et l'histoire elle-même, témoignent
de l'énergie des passions soulevées entre les populations voisines. Dans
cet absurde conflit de ressentiments, le Portugais, plus faible, et, par cette
raison même, animé d'un patriotisme plus ardent, apporte plus de rage;
l'Espagnol, plus fort, témoigne plus de mépris. Porlugaeses pocos y locos!
— « Petit peuple, peuple de fous! » dit le proverbe castillan. Lorsque
l'union ibérique, désirée de nos jours par un bien petit nombre d'hommes,
deviendra nécessaire par suite du mélange des intérêts économiques, lorsque
le commerce et l'industrie triompheront des frontières, ce n'est point sans
luttes ni récriminations de haine que s'accomplira ce travail d'assimila-
tion politique.
D'après le témoignage des auteurs anciens, les éléments ethniques origi-
920 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
naires dont se compose la population portugaise sont à peu près les mêmes
que ceux des provinces espagnoles limitrophes; quelques mégalithes y
témoignent aussi de l'existence de populations parentes de celles de la
Bretagne. La partie de la péninsule qui est devenue le Portugal et à laquelle
on donne souvent le nom de Lusitanie, quoique les anciens Lusones dont
parle Strabon habitassent vers les sources du Tage, était peuplée de tribus
celtiques et ibériennes qui luttèrent longtemps avec succès contre les
armes de Rome. Mais ces tribus qui, sur les côtes, avaient dû se modifier
sous l'action des colons grecs, phéniciens, carthaginois, eurent à subir
une influence bien plus énergique encore lorsque les Romains eurent
imposé leur langue, leur administration, leurs formes de gouvernement et
de justice. Ce sont les Latins dont l'impression a été le plus durable
surtout dans les contrées du Nord, et comparés à ces conquérants, les
Barbares du Nord, Suèves et Visigoths, n'ont laissé que peu de traces, si ce
n'est peut-être dans les provinces du nord, où les Suèves, unis aux Van-
dales, maintinrent leur puissance jusqu'à la fin du sixième siècle. Les
mahométans d'origines diverses, qui s'emparèrent du pays à leur tour, ont
aussi contribué puissamment, à changer le sang et les mœurs des habi-
tants. Dans l'Algarve notamment, où la domination des musulmans se
prolongea jusqu'au milieu du treizième siècle, la population est à demi
mauresque. Les nombreuses forteresses que l'on voit sur les sommets, les
vieux murs de défense, rappellent, aussi bien que les légendes racontées
par les paysans, avec quel acharnement se sont livrées les luttes de race,
avant que se soit faite l'unité de gouvernement et de religion.
De même que les rois d'Espagne, les souverains du Portugal, conseillés
par le tribunal de l'Inquisition, ont expulsé de la contrée tous leurs sujets
convaincus ou soupçonnés de n'être point fervents catholiques. Contre les
Maures, les mesures de bannissement furent sans pitié ; mais il y eut des
périodes de répit dans la persécution des Israélites. Des milliers de Juif?
espagnols, bravant l'esclavage et la mort, se domicilièrent en Portugal,
près de la frontière d'Espagne, et, grâce à une conversion apparente, fon-
dèrent sur la terre d'exil d'importantes communautés. Il reste encore
maintes traces de l'ancienne population israélite, surtout, dit-on, dans
les environs de Bragance et dans tout le Tras os Montes, quoique tous
les Juifs avoués, race énergique et intelligente s'il en fût, soient allés porter
leur industrie , leur esprit d'initiative , leurs connaissances, en diverses
contrées de l'Europe et de l'Orient. On sait Faction que les Juifs portugais
ont exercée et qu'ils exercent encore en Hollande, en France, dans la Grande-
Bretagne. A l'époque de l'exil, ils étaient les auteurs, les médecins, les
PORTUGAIS. 921
légistes, aussi bien que les grands spéculateurs du Portugal; ils avaient
fondé à Lisbonne une académie, d'où sortaient les hommes les plus instruits
du royaume; le premier livre imprimé en Portugal l'a été par un juif.
Spinoza, ce penseur si noble et si puissant, était issu de juifs portugais.
Les Portugais ne sont pas seulement mélangés d'éléments arabes, ber-
' bers, israélites ; ils présentent aussi quelques traces de croisements avec
- les nègres, surtout dans les Algarves et dans les grandes villes. Avant que les
noirs de Guinée fussent exportés en multitudes dans les plantations d'Amé-
rique, la traite n'en était pas moins fort active; mais c'est dans les ports
méridionaux de l'Espagne et du Portugal qu'étaient vendus les esclaves
africains. L'historien portugais Damianus a Goes évalue le nombre des
nègres importés à Lisbonne pendant le seizième siècle à dix ou douze mille
par an, sans compter les Maures. Dans chaque maison bourgeoise de Lisbonne
les serviteurs étaient des nègres et des négresses. A la fin du siècle dernier,
les personnes de couleur formaient encore la cinquième partie de la popu-
lation de Lisbonne, et quand elles se rendaient en procession à l'église de
leur patronne, Notre-Dame d'Ataraya, bâtie sur une colline de la rive
opposée du Tage, on aurait pu croire, en présence de ces multitudes de
noirs, qu'on se trouvait dans un pays d'Afrique. Les croisements ont
fait entrer dans la masse du peuple un peu de ces éléments ethniques
provenant des populations les plus diverses de l'Afrique tropicale, et les
Portugais ont pris ainsi dans leurs traits et leur constitution physique un
caractère plus méridional que ne le comportait leur origine première :
Les immigrants portugais qui s'exposent au climat du Brésil, des Indes, de
l'Afrique australe, courent moins de dangers que presque tous les autres
colons de l'Europe dans ces contrées redoutables pour le blanc. Il faut dire
cependant que si la plupart des Portugais réussissent et prospèrent au
Brésil, la majorité de ces immigrants lusitaniens sont originaires des pro-
vinces montueuses du nord. La sobriété des colons portugais semble être
la principale raison de leur facilité relative d'acclimatement.
Actuellement les étrangers qui se mêlent en plus grand nombre à la
population portugaise sont les Galiciens, qui se rendent à Lisbonne et dans
les autres villes du Portugal pour y exercer les métiers de boulanger, de
portefaix, de concierge, de majordome, de domestique. De tous les Es-
pagnols, ce sont ceux qui ressemblent le plus aux Portugais par l'origine,
mais en dépit de l'affinité de race, ils se mêlent peu aux autres habi-
tants , d'autant moins qu'on les tourne en ridicule, à cause de leur
grossier langage et de leur rusticité ; mais leurs colonies s'accroissent in-
cessamment et leur action sur la population environnante augmente
i. H6
922 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
en proportion; d'ailleurs, l'aisance qu'ils finissent presque tous par ac-
quérir, grâce à leur sobriété et à leur esprit d'économie, fait oublier
facilement leur origine. Le mélange de tous ces éléments divers n'a point
produit une belle race. Il est rare que les Portugais puissent se comparer à
leurs voisins les Espagnols pour la noblesse et la régularité du visage. Si
l'on ne voit parmi eux que très-peu d'estropiés et d'infirmes, on ne trouve
non plus que peu d'hommes de belle taille ; trapus, carrés, ils ont une
grande disposition à prendre de l'embonpoint : en certains districts, un
reste de lèpre s'est maintenu. La plupart des femmes sont petites et gras-
ses; elles n'ont point les traits fiers des Espagnoles, mais elles se distin-
guent par la beauté du teint, l'éclat des yeux, l'abondance de la chevelure,
la petitesse et l'élégance du pied, la vivacité de la physionomie, l'ama-
bilité des manières.
Les voyageurs se louent beaucoup des bonnes façons, de l'obligeance,
de la bonté naturelle des campagnards du Portugal, non encore gâtés par
les habitudes du commerce : quoique ayant à l'étranger une réputation de
barbarie, due sans doute au souvenir de leurs crimes de conquête dans
l'Inde et le Nouveau Monde, la plupart des Portugais ont une tendresse
compatissante pour ceux qui souffrent. Ils aiment le jeu, mais ils ne se
disputent point; ils ont la passion des courses de taureaux, mais ils ont
soin de garnir de liège les pointes des cornes, et l'animal est épargné
pour de nouveaux simulacres de luttes. Différents à cet égard de leurs voi-
sins les Espagnols, ils traitent bien les animaux domestiques et se distin-
guent môme par un talent spécial pour apprivoiser les bètes sauvages ; sur
les bords du Guadiana, ils élèvent la fouine, dont ils se servent comme d'un
chat contre les rats et les serpents, Dans leurs rapports mutuels, les habi-
tants du pays sont doux, prévenants, polis : dire d'un Portugais qu'il est
« mal élevé », est l'offenser de la manière la plus sensible. On s'étonne
aussi de l'élégance, seulement trop cérémonieuse, de leurs discours. Se
distinguant à leur avantage des Galiciens, qui parlent un patois difficile
à comprendre, les paysans portugais ont en général une grande pureté
de langage ; ils s'expriment avec une facilité et un choix de paroles des
plus remarquables chez un peuple si pauvre en instruction. On n'entend
aucun jurement, aucune expression indécente, sortir de leur bouche :
quoique grands parleurs, bavards même, ils s'observent avec soin dans leur
conversation. Aussi le Portugal a-t-il fourni de grands orateurs, et l'un de
ses poètes, Camôes, est parmi les plus illustres que le monde ait vus naître.
Mais on se demande si le pays peut donner le jour à des artistes proprement
dits, car, à l'exception du mythique Gran Vasco, dont on ignore même la
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TYPES PORTUGAIS. — PAYSAN d'oVARJ — FEMME DE LEÇAJ — PAYSANNE D AFIFFE
Dessin de D. Maillart, d'après des photographies de Ferreira.
MŒURS ET LANGUE DES PORTUGAIS. 925
nationalité, elle n'a eu ni peintres, ni sculpteurs, ni architectes. Camôes
l'avouait lui-même : « Notre nation, disait-il, est la première par toutes
les grandes qualités. Nos hommes sont plus héroïques que les autres
hommes ; nos femmes sont plus belles que les autres femmes ; nous excel-
lons dans tous les arts de la paix et de la guerre, excepté dans l'art de la
peinture. »
La langue des Portugais ressemble fort à celle des Castillans par les radi-
caux et la construction générale, mais elle est moins ample et moins sonore.
Les mots sont très-souvent « éviscérés » par la suppression des consonnes
/, j, n entre deux voyelles ; en outre, ils s'émoussent à l'extrémité, se
terminent fréquemment par des nasales et se compliquent de sifflantes
auxquelles les étrangers ont quelque peine à s'accoutumer; mais l'idiome
n'a pas les gutturales de l'espagnol. Des historiens ont émis l'opinion que
l'influence de la langue française a contribué pour une forte part à la for-
mation du portugais. D'après eux, le prince de la maison de Bourgogne
qui reçut, le Portugal à titre de fief à la fin du douzième siècle, et les che-
valiers français qui l'aidèrent à guerroyer contre les Maures, auraient eu
assez de prise sur la nation pour leur imposer leur accent étranger et leur
mode de langage. Aucune hypothèse n'est plus improbable, d'autant plus
que le district de Porto, où résidaient les seigneurs français, est précisément
celui où la prononciation du portugais a le plus de rapport avec celle de
l'espagnol. C'est dans l'évolution spontanée du peuple lui-même qu'il faut
chercher la raison de sa langue. Les mots arabes, qui s'appliquent seule-
ment aux objets introduits par les Maures dans la contrée et aux faits en-
seignés par eux, sont moins nombreux dans le portugais que dans le cas-
tillan; mais les Portugais, comme les Espagnols, continuent, sans s'en
douter, de jurer par le dieu des musulmans : Oxalà (Ojalà) « Plaise à
Allah ! » disent-ils fréquemment. Les dialectes brésiliens ont fourni aux
conquérants des centaines de mots qui ont aussi pénétré dans l'idiome
portugais d'Europe.
Bien peu nombreux en comparaison des centaines de millions d'hommes
qui peuplent l'Europe, les Portugais ne pèsent actuellement que d'un faible
poids dan§ les destinées du monde. Pendant un moment de l'histoire, ils
ont été les premiers par le commerce ; leur génie devança celui de tous les
autres peuples. Il est vrai, les Espagnols ont partagé avec les Portugais la
gloire des grandes découvertes du quinzième siècle ; mais ce sont les Portu-
gais qui, après les Vénitiens et les Génois, ont rendu ces découvertes pos-
sibles, en émancipant les premiers la navigation, en cessant de longer les
côtes pour se risquer dans la haute mer, loin de tout rivage; c'est aussi un
926 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Portugais, Magalhaes, qui entreprit le premier voyage de circumnaviga-
tion, terminé seulement après sa mort. Pareille prééminence ne se
retrouvera plus. Les forces s'équilibrent entre les peuples; une tendance
à l'égalité de valeur géographique se produit dans les diverses contrées
par suite de la facilité croissante des moyens d'échange et de communica-
tion. Le Portugal ne saurait donc espérer de reprendre le rôle qu'il eut
jadis parmi les nations ; mais ses ressources bien utilisées et les grands
avantages de sa position à l'extrémité du continent suffisent pour lui assurer
dans l'avenir un rang des plus honorables.
II
PORTUGAL DU NORD. VALLEES DU MINHO, DU DOURO, DU MONDEGO.
Les montagnes du Portugal se rattachent au système orographique du
reste de la Péninsule, mais non pour former de simples contre-forts
s'abaissant graduellement vers la mer ; elles se redressent en massifs
distincts, à formes originales, à contours imprévus. L'individualité du
Portugal se manifeste dans son relief comme dans l'histoire de ses popu-
lations.
Pris dans leur ensemble, les groupes montagneux qui s'élèvent à l'angle
nord-oriental du Portugal, au sud de la vallée du Minho, peuvent être con-
sidérés comme la digue extérieure de l'ancien lac qui recouvrait autrefois
toutes les hautes plaines de la Vieille-Castille. Des Pyrénées à la sierra de
Gâta, la barrière était continue et sa rupture en chaînons séparés est un fait
relativement moderne, dû au travail érosif des eaux torrentielles. Le princi-
pal percement, celui du Douro, n'a pu se faire pourtant sans triompher d'é-
normes obstacles. En aval de sa jonction avec l'Esla, le fleuve rencontre le
mur des plateaux portugais et doit en longer la base sur une centaine de
kilomètres, avant de trouver le point faible par lequel il peut s'échapper vers
l'Atlantique.
Le massif le plus septentrional du Portugal, entre le cours du Minho et
celui de la Lima, est bien choisi comme borne politique des deux nations,
car par ses brusques escarpements et ses rochers, qui s'élèvent au-dessus de
la zone forestière, le monte Gaviarra, ou YOuteiro Maior, « la Grande Col-
line, » domine aussi bien la sierra Penagache, projetée à l'est, du côté de
l'Espagne, que les hauteurs portugaises, terminées à l'ouest par les coteaux
de Santa Luzia. Immédiatement au sud du défilé où s'engage la Lima pour
MONTAGNES DE LA LUSITANIE DU NORD. 927
sortir d'Espagne, se dresse un autre massif escarpé de montagnes, dont l'a-
rête, orientée du sud-ouest au nord-est, sert de frontière entre les deux
États : c'est la serra de Gérez, région de montagnes tellement bizarre et
tourmentée, qu'on ne lui trouve guère d'analogue dans la Péninsule que la
fameuse serrania de Ronda. Quoique moins haute que le Gaviarra, il faut y
voir néanmoins la continuation de la branche principale des Pyrénées can-
tabres; la roche granitique dont elle est composée, et l'alignement des divers
groupes de sommets que l'on voit se succéder au nord-est, à travers les pro-
vinces espagnoles d'Orense et de Lugo, jusqu'au pic de Miravalles, témoi-
gnent qu'elle se trouve bien sur le prolongement de la grande chaîne pyré-
néenne; tous les autres groupes de montagnes qui, sous divers noms, se
ramifient et s'entremêlent en labyrinthe dans la province de « Par-delà les
monts », Tras los Montes, ne sont que des hauteurs d'ordre secondaire par
rapport à la serra de Gérez. Elles paraissent d'ailleurs moins élevées qu'elles
ne le sont en réalité, car elles reposent sur un plateau de 700 à 800 mètres
d'altitude moyenne : en maints endroits, on dirait de simples rangées de
collines.
Les grandes montagnes de la frontière, Gaviarra, Gérez, Larôuco, ressem-
blent aux monts de la Galice par le contraste de flores distinctes, qui sem-
blerait ne pas devoir se rencontrer dans la même zone. Sur leurs pentes, le
botaniste trouve un mélange singulier des végétaux de la France et même
de l'Allemagne avec ceux des Pyrénées, de la Biscaye et des plaines du Por-
tugal. Quant aux cimes plus méridionales, notamment celles de la serra de
Marâo, qui s'avancent en forme de promontoire, entre le cours du Douro et
celui de son grand affluent le Tamega, et qui protègent Porto et son dis-
trict des vents du nord-ouest, trop froids en hiver, trop chauds en été, c'est
à peine si l'on peut y étudier la flore arborescente, car les roches ont été
presque partout dépouillées de leur verdure. De même, les plateaux schis-
teux qui se prolongent à l'est en dominant la vallée du haut Douro, ont
perdu leur parure naturelle de forêts : on n'y voit plus entre les ceps et les
pampres des vignes que les débris noirâtres de la pierre délitée. L'ancienne
faune des animaux sauvages a disparu en partie de ces contrées, comme l'an-
cienne flore ; mais les loups sont encore nombreux et les bergers les redou-
tent fort. La chèvre des montagnes [capta segagrus, hispanica) se rencon-
trait par troupeaux dans la serra de Gérez à la fin du siècle dernier; des
voyageurs modernes disent qu'elle existe encore. C'est probablement à la
présence de ces chèvres sauvages que les montagnes d'où s'écoulent les
eaux de l'Ave, au nord-est de Braga et de Guimaràes, ont dû leur nom de
serra Cabreira.
928 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Si la serra de Gérez peut être considérée comme l'extrémité du système pyré-
néen, la superbe serra da Estrella, qui s'élève entre le Douro et le Tage, est bien
le prolongement occidental de la série de chaînes qui forme l'arête médiane
de la Péninsule, entre les deux plateaux des Castilles. Mais comme les sier-
ras de Guadarrama, de Gredos, de Gâta, les « monts de l'Étoile » ont une
individualité distincte et ne se rattachent au reste du système que par un
seuil montueux et bizarrement raviné. En pénétrant en Portugal, la sierra
de Gâta, qui s'étale en une sorte de plateau, prend en conséquence le nom
de las Mesas (Tables), et va se relever en chaînes indistinctes, la serra Gar-
dunha, la serra do Moradel, entre le Zezere et le Tage. La grande rangée gra-
nitique de l'Estrella, plus isolée et plus majestueuse que tous ces massifs
secondaires, s'élève en pente douce au-dessus de la région accidentée où le
Mondego et divers affluents du Tage et du Douro prennent leurs sources.
De ce côté, l'accès de la montagne est facile : c'est la serra mansa, la
« montagne douce » ; du côté du sud, au contraire, au-dessus de la vallée du
Zezere, les escarpements sont abrupts, malaisés à gravir : c'est la serra
brava, la « montagne sauvage ». Des lacs charmants, disposés en vasques
étagées comme les « laquets » des Pyrénées et les « yeux de mer » des
Carpates, se rencontrent dans le voisinage du principal sommet, le Malhào
de Serra, et donnent lieu à diverses légendes. Eux aussi sont censés être
en communication avec la mer, participer à son flux et à ses tempêtes, et
cacher, comme elle, d'immenses trésors dans leurs eaux. Les lacs et les
cascades qui s'en épanchent ont fait donner à plusieurs montagnes de ce
massif le nom fort juste « d'aiguières » : ce sont, en effet, des réservoirs
de sources, que les vents d'ouest, toujours chargés de pluies, prennent soin
de ne jamais laisser tarir.
Les pentes supérieures de la serra Estrella sont couvertes de neige pen-
dant quatre mois de l'année, et quelques cavités profondes en conservent
même en été. Les habitants de Lisbonne trouvent en abondance dans ces
glacières naturelles la provision qui leur est nécessaire pour la confection
de leurs sorbets. Même la serra de Lousào, qui prolonge au sud-ouest les
monts de l'Etoile, reçoit assez de neige en hiver pour en alimenter les
cafés de Lisbonne. C'est aux derniers promontoires du Lousào que cesse
le système orographique de l'Estrella. Les hauteurs et les collines de
l'Estremadure qui se prolongent au sud-ouest vers le massif de Cintra
et qui se terminent au Cabo da Pioca, point de repère des navigateurs,
appartiennent à une formation distincte, et consistent principalement
en assises jurassiques revêtues au nord et au sud de strates crétacées.
C'est d'une façon tout à fait générale seulement que l'on peut ratta-
CLIMAT DU PORTUGAL.
[fl'J
cher à l'arête « carpéto-vétonique » de la Péninsule ces diverses petites ser-
ras et celles qui accidentent le plateau de Beira Alta, au sud de la fosse pro-
fonde dans laquelle passe le Douro1.
Exposées comme elles le sont à l'influence des vents océaniques et des
contre-alizés, tout chargés des vapeurs puisées dans les mers équatoriales,
les montagnes de Beira et d'Entre-Douro et Minho reçoivent annuellement
une très-forte part d'humidité. Les pluies tombent en abondance sur leurs
pentes, non par orages violents et soudains, comme dans les pays tropi-
caux, mais par averses continues. C'est en hiver et au printemps que les
nuages se fondent le plus fréquemment en eau, mais il pleut aussi dans
les autres saisons : aucun mois ne se passe sans apporter son contingent d'a-
verses. En outre, les brouillards se montrent très-souvent à l'issue des
vallées et sur le littoral jusqu'à la latitude de Coïmbre. Il est arrivé que
dans la Serra Estrella, la précipitation annuelle de l'humidité s'est élevée à
plusieurs mètres, comme sur les côtes occidentales de l'Ecosse et de la
Norvège. Seules quelques contrées tropicales, dans les Indes et le Nouveau
Monde, ont de pareils déluges atmosphériques.
Cette grande humidité de l'air, ce bain de vapeur dans lequel se trouve
immergé le Portugal du Nord ont pour conséquence une grande égalité de
climat. A Coïmbre, l'écart entre le mois le plus chaud et le mois le plus
froid est à peine de 10 degrés2. Les froidures ne sont vraiment rigoureuses
que sur les plateaux où souffle la bise, et les chaleurs ne paraissent presque
intolérables que dans les creux et les vallées où l'air circule avec peine :
telle est la fissure au fond de laquelle coule le haut Douro; au pied des
rochers qui réverbèrent les rayons du soleil , à Penafiel notamment,
on se sent comme dans un four. Mais, si l'on ne tient pas compte
de ces climats exceptionnels, on trouve à l'ensemble du climat boréal
Altitudes diverses du Portugal, au nord du Tage
Gaviarra 2,403 met.
Serra de Gérez. .
Larôuco
Serra de Marào.
2 Température de la Lusitanie sep
coïmbre, d'après Coello
Hiver
Moyenne 16°,68
Ï5°,22 .Perv).
Printemps
Été. . .
Automne .
Mois le plus froid (janvier)
Mois le plus chaud (juillet) .
,500? »
,548 »
,429 »
entrionale
Malhào da Serra (Serra de Estrella). 2.
Bragança 2
Lamego. . 1.
Castello Branco 1.
Moyenne 15°, 66
11°,24
17°,25
20u,50
17°,40
10%7
20°,8
Moyenne des pluies : Porto 1 ,525 mill. en 115 jours de pluie ; Lisbonne 769 millim. en 1
i. 117
porto, d'après Luiz et Pery.
Hiver
Printemps. . . .
Été
Automne . . . .
Mois le plus froid (janvier). . .
Mois le plus chaud (août). . .
294 met.
105 »
514 ».
10°,6
14°,8
21°,0
16%2
10°,1
21%3
38 jours
930 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
de la Lusitanie un caractère essentiellement tempéré. Ainsi qu'en té-
moigne, du reste, l'aspect des forets, des prairies et des champs, le Por-
tugal du Nord appartient plus à la zone de l'Europe centrale qu'à celle
du inonde méditerranéen. Si ce n'est dans les jardins et à titre de curio-
sité, le palmier ne se montre point en Portugal au nord de la vallée du
Tage ; mais l'olivier, l'oranger, le cyprès y contrastent délicieusement avec
les arbres du nord.
Une autre conséquence de l'extrême humidité de l'air et de la fréquence
des pluies est la multitude et l'abondance des cours d'eau. Camées et,
depuis ce grand poëte, des écrivains sans nombre ont célébré la beauté des
campagnes de Coïmbre qu'arrose le Mondego, le charme des cascades qui
ruissellent entre les branches, la pureté des sources qui s'élancent des
roches tapissées de verdure. Au nord du Mondego, le Vouga, qui va se
perdre dans les étangs marins d'Aveiro, puis les divers affluents du Douro,
et par delà ce fleuve, l'Ave, le Càvado, le Neiva, la Lima serpentent égale-
ment dans les campagnes les plus riantes, où la grâce de la végétation se
trouve rehaussée par le contraste des rochers et des montagnes. La Lima
n'est pas la seule rivière de ces contrées qui eût mérité de faire oublier aux
soldats romains les fleuves de leur patrie et de recevoir d'eux, ainsi que
l'affirme une tradition sans valeur, le nom de la source grecque du Léthé.
Tous les autres fleuves des provinces septentrionales ont des rivages si
charmants, que, n'était la trop grande fréquence des pluies, on vou-
drait y vivre et y mourir. La Lima, appelée Limia par les Espagnols,
est de tous les cours d'eau de la Péninsule le seul qui se trouve encore
dans sa période de transition géologique. Les autres ont déjà vidé les lacs
du plateau dans lesquels s'amassaient leurs eaux supérieures. La Lima,
que retenait à l'ouest une digue de rochers plus difficile à percer que
celle du Tage et du Douro, n'a pas encore complètement emporté le
trop-plein de son bassin d'origine : un grand marécage, la lagune Beon,
ou Antela, rappelle les temps où une vaste mer intérieure, semblable au
lac de Genève, emplissait encore son beau cirque de montagnes.
La pente moyenne des fleuves portugais est trop considérable et les
barres qui en défendent l'entrée sont trop périlleuses pour qu'ils aient
pu acquérir une grande importance comme chemins de navigation. Tous
ont, il est vrai, leur port d'accès, mais, à l'exception du Douro, qui roule
les eaux d'un sixième de la péninsule Ibérique, aucun ne peut servir de
débouché à de vastes districts de l'intérieur et, par conséquent, n'a de
valeur sérieuse pour le commerce général delà contrée. Bien différente du
littoral de la Galice, si bizarrement découpé en golfes et, en rias, en
CLIMAT, FLEUVES, LITTORAL DE LA LUSITANIE DU NORD. 931
innombrables havres de refuge, la côte de tout le Portugal du Nord se
développe en longues plages, fort dangereuses quand souffle le vent du
large, et redoutées à bon droit par les marins. De la bouche du Minho au
cap Carvoeiro, sur un développement d'environ 500 kilomètres, la plage
ressemble à celle des Landes françaises, entre l'estuaire de la Garonne et la
base des Pyrénées, Sauf le cap de Mondego et quelques monticules isolés, au
N° 165. — VALLEE DE LA LIMA.
8° Gr.
pied desquels s'enracinent les sables, la côte ne présente que de longs
estrans aux courbes régulières; toutes les inégalités primitives du littoral,
toutes les baies de formes diverses qui pénétraient au loin entre les bases
des montagnes, ont été masquées par le cordon de sable, et les vagues le
renouvellent incessamment en se servant des matériaux que leur apportent
les fleuves et de ceux qu'elles prennent elles-mêmes en sapant les rochers
granitiques de la Galice. A la fin de l'époque glaciaire qui avait trans-
formé l'Europe occidentale en un autre Groenland, les plaines du Por-
932
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
N° 166. — DUNES DAVEIRO.
tugal étaient depuis longtemps débarrassées de leurs glaces, tandis que
les rivages de la Galice et des Asturies en étaient encore encombrées;
aussi les alluvions ont-elles pu faire leur œuvre au midi, tandis que plus
au nord elle est encore bien loin d'être achevée. L'apparence générale
de la contrée témoigne que toute la basse vallée du Vouga était jadis un
golfe se ramifiant au loin dans les
terres; mais d'un côté les dépôts ma-
rins, de l'autre les apports fluviaux
ont comblé en grande partie l'an-
cienne mer intérieure. Géologique-
ment, le bassin d'Aveiro offre une
frappante ressemblance avec le bas-
sin d'Arcachon. Ses eaux, de même
que celles de tous les fleuves de la
côte, sont extrêmement poisson-
neuses; mais le Douro est le cours
d'eau le plus méridional de l'Europe
où pénètrent encore les saumons.
La vie animale est tellement sura-
bondante dans certaines parties du
Duero espagnol, que, suivant le pro-
verbe, « son eau n'est pas de l'eau,
mais du bouillon. »
Comme la côte des Landes, la plage
rectiligne de Beira-mar est presque
partout bordée de dunes dressées par
le souffle de la mer. Derrière ces
dunes, les eaux douces de l'intérieur,
remplaçant peu à peu les eaux salées
des anciens golfes, se sont amnssées
en étangs insalubres, et leurs bords,
comme ceux des eaux dormantes du
sud-ouest de la France, sont couverts
de bruyères diverses, de fougères,
d'arbousiers, de superbes genêts,
hauts de 6 à 10 mètres, tandis que les forêts voisines sont formées de
chênes-liéges et de pins. Une même origine géologique a donné à l'en-
semble de la végétation la même physionomie. Jadis aussi les dunes de la
côte portugaise étaient mobiles et marchaient à l'assaut des campagnes cul-
Echelle de f?4oo.ooo
ioTCl.
LITTORAL DE LA LUSITANIE DU NORD. 955
tivées de l'intérieur, mais, bien avant qu'on ne songeât en France à les fixer
par des semis, on avait eu cette idée en Portugal. Du temps du roi Diniz
« le Laboureur », dès le commencement du quatorzième siècle, les collines
de sable avaient déjà cessé de marcher ; des forêts de pins les avaient
consolidées.
Les habitants de la partie cultivable des bassins du Minho et du Douro
sont très-nombreux, proportionnellement à la surface du sol. Dans la pro-
vince comprise entre les deux fleuves, la population est même beaucoup
plus dense que dans la province limitrophe de Pontevedra, la plus riche
en hommes de toute l'Espagne. Si la France était relativement aussi
peuplée que l'est la province du Minho, elle aurait près de 70 millions
d'habitants. Pour trouver dans cet espace étroit la nourriture suffisante, il
faut que les Portugais du Nord travaillent avec beaucoup de zèle, et leur
province est, en effet, la mieux cultivée de la Péninsule. Ce fait s'explique
d'ailleurs par la raison bien simple que les cultivateurs sont en grand
nombre propriétaires ou du moins afforados, c'est-à-dire usufruitiers ina-
movibles, moyennant un minime tribut de quelques francs au propriétaire
en titre. Presque tous les paysans possèdent un intérêt direct dans la
bonne exploitation des richesses du sol, et peuvent transmettre leur pro-
priété à l'un de leurs enfants, qui dédommage ses frères et ses sœurs par
une certaine somme que fixe la loi. Grâce à cette tenure du sol, presque
toutes les parties basses de la Lusitanie du Nord sont cultivées comme un
jardin. Dès le siècle dernier, Link constatait que le nombre des paysans
aisés était en raison inverse du luxe des monastères et de l'étendue des
grandes propriétés : il n'est pas rare de rencontrer dans le Minho des
paysannes portant, comme les Frisonnes et les riches Serbiennes, de véri-
tables fardeaux de bijoux, surtout des colliers d'or, de style mauresque.
Les habitants de la contrée font preuve de la plus ingénieuse industrie
pour arroser les pentes supérieures des collines rocailleuses; en plusieurs
endroits, leurs travaux de recherche à la poursuite des sources ressemblent
à des galeries de mines. Nombre de montagnes ont été taillées en terrasses
(geios) que l'on arrose avec le plus grand soin et qui sont cultivées en
prairies artificielles. Ce remarquable amour du travail s'associe chez les
Portugais du Nord à de hautes qualités morales. D'après le témoignage
universel, les habitants de ces contrées seraient certainement les meilleurs
de tout le Portugal par la douceur du caractère, la gaieté, la bienveillance;
pour la danse et les chants, ce sont, dit un auteur, de vrais bergers de
934
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Théocrite. Souvent un jeune homme défie en vers un de ses compagnons, et
l'autre lui répond en chantant des rimes improvisées. Les paysans de la
contrée ont aussi gardé l'habitude de célébrer des mystères religieux,
auxquels se mêlent parfois des spectacles mondains, représentant l'histoire
de Charlemagne, de Geneviève de Brabant, de Gonzalve de Cordoue.
Quelques-unes des populations du littoral ont aussi une véritable beauté.
Les femmes d'Aveiro, quoique souvent affaiblies par les fièvres paludéennes,
ont la réputation d'être les plus jolies de tout le Portugal. M. Latouche
croit reconnaître dans les indigènes de ces districts, les traits, la physiono^
mie, les mœurs d'une population orientale.
^° 167. PORTO ET LE « PAYS DU VO ».
Echelle de 1.000.000
De nos jours, l'industrie agricole la plus importante des provinces du
Nord est la culture de la vigne et la préparation des vins connus d'une
manière générale sous le nom de vins de Porto. Le principal district de
vignobles, désigné d'ordinaire sous l'appellation de Paiz do Vinho, occupe,
au nord du Douro, entre les deux grands affluents le Tamega et le Tua,
des pentes de collines nues et sans arbres, fort laides à voir, dont les'
schistes noirâtres et désagrégés sont exposés directement en été à toute la
force des rayons solaires, tandis que les vents âpres du nord et parfois les
neiges les refroidissent en hiver; mais, outre cette région des vins exquis,
de vastes espaces, moins favorables à la production du liquide précieux,
sont cultivés en vignobles dans toute l'étendue de la contrée. Vers la fin du
VINS DE PORTO. 955
dix-septième siècle, le district du haut Douro, actuellement si riche, élait
à peine cultivé et ses habitants étaient des plus misérables; tous les vins
dits do Porto provenaient alors des rives inférieures du Corgo. Les Anglais
n'avaient pas encore apprécié les vins de ces contrées, et Lisbonne leur
fournissait en abondance tous les crus portugais qui jusqu'alors avaient
flatté leur goût. La culture des vignobles du Douro ne prit une certaine
importance qu'après le traité conclu par lord Methuen, en 1705. Dès lors,
la réputation des vins secs de Porto ne cessa de grandir; une compagnie,
fondée par le marquis de Pombal, et plusieurs fois transformée depuis, se
constitua pour l'exploitation de vastes domaines; la ville de Pozo de Piegoa,
située au bord du Corgo, dans une espèce d'entonnoir de hautes collines,
devint fameuse par ses foires, où des transactions d'une heure faisaient
la ruine ou la fortune des négociants; enfin toute une cité de celliers et
d'entrepôts s'éleva sur la rive gauche du fleuve, en face de Porto. Depuis
plus d'un siècle, le port-wine, vrai ou frelaté, et d'ailleurs toujours forte-
ment mélangé d'eau-de-vie, est un des vins obligés de toute table anglaise.
Aussi presque tout le produit des vendanges du Douro est-il expédié,
soit directement en Angleterre, soit dans les colonies britanniques et aux
Etats-Unis; avant 1852, les meilleures sortes, dites « vins de factorerie »
(vinhus de feitoria), ne pouvaient être envoyées qu'en Angleterre. Le Cap,
les Indes anglaises, Hong-kong, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, en reçoivent
tous une part considérable par la voie d'Angleterre, tandis que la France,
où ces vins sont moins appréciés, en importe directement à peine une ou
deux centaines de barriques. Les Brésiliens et les Portugais du Brésil sont,
après les Anglais, les meilleurs clients de Porto; la mère patrie leur envoie
chaque année environ 40,000 hectolitres devins. Jl est bon d'ajouter que
les vignobles du Portugal ne produisent qu'une faible partie du liquide que
l'on boit dans le monde sous le nom de port-wine: on a calculé que, pen-
dant les années de mauvaise récolte, la consommation de ce qu'on appelait
«vin de Porto» dépassait cinquante ou soixante fois la production réelle1.
L'élève des mulets, très-bien pratiquée par les montagnards de Tras os
Montes, est aussi une source de revenus considérables pour les provinces
du Nord, de même que l'engraissement des bestiaux, animaux d'une rare
beauté, que l'on importe des provinces limitrophes.de l'Espagne pour les
1 Production des vignes du Portugal, avant l'oïdium (1855) 4,800,000 hectolitres.
Production moyenne des vignes d'Alto-Douro (Porto), en 1848. . . 535,000 »
» « en 1870. . . . 517,000 »
Exportation en Angleterre » ... 169,000 »
»> au Brésil » , -i • 45,220 :>
Exportation totale en 1875 525,0(30 :>
936 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
expédier en Angleterre. On s'occupe aussi de la culture des primeurs pour
le marché de Londres et même de Rio de Janeiro. Quant à l'industrie
proprement dite, elle est assez importante depuis le moyen âge dans cette
partie du Portugal, et la présence de nombreux Anglais, habiles à
profiter des ressources du pays, a donné une grande impulsion au
travail des manufactures. Porto a plusieurs filatures de coton, de laine
et de soie, des fabriques d'étoffes, des usines métallurgiques, des raffi-
neries de sucre ; ses joailliers, ses bijoutiers, ses gantiers sont réputés
fort habiles. Cependant l'exploitation du sol, l'industrie, le commerce
licite, enfin la contrebande, qui se pratique dans de vastes proportions
sur les frontières du district de Bragança, ne suffisent pas à nourrir
tous les habitants : le pays, surpeuplé, doit se débarrasser chaque année
de milliers d'émigrants qui, à l'imitation de leurs voisins les Gallegos,
vont chercher fortune à Lisbonne, ou même par delà l'Océan, à Para,
à Pernambuco, à Bahia, à Piio de Janeiro, sur les plateaux du Brésil. C'est
en majeure partie des bassins du Minho et du Douro que viennent les hardis
colons qui ont fait et qui entretiennent la prospérité du Brésil : quoique
mal vus par les Brésiliens, ils sont les véritables créateurs de la richesse
dans le Portugal du Nouveau Monde. La plupart des émigrants du Minho
et de Tras os Montes qui se rendent au Brésil, et qui sont au nombre de
dix à vingt mille par an, s'embarquent à Porto même; d'autres prennent
Lisbonne pour première étape. Naguère, avant que les chemins de fer
n'eussent facilité le voyage, les Portugais du Nord qui descendaient à Lis-
bonne, cheminaient par troupes nombreuses, sous la direction d'un chef,
ou capataz, et suivaient, de rancho en rancho, un itinéraire connu. Les
habitants du district de Vianna voyagent surtout comme plâtriers et
maçons. Certains districts sont presque uniquement habités par des
femmes; les hommes sont absents.
Les populations des hautes provinces n'ont pas le seul privilège de renou-
veler incessamment le sang des Portugais du Sud et de leurs parents d'ou-
tre-mer, ce sont elles aussi qui ont donné son assiette politique à l'État
de Portugal. C'est le Porto Cale, situé là où se trouve actuellement le fau-
bourg de Villanova de Gaya, en face de la cité de Porto, qui a donné son
nom à l'ensemble de toutes les contrées portugaises ; c'est à Lamego, su-
ies coteaux qui dominent au sud la profonde vallée du Douro, que les Coi-
tes auraient, suivant une tradition plus ou moins justifiée, constitué le
royaume de Portugal en 1145; Porto fut d'abord capitale du nouvel État,
de même que Braga avait été jadis celle des rois suèves; et quand, après
la courte domination des Espagnols, le pays recouvra son indépendance
lipjri '! ' ': '
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IIS
INDUSTRIE, COMMERCE DES PORTUGAIS DU NORD.
y.39
politique, ce furent les ducs de Bragança, dans le Tras os Montes, que l'on
désigna pour la royauté. Quoique l'admirable situation de Lisbonne et su
position centrale lui assurent un rôle prépondérant, c'est fréquemment de
Porto que part l'initiative, quand un changement considérable se prépare.
On a remarqué que le succès des révolutions nationales et les chances des
partis dépendent surtout de l'attitude des énergiques populations Ju Nord.
N° 168. — SAO JOAO D4 FOZ
Elles ont leur caractère propre, et n'obéissent point à Lisbonne sans discu-
ter la valeur des ordres; aussi Porto a-t-ellc reçu le nom « de cité mu-
tine ». Si l'on en croyait les Portuenses eux-mêmes, ils seraient de beau-
coup les supérieurs de leurs rivaux les Lisbonemes par l'énergie et la valeur
morale ; eux seuls seraient les dignes fils de ces Portugais du grand siècle
qui parcouraient les mers à la recherche de peuples inconnus; en tout
cas, ils se distinguent certainement des habitants de la capitale par une
allure plus décidée, une parole plus brève, un regard plus ouvert. Dans le
'•140 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
langage populaire, les gens de Porto et ceux de Lisbonne sont désignés par
les appellations peu nobles de tripeiros (mangeurs de tripes) et d'alfasinhos
(mangeurs de laitue).
Porto ou 0 Porto, le « Port » par excellence, est la métropole naturelle
de tout le Portugal du nord et la seconde cité du royaume par son com-
merce et sa population; par l'industrie, elle se trouve au premier rang.
Vue des bords du Douro, qui n'a guère en cet endroit plus de 200 mètres,
de large, elle se présente superbement en un double amphithéâtre. Ses deux
ecllines sont séparées par un étroit vallon rempli d'édifices, et dominées,
l'une par la cathédrale, l'autre par le haut et gracieux clocher dos Clerigos
(des Prêtres), qui sert de point de reconnaissance aux navires cinglant de
l'Océan vers la barre d'entrée. En bas, de larges rues élégantes, tirées au
cordeau, de belles places, semblables à celles de toutes les villes modernes de
trafic, découpent en rectangles uniformes la ville du commerce et de l'indus-
trie, tandis que, sur les pentes, des rues escarpées et sinueuses, des escaliers
même, montent à l'assaut des quartiers élevés; d'ailleurs, la propreté est
partout fort grande; la ville tient à mériter par sa bonne tenue les éloges de
ses nombreux hôtes venus d'Angleterre. Sur la rive gauche du fleuve s'étend
en un long faubourg la ville de fabriques et d'entrepôts, Gaya,dont les celliers
contiennent, dit-on, une moyenne de quatre-vingt mille pipes, soit quatre
cent mille hectolitres de vin. Sur les bords du fleuve, et sur les terrasses
qui le dominent, se prolongent de fort belles promenades, d'où l'on voit se
dérouler les admirables perspectives du fleuve et de ses longs méandres, avec
les navires qui le sillonnent, et les maisons de plaisance qui reflètent va-
guement dans les eaux les faïences bleuâtres de leurs façades. Au loin, sur
les collines, se montrent d'anciens couvents, des tours de défense, des vil-
lages à demi cachés dans la verdure : telle est, sur un coteau de la rive
méridionale du Douro, au sud-est de Porto, la petite bourgade d'Avintes,
célèbre par la beauté de ses femmes. Elles apportent chaque jour à la ville
la broa ou pain de maïs, qui entre pour une si grande part dans l'alimen-
tation des Portuenses : le pain vient de Vallongo, situé à une quinzaine de
kilomètres au nord-est de Porto.
Du côté de la mer, les deux villes sœurs de Porto et de Gaya se prolon-
gent par des faubourgs dans la direction de l'embouchure, qu'elles attein-
dront peut-être un jour, quand des voies nouvelles, communiquant avec
l'intérieur de l'Espagne, apporteront au marché du bas Douro de plus
grands éléments de commerce. Malheureusement l'entrée du fleuve est
périlleuse d'accès. A mer basse, le seuil n'a guère plus de 4 mètres de
profondeur; en outre, il n'a qu'une faible largeur et les rochers voisins
VIANNA DO CASTELLO, VILLA DO CONDE. 941
mettent en péril les embarcations qui le franchissent. Enfin, même dans
le fleuve, les navires de quatre à cinq cents tonneaux qui vont s'amarrer aux
quais de Porto et de Gaya ont aussi à craindre un danger, celui des crues ;
après les pluies, quand le fleuve gonflé s'exhausse dans son lit trop étroit,
il arrive souvent que les câbles se brisent et que les ancres chassent sur le
fond. C'est donc en dépit de grands désavantages que le port du Douro,
dont les échanges représentent une valeur d'environ 100 millions, rivalise
d'activité avec celui du Tage. On s'occupe maintenant de la construction
d'un port sur le littoral, dont la superficie sera de près de 400 hectares et
qui recevra les plus gros navires.
La petite ville de Sao Joao da Foz, dont la forteresse surveille l'embou-
chure du fleuve, porte sur sa colline un phare qui en signale les dangers ;
mais elle n'a'point de commerce elle-même : comme ses voisines Mattozinhos
et Leça, dont l'ancien couvent fortifié dresse encore son donjon tel qu'il
était au douzième siècle, elle est surtout fréquentée à cause de la beauté
de ses plages, de la pureté de ses brises marines, du voisinage des forêts
de pins : en été, chaque train y amène en multitude les habitants de
Porto. Ceux-ci se rendent aussi en grand nombre sur les sables d'Espinho,
au sud du fleuve, malgré l'odeur de poisson que répand le village, peuplé
de pêcheurs de sardines. Sur les côtes qui s'étendent au nord jusqu'aux
frontières de l'Espagne, maint petit havre du littoral doit, comme Sào Joào,
son mouvement d'affaires bien plus aux visiteurs qui viennent s'y baigner
qu'aux embarcations en quête de denrées. Tous les ports de rivière du
Portugal du Nord ont encore moins d'eau sur leur barre que n'en a le
Douro et par conséquent ne peuvent être les points d'attache que d'un
faible commerce de cabotage. Le Minho, dont la passe la plus profonde
n'a guère plus de 2 mètres k marée basse, a pour sentinelle portugaise, à
son entrée, la petite bourgade fortifiée de Caminha et « l'îlot », ou Insua,
remarquable par sa source d'eau vive. La Lima, d'un accès peut-être plus
difficile encore, a cependant h son embouchure une ville un peu plus
importante que celles du Minho, la coquette Vianna do Castello, si gracieu-
sement nichée dans sa fertile campagne semée de maisons de plaisance. A
la bouche du Cavado est un autre petit port, le bourg d'Espozende ; puis
sur l'Ave, vient la Villa do Conde, à laquelle des chantiers donnent quelque
animation. C'est là qu'on lançait naguère ces navires si effilés et si
rapides qui servaient à faire la traite des esclaves : lors des grandes expédi-
tions de découverte qui ont illustré le Portugal, les meilleurs bâtiments
étaient ceux qu'avaient construits les charpentiers de Villa do Conde.
Parmi les cités situées dans l'intérieur de la province d'Entre-Douro et
942 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Minho, on célèbre Ponte de Lima, fameuse depuis les temps anciens pjr
la beauté champêtre de ses paysages, Barcellos, suspendue, pour ainsi dire,
aux escarpements qui dominent le Gâvado et ses bords si bien ombragés,
Amarante, célèbre par ses vins et ses pêches, et fière de son beau pont sur
le Tamega; mais les deux villes vraiment importantes par leur population,
leur industrie, leur richesse, sont les deux cités voisines de Braga et de
Guimaràes, toutes les deux admirablement situées sur des hauteurs d'où
l'on contemple les plus riches campagnes. Vieille colonie romaine, capitale
des Callaïques ou Galiciens, puis des Suèves, résidence des anciens rois de
Portugal, devenue, du temps de l'union avec l'Espagne, la ville primatiale de
toute la Péninsule, Braga (Bracaraugusta) n'a pas seulement ses grands
souvenirs, elle est aussi une place de commerce et d'activé industrie; on
y fabrique, pour le Portugal, le Brésil, les colonies de la Guinée, des
chapeaux, des lainages, des armes, des objets en filigrane d'une forme
élégante et pure. Guimaràes n'est pas moins curieuse que Braga par ses
monuments et ses légendes du moyen âge. On y montre , près d'un
porche d'église, l'olivier sacré qui naquit d'un aiguillon planté dans le
sol par Wamba, quand il était encore laboureur, sans ambition de royauté;
le vieux château qui domine la ville et ses tours est celui où naquit
Affonso, le fondateur de la monarchie portugaise. Guimaràes est aussi fort
industrieuse; elle a des fabriques de coutellerie, de quincaillerie, de linge
de table, et les visiteurs anglais ne manquent pas de s'y approvisionner
de boîtes de prunes bizarrement décorées. Dans les environs jaillissent des
eaux sulfureuses, très-fréquentées, que connaissaient déjà les Romains
sous le nom à'Aqux Levse. Les eaux les plus célèbres du pays, las C aidas
de Gérez, sourdent dans un vallon tributaire du Câvado, au pied de monts
escarpés, couverts de hêtres et de pins.
Les villes de Iras os Montes, de même que celles de Beira Alta, au sud de
la vallée du Douro, se trouvent pour la plupart en des régions trop mon-
tueuses et sont trop éloignées des grands chemins de commerce pour avoir
attiré les populations. Villa Real, sur le Corgo, est la localité la plus com-
merçante du Tras os Montes, grâce aux vignobles des environs, et possède de
véritables palais ; Ghaves, près de la frontière d'Espagne, est une ancienne
forteresse, ayant gardé, sur le Tamega, un de ces admirables ponts qui ont
illustré le siècle de Trajan ; elle était célèbre, du temps des Romains, par
ses eaux thermales, dont le nom (Aquse Flavise) est encore, sous une forme
corrompue, celui de la ville. Bragança, capitale de l'ancienne province de
Tras os Montes et dominée par son admirable citadelle, occupe, à l'angle
nord-oriental du royaume, une position des plus importantes pour le
LAMEGO, VISEU, COIMBRE. 945
commerce légitime ou de contre-bande ; suivant les oscillations des tarifs
douaniers, elle expédie de l'une ou de l'autre manière les étoffes et les
autres marchandises de ses entrepôts : c'est le centre le plus important du
Portugal pour la production des soies grèges. Au sud du Douro, la ville
pittoresque de Lamego, dominant le fleuve, en face de la région des grands
vignobles, est renommée pour ses jambons; Almeida, qui veille à la fron-
tière, pour tenir en échec la garnison espagnole de Ciudad Rodrigo,
disputait jadis à la ville d'Elvas le rang de première citadelle du Portugal ;
Gnarda est aussi une ancienne forteresse ; Yiseu, célèbre par les hauts faits
du Lisitanien Viriatus, à l'époque de la domination romaine, est un lieu de
passage important entre la vallée du Douro et celle du Mondego; sa foire de
mars est la plus fréquentée de tout le Portugal. C'est dans la cathédrale de
Viseu que se trouve le plus remarquable tableau du Portugal, vrai chef-
d'œuvre, attribué à un peintre dont l'existence même est problématique,
Gran Vasco. Les bergers des environs de Viseu sont les hommes les plus
beaux et les plus forts de tout le Portugal : tête et jambes nues, ils ont un
aspect fort sauvage, quoique, à l'égal de tous leurs compatriotes, ils aient
des manières polies et dignes.
Coïmbre, l'ancienne Mminium et l'héritière de la Conimbrica romaine,
dans le Beira-mar, est la cité la plus fameuse et la plus peuplée entre
les deux métropoles de Lisbonne et de Porto. Elle est connue surtout
comme ville d'université ; ses mille ou quinze cents collégiens et étudiants,
jadis deux fois plus nombreux, ses professeurs en soutane, tout un monde
d'école qui rappelle les républiques universitaires du moyen âge, donnent
à la ville une physionomie particulière : c'est là que le portugais se parle
avec le plus de pureté. Coïmbre se distingue aussi par la beauté de ses
environs, ses bosquets d'orangers, ses maisons de campagne éparses dans
la verdure, son admirable jardin botanique où les plantes tropicales
s'entremêlent en groupes charmants aux végétaux de la zone tempérée. Sur
les bords du clair Mondego, d'où l'on aperçoit le pittoresque amphithéâtre
de la ville, s'étalant sur la pente du coteau, on- visite la quinta das
Lagrimas (maison des Larmes) où fut égorgée la belle Inès de Castro, si
cruellement vengée plus tard par son mari, Pierre le Justicier. Sur le
corps meurtri d'Inès les nymphes du Mondego versèrent des larmes qui se
sont changées en une source d'eau pure : ainsi le raconte une légende
créée peut-être par les beaux vers de Camôes, que l'on a gravés sur une
pierre, à l'ombre des grands cèdres.
Peu de contrées en Europe sont aussi belles et d'un aspect plus enchan-
teur que les campagnes du Beira-mar arrosées par le Mondego, cette « ri-
i. U9
946 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
vière des Muses », d'aulant plus chères aux Portugais qu'elle coule en
entier sur leur territoire. Un des villages situés entre Coïmbre et la mer
porte le nom bien mérité de Formoselha ; une ville voisine est appelée
Condeça Nova, qu'une étymologie, probablement erronnée, fait dériver de
Condeixa, c'est-à-dire « la Corbeille de Fruits » ; nulle ville ne serait
mieux nommée : ses oranges, qui fournissent à Coïmbre un de ses princi-
paux articles de commerce, sont exquises; ses jardins, bien cultivés, sont
merveilleux par la verdure, les fleurs et les fruits. Au sud, Miranda do
Corvo et Soure ont aussi de beaux vergers. Au nord, l'ancien couvent de
Bussaco, bâti sur une terrasse au milieu de forêts solennelles où se mêlent
les cyprès, les cèdres, les chênes, les ormeaux, est un lieu de délices. La
route qui conduit au monastère, transformé maintenant en palais pour
les riches habitants de Coïmbre et de Lisbonne, serpente, de détour en
détour, sous les branches entrecroisées. Au pied de la montagne jaillissent
les eaux thermales de Luso, très-fréquentées depuis quelques années, sur-
tout à cause de la beauté des paysages environnants. Les pins de Goa et
d'autres arbres exotiques ont été plantés, pour la première fois en Europe,
dans la forêt de Bussaco.
Le port de Coïmbre, Figueira da Foz, l'un des mieux abrités du littoral,
a, comme les autres ports de rivière du Portugal du Nord, le désavantage
d'être obstrué à l'entrée par un seuil de sable mobile. Pourtant l'embou-
chure du Mondego, au sud de laquelle sont les bains fréquentés de Lavos,
reçoit un assez grand nombre de caboteurs : tous les vins du district de la
Barraïda, que produisent les plaines comprises entre le cours du Mondego
et celui du Vouga, ont même pris de leur port d'expédition le nom de « vins
de Figueira », sous lequel ils sont fort appréciés au Brésil. Au nord, Mira
n'a qu'une plage dangereuse. Avec Figueira, les ports les plus actifs de la
contrée sont les deux villes d'Ovar et d'Aveiro, situées dans la « Hollande
portugaise », au bord des étangs que les dunes du littoral ont séparés de
la haute mer. Au moyen âge et lors de la grande période des découvertes,
un commerce fort important d'échanges et de pêcherie se faisait par l'en-
tremise de ces deux villes. Aveiro posséda, dit-on, jusqu'à 160 navires pour
la grande pêche. Le littoral sableux ne présentant point une résistance suffi-
sante à l'action des vagues, il se déplacerait à chaque tempête si l'on ne tra-
vaillait à fixer la passe par des rangées de pieux, à la base desquels la vase est
affouillée par le courant ; mais ces moyens ne suffisent pas toujours et le
chenal a fréquemment dévié. L'ancienne ouverture, dite Barra da Vagueira,
se trouvait près de l'extrémité méridionale du long estuaire intérieur.
Actuellement, la passe est directement en face d'Aveiro ; c'est par là que
COIMBRE, AVEIRO, ESTREMADURE. 947
l'on expédie les sels, les grains et les fruits qu'apporte de l'intérieur la
rivière canalisée du Vouga. Les marins d'Aveiro, de ses voisines Ilhavo, Mur-
toza, et de la cité d'Ovar, bâtie à l'extrémité septentrionale de l'estuaire, ont
la réputation d'être les plus vaillants du littoral. Ils s'occupent surtout de
la récolte du varech, de la pêche de la sardine, de l'élève des huîtres et
possèdent de grands établissements de salaisons1.
III
LA VALLEE DU TAGE, L E S T REM AD U RE.
Le cours inférieur du Tage divise le Portugal en deux moitiés inégales,
fort différentes par l'aspect général et les contrastes du sol et du climat.
C'est dans la vallée de ce fleuve que s'opère la transition naturelle entre le
nord et le sud de la Lusitanie; c'est là aussi qu'à la faveur du magnifique
estuaire envoyé par l'Océan au-devant du fleuve a pu s'établir la capitale de
la contrée et l'une des cités les plus importantes de l'univers.
À son entrée dans le Portugal, en aval du pont grandiose d'Alcàntara,
le Tage, qui sert d'abord de frontière commune entre les deux pays, est
encore un fleuve encaissé, rapide, inutile pour le commerce aussi bien que
pour l'irrigation des plateaux riverains; il se trouve à près de 140 mètres
au-dessus du niveau de la mer et doit traverser encore un chaînon de
rochers, au défilé de Villa-Velha de Piodào. Au delà, sa vallée s'élargit peu
à peu; il reçoit le Ponzul, qui passe au pied de la colline portant l'ancienne
ville forte de Castello Branco,puis s'unissant au Zezere, qui naît dans la serra
Estrella, en amont deCovilhâ, il change de direction et coule, vers le sud-
ouest, dans un lit obstrué d'îles et de bancs de sable. Dans cette partie de son
cours, ses eaux, devenues tranquilles, sont navigables en toute saison. Au-
dessous du village de Salvaterra commence le delta proprement dit ; le
grand lit continue de longer à droite la base des collines, tandis que le lit
1 Villes principales du Portugal au nord de la Serra Estrella :
Porto 108,350 hab. en 1878.
Avec Gaya et les villa-
ges voisins . . . . 170,000 »
Braga 20,250
Coïmbre (Coimbra). . 15,900 »
Pavoa de Varzim. . 11,000 »
Ovar 10,450 hab. en 1878.
Vianna do Castello. . 9,250 - »
Murtoza 9,150 »
ilhavo 8,600 »
Lamego 8,400 »
Guimaraès 8,200 .»
Viseu 7,250 hab. en 1878.
948 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
secondaire va recevoir à gauche les rivières de Sorraia et de Santo Estevao
et limite, à Test, l'île de Lezirias, terre basse et presque inhabitée où ser-
pentent des canaux marécageux. Vers la partie méridionale de l'île, les deux
bras qui l'entourent sont déjà la mer; le flot les élargit deux fois par jour
et s'étale au loin sur les plages. Les eaux fluviales se perdent dans le vaste
estuaire de Lisbonne, auquel on a gardé le nom de Tage, mais qui est
vraiment un golfe dont l'eau est plus ou moins salée, suivant l'alter-
N° 169. ESTUAIRE DU TAGE.
Echelle de 58o.ooo
nance des crues et des étiages ; déjà tout près de l'extrémité septentrio-
nale du vaste bassin, entre Sacavem et Alhandra, des salines bordent la
rive. Le contraste de la mer et du courant fluvial se montre nettement :
d'un côté sont les eaux profondes où voguent les navires; de l'autre, le flot
rapide courant sur un lit de sable, que les paysans traversent à gué pen-
dant les mois de sécheresse.
Le Tage est une des rivières qui, par la direction de leur cours, témoignent
h .2
< 2
o
O J3
MONTAGNES DE L'ESTREMADURE: 951
le plus clairement de la tendance qu'ont les eaux courantes de l'hémisphère
boréal à empiéter sur les terres de leur rive droite. Jadis, lorsque la grande
mer intérieure qui recouvrait les plateaux de la Nouvelle-Castille se vida
par l'issue du Tage, ce fleuve dut rouler une quantité d'eau fort considé-
rable qui déblaya une partie des collines de la Lusitanie. Or la configuration
du sol permet de voir, comme sur une carte en relief, que les courants ont
passé en déluge sur les terres de la rive gauche et en ont nivelé les saillies,
puisqu'ils ont incessamment gagné vers la droite, c'est-à-dire vers le nord,
pour longer la base des montagnes et des collines du système de l'Estrella.
Les deux rives du Tage offrent le même contraste que les bords des fleuves
de la Sibérie : la rive gauche ou celle d'outre-Tage (Alemtejo) est la côte
« d'aval »; la rive droite est la berge « d'amont »; de ce côté se trouvent les
pentes rapides, les falaises et des hauteurs de plusieurs centaines de mètres,
que la majesté de leur aspect permet presque de qualifier de montagnes.
La petite chaîne irrégulière qui forme l'ossature de la péninsule com-
prise entre le Tage et l'Océan, au nord de Lisbonne, ne se relie aux monts
de l'Estrella que par un seuil raviné, où passe le chemin de fer de Santarem
à Porto, et où s'entremêlent les sources des deux versants. Au sud de Leiria,
les collines, déjà plus hautes, servent de contre-forts à un sommet domi-
nateur, la Serra do Aire ou « Montagne du Vent », d'où l'on voit s'étendre à
ses pieds, comme un immense tapis brodé, les campagnes verdoyantes qu'ar-
rose le Tage et les landes rousses de l' Alemtejo. Au sud, le Monte Junto est
un autre point culminant des hauteurs de l'Estremadure ; il projette à
l'ouest un seuil latéral, qui va former une saillie triangulaire en dehors de
la côte, et se rattache par une plage basse à File rocheuse du cap Carvoeiro.
Cette île, moins grandiose d'aspect que l'Argentaro et le Circello du lit-
toral italien, mais non moins curieuse au point de vue géologique, porte la
forteresse et la petite ville de Péniche, où les femmes, presque isolées du
monde, passent leur temps à faire de la dentelle. Au large, une barre sous-
marine réunit le cap Carvoeiro à l'île de Berlinga, environnée d'écueils, et
aux Faiïlhâos, également redoutés des marins. Un pittoresque château fort,
qui sert en même temps de prison, s'élève sur l'île de Berlinga, au-dessus
d'un petit havre de pêcheurs.
Entre l'estuaire de Lisbonne et la mer, la péninsule rétrécie n'offre plus
qu'un dédale de collines peu élevées, mais présentant néanmoins de grandes
difficultés aux communications, à cause de l'étroitesse des vallées et de leurs
brusques contours. C'est dans cette région tourmentée que Wellington éta-
blit, pendant la guerre péninsulaire, ses fameuses lignes de Torres Vedras,
qui transformaient tout le district de Lisbonne en un vaste camp retranché.
952 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
Au sud de ces collines , dont chacune portait sa redoute, se dressent
d'autres collines. Toute la contrée s'élève jusqu'au massif des admirables
hauteurs de Cintra, devenues si fameuses par leurs palais, leurs vallons
ombreux, leur climat délicieux, et le souvenir des événements qui s'y sont
accomplis. Une partie de ce massif, comprenant les hauteurs de Lisbonne
jusqu'à Sacavem, au bord septentrional de l'estuaire, est occupée par des
N° 170. PENICHE ET LES BERLINGAS .
Echelle de ilt.1.860
masses basaltiques, qu'ont rejetées d'anciens volcans. Durant l'époque géolo-
gique actuelle, aucun nouveau flot de lave ne s'est épanché des crevasses de
ces montagnes, mais il est probable que les terribles tremblements de terre
de 1551 et de 1755 avaient leur cause dans l'agitation des matières bouil-
lantes et des gaz enfermés sous les couches superficielles. La première série
de secousses dura huit jours, et renversa un grand nombre d'édifices. Quant
à l'ébranlement du siècle dernier, on sait quels désastres en furent la con-
COLLINES DE LISBONNE. 953
séquence; peut-être aucune des violences de la nature ne fit plus d'im-
pression sur les esprits des peuples de l'Europe. Dès le premier choc, qui
pourtant ne dura pas plus de quatre à cinq secondes, une grande partie de
Lisbonne était en ruines; plus de quinze mille habitants, même trente ou
quarante mille, suivant quelques historiens, étaient écrasés sous les débris
de 5,850 édifices; une minute après, une vague de douze mètres de hauteur
s'élançait de la mer et noyait les fuyards entassés sur le quai. Un seul
quartier, l'Àlhama, ou Mouraria, l'ancien lieu de résidence assigné aux
Maures, au pied de la citadelle, échappa au désastre. L'incendie, qui s'éleva
des foyers engloutis, dévora des milliers de maisons que la secousse avait
laissées debout ; pour empêcher le pillage, le marquis de Pombal fit éri-
ger la potence au milieu des ruines : sans l'énergie de cet homme, la cour
se serait enfuie, dit-on, pour transférer le siège du gouvernement à Rio de
Janeiro. Du centre de vibration, qui probablement se trouvait sous Lisbonne
même ou dans le voisinage immédiat, les oscillations du sol se propagèrent
sur un espace immense, que les historiens de la terrible catastrophe ont
diversement évalué, mais qui ne peut avoir été moindre de 5 millions de
kilomètres carrés. Porto fut partiellement démolie; le havre d'Alvor, dans
les Algarves, fut comblé; les murs de Cadiz furent jetés bas; et l'on
affirme que presque toutes les grandes villes du Maroc tombèrent de la
secousse. Une certaine activité intérieure du sol se manifesterait encore,
s'il est vrai que les roches « poussent » au fond de l'anse de Seixal, dans
la partie de l'estuaire située au sud de Lisbonne, et qu'il ait fallu inter-
rompre pour cette raison la construction des navires qui se faisait dans
cette baie.
La configuration de la côte et des montagnes, du « Roc de Lisbonne »
au cap d'Espichel, fait présumer que, dans l'antiquité géologique, des
changements bien plus grands encore se sont opérés dans la forme de la
contrée. La courbure si admirablement régulière du littoral qui se déve-
loppe au large de l'entrée de Lisbonne, forme dans son ensemble un seul
trait géographique violemment scindé en deux parties par le goulet de
l'estuaire. Ce détroit lui-même, plus géométriquement taillé que celui de;
Gibraltar, s'ouvre comme une sorte de défilé régulier, comme une « cluse»
entre l'Océan et la mer intérieure de Lisbonne; il semble s'être insinué par
une fissure entre le massif de Cintra et l'arête isolée des monts d'Àrrabida,
qui limitent au nord la baie de Setûbal, et dont la masse principale se
compose de roches crétacées, semblables à celles de la péninsule du nord.
Très-probablement les deux groupes de collines faisaient partie du même
système de montagnes, et le Tage, qui se déverse actuellement dans la mer
i. 120
954
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
par l'estuaire de Lisbonne, allait la rejoindre autrefois par celui de Sado, à
travers les vastes plaines d'origine tertiaire qui constituent le sol de l'Alem-
tcjo. Quoi qu'il en soit, peu de régions du littoral méritent plus que la
côte de Lisbonne d'être étudiées, et promettent aux géologues une histoire
plus attachante -
11 ne reste plus de la catastrophe du siècle dernier que des traces insigni-
fiantes, et la capitale du Portugal, quoique peuplée seulement des deux tiers
des habitants qu'elle eut au commencement du seizième siècle, s'est COrn-
HO 171. ENTREE DU TAGE ,
Eci.de 1.J82.400
plétement relevée de ses ruines. Môme les quartiers du centre, qui avaient
été renversés de fond en comble, sont remplacés par des blocs d'édifices
réguliers, ayant sinon une beauté architecturale, du moins cette majesté
froide que donnent la symétrie des lignes et la longueur des perspectives.
L'antique cité d'Olissipo, qu'une légende classique dit avoir été fondée par
le sage Ulysse, occupe maintenant, au bord du Tage, un espace d'environ
5 kilomètres ; mais si l'on considère comme une dépendance naturelle de
la capitale les faubourgs qu'elle projette, à l'est et à l'ouest, le long du
rivage, la ville n'a pas moins de 14 kilomètres, de Poço do Bispo à la Tour
de Bellem (ou Belem). Dans l'intérieur des terres, Lisbonne, que l'on ne
pouvait manquer, en la comparant à Rome, de dire également bâtie sur sept
ESTUAIRE DU TAGE, LISBONNE. 955
collines, emplit les vallons, et gravit les hauteurs jusqu'à 2 ou 5 kilomètres
en moyenne; en outre, elle s'est agrandie aux dépens de l'estuaire, en conso-
lidant et en rattachant à la terre ferme les laisses indécises qui découvraient
à basse mer. Une admirable promenade, l'Aterro de Boa Yista, qui se pro-
longe de Lisbonne vers Bellem, sur un espace de plus d'un kilomètre, a
pris la place de vases nauséabondes. C'est de l'estuaire du Tage, ou mieux
encore des collines du sud, qu'il faut contempler le panorama de la ville.
Vues ainsi à distance, Lisbonne, ses tours, ses coupoles, ses promenades,
présentent un spectacle vraiment enchanteur, qui justifie bien le mot des
Portugais :
Que nâo tem visto Lisbôa,
Nâo tem visto cosa boa!
(Qui n'a pas vu Lisbonne, n'a rien vu de beau!)
Il est vrai que l'intérieur de la superbe métropole ne répond pas à l'im-
posante beauté de l'extérieur. Lisbonne possède une grande place de nobles
proportions, dite Largo do Comercio ; elle a tous les édifices qui appartien-
nent à l'organisme d'une capitale et d'un grand port de commerce, palais,
églises et cathédrale, bourse et douane, université, collège et théâtres;
mais, à l'exception de la chapelle de Sào Joao Baptista, qui fut érigée dans
l'église de Sào Roque, elle n'a point d'édifice vraiment remarquable. La
fameuse chapelle, l'une des constructions les plus somptueuses qui existent,
a été en entier montée à Rome, où elle fut temporairement exposée dans
la basilique de Saint-Pierre, et d'où elle fut expédiée par fragments : co-
lonnes, autel, panneaux, pavé, tout n'y est que marbre, porphyre, jaspe,
cornaline, lapis-lazuli. En dehors de la ville, la seule construction vrai-
ment grandiose et célèbre à bon droit est l'aqueduc, os Arcos das Agoas
Livres, qui apporte à la ville l'eau pure puisée près de Bellas, à une quin-
zaine de kilomètres vers le nord-ouest. Dans la plus grande partie de son
cours, l'eau coule en souterrain, mais, en approchant de Lisbonne, elle
franchit une vallée sur un pont superbe de trente-cinq arches de marbre,
dont l'une n'a pas moins de 75 mètres de hauteur. Il a été construit sous le
règne de Joao V, le Rei Edificador, pendant la première moitié du dix-
huitième siècle. Le tremblement de terre de 1755 ne lui fit aucun dom-
mage.
Si Lisbonne est relativement pauvre en monuments curieux, elle possède en
compensation d'inestimables privilèges donnés par la nature ; peu de villes
ont été mieux dotées que ne l'a été la célèbre cité. De même que les condi-
tions du sol et du climat expliquent en grande partie les destinées du Por-
955 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
tugal, de même l'histoire de Lisbonne se lit dans les traits du milieu
géographique. En premier lieu, cette capitale se trouve à peu près exacte-
ment sur la ligne médiane de tout le littoral portugais, h l'endroit autour
duquel devaient le mieux s'équilibrer toutes les forces du pays. En outre,
Lisbonne a le précieux avantage de posséder un port excellent, accessible
aux plus grands navires, puisque la profondeur du chenal d'entrée dépasse
partout 50 mètres; il est parfaitement protégé contre les vents dangereux du
sud-ouest, et se prolonge jusqu'à plus de 10 kilomètres en amont de la ville;
les navires y sont amenés par la marée et en sont remportés par le jusant.
Ce port est à la fois un estuaire et la bouche de l'un des fleuves de la
Péninsule qui se prêtent le mieux au commerce dans la partie inférieure de
leur cours; les chalands, portant les denrées locales, et les bâtiments long-
courriers viennent à l'encontre les uns des autres dans la même rade.
Les flottes réunies dans le port de Lisbonne ne sont pas seulement à l'abri
des orages; grâce à l'heureuse configuration du littoral, il est, en outre,
facile de les défendre contre les attaques du dehors. Des deux côtés la terre
s'avance en promontoire, comme pour fermer l'estuaire, et ne laisse aux
navires, entre les charmants rivages de ses collines, qu'un étroit goulet
de passage, dont la largeur varie de 1 à 5 kilomètres, et que l'on a bordé
de bastions et de forts. Deux ouvrages de défense croisent leurs feux, à
l'entrée même du détroit : sur un promontoire du nord, le fort Sào Juliâo;
sur un îlot de la pointe méridionale, la Tour do Bugio.
Toutefois l'importance naturelle de Lisbonne ne lui vient que pour une
faible part de sa position par rapport au reste du Portugal : elle lui vient sur-
tout de la situation qu'elle occupe relativement à l'Europe et au monde. Tant
que le grand mouvement de l'histoire ne dépassa point le bassin de la Médi-
terranée, pendant la période gréco-romaine et presque tout le moyen âge,
Lisbonne, ne se trouvant pas encore sur un des grands chemins des nations,
ne pouvait évidemment sortir de son obscurité ; mais dès que les Colonnes
d'Hercule eurent cessé d'arrêter les marins, dès que les navigateurs italiens
eurent enseigné leur art aux Portugais, le beau port du Tage fut l'un des
principaux points de départ des navires de découverte. Lisbonne devenait
le véritable observatoire de l'Europe vers les mers atlantiques. Nulle cité
n'était mieux placée pour les explorateurs qui voulaient se rendre aux
Àçores, à Madère, aux Canaries, pour ceux qui avaient à suivre les côtes du
Maroc, prolongation naturelle du littoral portugais vers le sud, et qui, de
promontoire en promontoire, cherchaient à contourner le continent africain.
On sait avec quel succès les marins de Lisbonne accomplirent leur œuvre de
découverte : ils finirent par donner à leur mère patrie un littoral immense»
LISBONNE. 951)
d'un développement beaucoup plus considérable que la circonférence même
de la terre. En Afrique, en Amérique, en Asie, dans les îles de l'extrême
Orient, les territoires censés appartenir à l'imperceptible Portugal occu-
paient une prodigieuse étendue, dont nul géographe n'eût pu tenter de se
rendre compte. De pareilles conquêtes étaient du domaine de l'épopée ; il
fallait un Camôes pour les chanter.
Cette époque de gloire ne dura pas longtemps. La fière Lisbonne, que les
peuples orientaux désignaient sous le nom de « Résidence des Francs »,
comme si elle eût été la capitale de l'Europe, perdit sa prééminence vers la
fin du seizième siècle. Comparable à une petite barque de trop forte voilure,
la puissance du Portugal chavira soudain. Ecrasée par le terrible régime de
Philippe II, corrompue, en outre, par des mœurs trop luxueuses, énervée
parle mépris du travail qu'engendre l'emploi du labeur des esclaves, Lis-
bonne eut à céder une grande partie de son commerce à ses rivales d'Espa-
gne, tandis que les marins hollandais lui enlevaient, en Amérique et aux
Indes, ses plus riches colonies : le monopole qu'elle avait exercé pendant plus
d'un demi-siècle lui était à jamais ravi. Mais, en dépit de tous ses désastres,
en dépit du tremblement de terre qui jeta bas ses édifices, Lisbonne a tou-
jours tenu un rang élevé parmi les villes commerçantes. Certes, ses quais
sont loin d'avoir l'animation de ceux de Marseille, de Liverpool ou de la Ha-
vane; les eaux de sa rade ne sont pas incessamment sillonnées par les va-
peurs, et la forêt de mâts est encore loin d'y avoir l'étendue qu'elle eut aux
grandes époques de la prospérité nationale ; mais il faut reconnaître que
Lisbonne n'est pas encore à même de tirer parti de tous ses avantages1. Sans
doute la grande cité du Portugal est devenue le point d'attache de plu-
sieurs lignes de grands paquebots transocéaniques ; en outre, elle est la
tête de ligne du réseau des chemins de fer européens; mais quels détours
bizarres fait encore la voie ferrée pour aller rejoindre Madrid par les soli-
tudes de l'Estremadure espagnole et les plateaux de la Manche! Une voie de
communication directe par Salamanque vers la France et le reste de l'Eu-
rope manque toujours à Lisbonne; d'ailleurs, cette route, qui abrégera de
480 kilomètres la distance entre Lisbonne et Paris, eût-elle existé depuis
longtemps, les fréquentes révolutions de l'Espagne en auraient détourné
les voyageurs et les marchandises. C'est donc à l'avenir qu'il appartient
encore de faire du port de Lisbonne un grand lieu d'échange entre les na-
tions. L'importance croissante du Brésil, avec lequel le Portugal a gardé
tant de rapports intimes, ne peut manquer de réagir favorablement sur la
* Commerce de Lisbonne en 1872 113,100,000 fr.
Mouvement des navires » 5,675 navires jaugeant 2,296,450 tonnes.
960 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
prospérité de l'ancienne métropole. Quand la colonie se fut affranchie des
liens du monopole, Lisbonne, privée de son commerce exclusif, se crut
ruinée du coup; mais elle peut attendre du Brésil libre beaucoup plus que
ne lui eût donne le Brésil asservi. Cette contrée d'outre-mer est le meilleur
client du Portugal, puisque la moitié des exportations de Lisbonne lui est
destinée; pour l'importation, le Brésil est au deuxième rang, quoique de
beaucoup dépassé par l'Angleterre.
Quanta l'Espagne, qui pourtant confine au Portugal sur près de 1,000 ki-
lomètres d'étendue, Lisbonne ne fait avec elle, pour ainsi dire, aucun com-
merce maritime, et, par le chemin de fer, elle ne lui expédie guère que les
porcs de l'Alemtejo. Récemment encore, il n'y avait que très-peu de relations,
même de simple voisinage, entre Lisbonne et la partie espagnole de la Pé-
ninsule ; mais les dernières guerres civiles ont forcé un si grand nombre de
familles castillanes à chercher un refuge en Lusitanie, que les mœurs loca-
les en ont été changées. Naguère on ne voyait que des hommes dans les
rues de Lisbonne ; les dames portugaises restaient presque enfermées comme
aux temps de la domination musulmane; mais l'exemple des alertes et li-
bres Espagnoles a trouvé de nombreuses imitatrices et la physionomie de
Lisbonne y a beaucoup gagné.
Les villes qui entourent la capitale ne sont pas moins célèbres par la beauté
de leurs sites que la métropole du Portugal ne l'est elle-même par son
commerce et son importance historique. Placée dans cette zone heureuse où
n'atteignent plus les froidures du pôle, et qui n'a point à subir les séche-
resses et les brouillards sans fin, l'Estrcmadure portugaise est une des
contrées de l'Europe dont le climat se rapproche le plus de celui des « îles
Fortunées » et des « bienheureuses Antilles » ; malheureusement les oscil-
lations de température y sont parfois très-brusques. La neige est si rare à
Lisbonne, qu'on lui donnait le nom dechuva branca, ou de «pluie blanche »;
on la voit de loin resplendir sur les sommets de la serra Estrella et de
la serra de Lousao; mais quand elle tombe, par exception, sur le littoral,
le peuple y reconnaît un signe de mauvais augure. Encore au siècle dernier,
le prodige d'une neige abondante effrayait tellement les habitants de
Lisbonne, qu'ils se précipitaient dans les églises, s'imaginant que la fin du
monde approchait.
Un autre grand avantage de climat que possèdent les villes de plaisance
des environs de Lisbonne est celui que leur donne l'alternance régulière des
brises. A partir du mois de mai, pendant toute la belle saison, le vent
souffle de terre au lever du soleil; vers le milieu de la journée il a tourné
au sud; le soir, il vient de l'ouest et du nord-ouest, et pendant la nuit,
HISTOIRE ET CLIMAT DE LISBONNE.
961
c'est un vent du nord : cette brise tournante, à laquelle on attribue une
action des plus salubres sur l'atmosphère, accomplit une rotation complète
durant les vingt-quatre heures ; aussi lui donne-t-on le nom de viento
roteiro ou « vent giratoire ». Quant aux vents généraux, ils sont beaucoup
moins réguliers. Ainsi, les courants polaires, arrêtés par les serras transver-
sales de la contrée, ne peuvent suivre leur direction normale ; ils soufflent
directement du nord en longeant la côte, ou bien se transforment en vent
N° 172. — ZONES DE VEGETATION DU PORTUGAL.
Gravé pa-i> ErkarA
..... Limites d&t 'oranoer-
... Limite/ du/ laurier rose'
Limite; de/ t'a^ccoe/ et du/ nopal/
Limites du/ dattier
EcK. <Le x- 6 ooo ooo
d'est, en parcourant tous les plateaux de l'intérieur de l'Espagne. Ce sont
ces courants atmosphériques venus de l'est qui apportent les lourdes cha
leurs de l'été. A Lisbonne, le thermomètre marque exceptionnellement
jusqu'à 58 degrés1; en 1798, il s'est même élevé à 40 degrés : les observa-
Température moyenne de Lisbonne.
» la plus haute. . . .
» la plus basse. ...
Jours sans nuages
Pluies
15°,65
39-
— 2°,5
150
769 mill.
121
962 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
lions comparées montrent que si la moyenne de chaleur est plus haute à
Rio de Janeiro, c'est à Lisbonne que se fait le plus sentir l'ardeur des jours
caniculaires.
La pénétration mutuelle des climats du nord et du sud dans cette zone
fortunée donne un double aspect à la végétation. Le dattier commence
à se montrer dans les jardins de la basse Estremadure; le palmier chamœ-
rops croît librement sur les plages ; l'agave, dressant son superbe candé-
labre de fleurs, de même que sur les côtes mexicaines, est assez commun
pour avoir donné naissance à une industrie spéciale, celle des dentelles en
« fil d'agave » ; les camellias y sont plus beaux que dans toute autre partie
de l'Europe ; les nopals aux raquettes armées de dards entourent les
champs, comme en Sicile et en Algérie. Les arbres fruitiers des pays médi-
terranéens y mûrissent leurs fruits à la perfection; môme les manguiers
des Antilles, introduits récemment, ont trouvé dans le Portugal un climat
qui leur convient. Les oranges ont mérité d'être appelées en plusieurs
langues et même jusqu'en Egypte des portogalli, comme si la Lusitanie
était la contrée où les hommes avaient vu pour la première fois la mer-
veilleuse pomme d'or. D'après plusieurs linguistes, le nom que l'on donne
aux oranges dans mainte partie de l'Indoustan, chintarah ou chantarah,
ne serait qu'une corruption du mot Cintra. A l'époque de leur prépon-
dérance commerciale dans l'Inde, les Portugais avaient si bien célébré
la magnificence et la fécondité de leurs jardins royaux, que les habitants de
Goa s'en souviennent encore.
De toutes ces villes entourées de quintas et de parcs, Bellem (Bethléem)
est la plus rapprochée de Lisbonne; elle n'en est séparée que par un
ruisselet auquel un pont mauresque valut le nom d'Alcântara. C'est aussi
la plus connue de tous ceux qui arrivent à Lisbonne par mer, car elle est
située en avant de la capitale, sur le rivage même du canal de l'estuaire et
on aperçoit de loin son admirable tour carrée, de style un peu arabe, puis-
sante par la masse et très richement ornée. C'est près de cette tour, fondée
par le roi Jean, « le Prince Parfait », que se trouve l'emplacement d'où
Vasco de Gama partit pour la mémorable expédition qui donna aux Portu-
gais le chemin des Indes-Orientales : un magnifique couvent de Hiéroni-
mites bâti par Manoel le « Fortuné », le « seigneur de la conquête, de la
navigation et du commerce de l'Ethiopie, de l'Arabie, de la Perse et de
l'Inde », rappelle ces temps légendaires de la gloire passée du Portugal. Le
couvent a été changé en établissement d'éducation.
Oeiras, au débouché de sa petite rivière descendue des hauteurs de
Cintra, garde l'entrée septentrionale de l'estuaire du Tage par son fort de
13ELLEM, 0E111AS, CINTRA, MAFRA. 905
Sâo Juliào; plus Join est Carcavelios, aux excellents vins ; puis, déjà sur la
grève de l'Atlantique, vient la ville de Cascàes, dont le petit port est
protégé par une citadelle. Au delà le rivage est désert; seulement des
tours de garde s'élèvent de distance en distance au bord des plages et
des falaises. En revanche, les collines abruptes de Cintra qui se dressent
au nord de cette partie du littoral sont une des régions les plus populeuses
de la Péninsule, une des celles où le mouvement des voyageurs est le plus
actif. En s'élevant de Lisbonne vers les hauteurs de Cintra, soit par la
grande route de voitures, soit par le chemin de fer à rail unique construit
par l'ingénieur Larmanjat, on voit se succéder à droite et à gauche les
châteaux et les villas de Bemfica, le palais royal de Queluz, les maisons de
plaisance de Bellas, où sourdent des eaux minérales et la fontaine qui
alimente l'aqueduc de Lisbonne. Cintra même est entourée de petites villes
d'hôtels et de jardins, San Pedro, Arrabalde, Santa Estephania. Au sud de
ces groupes d'habitations s'élève la colline qui porte le château somptueux
et original de la Penha, palais fantastique, à la fois indou, persan, italien,
gothique, dont les contrastes bizarres sont adoucis par des massifs d'om-
brages et des cascades de lianes fleuries. Les nombreux visiteurs de Cintra
gravissent aussi l'éminence où se trouvent les débris de l'ancien château
des Maures et pénètrent dans les cavernes du « couvent de liège », ainsi
nommé des plaques de liège qui garnissaient les murailles pour parer à
l'humidité de la pierre. De toutes ces hauteurs la vue est fort belle ; elle
est tout à fait grandiose du haut des falaises que termine la fameuse
« Quenouille » ou Roca, dont les marins ont fait le « Roc de Lisbonne : »
c'est le promontoire le plus occidental de tout le continent européen.
Les vagues de l'Atlantique viennent se briser sur les blocs épars à sa base
et leur masse rompue, changée en écume, s'engouffre en mugissant dans
les cavernes du rocher où tourbillonnent les oiseaux de mer. Sur le revers
septentrional du promontoire se déroule l'une des plus belles vallées de
la Péninsule, celle de Collares, si fameuse par ses jardins et ses bosquets
d'orangers : c'est le « San Remo » du Portugal.
La ville de Mafra, située plus au nord, non loin des bains de mer
d'Ericeira, .sur un plateau stérile et monotone, possède aussi un énorme
palais, l'Escorial des rois de la maison de Bragance, transformé actuelle-
ment en école militaire. Pour achever cette prodigieuse bâtisse, pleine
d'églises, de chapelles, de cellules et d'appartements ecclésiastiques, Joào.V
dépensa tout l'argent du Portugal ; il y gagna le titre de « roi Très-Fidèle»,
que lui donna la cour de Rome. Lorsqu'il mourut, il n'y avait pas même
dans le trésor de quoi faire dire une messe pour le repos de son âme.
964 [NOUVELLE GLUJIiAl'lliE l.MYEKSELLE.
Bien plus curieux que l'immense caserne de Mafra, avec son millier d'ap-
partements et ses 5,200 fenêtres, sont les autres édifices de fondation
royale qui se trouvent à une centaine de kilomètres plus au nord, à la base
occidentale de la serra do Aire, non loin des célèbres thermes de Caldas da
Rainha et de la vieille cité mauresque d'Obidos. Le couvent délaissé d'Al-
cobaça, bâti au milieu du douzième siècle en souvenir de victoires rempor-
tées sur les Maures, est un beau monument d'un gothique austère, encore
embelli par le charme spécial que les ruines donnent à toute architecture.
Batalha, autre couvent qui rappelle la défaite des Castillans dans la plaine
d'Àljubarrota, en 1385, est un édifice aux sculptures beaucoup plus riches.
Les ornements des portails, du cloître, de la salle du chapitre, de la cha-
pelle dite « imparfaite » parce que le roi Manoel la laissa inachevée, sont
tellement ciselés, fouillés, travaillés dans tous les sens, qu'ils semblent
figurer des étoffes de guipure. Le goût de toutes ces sculptures est douteux,
mais on en admire le merveilleux fini. D'ailleurs on exagère souvent la
richesse architecturale du couvent de Batalha : presque tous les voyageurs
le décrivent comme bâti en marbre blanc, tandis qu'il est en réalité construit
d'une pierre de sable calcaire, absolument semblable à celle qu'emploient
tous les habitants du pays pour l'édification de leurs masures.
La ville de Leiria, dans le territoire de laquelle est situé Batalha, est
elle-même une ville ancienne et curieuse, occupant un fort beau site au
confluent des deux rivières Liz et Lena, à la base d'un coteau que termine
un vieux palais mauresque. Ce fut jadis la résidence de Diniz, le « roi
Laboureur », celui auquel on doit la plantation du pinhal de Leiria,
la plus belle forêt du Portugal. Après une longue décadence, cette partie
de la contrée a repris une certaine activité; dans les environs, à Marinha
Grande, s'élève une grande verrerie, qui communique par chemin de fer
avec le port presque circulaire appelé Concha de Sào Martinho.
Sur le versant oriental des montagnes qui dominent les plaines de Batalha
et d'Alcobaça se trouve Thomar, autre ville jadis fameuse par son couvent ;
c'est le chef-lieu de ces chevaliers du Christ qui se firent accorder par les rois
de Portugal le droit exclusif de la conquête et de l'exploitation des contrées
lointaines des Indes et du Nouveau Monde, et qui, après de grandes actions
d'éclat, devinrent, par leur âpreté commerciale et leur impitoyable mono-
pole, les principaux auteurs de la décadence de leur patrie. Aujourd'hui
Thomar, arrosée par des eaux abondantes qui en font une petite Venise,
est une ville de filatures; mais l'activité commerciale s'est portée surtout
vers les localités riveraines du Tage, et notamment vers Santarem, qui des
pentes de sa montagne, appelée la « Merveille », contemple le cours Lui-
IWi
mm
fi»,
«M-
mmmi
TI10MA.R, SETÛBAL. 967
tueux du fleuve, ses îles verdoyantes, et les terres bosselées de l'Alemtejo.
Actuellement, Santarem et, plus haut sur le fleuve, la ville fortifiée
d'Abrantes, ont pour principale occupation d'alimenter Lisbonne de
légumes et de fruits. Leurs campagnes sont de vraies forêts d'oliviers. Les
coteaux de Cartaxo, au sud-ouest de Santarem, produisent des vins estimés.
Au sud de l'estuaire du Tage, la faible profondeur des eaax, la nature
sablonneuse du sol, les marécages qui bordent les ruisseaux, sont de grands
obstacles à l'établissement de villes considérables; ces plages seraient très-
probablement désertes, si Lisbonne n'avait besoin de se compléter sur cette rive
par des ateliers, des magasins, des chantiers, des embarcadères. Après Almada,
la ville de plaisance, qui est déjà sur le goulet de l'estuaire, plusieurs villa-
ges, Caparica, Seixal, Barreiro, Aldea Gallega, Alcochete, sont ainsi deve-
nus des faubourgs de la capitale, et leur prospérité s'accroît ou diminue avec
celle de la grande ville. D'autre part, on peut dire que le portdeSetûbal, si-
tué plus au sud, à l'issue de l'estuaire du Sado ou Sadâo, est ruiné par le
voisinage de Lisbonne et de sa magnifique rade Setûbal a des avantages de
premier ordre, comme lieu d'exportation d'une riche vallée; son port est
bien abrité par l'abrupt chaînon de montagnes qui se dresse au nord-ouest
et la langue de sable recourbée au sud-ouest ; une grande baie, ouverte
entre les deux caps d'Espichel et de Sines, invite les navires à pénétrer dans
la rade; mais Lisbonne est trop rapprochée : le Portugal n'est pas assez
riche pour alimenter de son commerce deux cités situées à une faible dis-
tance l'une de l'autre. Cezimbra, placée à l'ouest de Setûbal, sur la côte
escarpée qui se termine au cap d'Espichel, est également une ville déchue;
enfin, la ville de Troja, qui précéda Setûbal comme entrepôt commercial
de l'estuaire du Sado, repose maintenant sous les sables de la dune; les
fouilles entreprises récemment ont mis à découvert quelques mosaïques
romaines, des assises de marbre, et toute une rue tracée peut-être par les
Phéniciens. Le botaniste Link, qui vit encore quelques débris de la ville à
la fin du siècle précédent, y reconnut des restes de cours, semblables à
celles qui se trouvent au milieu de toute maison mauresque.
Quoique bien peu animée en comparaison de sa grande rivale des bords
du Tage, Setûbal a pourtant gardé le mouvement d'échanges que lui assu-
rent ses vins muscats, ses oranges délicieuses, et surtout le sel de ses marais,
très-renommé dans le Nord de l'Europe ; c'est un précieux élément de char-
gement pour les navires. On dit, et non pas seulement en Portugal, que le
sel de Setûbal est le « meilleur du monde » pour la salaison des poissons.
Les sauniers de Setûbal, qui pourraient faire plusieurs récoltes par mois,
se bornent à en faire deux par année; en outre, ils ont soin de ne jamais
968
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
vider les eaux-mères qui restent dans les compartiments de leurs marais
salants, et de laisser au fond le tapis de conferves qui sépare le sel des
autres chlorures, et produit ainsi des cristaux d'une pureté presque chi-
mique. Des tapis de roseaux protègent les camelles contre les intempéries i.
Setûbal et Cezimbra ont aussi dans les mers voisines d'énormes quan-
tités de poissons d'espèces diverses. Les eaux qui baignent le Portugal
sont d'une richesse extraordinaire en vie animale, sans doute à cause de
la rencontre des courants océaniques apportant chacun leur faune particu-
N° 173. — ESTDAIRE DU SADO.
d'après Foîtjue
Plages découvertes
à marée basse
Echelle de l'.35o.ooo
lière. De toutes ces eaux, les plus riches peut-être sont celles de Setû-
bal; en comparaison, la Méditerranée et la baie de Gascogne sont presque
désertes. Les pêcheurs de Setûbal exploitent ces trésors de la mer avec une
singulière intelligence. Bien des siècles avant que les savants eussent
imaginé d'explorer le fond des mers pour en étudier les organismes, lors-
que la plupart des zoologistes affirmaient même que nulle vie animale ne
se hasarde dans les ténébreuses profondeurs de l'Océan, les marins de
Setûbal savaient capturer, à 500 et 600 mètres au-dessous de la sur-
face marine, d'énormes requins qui ne vivent point ailleurs : hissés sur
1 Production du sel en Portugal (1870) . . , . 320,000 tonnes.
" dans le district de Setûbal 184,000 »
SETUBAL, ALEMTEJO. 969
le pont de l'embarcation de pêche, ces animaux semblent sur le point
de faire explosion, tant ils sont gonflés par l'air intérieur qui fait équi-
libre à la pression des couches supérieures de l'eau marine. Quant aux
espèces communes de la surface, c'est par myriades qu'on les recueille. Les
sardines se pèchent en si grande quantité dans les eaux de Cezimbra, que
le peuple les utilise, non-seulement pour sa propre nourriture, mais encore
pour celle de ses cochons. Aux temps de sa grande prospérité commerciale,
le Portugal fournissait de poisson une grande partie de l'Europe ; il exer-
çait même une sorte de monopole pour la vente de la morue ; ses mar-
chands allaient en porter jusqu'en Norvège. Vers la fin du quatorzième
siècle, la ville de Lisbonne s'était fait concéder par traité l'exploitation de
pèche des côtes anglaises. Chose qui paraît étrange aujourd'hui, c'étaient
alors les Portugais qui se faisaient les initiateurs industriels des popula-
tions de la Grande-Bretague1!
IV
T.C PORTUGAL DU MIDI, L ALEMTEJO ET L ALGARVE
Les montagnes d'Outre-Tage n'ont qu'en un bien petit nombre d'endroits
un aspect de chaînes régulières ; ce ne sont pour la plupart que des pro-
tubérances à faible saillie s'élevant au-dessus de larges plateaux à base
ravinée. L'ensemble de la contrée manque de relief et de variété; on pour-
rait se croire partout au milieu du même paysage. Toute cette région,
comprise entre le Tage et les montagnes de l'Algarve, est la moins belle
du Portugal. À l'exception de la serra da Àrrabida, qui se dresse entre les
deux estuaires de Lisbonne et de Setûbal, elle n'offre que des plaines
basses, des collines aux pentes monotones, des bois, des broussailles, des
landes nues, où de rares groupes d'habitations se montrent comme des îles
au milieu de la mer. Les terres basses qui bordent la rive gauche du Tage
et le littoral marin, sont formées d'une épaisse couche de sable fin, repo-
sant sur une argile compacte, et portant encore çà et là des bois de pins
1 Populations des villes de l'Estremadure et de Beira Baja, en 1878 :
Lisbonne 203,700 hab. ! Caslello Branco 7,450 hab.
)> avec Bellem et Olivaes. 264,050
Setûbal 15,600
Covillâ 11,000
Sanlarem 9,-400
Torres Kovas 8,500
C;iparica 6,'JOO
Cezinjbra 6,800
Abrantes 6,580
Gartaxo 5,650
Aldea Gnllega 5,550
Thoinar 5,200 hab.
i. 122
970 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
maritimes et des bouquets de chênes-liéges (azinheiras) , reste des antiques
forets qui recouvraient toute la contrée. Plus haut sont les grandes landes
ou charnecas, avec leur variété infinie de broussailles et d'arbustes à ver-
dure permanente. Ce sont des bruyères d'espèces diverses, dont quelques-unes
ont jusqu'à deux mètres de hauteur, des cistes, des genévriers, des roma
rins, des myrtes et des chênes rampants, dont l'épaisse ramure, d'un vert
pâle, s'élève à peine au-dessus du tapis des autres plantes. Mais la diversité
des végétaux, la multitude des fleurs roses et blanches qui les couvrent jus-
qu'au milieu de l'hiver, n'empêchent pas que l'aspect général du pays ne
soit monotone et triste, à cause du manque presque absolu des cultures. Sur
les collines plus élevées, presque toutes composées de schistes pailletés de
mica, la nature finit même par devenir presque sombre ; là tout est recou-
vert de ces cistes (cîstus ladaniferus) aux feuilles résineuses. C'est le prolon-
gement occidental de la zone des jarales qui s'étendent sur des milliers de
kilomètres carrés dans la sierra Morena et d'autres régions montagneuses de
l'Espagne.
Le massif le plus élevé des provinces du midi se trouve sur la frontière
même du Portugal, entre les vallées duTage et du Guadiana : c'est la serra
de Sao Mamede, appelée aussi serra de Portalegre : ses chaînons parallèles
de roches granitiques, abritant d'étroits vallons, où coulent, soit vers le
nord-ouest, soit vers le sud-est, des affluents des deux fleuves, atteignent
plusieurs centaines de mètres au-dessus du plateau, et même le plus haut
sommet dépasse 1,000 mètres en altitude totale. Au sud de la large dépres-
sion qu'a utilisée le chemin de fer de Lisbonne à Badajoz, apparaît un
deuxième massif granitique moins élevé, dressé sur le plateau comme une
sorte de citadelle aux mille bastions avancés, dont plusieurs sont couronnés
de dolmens, et d'un aspect assez grandiose quand on le regarde des bords
du Guadiana, qui coule à sa base orientale : c'est la serra de Ossa, connue
également sous les noms des diverses villes qui se trouvent dans le voisi-
nage, Elvas, Estremoz, Evora. Elle se rattache, par les hautes ondulations
du plateau, à différentes serras qui viennent abaisser leurs escarpements
aux rives du Guadiana et du Sadào et dans les plaines uniformes dites
Campo de Beja. Ces plaines se continuent, au sud, par le célèbre « champ
d'Ourique », où deux cent mille Maures, commandés par cinq rois, eurent
à subir, au milieu du douzième siècle, la désastreuse défaite qui permit
aux princes du Portugal de fonder leur monarchie. C'est depuis cette ba-
taille et les massacres qui en furent la conséquence que les plaines situées
au sud du Tage se changèrent en un désert.
Toutes les hauteurs qui occupent la partie méridionale de l'Alemlejo ap-
MONTAGNES DE LA LUSITANIE MÉRIDIONALE. 971
partiennent au système de la sierra Morena d'Espagne. Les contreforts de
la sierra de Aroche et ceux de la sierra de Aracena, si riches en minerai de
cuivre, s'entremêlent en un dédale de collines dans la partie du Portugal
disposée en forme de triangle irrégulier, sur la rive gauche du Guadiana.
Le fleuve ne les arrête pas; rétréci entre les parois qu'il a rongées, il est
en maints endroits réduit aux dimensions d'un canal, et même au dé-
filé dit Pulo do Lobo ou « Saut du Loup », il descend en rapides de rochers
en rochers. C'est en aval de ce défilé seulement, à la ville de Mertola, qu'il
devient navigable pour les petites embarcations; sur une soixantaine de ki-
lomètres à peine, ce grand fleuve est utilisé pour le transport des denrées.
A l'ouest du Guadiana, les montagnes du système marianique se conti-
nuent parallèlement au rivage maritime. Assez basses d'abord, les chaînes
sont de simples « hauteurs des terres » ou cumeadas, puis elles s'élèvent
jusqu'à 500 mètres dans la serra do Malhâo et dans la serra da Mezquita. Un
plateau, raviné par les torrents supérieurs de la Mira, rejoint ces massifs
à la serra Caldeirao ou du « Chaudron », ainsi nommée, dit-on en Portugal,
d'un cratère de volcan, et à la chaîne qui se termine au nord du cap Sines
par la cime de l'Ataraya ou la « Montagne du Guet ». Un autre plateau, seuil
où passera le chemin de fer de l'Algarve à Lisbonne, continue le système
principal et va former la base du beau groupe de la serra de Monchique,
massif angulaire du Portugal. Au delà de ces monts, une arête aiguë, dite
« l'Échiné de Chien » , s'avance dans la péninsule terminale, entre les deux
mers de l'occident et du sud, et va rejoindre les rochers de Saint-Vincent et
de Sagres, jadis « sacré », d'où le nom qu'il porte encore1.
Pour les anciens, le promontoire Sacré était « l'éperon du navire d'Eu-
rope ». D'après les récits antiques, ceux qui allaient voir, du haut de ce
cap, le soleil se coucher dans la mer, le voyaient cent fois plus grand
qu'il ne paraît ailleurs et pouvaient entendre le sifflement de l'astre
immense s' éteignant dans les flots. Strabon se donne la peine de discuter
et de combattre cette opinion populaire, bien conforme d'ailleurs à l'idée
que les Grecs non cultivés se faisaient des bornes du monde : comme les caps
occidentaux des pays des Callaïques et des Armoricains, le promontoire Sacré
paraissait être la « Fin des Terres » ; mais, au lieu de terminer le continent
du côté des brumes et des frimas, il avait du moins l'avantage d'être tourné
vers la lumière du Midi : « les dieux, dit Artémidore, venaient s'y reposer la
1 Altitudes du Portugal au sud du Tage :
Serra de Sào Mamede. . . . 1,025 met.
» de Ossa 649 »
Foya de Monchique .... 903 »
Ataraya 508 met.
Beja (Campo de Bejaj. . . . 252 »
Ourique (Campo de Ourique). 222 »
972
NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
nuit de leurs travaux et de leurs voyages à travers le monde. » A l'origine de
l'histoire moderne, Henri le Navigateur, le célèbre Infant, y installa son
école hydrographique, dirigée par Jacome de Mayorque, et c'est de là qu'il
épiait lui-môme le retour des expéditions envoyées à la recherche des îles et
à la reconnaissance des rivages lointains. Peu de localités ont, aux yeux de
l'historien géographe, plus d'intérêt que cette pointe terminale du continent
PROMONTOIRE DE SAGRES.
Echelle de boo.ooo
ÎO
d'Europe. Les paisibles travaux auxquels on s'y est livré pendant tant d'an-
nées pour arriver à la connaissance du chemin direct des Indes, lui parais-
sent avoir plus d'importance que la sanglante bataille navale, dite de Saint-
Vincent, qui se livra dans ces parages, en 1797, et qui se termina, au profit
des Anglais, par la destruction d'une flotte espagnole.
Les collines de Sagres appartiennent, comme celles du Tage, à la forma-
tion volcanique; mais elles semblent n'avoir plus de feux intérieurs. Un
seul phénomène géologique de la côte méridionale de l'Algarve pourrait
PROMONTOIRE DE SAGRES, LITTORAL DE L'ALGARVE.
ht:
faire supposer qu'un lent travail se continue sous cette région du Portugal.
Une grande partie du rivage de l'Algarve est bordée de flèches sablon-
neuses qui s'allongent en un deuxième rivage au devant de la côte, de ma-
nière à former pour les petites barques une sorte d'allée marine à l'abri des
vents du large. Cette levée, bâtie par les vagues en pleine mer, est d'autant
plus curieuse qu'elle se développe paralèllement aux rivages d'un territoire
montagneux : dans presque toutes les autres parties de la Terre où se repro-
duit le phénomène des cordons littoraux, c'est au large de plaines qui
s'étendent à perte de vue dans l'intérieur de la contrée. On a remarqué,
en outre, que la plupart des cordons littoraux bordent des côtes qui subis-
N° 173. — ROCHES CE L ALGARVE.
Terrains tertiaires; y/lhwions I. 1 Terrains secondaires.
Terrains siluriens Granit a TracAi/les. JSasa/tes.
Echelle de i:i.boo.ooo
100 Kil.
sent un mouvement général de lente dépression : là où les campagnes rive-
raines s'immergent graduellement, les flots, qui viennent se heurter sans
cesse contre le bord, reprennent les débris arénacés et les redressent en lon-
gues plages qui marquent souvent le tracé de l'ancienne côte. Les géologues
n'ont point encore constaté directement de phénomènes de dépression du
sol dans l'Algarve portugais ; mais l'existence de flèches côtières est déjà
un indice fort remarquable : il donne une grande probabilité à l'opinion
d'après laquelle le littoral compris entre le promontoire de Sagres et la
bouche du Guadiana serait situé dans une aire d'affaissement. Les traditions,
plus ou moins vagues, qui se rapportent à un effondrement des rivages de
Câdiz et à la rupture de l'isthme d'Hercule, devenu le détroit de Gibraltar,
974 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
sont une confirmation lointaine de cette hypothèse sur les mouvements du
sol portugais.
Le voyageur qui atteint la cime de l'une des serras qui servent de limite
méridionale aux plaines uniformes de l'Alemtejo est frappé du singulier
contraste que présentent avec le versant du nord les déclivités de l'Àlgarve
tournées vers le midi. D'un côté, les vastes solitudes, presque le déserl; de
l'autre, les forêts de châtaigniers, les villages se montrant çà et là sur les
terrasses, les villes blanches au bord de la mer ; les flottilles de bateaux
pêcheurs sur les flots bleus. Au nord s'étend le morne espace jusqu'au vague
horizon; au sud, des paysages variés et charmants se succèdent jusqu'à la
limite précise tracée par l'écume de la houle. Le contraste n'est pas moins
grand dans le genre de vie des habitants des deux provinces. Les gens de
l'Alemtejo sont les plus graves des Portugais ; ils n'aiment même pas la
danse. Très-clair-semés au milieu de leurs landes, les uns s'occupent d'agri-
culture, les autres sont partiellement nomades à la suite de leurs troupeaux
de porcs et de brebis. Les bergers parcourent des bois d' azinheiras dont les
glands nourrissent leurs pourceaux, puis traversent le Tage en été pour aller
dans les hauts pâturages des montagnes du Beira ; à la fin de l'automne, ils
reviennent vers le sud et font paître leurs moutons dans les fourrés de cistes
qui recouvrent une si grande partie de l'Alemtejo; leurs demeures, abris
temporaires, ne sont que des masures informes, consistant en blocs de
granit, empilés en désordre. Les gens de l'Algarve, trois fois plus nombreux
en proportion de l'étendue de leur territoire, sont obligés d'utiliser plus
industrieusement le sol : ils le cultivent en céréales, en vignes, en vergers,
en jardins, et quoique la terre leur donne amplement en échange de leur
travail, ils demandent à la mer poissonneuse un supplément de nourriture.
La faible population relative de l'Alemtejo s'explique en partie par ce fait,
que la plupart des guerres ont eu pour théâtre ses vastes plaines doucement
ondulées; elle s'explique surtout par le régime de la grande propriété qui
prévaut dans cette province : le paysan ne possède point la terre ; il la cul-
tive sans amour et. les fièvres naissent des terrains où séjourne l'humidité.
Du temps delà domination romaine, ces régions étaient fort peuplées, ainsi
que le prouve la quantité de pierres à inscriptions que l'on a découvertes,
éparses sur le sol.
La différence d'altitude et d'exposition a pour conséquence nécessaire un
grand contraste des climats. Sans doute les plaines de l'Alemtejo ont
quelque chose d'africain par leur monotonie même et par l'aspect général
de leur flore de plantes basses et de broussailles; mais l'Algarve, avec ses
forêts d'oliviers, ses groupes de dattiers, ses agaves, ses cactus épineux,
ALEMTEJO ET ALGARVE.
975
ses fourrés de palmiers nains, semble déjà presque tropicale. La température
moyenne y est fort élevée; sur le littoral, elle n'est guère inférieure à 20 de-
grés centigrades. L'abri que la serra de Monchique et les autres montagnes
forment contre les vents du nord et du nord-ouest, et, d'autre part, l'ob-
stacle que les levées sableuses du littoral opposent en maints endroits au
libre passage des brises marines, contribuent à rendre les ardeurs de l'été
plus intenses. Quand souffe le vent d'est ou « vent d'Espagne », la chaleur
est très-vive et souvent accompagnée de miasmes qui répandent la fièvre :
N° 176. FLÈCHES DE TA VIRA.
Echelle de l ■ Soo ooo
froffil
De Espanha nem bom vento nem bom casamento. « D'Espagne, ni bon vent
ni bon mariage, » dit le proverbe.
On a longtemps cité Villanova de Portimâo, au sud de la serra de Mon-
chique, comme la ville d'Europe dont la température moyenne serait la plus
élevée. Depuis, il a été constaté que plusieurs villes d'Espagne peuvent lui
disputer cet honneur ; mais il n'en reste pas moins vrai que le littoral de
l'Algarve appartient à la zone européenne des chaleurs les plus torrides.
C'est à bon droit que cette partie du Portugal a reçu des Arabes le même
nom que le littoral marocain tourné vers l'Atlantique, et qui, plus
976 NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
tard, devint aussi momentanément la conquête des Portugais : les deux
moitiés du vaste hémicycle de côtes étaient les deux pays de Gharb
(Garbe) , les deux Algarves ou « régions de l'Occident » situés en
dehors de la mer Intérieure. Quoique devenu chrétien, l'Algarve portugais
ou d'Aquem-Mar (en Deçà de la Mer) a gardé son vieux nom arabe, de même
que dans sa population, restée mahométane jusqu'au milieu du treizième
siècle, persistent toujours, en dépit de la langue, les éléments berbères et
sémitiques.
Dans le haut Alemtejo, si faiblement peuplé, les villes sont peu nom-
breuses et sans grande importance : elles ne seraient que de gros villages
sans le voisinage de l'Espagne et le commerce de transit dont elles sont les
intermédiaires. Crato est de nos jours la station principale sur le chemin
de fer qui rejoint le Tage et le Guadiana, de même que sa voisine Porta-
legre était le grand relais sur la route de terre. Campo-Maior, surtout con-
nue par ses vignobles, est un important marché d'expédition. Plus au sud,
Elvas, où l'on voit un bel aqueduc mauresque à quatre rangs d'arcades, est
bâtie en amphithéâtre sur les pentes de sa montagne, au milieu de vergers
dont on vante les prunes, et couronnée de citadelles, qui passaient au siècle
dernier pour un chef-d'œuvre d'architecture militaire ; elles font face à la
ville espagnole de Badajoz, ainsi qu'à la place forte d'Olivença, que les
traités de Vienne attribuaient formellement au Portugal, mais que l'Es-
pagne n'a jamais voulu rendre. Sur une des montagnes de la serra de Ossa
s'élève Estremoz, célèbre dans tout le Portugal par ses bûcaros, jarres de
terre élégamment modelées et répandant une douce odeur. Montemor
o Novo, entourée de ruines et Gastello do Vide, commandent du haut de
leurs collines l'immense étendue des landes et des bois monotones. Evora,
au centre de la province, domine aussi de vastes plaines du haut de sa
montagne ; située jadis sur la grande voie romaine que reliait le bassin du
Guadiana à l'estuaire de Lisbonne, Ebura ou Ebora Cerealis était une ville
populeuse; au moyen âge, elle devint la deuxième résidence des rois et un
lieu de réunion des Cortes : il ne reste de sa grandeur passée qu'un bel
aqueduc romain restauré, les fragments d'un temple de Diane à colonnes
corinthiennes et d'anciens débris féodaux.
Beja, l'antique Pax Julia ou Colonia Pacensis, n'est guère non plus
qu'une ruine du passé, tandis que dans la péninsule formée par le Guadiana
et le Chanza, un hameau, naguère inconnu, Sào Domingos, devient une
ville active et commerçante. Les gisements de pyrites de cuivre et d'autres
métaux qui se trouvent en abondance dans les montagnes environnantes,
prolongement occidental de celles de Rio-ïinto et de Tharsis, sont exploités
ALGARVE ET ALEMTEJO, ELVAS, EVORA, BEJA, FARO. 977
avec une grande intelligence par des industriels anglais, et, depuis 1859,
fournissent annuellement à l'industrie plus de 100,000 tonnes de minerai:
elles pourraient en livrer le double, mais leur importance provient sur-
tout du soufre qu'elles contiennent et qui sert à la fabrication de l'acide
sulfurique. Les mines de Sào Domingos, avec leur matériel de magasins,
d'usines, de chemins de fer, sont considérées comme pouvant servir de
modèle à tous les travaux du même genre. Ce sont elles qui ont rendu
son mouvement au bas Guadiana, gardé à son entrée par Castro Marim,
l'ancienne place d'armes où se préparaient les expéditions contre les Maures,
et Villa Real de Santo Antonio, naguère simple bourgade de pêcheurs. Chaque
année, six cents navires viennent franchir la barre pour prendre à Villa
Real leurs chargements de minerai. Le village de Pomarào, où vient
aboutir la voie ferrée de Sào Domingos, au confluent du Guadiana et du
Chanza, est aussi devenu un vaste entrepôt et un port d'embarquement
très-netif. Au nord, les deux villes importantes de la région du Portugal
limitée à l'ouest par le cours du Guadiana, sont Moura et Serpa.
L'ancienne capitale de l'Algarve européen, du temps des xMaures, était la
ville de Silves, de nos jours déchue. Faro, la capitale actuelle, a du moins
l'avantage d'être bâtie au bord de la mer et de posséder un port bien abrité,
mais sans profondeur, d'où les petits navires de cabotage exportent les fruits
de toute espèce, et les thons, les sardines, les huîtres, qui font la richesse
du pays. Olhào, Tavira, également défendues des vagues et des vents de la
haute mer par un cordon littoral, ont les mêmes facilités de commerce et
les mîmes denrées d'échange que la capitale : Tavira est la plus jolie ville
de l'Algarve. Loulé, située dans une charmante vallée de l'intérieur, est aussi
une cité gracieuse, et lorsque les valétudinaires qui se rendent maintenant à
Nice, à Cannes, en Algérie, à Madère, auront appris le chemin de l'Algarve, nul
doute que Loulé, Lagoa, Lagos et d'autres localités voisines ne soient considé-
rées comme des « villes d'hiver », propices au rétablissement de la santé. Déjà
les thermes ou Caldas de Monchique sont réputés au loin, non seulement par
l'efficacité de leurs eaux, mais par la douceur du climat et la beauté des pay-
sages. C'est de là, dit-on, que viennent les meilleures orangesdu Portugal1.
1 Principales villes de l'Alemtejo et de l'Algarve:
Loulé 14,650 hab.
Lagos
Eslremoz ......
Olhào
Silves
Serpa
Monchique
Moura . .
!.. 125
Evora 13,450
Tavira 11,650
Elvas 11,200
Fortalegre 9,000
Faro 8,050
Beja 8,500
7,880
»
7,575
i»
7,500
»
7,000
»
6,475
))
6,150
»
5,650
))
MX NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE,
PRESENT ET AVENIR DU PORTUGAL.
Le petit royaume de Portugal n'en est plus maintenant, comme à la fin
du quinzième siècle, à se partager le monde avec ses voisins les Espagnols,
et c'est même à grand'peine s'il peut retenir en son pouvoir quelques faibles
parties de son immense empire colonial d'autrefois. Pour garder le mono-
pole de ses découvertes, le gouvernement portugais avait fait observer le
secret le plus jaloux : peine de mort était prononcée contre l'exportation
de toute carte marine indiquant la route de Calicut; mais de pareilles
mesures ne firent de tort qu'aux Portugais eux-mêmes. En observant un
tel secret pour leurs explorations, en veillant sur leurs archives avec tant
de soin, ils finirent par oublier leurs propres conquêtes et par s'en inter-
dire l'exploitation : mainte route des mers que leurs navires avaient
découverte les premiers dut être retrouvée une seconde fois, et par les
navigateurs d'autres nations. D'ailleurs, l'immense rôle de conquérants et
de colonisateurs que s'étaient donné les Portugais était trop grand pour un
petit peuple sans liberté. La nation fut bientôt épuisée, et d'autres acteurs,
les Hollandais, les Anglais, les Français, entrèrent en scène sur ce vaste
théâtre du monde que les Portugais avaient voulu garder pour eux seuls.
Actuellement ceux-ci possèdent encore en dehors de l'Europe un territoire
égal en superficie à vingt fois l'étendue de leur propre patrie, mais qu'est
cela en comparaison de ce qu'ils ont perdu?
Les descendants de Vasco de Gama et d'Albuquerque n'ont plus, pour
ainsi dire, qu'un pied à terre dans cette péninsule de l'Inde, dont ils ont eu
la gloire de découvrir la route marine. Goa, Salsette, Bardez, Damao, Diu,
n'ont guère avec leur territoire plus de 4,000 kilomètres carrés, et n'ap-
partiennent au Portugal que grâce à la bonne volonté de l'Angleterre. Ma-
cao, à l'entrée de la rivière de Canton, n'était, tout récemment encore,
qu'un entrepôt de chair humaine, d'où les traitants exportaient des « en-
gagés » chinois aux plantations du Pérou. Le monde insulaire qui
rattache l'Asie au continent australien, et qui fut autrefois le domaine le
plus précieux et le plus anxieusement surveillé des Portugais, se trouve
maintenant presque en entier en d'autres mains, et les anciens conquérants
n'ont plus qu'une moitié de l'île de Timor et l'îlot de Kambing. En Afri-
que, il est vrai, l'étendue des territoires auxquels prétend le Portugal est
COLONIES DU PORTUGAL.
979
fort considérable; et, si l'on jugeait par les documents officiels, toute
la largeur du continent, d'Angola et de Mossamcdes à Mozambique et à
Sofala, serait une terre portugaise; mais cette terre est encore, en grande
partie, à connaître, et c'est à une époque toute récente que la mère patrie
a tenu à honneur de reprendre le travail d'exploration scientifique de ces
contrées. Les seuls établissements sérieux qui ne soient pas de simples
comptoirs ou des fortins assiégés par des populations sauvages, sont ceux
de l'Afrique occidentale, au sud du Congo; mais ils appartiennent pour la
17G TAYS DE LANGUE PORTUGAISE.
Iridw chez Ertard
Echelle cLe l ilfoooooou
plupart à des maisons de commerce hollandaises. Quelques hectares de
terrain sur les côtes de la Guinée septentrionale et de la Sénégambie com-
plètent avec l'île de Santo Thomé, Principe et l'Archipel du Cap-Vert, les
possessions portugaises de l'Afrique. Quant au Brésil, la riche colonie du
Nouveau Monde, il vit, depuis un demi-siècle, d'une vie indépendante, et
dépasse de beaucoup la mère patrie en population et en richesse. Enfin,
les terres atlantiques de Madère et des Açores, les premières conquêtes des
navigateurs de Lisbonne, sont considérées comme partie intégrante du
Portugal, et forment des provinces assimilées en droit à celles de la terre
ferme. Ce ne sont pas les moins riches, et récemment encore, avant que la
980 NOUVELLE GEOGRAPHIE UNIVERSELLE.
conscription n'enlevât la jeunesse de ces îles, elles jouissaient de la plus
grande prospérité l.
Lorsque le Portugal perdit avec le Brésil la seule partie de son empire
colonial qui lui donnât une importance réelle dans l'assemblée des nations,
le petit peuple européen se trouvait dans un état de prostration vraiment
lamentable. Epuisé par la guerre étrangère, il se débattit encore pendant de
longues années dans les dissensions civiles. Ses finances étaient absolument
ruinées, et le manque de communications à l'intérieur, de débouchés à
l'extérieur, ne permettait pas de ramener la richesse dans le pays par l'ex-
portation des denrées nationales. Le Portugal aurait pu disparaître tout à
coup, qu'à l'exception de quelques commerçants anglais, propriétaires des
vignobles du Douro, et des contrebandiers espagnols de la frontière, per-
sonne, dans le reste du monde, n'aurait eu à se plaindre d'avoir ses inté-
rêts lésés. Encore en 1851 il n'existait dans toute l'étendue du Portugal
qu'une seule route carrossable, celle de Lisbonne à Cintra, si l'on peut
donner le nom de route à une simple allée de plaisance entre deux palais
royaux. D'ailleurs l'état intellectuel de la contrée ne laissait pas moins
à désirer que l'état économique. L'ignorance dans laquelle vivaient les
Lusitaniens au milieu du siècle était à peu près comparable à celle de leurs
voisins du Maroc, au sud du golfe des Algarves. Dans les districts septen-
trionaux, Yianna, Braga, Bragança, une jeune fille sachant lire était un
véritable phénomène. Il est vrai que ces ignorants du Portugal, bien diffé-
rents de tant de paysans du nord de l'Europe, presque lettrés et pourtant
restés grossiers, savent discuter avec modération, parler avec élégance, et
même improviser des vers où ne manquent ni le mètre, ni la césure, ni
la véritable poésie.
Atlantique.
Afrique. .
Possessions du Portugal :
Superficie.
Açores . 2,588 kil. cai
Madeira, etc. . 815 »
Iles du Cap-Vert, . 3,8ôl »
Sénégambic. 69 »
S. Thomé et Principe. ...... 1,080
Ajuda. 35 »
Angola, Benguela, Mossamedes . . . 809,400 i>
Mozambique, Sofala, etc. . . „ . 991,150 »
Goa, Salsette, etc. , „ 5,612 »
Damâo 80 »
Asie. . . ,{ Diu 50 »
Moitié de Timor et Kambing . . . 14,316 ■>
Macao , , 5 »
Population en 1875,
201,720 hab.
125, 8 -10
.,
90,700
»
9,300
i,
29,440
!)
4,500
Il
2,000,000
II
500,000
)) .
592,250
H
58,500
»
15,900
»
250,000
I)
17,850
i)
Ensemble des possessions 1,826,800 .. 3,552,000
PROGRÈS DU PORTUGAL. 983
Pendant la durée d'une génération, l'instruction s'est bien répandue; une
grande partie de la distance qui séparait les Portugais des autres nations
d'Europe au point de vue de la civilisation matérielle a été comblé, et
chaque jour se rétrécit l'intervalle. Plus de 4500 écoles sont ouvertes et
reçoivent 200,000 enfants, à peu près le vingtième de la population. Le
pays s'est déjà pourvu d'un réseau de chemins de fer, dont toutes les grandes
lignes seront complètes dans un petit nombre d'années1. Non seulement
Lisbonne sera prochainement reliée à toutes les villes secondaires du Por-
tugal, même à celles de l'Algarve, mais par divers points de la frontière,
sur le Minho, le Douro, le Guadiana, elle commence à faire pénétrer ses
avenues commerciales dans l'intérieur des Castilles. On s'en est aperçu à
l'importance croissante qu'a prise le mouvement des échanges pendant les
guerres civiles qui ont souvent bloqué les ports de l'Espagne situés sur la
Méditerranée : Lisbonne et Porto même ont pu remplacer partiellement ces
villes de commerce pour fournir de marchandises étrangères l'intérieur
de la Péninsule. D'ailleurs une partie seulement du trafic réel figure sur les
registres de la douane; la contrebande est difficile à surveiller sur le vaste
développement des 800 kilomètres de frontières montagneuses, et Portugais
aussi bien qu'Espagnols se font gloire de tromper la vigilance des carabiniers.
La douane de terre coûte au gouvernement beaucoup plus qu'elle ne lui
rapporte.
Le commerce extérieur du Portugal a presque triplé depuis le. milieu
du siècle, grâce aux lignes de bateaux à vapeur qui fournissent à la
navigation environ les deux tiers de son tonnage. Plus de la moitié
de ces échanges se fait avec la Grande-Bretagne, pays qui naguère avait
même un monopole presque complet du trafic extérieur de la Lusitanie. Il
est facile de comprendre, même au point de vue géographique, cette grande
influence de l'Angleterre sur le Portugal. Le littoral de ce dernier pays se
trouve précisément sur le chemin qu'ont à suivre les navires anglais pour se
rendre dans la Méditerranée, au Brésil, au cap de Bonne-Espérance, aux
Indes ; nul chemin de la mer n'est plus fréquemment pratiqué par leurs flot-
tes. Porto, Lisbonne, sont pour eux des ports de relâche et de ravitaillement.
Il était donc naturel que le commerce anglais, avec ses énormes dé-
bouchés, s'inféodât les producteurs du littoral portugais et tâchât de for-
tifier peu à peu son influence par des combinaisons politiques. L'aide que
1 Voies de communication du Portugal:
Grandes routes en déc . 1870 5,000 lui.
Cheminsdefer en dcc. 1878 1,079 »
984
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
l'Angleterre fournit au Portugal pendant la guerre péninsulaire lui donna
un prétexte plausible pour se poser presque en puissance suzeraine et pro-
tectrice, et souvent elle abusa de son rôle. Mais actuellement elle n'exerce
de prépondérance que parla supériorité de son commerce, et si l'or anglais
est le grand élément de circulation sur les marchés du Portugal, la raison
en est aux achats si considérables de vins et de fruits de toute espèce qu'y
1T 177.
TELEGRAPHE DE LISBONNE A RIO DE JANEIRO.
ft-o/ôndeiiT-i
dj.pres Carpcntci*
de u a. 3,000" de 2000 a. 1,000" de i.ooo'^eCau. deln.
Echelle de l. 90 000 000
font les négociants de Londres. Ils demandent chaque année des vins pour
une cinquantaine de millions1.
L'importance croissante des échanges du Portugal avec le Brésil, qu'unit
maintenant un câble télégraphique déposé au fond de l'Océan, est égale-
ment un phénomène nécessaire causé par le voisinage relatif des deux con-
1 Commerce et navigation dj Portugal:
Valeur des échanges, en 1842 ,
» ,) 1856
» 1877
» » 1876 avec l'Angleterre.
Mouvement des r.avircs, 1877. 12918 navires jaugeant 3,486,450 tonnes.
Flotte commerciale . . 1876. 810 » (19 vapeurs, 791 voiliers), jaugeant £8,000 terres
100,408,000 francs.
205,185,000 »
316,175,000 >
159,800,000 »
GOUVERNEMENT DU PORTUGAL. 985
trées et par les rapports de parenté, la communauté de traditions qui exis-
tent entre les deux peuples. Tous les progrès du Brésil seront, par contre-coup,
les progrès de la mère patrie, et l'on peut déjà, sans un grand effort de
l'esprit, s'imaginer combien prospère est l'avenir réservé aux populations
portugaises du Nouveau Monde : quand l'esclavage aura disparu, que les
lleuves du bassin des Amazones seront bordés de plantations et que des
chemins de fer rattacheront les vallées des Andes boliviennes aux ports de
l'Atlantique, Lisbonne et Porto auront à servir d'intermédiaires au Brésil
et à l'Europe pour des quantités énormes de denrées et de marchandises1.
Mais c'est avec l'Espagne, on le comprend, que la solidarité commer-
ciale des marchés portugais doit se faire de plus en plus intime, en dépit
des haines originaires et de l'opposition des intérêts dynastiques, A la fin,
les deux nations limitrophes ne peuvent que devenir un seul peuple, comme
le sont devenus Aragonais et Castillans, Andalous et Manchegos. C'est une
question de temps; mais on ne saurait douter que la communauté de vie
industrielle et sociale ne finisse par prévaloir, amenant avec elle la fédéra-
tion politique. Il est seulement à désirer que cette union future se fasse
pacifiquement, sans pressions injustes, sans violation des droits de chaque
groupe à la libre gérance de ses intérêts spéciaux. Egaux des Espagnols
par leur grandeur dans le passé et par leur rôle pendant la. période épique
du commencement de l'histoire moderne, les Portugais peuvent hardiment
se placer à côté de leurs voisins pour les qualités morales
VI
GOUVERNEMENT ET ADMINISTRATION.
Le Portugal est. une monarchie héréditaire et constitutionnelle. D'après
la loi fondamentale de 1826, dite Carta de ley, et revisée en 1852, le gouver-
nement, se compose des quatre pouvoirs : dirigeant, législatif, exécutif, judi-
ciaire, et de ces divers pouvoirs, deux appartiennent exclusivement à la
couronne; celle-ci partage, en outre, le pouvoir législatif avec les deux
Chambres, et reste toujours irresponsable. La liste civile pour toute la
famille royale s'élève à 3,500,000 francs; en outre, le roi a la jouissance
des biens de la couronne et possède de merveilleux joyaux, parmi lesquels
* Emigration annuelle du Portugal continental au Brésil :
De 1866 à 1870 5,411 personnes.
De 1870 à 1874 ,.'...■■• 9,600 »
i; 124
£?G NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
le fameux « diamant de Bragance », le plus gros du monde. Il prend le
titre de « Majesté très-Fidèle » et se dit eomme autrefois « roi des Algarves,
seigneur de Guinée et des Conquêtes. » A défaut d'enfant mâle, les filles
peuvent hériter du trône. Les ministres du souverain, qui sont au nombre
de sept, portent la responsabilité des décisions royales; s'ils étaient
mis en accusation par la Chambre des députés, ils devraient comparaître
devant la Chambre des pairs, constituée en tribunal suprême. Un conseil
d'Etat, composé de onze à seize membres, nommés a vie, assiste le roi dans
toutes les affaires d'administration. L'héritier présomptif est membre-né
du conseil et prend part aux délibérations dès l'âge de dix-huit ans.
La Chambre des pairs, qui se composait en 1878 de 155 membres, est a
la nomination du roi : les membres sont choisis presque tous parmi les
nobles et tous parmi les notables ayant plus de 12,500 francs de revenus.
Les princes de la famille royale siègent de droit dans la Chambre haute et le
roi désigne le président et le vice-président de cette assemblée. Les députés,
nommés par le suffrage, sont spécialement investis du droit de discussion
et de vote sur le budget. Les conditions de cens existent encore pour le
corps électoral. D'après la loi de 1852, sont électeurs tous les Portugais
âgés de vingt-cinq ans qui payent au moins 5 fr. 55 de contributions
directes ou 27 fr. 75 de contributions foncières; en outre, « l'adjonction
des capacités » a rangé parmi les électeurs, et sans conditions de cens,
les bacheliers, tous les porteurs de diplômes d'instruction supérieure ou
secondaire, les officiers et les prêtres; ceux-ci, de même que les fonction-
naires, les gradés d'université et les gens mariés, ont de plus le privilège de
pouvoir voter à l'âge de vingt et un ans. Le cens d'éligibilité, dont les
professeurs sont spécialement exemptés, s'élève à 22 fr. 20 de contributions
directes ou 111 francs de contributions foncières. Les électeurs, au nombre
desquels sont admis aussi les citoyens de Madère et des Àçores, nomment
un député par district électoral ayant de 40,000 à 45,000 habitants; le
total des élus s'élève à 101. La durée du mandat est de quatre années et la
session normale est de trois mois. Une indemnité est attachée aux fonctions
de représentant. Le président de la Chambre est nommé par le roi sur une
liste de cinq candidats proposés par les députés.
Le pouvoir judiciaire comprend l'ensemble des magistrats du Portugal,
depuis le « juge élu » (juiz eleito) de la paroisse jusqu'aux membres
du tribunal suprême de la justice, qui siège a Lisbonne. La contrée est
divisée en deux grands districts judiciaires, celui de Lisbonne et celui de
Porto, qui se subdivisent eux-mêmes en juridictions, correspondant aux
circonscriptions territoriales; les îles du Cap-Vert dépendent du district
ADMINISTRATION DU PORTUGAL. 987
judiciaire de Lisbonne. Le jury prononce la culpabilité ou la non-
culpabilité dans les procès civils et criminels; mais les magistrats ont le
droit inouï de pouvoir casser les décisions du jury comme « injustes ». La
jurisprudence portugaise s'inspire à la fois du code français et du vieux
droit local représenté par les ordonnances « alphonsines », « manuélines »,
« philippines ».
La religion catholique romaine est la religion de l'État, mais l'exercice
du culte protestant est toléré. Les affaires ecclésiastiques sont administrées
par le patriarche de Lisbonne, les deux archevêques de Braga et d'Evora et
quatorze évêques. L'Inquisition est abolie depuis 1821, et ses revenus, de
même que ceux des 750 couvents d'hommes, supprimés pour la plupart
en 1854, se sont ajoutés aux recettes nationales; les dernières communautés
de moines s'éteignent peu à peu par suite de l'interdiction d'accepter des
novices, et leurs biens font retour au domaine public. La plupart des cou-
vents de femmes ont été également supprimés.
L'armée qui doit s'élever en temps de guerre ou de commotion intérieure
à 70,000 hommes, mais à 52,000 hommes seulement en temps de paix,
se compose en réalité des deux tiers de l'effectif normal : elle n'a pas
moins de 2,000 officiers pour 20,000 soldats. Naguère les exemptions de
service et la pratique du remplacement faisaient peser tout le fardeau de
la conscription sur la population pauvre; mais la loi a été récemment
modifiée d'après le modèle prussien, pour répartir plus équitablement les
charges et donner au pays plus de force défensive. Les forteresses sont
nombreuses; mais il n'en reste qu'un petit nombre en bon état de défense.
On cite comme les plus importantes : Elvas, Abrantes, Valença, sur la fron-
tière de l'Espagne, et du côté de la mer, le fort de Sào Juliào et la citadelle
de Péniche. La flotte ne s'élève plus à mille vaisseaux, comme au temps où le
roi Sébastien se préparait, à envahir le Maroc; elle est d'une quarantaine de
petits bâtiments, dont 24 sont à vapeur. Son personnel est de 5,000 marins.
Le budget annuel dépasse 150 millions de francs en recettes et 175 mil-
lions en dépenses; depuis 1854, il s'est régulièrement soldé en déficit ;
il en est de môme du budget spécial des colonies, qui dépasse 10 millions.
Aussi la dette nationale s'élève-t-elle à deux milliards 100 millions, total
vraiment formidable pour un aussi petit pays : c'est environ 450 francs par
tête de Portugais; les intérêts sont restés souvent impayés, quoique un
décret royal, en 1852, les ait réduits à trois pour cent. Cependant les res-
sources de la contrée, auxquelles s'ajoutent la vente des biens nationaux et
le monopole des tabacs, se sont accrues plus rapidement que le déficit, et
depuis 1875 on a pu renoncer au triste expédient budgétaire qui consistait
988
NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE.
à opérer des retenues, variant de 5 à 30 p. 100 sur les traitements des
employés. Le crédit du gouvernement portugais, qui naguère était au plus
bas, a pu se relever peu à peu, et ses fonds sont cotés maintenant à près de
la moitié de leur valeur nominale.
Les deux anciens « royaumes » de Portugal et d'Algarve se divisent admi-
nistrativementen 17 districts ou provinces, quoique les anciennes divisions
historiques de Minho, Tras os Montes, Beira, Estrcmadure, Alemtejo, Algarve,
se maintiennent encore dans le langage ordinaire. Les districts se subdi-
visent en concelhos, ou « conseils », beaucoup plus grands que la com-
mune française, car ils contiennent en moyenne treize paroisses, ou
Freguesias, subdivisions à la fois religieuses et civiles.
PROVINCES
DISTRICTS.
Braga .
Minho Porto.
1 Vianna do
Bragançi.
Villa-Real
Beja . .
Evora .
Porlalegrc
Aveiro .
Coimbra
Vireu. .
Guarda .
Castello-Br
Leiria .
Lisbonne
Santarem
Algarve ...... I Faro . .
Tras os Montes.
Alemtejo
Beira.
Eslremadura.
Portugal continental .....
Portugal, avec Madère ellcsAçor
Castello
SUPERFICIE
EN KILOMÈTRES CARRÉS.
DES
l'ROVI.NCES
DES
DISTRICTS
7,506
11,116
24,411
23,977
17,958
4,858
2,730
2,558
2,258
6,665
4,451
10,875
7,097
6,4 41
2,925
5,885
4,979
5,562
6,628
5,490
7,605
6,865
4,858
89,625
95,021
POPULATION EN 1871 .
DES
PROVINCES.
DES
DISTRICTS
1,018,690
416,761
575,960
1,590,090
903,405
193,877
546,429
451,212
221,049
177,170
259,591
154,327
112,477
109,192
272,765
505,237
398,477
254,912
178,705
194,944
491,205
217,316
193,877
Le 1er janvier 1878
4,298,881
4.677,562
4,745,124
PAR
KI1.0M.
CARIIÉ.
127
192
94
26
54
14
1.6
17
93
78
80
42
27
56
64.
32
40
48
50
FIN DE L'EUROPE MÉRIDIONALE
INDEX ALPHABÉTIQUE
Abranles, 967, 969, 987.
Abruzzes, 479, 629.
Acarnanie, 71, 72, 76, 128.
Achaïe, 128.
Acheloùs, 72.
Achéron, 180.
Aci-Reale, 558, 566.
Açores, 979.
Acqui, 575, 376.
Adaja, 681.
Adamello, (monl), 511, 515.
Adda, 550.
Aderno, 558.
Adige (fleuve), 350, 555.
Adra (rivière), 720.
Adra (ville), 760.
Adria, 580.
.Ëgades (îles), 571,572.
/Egium (Vostitza), 96, 119.
/Etoliko, 72.
Aétos (mont), 115.
Agosta, 559, 500.
Agas, 822.
Agueda, 681.
Aguilar, 758, 765.
Agujero, 860.
Ahiolu, 204.
Aida, 204.
Aire (serra do), 951.
Ailone, 657.
Ajaccio, 645, 645, 6i6.
Ak Hissar, 199.
Alagna, 561.
Alagon, 682.
Alassio, 390.
Alatri, 472, 475.
Alava, 859 et suiv.
Albacete, 784, 786, 787, 792.
Albaicin, 748.
Albanais, 64, 185, 188, 195.
223.
Albano, 440, 441, 442, 472.
Albaro, 399.
Albegna, 408.
Albenga, 392.
Alberche, 675.
Alcali de Henarès, 703, 706.
Alcalâ de Chisvert, 792.
Alcaïâ de Guadaira, 754.
Alcalâ la Real, 755.
Alcamo, 556, 566.
Alcântara, 700.
Alcazaba, 714, 720.
Alceda, 864.
Alcira, 776, 790, 792.
Alcobaça, 964.
Alcochete, 967.
Alcolea, 751.
Akoneîar, 700.
Alcoy, 786, 792.
Alcubiurre (sierra de), 812.
Alcudia, 804.
Aldea Gallega, 967, 969.
Alemtejo, 969.
Aleiia, 641.
Alessio (Lech),198.
Alexandria, 272.
Alexandrie (Alessnndria), 570.
375, 376, 626, 629.
Alexinatz, 292.*
Algarve, 969.
Algeciras, 763.
Algemesi, 790.
Alghero, 595, 607.
Alhamâ (rivière), 821.
Alliamâ (d'Andalousie), 761.
Alhamâ (de Murcie), 78S.
Alhamâ (sierra de), 719, 720
Alhamilla, 719.
Alhandra, 948.
Alhaurin Grande, 761.
Alhendin, 717.
Alicante, 771, 786, 790, 792,
912.
Alicudi, 568, 571.
Almada, 967.
Almaden, 702, 707.
Almagro, 702, 707.
Almansa, 787, 792.
Almaraz, 700.
Almeida, 945.
Almenara (pic de), 820.
Almeria, 747, 760, 765, 912.
Almeria (rivière), 720.
Almijara (sierra de), 719.
Almonte, 682.
Alora, 761.
Alpes, 14-19, 311-559.
Alphée, 89, 90.
Alpujarra, 717.
Alsâsua, 850.
Altabiscar, 854.
Alta-Coloma, 718.
Altamura, 527.
Aluta(01tu, Olto, Oll), 245.
Amalfi, 515, 517.
Amarante, 942.
Amaxiki, 112, 113.
Ambelakia, 176, 177.
Amenano (rivière), 557.
Amézcuas, 850.
Amiata (monte), 405, 407.
Ampourdan (Y), 840.
Anadoli-Hissar 157.
Ancône, 474, 479, 626, 629.
Andalousie, 708.
Andia (sierra de), 850.
990
/N3EX ALPHABÉTIQUE.
Andorre (val cT), 841.
Andria, 522, 527.
Andrinople, 161.
Andros, 105, 107, 119.
Andûjar, 751, 765.
Angri, 516.
Anie (pic d), 854.
Anio (Aniene), 457.
Annobon, 916.
Ansena, 880.
Antela, 950.
Antelao (mont), 516.
Anloquera, 748, 762, 765.
Anlimilo, 102, 105, 107.
Anlivari, 296.
Aoste (vallée d'), 558,371.
Apennins, 310, 586, 434.
Apuanes (Alpes), 401, 402.
Aquila, 479.
Arab-Tabia, 267.
Aracena (sierra de), 679, 708.
713, 970.
Aragon, 809, 833.
Aragon (rivière), 821.
Aralar (sierra de), 846.
Aran(vald'), 841.
Aranda del Duero, 691.
Aranjuez, 706.
Arba, 822.
Arberi, 198.
Arcadic, 83, 122, 128.
Arcos de la Fronlera, 756, 765.
Ares, 897.
Arélhuse, 545.
Arevalo, 696.
Arezzo, 426,431,629.
Arga, 821.
Argenlaro (monte), 406, 407.
Argolide, 97, 98, 128.
Argos, 87, 97, 119.
Argostoli, 113, 114, 119.
Argyro-Kastro, 193.
Ariano, 521.
Arnautes, 192.
Arno (fleuve),401 ,408,409,414.
Arocbe (sierra de), 679,708,970.
Arosa, 897.
Arpino, 520.
Arrabalde, 963.
Arrabida (sierra de), 969.
Arriaga, 843.
Arta, 197.
Arteijo, 897.
Ascoli-l'iceno, 475, 479, 629.
Asinara (ile d'), 584, 606.
Àskyfe, 135.
Ason, 879.
Aspromonte, 485, 486
\ssisi, 475.
Asleris, 114.
Asti, 375.
Astorga, 694.
Astroni (parc d'), 489.
Asturies, 875 et suiv.
Astypa!D3;i, 140,14!, 142, 225
Ataraya, 921, 971.
Aterno, 436.
Athènes, 77, 81, 119, 122.
Athos, 166.
Attique, 77,128.
Ave, 930.
Aveiro, 945, 946, 947.
Avellino, 519, 527.
Averne (lac d'), 490.
A versa, 527.
Avila, 691, 696, 707.
Aviles, 895.
Avintes, 938.
Avlona, 185, 198.
Avola, 552.
Azcoylia, 855.
Azizirge, 156.
Azpeylia, 855.
Azpiroz (col d'), 851.
B
Bacau, 276.
Bacchiglione (fleuve), 555.
Badajoz, 701, 707.
Badalona, 859.
Baena, 753, 765.
Baeza, 750, 765.
Bagnara, 501.
Bagni di Lucca, 407, 451.
Bagnorea, 459.
Baïa, 498.
Balagna (la), 636, 657.
Baléares, 792-809.
B.lestreri, 584.
Balkans, 130, 206-210.
Balta-Liman, 157.
Banda di Dentro, 634.
Banda di Fuori, 634.
Bania, 279.
Banialouka, 205.
Baragan, 251.
Barbastro, 851.
Barcellona, 557, 566.
Barcellos, 942.
Barcelone, 857, 912. .
Bardenas Reaies, 812, 854.
Bardez, 978.
Barella (la) 637.
Bari, 522, 523,-527.
Bangazzo, 319.
Barlaam, 174.
Barlelta, 522, 523, 527.
Barreiro, 967.
Basilicate, 65*0.
Basiluzzo, 371.
Basques, 845.
Bassae (temple de), 98.
Bastelica, 637, 646.
Bastia, 615, 644, 646.
Batalha, 964.
Bathy, 115.
Batuecas, 675, 693.
Bayona, 897.
Baza, 748, 765.
Baza (sierra de), 714.
Bazardjik, 202, 227.
Bazlan (val de), 846.
Beira-Mar, 952, 945.
Beja, 976.
Belgodere, 656.
Belgrade, 281, 292.
Bellas, 963.
Bellem (Belem), 962, 969.
Bellunc, 581, 585, 629.
Belméz (mines de), 742.
Bembezar, 709.
Bemfica, 965.
Benaco (lac de), 529.
Benevento, 520, 527, G30.
Benicarlé, 792.
Beon, 950.
Béotie, 77, 128.
Berat, 185, 199.
Bergame, 577, 578, 629.
Berja, 760.
Berlinga, 951.
Bermeja (sierra), 720.
Bermeo, 874.
Betanzos, 897.
Bianco (monte), 568.
Bidasso», 846.
Biella, 574.
Bielopavlitchka, 298.
Bienlina (lac), 408, 415.
Biguglia, 645.
Bilbao, 868.
Biscaye (Vizcava), 842.
Bisceglie, 522", 527.
Bistritsa, 246.
Bilolia, 200.
Bitonto, 525, 527.
Blato, 177.
Boïana, 178, 194, 197.
Bolca (mont), 317.
Bolgrad, 260, 276.
Bologne, 357, 570, 572, 574,
379, 580, 629.
Bolsena, 458, 459, 442.
Bonifacio, 645, 646.
Bordighera, 592.
Borromées (iles), 550, 557.
Bosa (rivière), 585, 59;>.
Bosch de la Espina, 771.
Bosna, 199.
Bosniaques, 202.
Bosphore, 150, 146, 147, 151,
156, 157, 158, 159
Botochani, 272, 276.
INDEX ALPHABÉTIQUE.
991
Boulaïr, 159.
Boumort (sierra do), 814.
Bourgas, 168,201, 204, 224.
Bracciano, 440, 442.
Braga, 942.
Bragança, 942.
Braïla, 272, 276.
Brenner, 571, 573.
Brenta (fleuve), 340, 341, 553.
Brescia, 577, 378, 620.
Brindisi, 522, 523.
Bronte, 558.
Brujula (la), 671, 685.
Bucarest, 251, 271, 276.
Bukavii, 276.
Bulgares, 217, 221, 224.
Bulgarie, 219.
Bûrgos, 691, 695, 707, 876.
Burriana, 792.
Buseo, 246.
Bussaco, 946.
Butrinlo, 181, 197.
Buvuk-déré, 157.
Buzeo, 272, 276.
Cabeza de Manzaneda, 879.
Cabo da Roca (Roc de Lisbonne),
928, 965.
Cabra, 755, 765.
Cabras (sierra de), 767.
Cabreira (sierra), 927.
Cabrera, 794, 801, 885.
Câceres, 701, 707.
Cadi (sierra de), 814, 820.
Câdiz, 649, 726, 740, 747, 756
à 760, 765, 912.
Cagliari, 600, 602, 607, 650.
Calabres, 650.
Calahorra, 875.
Calamita, 455.
Calarasii (Slirbey), 272.
Calares, 276.
Calalayud, 852.
Calatrava, 686.
Calatrava (Campo de), 680.
Caldas de Be<aya, 884.
Caldas de Gérez, 942.
Caldas de Monchique, 977.
Caldeirào (sierra de), 971.
Calenzana, 644, 646.
Caltafano, 559.
Caltagirone, 558, 566.
Callanissetta, 558, 566, 630.
Calvi, 644, 646.
Camaldules (col des), 402, 405.
Camero ISuevo, 850.
Camero Viejo; 850.
Caminha, 941.
Camogli, 509.
Campagne de Rome, 446, 461 .
Campanella (cap), 483.
Campanie, 650.
Campidano, 584, 605.
Campobasso, 521, 527.
Campo-l'Oro, 655.
Campu-Lungu, 272, 276.
Canaries (îles), 916.
Candie, 155, 140.
Canée (la), 156.
Cangas de Onis, 894.
Cangas de Tineo, 98.
Canicalti, 559, 560.
Cantabrio, 850.
Capannori, 428, 431.
Caparica, 967, 969.
Caparroso, 850.
Capitanale, 630.
Capoliberi, 432.
Capoue (Capua), 519, 626.
Capraja (île i'e), 452.
Capri (ilede),4S5.
Cap-Vert (archipel du), 979
Caracal, 276.
Caravaca, 787, 792.
Carballo, 866, 897.
Carcagenle, 776, 790, 792.
Carcavellos, 965.
Carche (sierre del), 767
Cardeto, 500.
Carclo, 654.
Cardona, 815.
Carghese, 658.
Carignano, 575.
Carlo-Forte, 600, 602.
Carmagnola, 575, 576.
Carmona, 755, 765.
Carolines (îles), 916.
Carrara, 429, 451.
Carrascal, 850.
Carratraca, 761.
Carril, 8l»7.
Carrion, 852.
Cartaxo, 967, 969.
Carlhagène (Carta^ena), 649,
785, 788, 789, 792, 912.
Carvoeiro (cap), U31.
Casale (Casal-Monl'errato), 575,
576, 626.
Casaiiiiccinla, 491.
Casar, 689.
Cascàes, 963.
Caserla, 519, 527.
Cassino, 5-0.
Castagna (monte délia), 568.
Casteltiilardo, 476.
CasIel-lMlit, 810.
Caslellamare di Stabia, 511,
514, 5-27.
Castrllo Branco, 947, 969.
Castollo de Vide, 976.
Castellon de la Nana, 791, 792.
Castelnuovo, 428.
Castelvelrano, 565, 560.
Castiglione (marais de), 415.
Castilles, 666,708.
Castoria, 175, 212.
Castro-Giovanni, 558.
Castro-Marim, 977.
Castropol, 894.
Castro-Urdiales, 891.
Catalogne, 809-480.
Catane, 557, 558, 500, 650.
Catanzaro, 5:6, 527.
Catenaja (Alpes de), 402.
Catria, 435, 438.
Catlaro, 294.
Cava de' Tineni, 516, 527.
Câvado, 950.
Cavo, 440, 442.
Cavour, 554.
Cavriana, 523.
Cebollera (sierra), 671, 675,
850.
Cecina, 408.
Cefalù, 559, 557, 567.
Cento, 580.
Centuripe (Ccntorbi), 566.
CéphaLVmie, 108, 115,116, 128.
Cephissus, 74.
Cerignola, 521, 527.
Cerigo, 99, 100.
Cesena, 580.
Cetona (monl), 407.
Cetinye, 295.
Ceuta, 916.
Cezimbra, 967, 969.
Chabatz, 290, 292.
Chalcidique, 145, 165.
Chalcis, 101, 102, 119.
Champs Phlégréens (Campi Fle-
grei), 487-490.
Château-Dauphin (Castel-Dclfino)?
571.
Chaves, 942.
Chiana (val de), 404, 408, 411.
Chiavari, 599.
Chiclana, 757, 765
Chieri, 525, 576.
Chieti, 479.
Chima3ia-M;ila, 181.
Chinchilla (sierra de), 769.
Chioggia, 5*5.
Chios, 146.
Chipka (col de Sipka), 212,222.
Chiusi, 427.
CI ki péri, 177.
Chkipélars (Skipetars), 185,192.
Chkoumb, 182, VJÔ.
uhoumadia, 28n, 282.
Choumla, 214, 217.
Cidaco, 821. -
992
INDEX ALPHABÉTIQUE.
Gieza, 787, 792.
Cinca, 822.
Cinto, 654.
Cintra, 928, 952.
Circello (Monte), 457, 458.
Cithéron, 70.
Città di Castello, 474,
Città-Vecchia, 576, 579,
Ciudadela, 808.
liudad-Real, 702, 707.
Ciudad-Rodrigo, 912.
Civilà-Vecchia, 471, 472.
Clementi, 194.
Clitunno (Clitumnus), 455.
Clusone (rivière), 545.
Cocyte, 180.
Coïmbre (Coimbra), 945.
Coilares, 963.
Columbretes, 793.
Comacchio (lagune de), 555,
334, 357, 567.
Comero, 455, 458.
Comino, 579.
Comiso, 559, 566.
Commabio (lac de), 524.
Como, 577, 378, 629.
Como (lac de), 326, 555.
Compos'.ela, 899.
Concha de Sâo Martinho, 964.
Condeça Nova, 946.
Coni (Cuneo), 374, 376, 629.
Constantinople, 130, 145, 157
Conlraviesa (sierra), 719, 720.
Copaïs, 74, 76.
Copparo, 380.
Corato, 522. 527.
Corcubion, 881, 897.
Cordevoie (rivière), 539, 340.
Cordoue (Cordoba), 647, 751,
752, 765.
Corfinium, 456.
Corfou,107,lll, 116, 119,128
Corinthe, 70, 77, 95, 127.
Gorleone, 558, 566.
Cornigliano, 596.
Corogne (la) ou Coruna, 894
897, 912.
Corse, 631, 646.
Corsini, 579.
Corle, 645, 646.
Gortona,426, 551.
Cosenza, 526, 527.
Cotrone, 526.
Covadonga, 880, 894.
Covilhà, 947, 969.
Craïova, 272, 276.
Çrato, 976.
Crémone, 577, 578, 629.
Crète, 155-140.
Crevi lente (sierra de), 769.
Cuadramon, 881.
Cuba, 916.
Cudillero, 896, 899.
Cuenca, 702, 707.
Cullar de Baza, 748.
Cullera, 790, 792.
Curtea d'Ardgeche, 272.
Cyanées, 157, 158.
Cyclades, 100, 101, 105, 128.
Cyllène (mont), 82.
Cythnos (Thermia), 101.
Daimiel, 782, 707.
Dalias, 760.
Damào, 978.
Danilovgrad, 294.
Danube, 215, 253, 255.
Dardanelles, 150, 147, 159, 160
Darro, 749.
Daskalion, 114.
Datlilo (Dattolo), 571.
Deli Kamtchik, 210.
Deli Osman, 209.
Délos, 106, 107.
Demanda (sierra). 671, 850.
Demotika, 162, 177.
Dénia, 790.
Despenaperros, 710, 713.
Devno, 209.
Dicté (montsSitia ou), 155.
Diu, 978.
Djakova, 198.
Djames, 182.
Dobroudja, 252, 273, 276.
Dodone, 180, 181.
DonBenilo, 701,707.
Dora-Baltea (rivière), 345.
Dora-Morta, 524.
Dora- Ripai ia, 320, 345.
Dormitor, 178, 198.
Drama, 165.
Drin, 177, 198.
Dn'na, 199.
Duero (Douro), 681, 926.
Dukagines, 191.
Dulcigno (Olgun), 194, 296.
Durango, 849.
Durazzo (Durres), 197, 198.
Ebre (Ebro), 820, 825, 852,
858.
Ecija, 753, 765.
Ega, 821.
Egée (mer), 98, 100.
Égine, 82.
Eibar, 874.
Elbassan, 199.
Elbe (île d'), 409, 433, 453.
Elche, 771, 779, 792.
Elena, 214.
Eleusis, 81.
Élide, 91, 128.
Eljas, 682.
Elvcs, 976, 987.
Embalira, 841.
Emilie, 370, 629.
Emineh, 210.
Empoli, 426, 431.
Enos, 162.
Enza (rivière), 342.
Éoliennes (iles), 567,571.
Épidaure, 98.
Épire, 195, 200.
Erasinos, 88.
Ergastiria, 119.
Erkene, 159.
Escorial (l'); 706.
Escudo (col d'), 876.
Eski-Zagra, 204, 224.
Esla, 681, 852.
Espagne, 647 et suiv.
Espie] (mines d'), 742.
Espinho, 941.
Espozende, 941.
Estaca de Vares, 881.
Estancias (sierra de las), 714
Estella, 874.
Estrella (sierra), 928.
Estremadura (Esp.), 666, 915.
Estremadura (Port.), 947, 988.
Estremoz, 976.
Etna, 529, 558, 540.
Eubée, 100, 101, 107, 128.
Euganéennes (collines), 518.
Euripe, 101.
Europa (pics d'), 855.
Europe, 9-52.
Eurotas (Iri), 89.
Euskariens, 855.
Evora, 976.
Fabriano, 475, 479.
Faenza, 5S0. !
Falterone (monte), 402.
Fallicheni, 272, 276.
Fano, 475.
Farilhâos, 951.
Faro, 977.
Fasano, 5'22.
Favignana, 571. \
Felanitx, 804.
Felicudi, 568, 571. ,
Fenestrelle, 571.
Fermo, 475, 479. .
Fernando Pô, 916.
Ferrare (Ferrara), 351, 353,
570,379,580,626,629. ,
Ferrol(le), 894, 897,912. ,
INDEX ALPHABÉTIQUE
C93
Fidaris, 75.
Fiesole, 422.
Figucira daFoz. 946.
Figueras, 859, 840, 912
Filabres (sierra de los), 714.
Finisterre (cap), 881.
Fiumicino (Rubicon), 542, 472
Fiumicino (Tibre), 458, 471.
Florence (Fiivnze) , 420, 426
451, 472, G29.
Fluvia, 824, 840.
Focsiani, 272, 27G.
Foggia, 521, 527.
Follonica, 417.
FontanaGongiada, 584.
Fonlarabie, 874.
Forchia d'Arpaia, 482.
Forli, 580, 029.
Fonnenlera, 794, 799.
Formia, 519.
Formoselha, 940.
Fossano, 575, 576.
Francia (sierra di), 675.
Franchi, 811.
Frascati, 471.
Fresnedas, 719.
Frioul, 560.
Fucino (lac), 442, 444.
Fuligno, 475.
Fumajolo, 455.
Furado (monte), 885.
Gabrova, 222, 227.
Gaële, 520, 626.
Galatz, 272, 276.
Galaxidi, 76.
Galice, 875 et suiv.
Gallego, 815.
Gallipoli (Italie), 525, 526.
Gallipoli (Turquie), 159, 161.
Gallura (monts delà), 581, 585.
Gamzigrad, 279.
Garbanzal, 785.
Garde (lac de), 529, 555.
Gardunha (serra), 928.
Garfagnana (monts de la), 401,
402, 428.
Gargnno (monte), 485.
Garigliano, 472.
Gala (sierra de), 675, 926.
Gaviarra, 926.
Gaya, 940.
Ger.eroso (monte), 516.
Gènes, 591-598, 626, 627, G29.
Genèvre (monl), 575.
Genil, 714, 724, 749.
Gennargentù, 584.
Gennaro, 457, 458
Gérez (serra de), 927.
Gerona, 859, 840.
Giara(la), 591, 592.
Giarre, 558.
Gibraltar, 50-42, 720, 727,729
7G5-765.
Gigante (el), 769, 770.
Gigantinu, 584.
Giglio (île de), 452.
Gijon, 892.
Giouta, 107.
Girgenli, 564, 565, 565, 650,
Giulia (volcan), 540.
Giurgiu (Giurgevo), 214, 272,
276.
Glieb, 178.
Goa, 978.
Golo, 653.
Gonessa, 600.
Gordola, 525.
Gorgona (île de), 452.
Goritza (Korilza), 199.
Gornitchova ou Nidjé, 211, 212.
Goumouldjina, 165, 177.
Goussinye, 198.
Gozzo, 579.
Grand-Paradis, 511, 312, 515.
Granmichele, 559.
Gran Sasso d'Ilalia, 456, 45S.
Grasso (cap), 84.
Grèce, 55 et suiv.
Giedos (sierra de), 668, 675,
928.
Grenade (Granada), 747, 750,
765, 877.
Grivola (mont), 511.
Grosseto, 415, 415, 629.
Groltamare, 475.
Guadalajara, 705, 707.
Guadalaviar, 676, 775.
Guadalen, 710, 724.
Guadalentin, 788.
Guadalclc, 726.
Guadaîevin, 762.
Guadalfeo (rivière), 720.
Guadalhorce, 720, 761..
Guadalimar, 710, 724.
Guadalmedina, 761.
Guadalope, 822.
Guadalquivir, 725, 726, 772,
775, 858.
Guadalupe (sierra de), 6S0.
Guadarrama (sierra do), 668,
672, 675, 928.
Guadiana, 681, 682. 969.
Guadiana menor, 724.
Guadiaro, 720, 762.
Guadiato, 710.
Guadix, 746.
Guara (sierra de), 814.
Guarda, 945.
GuarJia (la), 858.
Guarrizas, 710.
Guernica, 849.
Guelaria, 849.
Gubbio, 474.
Gûdar (sierra de), 719, 720.
Guècjues, 182, 195.
Guimaràes, 942.
Guii,ée (colonies de), 913.
Gui^ûzcoa, 841 et suiv.
Ilagio-Rouméli, 155, 157.
Haïkanes, 263
Uaskiôj, 205
[ïaya, 847.
Ilélicon, 70.
ILlla, 180.
Ilullin, 787, 792,
Hémus, 208.
Ilerculanum, 514.
Ilermoupolis, 106, 119.
Ilerreria (mines de la), 7^5.
Herzégovine, 197.
Riga de 3Ionreal, 849.
Higuer (cap), 848.
Hirsovo, 276.
Histiaea, 119.
Hotti, 194.
Ilouchi, 276.
Uuelva, 742,744,745.
Huer7a, 821.
Huesca, 851, 839.
Huescar, 746.
Hurdes (las), 676, 693.
Hydra, 99, 118.
Hymette, 70.
I
ïbiza, 793, 794, 799.
Ichtiman, 211.
Ida (Psiloriti), 154, 153.
Idro (lac d'), 329.
Ieropolamo, 15 i.
Iglesias, 599, 607.
Igualada, 859.
Ile Rousse, 644.
Ilhavo, 947.
Imbros, 145, 144, 145.
Imola, 580.
Inca, 802, 807.
Incudine (monte). 655, 634.
Indjé-Karasou (IIaliacmo:i), 163.
215.
Insua,941.
[nlagliatella, 544.
Ioniennes (îles), 107,116.
Ipek, 198.
Iraty (forêt d'), 85 i.
Irun, 845, 858, 870.
123
994
INDEX ALPHABÉTIQUE.
Isaktcha, 276.
Ischia (île d'), 491.
lseo (lac d'), 529.
Isker, 201, 207.
Isla, 758.
lsonzo, 556, 558, 555.
Ispica, 565.
Ilalica, 456.
Italie, 299, 650.
Ivrea, 574.
Izterbegui, 846.
Jabalcon de Baza, 718, 720.
Jabalcuz, 718.
Jabalon, 685.
Jaea, 852.
Jaen, 748, 750, 765.
Jagodina, 292.
Jaizquibel, 845, 851.
Jalomitsa, 250.
Jalon, 676, 821, 850.
Jamboli (Yamboli), 204, 229.
Jandula, 710. .
Janina (Yaninaj, 179, 180, 200.
Jaïitra, 208.
Jassy (Iasi, Yasi), 271, 276.
Jativa, 786, 790, 792.
J.ivalambre (pic de), 770,
Jerez de la Frontera, 740, 755.
765.
Jesi, 475, 479.
Jiul (SilouChil), 251.
Jûcar,676, 772, 775, 774,776.
Jumilla, 787, 792.
Junto (monte), 951.
K
Kadi-Keuï, 148.
Kaïménipetra, 85.
Kalamata, 96, 119, 120.
Kalameria, 169.
Kalkandele, 199.
Kalofer, 205.
Knlogheros, 169.
Karlouk Balkan, 202.
Kainbing, 978.
Kamtchik, 209.
Karabouroun, 210.
Kara-Gounis, 64.
Karaholas Dagh, 202.
Karlas (Baebeïs), 175.
Karlovo, 202, 227.
Karnabad, 204.
Karyès, 167.
Karystos, 119.
Kastoria, 199.
Kastro (Myrina), 14 i.
Katavothra (Œta), 68, 69.
Katounska, 298.
Kazanlik, 205, 207, 222.
Kelidhoni, 140.
Khelmos, 82.
Kilia, 216, 255, 276.
Kiôprili. 200, 217.
Kirk Kilissa, 162, 177.
Rlementi, 191.
Knejevatz, 292.
Korn, 178, 198.
Romandes, 175, 258.
Kopaonik, 279, 280, 281.
Kortiach, 165.
Knssovo, 108.
Kotesi, 201.
Koundousi, 181.
Koutchka, 298.
Kragouïevatz, 280, 62.
Kraïna, 191, 202.
Kranidhi, 119.
Kroucbevalz, 279, 292.
Krouchevo, 200.
Krouya, 199.
Kustendje, 209, 275, 276.
Kutchuk-Balkan, 201.
Labbro (monte de), 407, 409.
Labchistas, 180.
Laconie, 84, 128.
Ladon, 89.
Lagos, 977.
I.amego, 945.
Lamia, 75, 119.
Lampedusa, 575.
Lampione, 575.
Lanciano, 479.
Langreo, 895, 899.
Lanjiron, 762.
Laredo, 891.
Lario (lac), 526, 529.
Larissa, 175, 175.
Larôuco, 927.
Lassili (monts), 155.
Lastres, 865.
Latium (volcans du), 440, 441.
Laurion, 70, 119.
Lavagna, 599.
Lavos, 946.
Lebrija, 755, 765.
Leça, 941.
Lecce, 525, 527.
Lecco (lac de), 526, 527, 528.
Lech (Les, Alessio), 191, 192,
198.
Legnago, 572, 626.
Leiria, 951 5 964.
Leitariegos, 860.
Lemnos, 144, 145, 228.
Lena, 964.
Lentini, 559.
Lentini (lac de), 559.
Léon, 666, 694, 707.
Léon (isla de), 756.
Lépante (Naupacte), 73.
Lepini (monti), 457.
Lequeytio, 875.
Lérida, 852, 859.
Lerne, 88.
Leskovatz, 290.
Leso, 848.
Leucade (Sainte-Maure), 11
115, 118.
Leuca Ori, 155.
Lezirias, 948.
Liapes, 182, 198.
Licata, 557, 566.
Licodia di Vizzini, 559
Liébana (vallée de la), 878.
Liechanska, 298.
Ligurie, 586, 401, 629.
Lira, 199.
Lima (Limia), 950.
Limbarra (monts de), 584,587.
Limnicea, 276.
Linarès, 741, 751, 765, 870.
Linosa, 575.
Lioubalrin, 178.
Lipari, 567, 568.
Liria, 790.
Lisbonne (Lisbôa), 919, 921,.
929, 957, 951, 967.
Lisca-Bianca, 571.
Livenza (IL), 558, 555,
Livourne, 450, 451, 629.
Lixouri, 119.
Liz, 964.
Lianes, 892, 899.
Lbnos del Urgel, 824, 842.
Llobregat, 824.
Lluchmayor, 802.
Loano, 592.
Lodi, 577, 578.
Logrofïo, 850, 849, 875.
Loja, 750, 765.
Lom, 209.
Loma de Chiclana, 709.
Lombardie, 570, 629.
Lorca, 787, 792
Loreto, 476.
Losnitza, 292.
Loulé, 977.
Lovatz, 227.
Lousâo (serra de), 928.
Luarca, 865, 894.
Lucena, 755, 765.
Lucera, 521, 527.
Lucques, 428, 451, 629.
Lucrin (lac), 490.
Lugano (lac de), 524, 529.
Lugo (Espagne), 898.
Lugo (Italie), 380.
INDEX ALPHABÉTIQUE.
90ô
Lunigiana, 101, 428.
Lycée (Diaforti), 83, 84.
Lyngons (Khassia), 174.
Macao, 978.
Maccalube, 541.
Macerata, 475, 479, 629.
Machichaco, 848.
Macra (riv.), 345.
Maddalena (La), 601, 002, G07.
Maddaloni, 527.
Madère (îles), 979.
Madonia, 539, 540.
Madré del Mount, 819, 820.
Madrid, 683, 689, 703, 707.
Maeztrazgo, 812.
Mafra, 963.
Magadino, 325.
Magaïia, 710.
Magina, 718.
Magnésie, 169, 177.
Magra (vallée de la), 429.
Mahmoud ié, 276.
Maïdanpek, 278.
Maïnotes, 63.
Majella, 435, 438.
Majeur (lac), 324, 529, 570.
Major (Pic), 800, 801.
Makrinitza, 177.
Mâlaga, 649, 747, 761, 765,
912.
Malcesina, 626.
Malée (cap), 83.
Malhào (serra de), 928, 971.
Malissores, 191, 194.
Malte, 574 à 580.
Manacor, 804.
Manche, 702.
Manfredonia,52i, 523.
Manresa, 859.
Mantinée, 87.
Mantoue, 372-378, 626, 629.
Manzanarès, 702, 707.
Manzanarès (rive du), 703.
Maragato, 693.
Marais Ponlins, 449 à 452.
Marâo (serra de), 927.
Marchena, 755, 765.
Marches, 454 et suivantes, 629.
Marciana, 455.
Maremme, 415 à 417.
Marghine, 584.
Maria (sierra de), 714, 720.
Mariannes (îles), 916.
Marinha Grande, 964.
Marino, 471.
Maritza, 162, 202.
Marmara (mer de), 145, 147,
151,157,158.
Marmolata (monts), 511.
Marsala, 556, 557, 566.
Martes (sierra), 769.
Martesana, 554.
Martin, 822.
Martos, 753.
Masnou, 839.
Massa, 429, 431, 629.
Mat, 188.
Matapan (cap), 5i.
Maiarô, 859.
Matchin, 276.
Matese, 482.
Mattozinhos, 941.
Mazarron, 785, 792.
Mayorque, 794, 795, 800 à 807.
Mazzara, 556.
Medellin, 701.
Medico, 570.
Médina del campo, 691, 696.
Médina de Rio-Seco, 691.
Méditerranée, p. 55, 52.
Medjidié, 276.
Medua (St-Jean de), 198.
Meduna (riv.), 538.
Megalo-Kastron (Candie), 156.
Megaios-Potamos, 144.
Mega-Spileon, 83.
Mehedintii, 276.
Meira (sierra de), 881.
Mendaur, 847,
Mergozzo (lac), 526.
Mérida, 701, 707.
Mer Noire, 157.
Mertola, 971.
Mesas (las), 928.
Mésie, 260.
Messara, 154.
Messénie, 92, 128.
Messine, 557, 566, 626, 630.
Mesta, 202.
Meta, 482, 486.
Météore, 175.
Metoya, 198.
Metzovo, 179, 184.
Mezquita (serra da), 970.
Mezzola (lac de), 526.
Midia, 161, 162.
Mieres, 863.
Miet, 178.
Mijares, 773.
Milan, 357, 358, 372, 574.
376, 578, 611, 629.
Milanovatz, 292.
Milazzo, 557.
Miletlo, 482, 586.
Militello, 559.
Millis (jardins de), 589.
Milo, 103.
Mineo, 559.
Minglanilla, 679.
Mino (Minho), 885, 898, 920.
Minorque, 792, 79 i, 807.
Mira, 946.
Miranda do Corvo, 946.
Miranda de Ebro, 846.
Mirdites, 188, 194.
Misène (cap), 491.
Misivri, 204.
Missolonghi, 71, 115, 119.
Mistra, 97.
Mitrovilsa, 217.
Modène, 579, 580, 629.
Modica, 559,566.
Moldava, 246.
Moldavie, 243, 246, 248.
Molfetta, 522, 525, 527.
Molise (prov. de), 629.
Monastir, 200, 212.
Monastirkoï, 210.
Moncabrer, 769, 770.
Moncalieri, 575.
Moncayo, 672, 675, 811.
Monchique (serra de), 971.
Mondego, 950.
Mondovi, 574, 576.
Mondragon, 848.
Monegros, 812.
Monemvasia (Malvoisie), 93.
Monforte de Lemos, 899.
Mongo, 769.
Monopoli, 522.
Monsant, 825.
Monsech, 814.
Monsen, 819, 820.
Monserrat (pic de), 816, 819.
Monsia (sierra de), 770.
Montagnes (Illustres), 880.
Montagut, 811, 815.
Mont-Blanc, 311.
Monte Albano, 402,
Monte Amiata, 407, 409.
Monte Argentaro, 408.
Monte Gimone, 402.
Monte-Cristo (île de), 452.
Monte-Leone, 417.
Montemor o Novo, 976.
Monte Mugello, 402.
Monténégrins, 188.
Monténégro, 292 à 298.
Montenero (Elatos), 115,
116.
Monte-Nuevo, 490, 490.
Montepulciano, 427, 451.
Monti Catini, 402, 407.
Montilla, 755, 765.
Monti-Rossi, 555.
Montoro, 751, 765.
Monza, 577, 578.
Moradel (serra do), 92S.
Moratalla, 787, 792.
Moratchka, 298.
906
INDEX ALPHABÉTIQUE.
Morava, 178, 182, 199, 207.
Jlorée (Pcloponcse), 82,
Morena (sierra), 079, 709.
Moron, 755.
ilorron de los Genovescs, 71?.
îlostar, 205.
Mosychlos, 144.
Motril, 761, 705.
Motteronc (mont), 510.
A.oura, 977.
Mucla de Ares, 770.
îluela de San Juan, 670, 680.
Mula, 787.
Wulahacen, 714, 717, 110.
fllulh.icen (pic de), 810.
Mundo, 715.
Murcie, 760, 771, 780 à 785.
788, 792.
îlurgie, 483.
Muros, 897.
Murtoza, 947.
Murviedro, 792.
Muzza, 554.
Mycènes, 98.
N
Nagara, 159.
Nalon, 857.
Nr.ples, 508, 513, 527, 627,
650.
Narenta, 199, 201.
Naupacle (Lépante), 76.
Nanplie,90, 97, 119,
Navarin, 90.
Navarre, 845 et suiv.
Navia, 894.
Naviglio Grande, 55 4.
Naxos, 105, 107.
Nea-Kaïmeni, 104.
Keda, 91.
Negotin, 292.
Neiva, 950.
Nemi, 440, 442.
Nera, 456, 455.
Nerone, 455, 458.
Nervi, 592, 599.
Nervion, 840, 858
Nethou, 810.
Netluno, 471.
Nevada (sierra), 714, 718.
Nich, 200, 228, 290.
Nicopolis, 197, 214, 227
Nicos-ia, 558, 500.
Ninfa, 452.
Niolo, 055.
Nisida, 491.
Nisvoro, 100.
Nocera, 510.
Nogaïs, 225.
Nola, 519.
Nora, 585
Noya, 897.
Noto, 559, 5G6.
Novare (Novara), 575, 570, 029.
Novi, 575.
Novibazar, 198, 205, 242.
Nuoro, 584.
Nurachi (marais de), 005.
Nurra, 584. 606.
Obarenes (monts), 850.
Ocafia, 080.
Ochagavia, 859.
Odiel (tleuvc), 726.
Oeiras,962.
Œta (Kalavothra), 68, 09.
Oile, 841.
Oiz, 846.
Okri, 179.
Okrida (Lychnidos), 179, 185
199, 218.
Olgun, 194, 296.
Olivaes, 969.
Olnieto, 645.
Qlonos (Erymante), 82.
Olot, 839.
Olto (Oit, OHu, Aluta), 245.
Olympe, 169.
Olymnie, 91, 170.
Olynthe, 107.
Ombla, 201.
Ombrie, 629.
Ombrone, 408, 413.
Onegb'a, 596, 599.
Onciens (mon!?), 82.
Onfancda, 864.
Onfeniente, 790, 792.
Oravitza, 278.
Orbaiceta 859.
Orbetello, 408, 409, 416.
Orco (rivière), 545.
Ordufla, 846.
Orense, 898
Orezza, 643.
Orihueln, 775, 779, 792.
Oristano, 605,607.
Orkhanié, 214.
Oro (monte d'), 654.
Orobia (monts), 516.
Oroch, 191.
Orsajo (monte), 401 .
Orta (lac d'), 299, 524.
Ortegal (cap), 898.
Orleler (mont), 511.
Ortigucira, 894, 899.
Ortona, 479.
Orvieto, 440, 474
Osimo, 475, 479.
Ossa (Kissovo), 169.
Ossa (serra de), 970.
Ostie, 458.
Ostiglia, 349
Oslrovo, 175, 212.
Osuna, 755, 765.
Othrys, 08,170.
Olrante, 526.
Ottajano, 519.
Oujiza, 281, 292.
Ourique, 970.
Ovar, 945.
Oyarzun, 848.
Oviedo, 894.
Ozieri, 584, 607.
Padoue, 380, 585, 629
Padron, 897.
Pagani, 516.
Paglia Orba (PagliorLa , Va-
gi iorba), 654.
Paiz do Vinbo, 954.
Pajares (col de), 862
Palaos (îles), 907.
Palazzolo, 565.
Palencia, 694, 707.
Palerme, 552-557, 506, 650
Palestrina, 471.
Palici (lac dei), 540.
Palma (Baléares). 801, 80 k
Palma (Napolitain), 519.
Palma del Bio, 753.
Palmanova, 581, 626.
Palmaria (île de), 599.
Palmarola, 492.
Pâli, 471.
Palos, 726.
Pamisos, 89.
Pampelune (Pamplona). 912.
Panaria, 568, 570.
Pancorvo (Pancorbo), 850.
Pangé (Pilav-Tépé), 165.
Pantalica, 565.
Pantellaria, 572, 625.
Paola, 526.
Pâramos de Lora, 671, 675
Parapanda. 718.
Parga, 197.
Parme (Parma), 577, 580,629
Parnasse, 69.
Parnès, 70.
Partinico, 556, 566.
Pasages, 875.
Paterno, 558, 566.
Patones, 707.
Patras, 96, 119, 120.
Pavie, 377, 378, 629.
Pavoade Varzim, 947.
Paxos, 108, 116.
Pedrocbes (los), 709, 713.
Pegli, 396.
INDEX ALPHABÉTIQUE.
097
Pclayo, 709.
Pélion (Zagora), 169.
Pellegrino (monte), 539, 540.
Péloponèse (Morce), 82, '103.
Pélore (mont), 558
Pena de Francia, 675.
Pena deOroel, 813, 820.
Pcîiaflel, 929.
Peûagache (sierra), 920.
Peîiagolosa, 770.
Piîia Gorbea, 846, 851.
Pt'îia Gudina, 675.
PeînLahra, 878.
Pefialara (pic de), 673, 675.
PeûaNegra, 879.
Pena Pricla, 878.
Pena (sierra delà), 815, 849.
Pena Trevinca, 879.
Pénée (Gaslouni), 90, 169,174.
Péniche, 951.
Penon de Ilifac, 769.
Tentélique, 70.
Pera, 151, 154, 155.
Pera-khova (Geraneia), 70.
Terdon (sierra del), 849.
Pergusa (lac), 539, 541.
Perîm ou Perin, 212.
Perisleri, 211.
Pérouse (Perugia), 475, 474.
Pesaro, 475, 479, 629.
Tcscara, 456.
Peschiera, 372, 626.
Pestia, 428, 451.
Petra, 173.
Tezo de Regoa, 955.
Pharsale, 170.
Phcneos (Phonia), 86
Phengari, 145.
Philippines (îles), 916.
Philippopoli (Félibé), 202, 228.
Phocide, 76, 128.
Phthiotide, 128.
Pianosa (île de), 452
Piatra. 2 76.
Piave (fleuve), 538-540, 555.
Piizza Artnerina, 558, 566.
Picachode la Veleta, 714, 717,
720.
Pico deUrbion, 671, 675.
Picos de Europa, 878.
Piémont, 570 et suiv., 629.
Piera, 179.
PietraMala, 519.
Pietra Santa, 431.
Pignerol (Pinerolo), 371, 574,
5' 6.
Pikermi, 70.
Pila (sierra de), 769.
Pinde, 68, 173.
Pinto, 705.
Piombino, 408- il 6.
Piombino (monte di), 409.
Piperska, 298.
Piréc (Le), 81,120.
Pirot, 222, 290.
Pisans (monts), 406, 407.
Pise(Pisa),410, 429, 450,451,
629.
Pistoja, 427,451.
Pisnerga (rivière), 681, 695,
852.
Pitesti, 272, 276
Pitligliano, 440.
Pizzighetone, 626.
Plaisance (Piacenzj), 570, 578,
580, 626, 629.
Plasencia, 700, 707.
Pialani (rivière), 559.
Plava, 198.
Plaza del Moro Almanzor, 675,
675.
Plevna, 214.
Ploïesli, 251,272,276.
Po (fleuve), 510, 518, 545,
353.
Po di Levante, 550.
Po di Maestra, 550.
Po di Primaro, 550.
Po di Volano, 550.
Pœslum, 515.
Poggiodi Montieri, 407, 409.
Pollenza, 804.
Pollino, 485, 486.
Pomarâo, 977.
Pomaris, 205, 221
Pomatses, 223.
Pompéi, 515.
Pontebba, 573.
Ponte de Lima, 942.
Pontevedra, 897.
Pontremoli, 429, 431.
Ponza, 492, 625.
Popoli, 479.
Poros, 99.
Porretla,319.
Portalegre, 976.
Portaria, 177.
Porte de Fer du Vardar, 211.
Porlici, 514.
Port-Mahon, 808.
Porto (Oporto), 940.
Porto-Cale (Gaya), 936.
Porto d'Anzio, 471.
Porto-Empedocle, 557, 565.
Porlo-Ferrajo, 452, 626.
Porto-Fino, 599.
Porto-Langone, 433.
Porto-Maurizio, 390, 396, 629.
Porto-Scuso, 600.
Porto-Torres, 600, 602, 606.
Porto-Vecchio, 655, 645.
Porto Venere, 599, 401
Portugal, 917 et suiv.
Portugalete, 848.
Potenza, 525, 526, 527.
Potes, 878.
Polidée, 167.
Pouilles (Apulie), 650.
Poulati, 194.
Pouzzoles (Puzuoli), 489, 492.
Pozarevatz (Passarevitz), 290,
292.
Prades (sierra de), 811, 813.
Pralo, 427, 451.
Pralo Magno (mont du), 402.
Prevesa, 183, 197.
Priego de Cordoba, 753.
Priepolje, 19,).
Prilip, 200.
Principauté Citérieure, 630.
Principauté Ultérieure, 630.
Principe (île), 979.
Prinkipo, 148.
Pristina, 198.
Prizrend, 193, 198.
Procida (île de), "491.
Prokletia, 198.
Propriano, 645.
Prut (rivière), 245.
Pueblo Kuevo del Mar, 791.
Puente del Arzobispo. 700.
Puente la Reina, 860, 874.
Puerto de Arenas, 718.
Puertollano, 710.
Puerto Real, 756.
Puerto-Rico, 916.
PuigdeRanda, 801.
Puig den Torella, 802.
Punta de Almenara, 709, 713
Puycerda, 832.
Pyrgos, 96, 119.
Pytiuses, 794.
Quarto, 399.
Queluz, 965.
Q
R
Radicofani, 407 .
Ragusa, 559, 560.
Rahova (Orjahavro), 214.
liaïlzes, 201.
Raiiadoiro, 881.
Randazzo, 558.
Ranera (pic de), 769.
Rapallo, 599.
Rasciens, 218.
Ravello, 515.
Ravenne, 379, 629.
Recanati, 475, 479.
Recco, 599.
398
IND^X ALPHABÉTIQUE.
Redondela, 897, 890.
Resrgio (Calabria), 500, 501,
505, 526, 527.
Reggio (Emilia), 578, 580,
029.
Régille (lac), 442.
Reinosa, 876.
Reno (rivière), 542, 545, 555.
Requena, 787, 792.
Résina, 514.
Relimo ou Relbyranos, 156.
Rcus, 855, 859.
Rhodes, 223.
Rhodope, 165, 178, 210.
Rhune, 847.
Ribadeo, 894.
Riera, 802.
Rictchka, 298.
Rieti, 474.
Rilo-dagh, 211.
Rimini, 570, 580.
Rimnik-Sarat, 276.
Rimnik-Valcea, 276.
Rio, 435.
Rioja, 855.
Rio-Tinto, 726, 742, 747.
Riposto, 557.
Rïvadesella, 865.
Rivarolo, 596.
Rocca d'Anfo, 626.
Rocca Monfina, 486, 496.
Rodosto, 160, 161, 107, 217.
Roman, 276.
Rome, 501, 461, 471, 475,
626, 629.
Roncal, 859.
Roncevaux (Roncesvalles), 855.
Ronda, 748, 762, 765, 765.
Honda (serrania de), 720.
Rosalita (col de), 210.
Rosafa,' 200.
Rosas, 840.
Rosas (sierra de), 820.
Rossano, 526.
Rota. 756.
Rotondo (monte), 054.
Roumanie, 245, 276.
Roumélie Orientale, 242.
Roumili- Kayak, 157,
Rovere, 549.
Rovigo, 629.
Rtanj, 279.
Rubdjuz, 202.
Ruidefa, 682.
Rumblar, 710.
Rulhènes, 226
Ruvo, 522.
Sabadell, 859.
Sacavem, 948.
Sagone, 645.
Sagonte (Murviedro), 792.
Sagra (sierra), 715, 752.
Sagrcs, 972.
Saint-Florent, 644.
Saint-Gothard, 575.
Saint-Jean de Medua, 195.
Saint-Marin, 479, 481.
Saint-Sébaslien, 869, 912.
Saint-Vincent, 969.
Sainte- Maure (Leucade), 112.
Sa j ambre (vallée de), 879.
Salamanque, 692, 696, 707.
Salambria, 174.
Salerne, 515, 527.
Salina, 568. 571.
Salio (r ivière), 559.
Salo, 577.
Salonique, 168.
Salpi, 521.
Salsetle, 978.
Salso, 559.
Saluées (Saluzzo), 574-, 576.
Salvada (sierra), 846.
Salvalerra, 947.
Salvatierra, 947.
Sama, 895.
Samakov, 228, 229.
Samolaco, 526.
Samothrace, 145, 145, 228.
San Benedetto del Tronto, 475.
San Carlos (Andalousie), 756.
San Carlos de la Rapita, 825,
855.
San Colombano, 518.
San Cristôbal (sierra de), Anda-
lousie, 720.
San Cristôbal (sierra de), Na-
varre, 849.
San Fernando, 758, 765.
San Gervas, 814.
San Gimignano, 427.
San Giuliano (monte), 407,
559, 540, 566.
San Juan de las Abadesas, 814.
San Julia de Loiïa, 845.
San Just (sierra de), 811.
San Leone, 599.
San Lorenzo, 671, 675.
Sanlûcar de Parrameda, 725,
755, 765.
San Martin de la Arena, 865.
San Martin de Suances, 851.
San Pedro, 965.
San Pedro (roches de), 769.
San Pedro (sierra de), 680.
San Pier d'Arena (Sampierda-
rena), 596.
San Pietro, 585.
San Remo, 592, 599.
San Severino, 519.
SanSevero, 521, 527.
San Stcfano, 492, 625.
San Vicente de la Barquera,
865.
Santa Estephania, 965.
Santa Maria, 756, 765.
Santa Maria Capua Vetere, 519.
527.
Santander, 891, 912.
SanL'Angelo, 484, 486.
Sant'Antioco, 585.
Santany, 802.
Santarem, 964.
Santa Tecla, 885.
Santiago, 899.
Sanlillana, 850, 865.
Santo Domingo (sierra de),
815.
Santo Estevâo (rivière de), 948.
Sanloîia, 891,912.
Santorin, 105, 107, 118.
Santos (sierra de los), 709, 715.
Santo Thomé (île de), 979.
Sào Domingos, 976, 977.
Sâo Joào de Foz, 941.
Sào Juliào, 956, 987.
SàoMamede (serra de), 970.
Saragosse (Zaragoza), 850, 912
Sarandoporos, 174.
Sardaigne, 580, 607, 650.
Sarno, 519, 527.
Sarria, 858.
Sartène, 645, 646.
Sassari, 584, 595, 602, 605,
607, 650.
Sassuolo, 519.
Savigliano, 575, 576.
Savone (Savona), 596, 599.
Scafati, 516.
Schiena d'Asino, 457, 438.
Sciacca, 557, 565, 566.
Scicli, 559.
Scutarï, 148, 155.
Secchia (rivière), 542.
Ségeste, 565,
Ségovie (Segovia) , 691, 699,
707.
Sègre, 822.
Segura, 715, 772, 775, 884.
Seixal, 951, 965.
Sélinonte, 565.
Semederevo (Semendria), 290,
292.
Semmering, 575.
Senigallia (Sinigaglia) , 475 ,
479.
Sept Communes (Sette Comuni),
561.
Serajevo, 201, 205, 205.
Serbie, 277, 292.
INDEX ALPHABÉTIQUE.
;co
Serchio (fleuve), 401, 408, 414.
Serès, 165.
Seret, 245.
Seriphos, 107.
Serpa, 977.
Serravezza, 429.
Sesia (rivière), 545.
Sessa, 519, 527.
Sestri Levante, 599.
Sestri Ponente, 596, 599,
Setûbal, 967.
SeudeUrgel (la), 852, 842,
Séville (Sevilla), 724, 747, 755,
754, 765.
Sicile, 527, 567,650.
Sienne (Siena), 427, 451, 629.
Sila, 485, 486.
Sile (fleuve), 555.
Silistrie, 214, 272 et suiv.
Silves, 977.
Simeto (rivière), 559.
Simopetra, 167.
Siphnos, 107.
Sistova, 214.
Sitnitza, 199.
Skar, Skhar, Char (Skardus),
179, 200, 206, 228.
Skodra (Scutari), 117, 200.
Skoplie, 200.
Skyros, 100.
Slatina, 276.
Slivno (Sliven), 204, 207, 214.
Sobrarbe, 815, 854.
Sofia, 151, 206, 208, 228.
Solfatare (lac de la), 442.
Solfatare (volcan de la), 489.
Solferino, 525.
Soller, 801, 805, 807.
Solmona, 479.
Solofra, 519.
Solsona, 815.
Sommo-Campagna, 525.
Somorrostro, 848-
Sondrio, 577, 629.
Soracte, 457, 458.
Sorraia, 948.
Sorrente, 492, 511, 514.
Soulina, 216, 217, 255, 267 ,
271, 276.
Soure, 946.
Sousaki, 85.
Spaccaforno, 559.
Sparte, 96,97,119.
Spercbius, 170.
Spezia (Cyclades), 99.
Spezia (la), 119, 599.
Sphakioles, 155.
Spilza, 296.
Splugen (mont), 511.
Spoleto, 474.
Sporades, 100, 128.
Squillace (golfe de), -485.
SrednaGora(Hora), 201, 210.
Stabies (Slabia), 514.
Stenimacbo, 202, 224.
Stirbei (Calarasi), 272.
Stratio, 145.
Strivali (îles Strophades), 116.
Stromboli, 567, 568, 569.
Stromboluzzo, 570.
Strona, 524.
Strymon (Karasou), 165.
Stymphale, 87.
Styx, 82.
Subapennins, 404.
Subiaco, 475.
Succiso (mont de), 401, 402.
Sunium (cap), 70.
Susana (sierra), 718.
Suse(Suza), 571, 574.
Suseno, 198.
Sybaris, 498, 526.
Syra, 106, 118.
Syracuse (Siracusa), 557, 560,
565, 566, 650.
Tachynis, 215.
Tafalla, 874.
Tage (Tajo), 676, 681, 682,
947.
Tagliamento (fleuve), 558, 555,
947, 949.
Talamone, 417.
Talavera de la Reyna, 700, 707.
Tanaro (rivière), 342, 545.
Taormine, 566.
Tarazona, 827.
Tarente (Tarento), 525, 524,
-526, 527, 626, 627.
Tarifa, 876, 912.
Taro (rivière), 542.
Tarragone (Tarragona) , 855,
859.
Tarrasa, 859, 849.
Tartares Nogaïs, 225.
Tartari, 442.
Tavignano, 655.
Tavira, 977.
Tavolara (île de), 590.
Taygète, 84.
Tchangeï, 261 .
Tcbalal, 207.
Tchatchak, 292.
Tcherkesses, 225.
Tchirpan, 205.
Tcherlou, 162.
Tchouprija, 281, 292.
Tecutch, 276.
Tekir-Dagh, 159.
Tempe, 174.
Tempio, 584, 60G, 607.
Ténare, 84.
Tende (col de), 575.
Ter, 824.
Teramo, 479.
Tergutjilé, 276.
Termini, 552, 5G6.
Terni, 474.
Terracine, 472, 475.
Terranova, 6' 2, 606, 607.
Terranova (lac), 559.
Terranova di Sicilia, 557.
Terre de Bari, 650.
Terre de Labour, 650.
Terre d'Otrante, 650.
Teruel, 812, 852, 859.
Tessin (Ticino), 550, 545.
Tharros, 585, 602.
Thasopoulo, 142.
Thasos, 142, 145, 145.
Therapia, 155, 157.
Thermopyles, 75, 74.
Thessalie, 145.
Thiaki (Ithaque), 114, 115, 116.
Thomar, 964, 909.
Thrace, 145.
Thyamis, 180.
Tibi, 779.
Tibre (Tevere), 452, 461.
Tierra de Campos, 667, 6i'6.
Tietar, 682.
Timok, 278, 279.
Timor, 978.
Tinos, 106, 107.
Tirana, 185, 199.
Tirgovist, 275, 276.
Tirnova, 208, 214.
Tirso, 585.
Tirynthe, 97.
Titarèse, 174.
Tivoli, 457.
Tolède, 680, 699, 705, 707.
877.
Tolfa, 457.
Tolosa, 870.
Tolox. (sierra de), 720.
Tomor, 179.
Topino, 455.
Tordera, 859.
Torinana, 881.
Tonnes, 675, 681.
Toro, 696.
Toro (monte), 807.
Torre de Cerredo, 878.
Torre del Annunziala, 514.
Torre del Greco, 512, 514.
Torella, 800.
Torres Novas, 969.
Torres Vedras, 951.
Torlone (Tortona), 575.
Tortose (Tortosa), 855, 859.
1000
INDEX ALPHABÉTIQUE.
Tosal des Encanadcs, 770.
Toscane, 401,453, 629.
Toskes, 182, 193.
Totana, 788.
Toultcha, 253, 273, 276.
Toundja, 201.
Touzla, 203.
T rampai, 675.
Trani, 522, 527.
Trapani, 556, 557, 566, 630
Trasimène, 442, 444, 445.
Travna, 222.
Travnik, 201, 205.
Trebbia (rivière), 342.
Trebinjé, 205.
Trebintchilza, 201.
Treize communes (Trcdici Co-
muni, 361.
Tremedal (sierra del), 676.
Tremiti, 625.
Tresa, 324.
Trévise (Treviso), 38 1,385,629.
Trichonis (lac), 71.
Tr'.kala, 174.
Tripolis (Tripolitza), 96, 119.
Troja, 967.
Trojan, 228.
Trujillo, 701, 706.
TsernaGora, 201.
Tsernitza, 298.
Tsiganes, 265.
Tudela, 875.
Tùdia (sierra di-), 703.
Turin, 557, 558, 572, 374, 575,
576, 629.
Turnu-Ma^urelli, 214.
Turnu-Séverin, 251,272.
Turquie d Europe, 129.
Tutova, 276.
Tuy, 885, 898, 899.
Tympbreste (Veloukbi), 68.
U
Ubeda,751,765.
Udine, 381, 385, 629.
Ujijar, 717.
Umberlide, 474.
Una, 199.
Union (la), 785, 792.
Universales (montes), 676.
Urbino, 475, 479, 629.
Uskirele, 200, 217.
U4ica, 571, 625.
Utrera, 755, 765.
V
Vado, 396.
Valachie, 243, 247, 248.
Val Carlos, 854.
Yal delBovc, 551.
Valdcon, 879.
Val de Peîias, 702, 707.
Valdoniello, 657.
Valença, 899, 987.
Valence (Valencia), 766, 771.
774, 783, 792.
Valette (La) ou Valelt.i, 575
Valjevo, 292:
Valladolid,695, 705, 707,877.
Vallongo, 938.
Valls, 835, 840.
Valona, 198.
Valtierra, 850.
Varaila (riv.), 545.
Varassova, 69.
Vardar, 168, 178, 198, 228.
Yarese (lac de), 324, 329.
Varna, 214.
Vaslui, 276.
Vassili-Potamo, 89.
Vaslo, 479.
Vaudois, 7.62.
Vedra, 897.
Velate (col de), 854.
Velez-Blanco, 748.
Vêlez Mâlaga, 761, 705.
Velez-Bubio, 748, 765.
Velino, 436, 438, 454.
Velletri, 471, 472, 475.
Veloukhi (Tymphreste), G8.
Vénétie, 370, 629.
Venise, 357, 358, 574, 381,
385, 626, 627, 029.
Venta de Bjùos,' 695.
Ventoliene, 492.
Vera, 674.
Verbano (lac), 324, 529, 330.
Verbas, 199.
Vercelli, 375, 576.
Verdoyonta, 880.
Vergara, 875.
Vérone, 572, 581, 385, 626,
G29.
Verria, 177.
Vésuve, 486, 492, 496.
Vettore, 436, 458.
Via-Egnatia, 194.
Vianna do Castello, 941.
Viar, 709.
Viareggio, 415, 431.
Vicenze (Vicenza), 525, 580,
629.
Vich, 859.
Vico, 440.
Vil, 207.
Viddin on Vidin, 214.
Vierzo, 885.
Vieste, 521, 523.'
Vie tri, 5! 6.
Vigevano, 377, 578.
Viggiano, 506.
Vigo, 897, 912
Villa do Conde, H'\
Villanova de Portimâo, 975.
Villanova y Geltrù, 854, 840.
Villanucva de la Serena, 701,
707.
Villareal, 792.
Villa Beal, 942.
Villa Real de Santo Antonio, 977.
Villaseca, 652.
Villena, 790, 792.
Vinadio, 371.
Vinnlapô, 775.
Yinatoz, 789.
Viscardo (détroit de), 1 14.
Viseu, 945.
Viso (mont), 51 1, 515.
Viterbe (Vilerbo), 427, 473.
Vitoch, 207, 228.
Vitoria, 874.
Vittoria, 559, 506.
Vizzini, 559.
Vodo Balkan, 201.
Volo, 175.
Volterra, 427, 451.
Vollri, 596.
Vouga, 950.
Vourgaris, 175.
Vrania, 290.
Vulcanello, 569.
Vulcano, 567, 568, 503.
Vultur, 496.
Yanina, 181.
Yecla, 787, 792.
Yeguas (sierra de)
Yeltes, 681.
Yuruks, 258.
719.
Zacynthe (Zante), 115, 11 G'
119, 128.
Zagori, 193.
Zaïtchar, 292.
Zamora, 696, 707.
Zâncara, 682.
Zannone, 492
Zarauz, 874.
Zelline (riv.), 358.
Zêta, 29 1.
Zezere, 947.
Zigiiela, 682.
Zimnitza, 251.
Zinzares, 64, 175, 183, 131.
185, 192, 217, 244.
Zumaya, 875.
Zvornik, 205.
Zygos (Lakbmon), 69, 71, 179.
TABLE DES CARTES
1. Frontières naturelles de l'Europe. „ \\
2. Relief de l'Europe j2
3. Développement kilométrique du littoral des continents, relativement à leur surface . . 21
4. Zone de l'Europe comprise entre les isothermes de 0 et de 20 degrés 25
5. Populations de l'Europe. (Carte en couleur) 28
6. Pio ondeurs c'e la Méditerranée 55
7. Seuil de Gibraltar 39
8. Principales pêcheries de la Méditerranée 45
9. Lignes de vapeurs et télégraphes de la Méditerranée 50
10. Populations de la Grèce, de l'Épire et de la Thessalie méridionale 07
11. Basse-Àcarnanie. . 72
12. Les Thermopyles 73
15. Lac Copaïs 75
14. Athènes et ses longs murs 78
15. Athènes antique 81
16. Lacs de Pheneos et de Stymphale 86
17. Tlateau de Mantinée 88
18. Bifurcation du Ga^touni 90
19. Vallée de l'Eurotas « 97
20. Euripe et Chalcis 102
21. Néa-Kaïméni. . . 104
22. Canal de Sainte-Maure 112
23. Argostoli 114
24. Populations de la Turquie d'Europe. (Carte en couleur) 152
25. Ile de Crète 139
26. Profondeurs de la mer Egée . 141
27. Formations géologiques de la péninsule de Constantinople. 146
28. Bosphore 156
29. Dardanelles et golfe de Saros 160
50. Presqu'ile du mont Athos 166
51. L'Olympe et la vallée de Tempe 175
52. Épire méridionale 181
33. Région des lacs Albanais 199
54. Le Balkan de Chipka et la plaine de Kezanlik 204
34 bis. Vitoch et massifs environnants. . 206
55. Eminé-Balkan et golfe de Bourgas 209
37. Empire turc • 227
38. États de l'ancienne Turquie d'Europe 258
.' Cil'
I. A-J
1002 TABLE DES CARTES.
38 bis. Les Roumains 244
39. Le Jil et l'Olto 249
40. Danube et Jalomitza 252
41. Délia du Danube .... 254
41 bis. Débit comparé des bouches du Danube '255
42. Bessarabie moldave cédée à la Russie en 1878 261
43. Confluent du Danube et de la Save 280
44. Populalions de la Serbie orientale 288
45. Monténégro méridional 297
46. Rome et l'empire romain 305
47. Pente de la valiïe du Pô. . 311
48. Grand-Paradis 512
49. a et b. Plaine de débris entre les Alpes et les Apennins, d'après Zollikofer 318
50. Salses et sources thermales du nord de l'Apennin 319
51. Anciens glaciers des Alpes 320
52. La serra d'Ivrea et les anciens lacs glaciaires de la Doire 321
53. Anciens lacs du Verbano 325
54. Alluvions de comblement du Lario 327
55. Coupe de la partie septentrionale du lac de Como . . 328
56. Coupe du lac de Lecco, à la bifurcation des branches 328
57. Section longitudinale du lac de Como 328
58. Plage et pinèdes de Ravenne 334
59. Champs de pierres de la Zelline et de la Meduna 337
60. Ancien cours présumé et cours actuel de la Piave „ , 339
61. Lagunes de Venise 341
62. Colonies des vétérans romains , 344
63. Digues et anciens lits du Pô, de Plaisance à Crémone 347
64. Delta du Pô (Carte en couleur). 548
65. Communes germaniques „ .. „ , 360
66. Lagunes de Comacchio 368
67. Pêcheries de Comacchio „ , 369
68. Issues de la vallée de l'Adige • „ „ ....... 371
69. Passages des Alpes c ........ » . 373
70. Lacs et canaux de Mantoue » 378
71. Palmnnova 381
72. Limite des Alpes et des Apennins .... 587
73. Gênes et ses faubourgs 391
74. Golfe de la Speziaen 1875 .....-,..'.,. 400
75. Délilés de l'Arno. 40i
76. Monte Argentaro 409
77. Val de Chiana 412
78. L'Arno et le Serchio 414
79. Régions de la malaria. . . 416
80. Port de Livourne 431
81. Lac de Bolsena 439
82. Volcans du Latium. 441
83. Ancien lac de Fucino. . 4i5
84. Lie de Trasimène „ „ . . 445
85. Marais Pontin- .451
86. Anciens lacs du Tibre et du Topino. 454
87. Delta du Tibre 459
88. Collines de Rome 468
89. Civita-Vecchia 472
90. Vallées d'érosion du versant de l'Adriatique 476
TABLE DES CARTES. 1005
91. Rimini et Saint-Marin 480
92. Monte Gargano 484
93. Cendres de la Campanie 487
94. Naples et le Vésuve. (Carte en couleur) * 492
95. Instruction comparée des provinces de l'Italie 504
96. Pompéi en 1860 Lli
97. Marais de Salpi 522
98. Port de Brindisi en 1871. 523
99. Tarente 525
100. Détroit de Messine 528
101. Profil de l'Ktna . 530
102. Cheire de Catane 552
105. Cônes.parasites sur le versant occidental de l'Etna 534
104. Trapani et Marsala. 555
105. Port de Syracuse 559
106. Girgenti, Porto-Empedocle et les Maccalube . ... 564
107. Partie centrale de l'Archipel éolien. . 569
108. Profondeurs de la Méditerranée au sud de la Sicile . 572
109. Port de Malte 575
110. Profondeurs de la mer au sud de la Sardaigne 581
111. Détroit de Bonifacio 583
112. La Giara 592
113. District d'Iglesias. . . . , 599
114. Port deTerranova 605
115. Navigation comparée des ports d'Italie en 1875, 612
116. Voies de communication de Pli alie en 1876. .......*. , 617
117. Jonction sous-marine de la Corse et de l'Italie. ... 652
118. Profil de la route d'Ajaccio à Bastia 635
119. Plateaux delà péninsule Ibérique ° . . . , . 649
120. Dehesas des environs de Madrid . 659
121. Densité des populations de la péninsule Ibérique. 664
122. Profil du chemin de fer de Bayonne à Câdiz, à travers la Péninsule. 672
125. Sierras de Gredos et de Gala. , 674
124. Steppe de la Nouvelle-Castille . 684
125. Salamanque et ses despoblados. ............. ^ t» ..... . 692
126. Madrid et ses environs. 704
127. Aranjuez 707
128. Bassins du Guadiana et du Guadalquivir. ....... „ . . . . 710
129. Pente du Guadalquivir „......, .......... 723
130. Bouche du Guadalquivir. • - ■ • '25
131. Zones de végétation sur le littoral de l'Andalousie. 730
152. Steppe d'Écija 733
135. Mines de Iluelva • 745
134. Câdiz et sa rade '57
135. Gibraltar 764
136. Palmiers d'Elche et jardins d'Orihuela 775
136 bis. Plaines de Murcie • . • 780
137. Port de Carthagène ■ . • 789
158. Grao de Valence 791
159. La mer des Baléares 795
140. Les Pytiuses 796
141. Port-Mahon e ..-......•-.•« 808
142. Profil du cours de l'Èbre. 820
145. Delta de l'Èbre 822
1004 TABLE DES CARTES.
144. Steppes de l'Aragon 825
145. Environs de Barcelone - 857
146. Bancs de Matarô 838
147. Val d'Andorre 845
148. Jaizquibel 847
149. Bilbao et ses environs.. . . „ 849
150. Azeoytia et Azpeylia 856
151. Zone de la langue basque 860
152. Saint-Sébastien , ... 869
153. Guetaria 870
154. Guernica 875
155. ColdeReinosa 877
156. Pitons d'Europe 880
157. Rias de la Corogne 882
158. Santofia et Santander 892
159. Oviedo 893
160. Baie de Vigo 898
161. Chemins de fer de la Péninsule 905
162. Valeur comparée des échanges dans les ports de l'Espagne 904
165. Zone de la langue castillane 909
16i. Pluies de la Péninsule 918
165. Vallée de la Lima 931
166. Dunes d'Aveiro 952
167. Porto et le « Pays du Vin » 954
163. Sào Joào da Foz , . . 959
1lî9. Estuaire du Tage. . : 948
170. Péniche et les Berlingas. ... 952
1/1. Entrée du Tage .... 954
172. Zones de végétation du Portugal 961
175. Estuaire du Sado , 908
174. Promontoire de Sagrcs 972
175. Roches de l'Algarve 975
176. Flèches de Taviia 975
176 bis. Pays de langue portugaise 979
177. Télégraphe de Lisbonne à Bio de Janeiro . 984
TABLE DES GRAVURES
I. — La Terre dans l'espace. (Dessin de E. Collin.) 3
II. — Les Alpes Pennines. — Vue prise de la Becca di Nona ou pic Carrel(3,lG5mèt.)
(D'après un panorama photographié par M . Civiale.) 17
Ilf. — Vue de Gibraltar. — Vue prise de l'isthme de la Linea. (Dessin de Taylor,
d'après une photographie.) 37
IV. — Vue du Parnasse et de Delphes . (Dessin de Taylor, d'après une photographie.) 57
V. — Maïnotes et habitants de Sparte. (Dessin de A. de Curzon, d'après nature.) 65
VI. — L'Acropole d'Athènes. — Vue prise de la Tribune aux harangues. (Dessin de
Taylor, d'après un croquis de M . A . de Curzon . ) 79
VII. — Le Taygète. — Vue prise des ruines du théâtre de Sparte. (Dessin de A. de
Curzon, d'après nature.) . 93
VIII. — Corfou. (Dessin deE. de Grandsire, d'après un croquis fait sur nature.). . . 109
IX. — Paysans des environs d'Athènes. (Dessin de D. Maillart, d'après des photogra-
phies.) 123
X. — Entrée des gorges d'Hagio-Rouméli. ( Dessin de E. Grandsire, d'après un
croquis fait sur nature.) 137
XI. — Constanlinople. — Vue prise sur la Corne d'Or, des hauteurs d'Eyoub. (Dessin
de F. Sorrieu, d'après un croquis fait sur nature, par J. Laurens.). . . . 149
XII. — Cavalier musulman d'Àndrinople. — Femme musulmane dePrisrend. — Habi-
tants musulmans d'Andrinople. (Dessin deP.Fritel d'après des photographies) 163
XIII. — Le mont Olympe. (Dessin de Taylor, d'après un croquis fait sur nature, com-
muniqué par MM. Meuzey et Daumet. . 171
XIV. — Albanais. (Dessin de Valerio, d'après nature.) 189
XV. — Riches Arnautes. (Dessin de P. F ri tel, d'après des pfeotographies.) 195
XVI. — Tirnova. (Dessin de II. Catenacci, d'après une photographie.) 215
XVIf. — Bulgare chrétien de Viddin. — Dames chrétiennes de Skodra. — Bulgares
musulmans de Viddin. — Bulgare de Koyoulépé. (Dessin de P. Fritel, d'a-
près des photographies.) 219
XVIII. — Muletiers turcs traversant l'Herzégovine. (Dessin de Valerio, d'après nature.) 235
XIX. — Valaques. (Dessin deE. Bonjat, d'après des photographies.) 242
XX. — Bucarest. — Vue générale (Dessin de F. Sorrieu, d'après une photographie.) 269
XXI. — Belgrade. — Vue générale (Dessin de F. Sorrieu, d'après une photographie.) 283
XXII. — Vue générale de Borne. (Dessin de L. Français, d'après une aquarelle. ). . . . 505
XXIII. — Le mont Viso. — ■ Vue prise de San Chiaffredo. (D'après une photographie de
M. V. Besso.) 513
XXIV. — ■ Villa Serbelloni, lac de Como.( Dessin de Taylor, d'après une photographie de
MM. J. LévyctCie.) 331
1006 TABLE DES GRAVURES.
XXV. — Palais de Ferrare. (Dessin de H. Catenacci, d'après une photographie.). . . 351
XXVI. — Le Mont Rose. — Vue prise de Monte Moro. (Dessin de Taylor, d'après une
photographie di3 M. E. Lamy.) 363
XXVII. — Venise. (Dessin de J. Moynet, d'après une photographie. ) 383
XXVIII. — Gênes. (Dessin de J. Sorrieu, d'après une photographie de MM. Lévy
et Cie.) 397
XXIX. — Déniés de l'Arno à la Gonfolina à Signa. — Vue prise à la Tenuta. (Dessin de
Taylor, d'après une photographie de M. G. Matucci. ) 405
XXX. — Florence. (Dessin de P. Benoist, d'après une photographie de MM. J. Lévy et Cie). 423
XXXI. — Campagne de Rome. (Dessin de À. de Curzon, d'après nature.) 447
XXXI f. — Cascade de Terni. (Dessin de Taylor, d'après une photographie.) 455
XXX If. — Paysans de la campagne romaine. (Dessin de D. Maillard, d'après nature.). . 403
XXXIV. — Paysans des Abruzzes. (Dessin de D. Maillard, d'après nature.) 477
XXXV. — Capri. — Vue générale, prise de Massa -Lubrense. (Dessin d'après nature, par
M. Niederhaiisern-Kœchlin.) 493
XXXVI. — Éruption du Vésuve, le 26 avril 1872. (Dessin de Taylor, d'après M. A. Ileim.) 495
XXXVT1. — Naplcs. (Dessin de E. Grandsire, d'après une photographie de M. E. Lamy). . 509
XXXVIII. — Amalfi. (Dessin de Taylor, d'après une photographie de M. Uautecœur.). . . 517
XXXIX. — Le Châtaignier des Cent chevaux et l'Etna (Dessin de E. Grandsire, d'après
une photographie de M. P. Berthier.) 535
XL. — Palerme et le Monte Pellegrino. (Dessin de Taylor, d'après une photographie
de MM. J. LévyctCie.) 553
XLI. — Temple delà Concorde, à Girgenti. (Dessin de Taylor, d'après une phologi'aphie) 561
XLII. — Malte.— Vue de la Valette 577
XL1I1 — Cagliari. (Dessin de Clerget, d'après une photographie.) 603
XLIV. — Vérone. (Dessin de Taylor, d'après une photographie de M. Hautecœur.; . .- . 615
XLV. — Bastia. (Dessin de Taylor, d'après une photographie.) 659
XLVI. — Types castillans. — Paysans et paysannes de Tolède — (Dessin de D. Maillard,
d'après des photographies de M. J. Laurent.) 653
XLYI1. — Tolède. — Vue générale (Dessin de P. Benoist, d'après une photographie de
M. J.Laurent ) 669
XL Vffl. — Défilés du Tage. — (Province du Guadalajara . ) 681
XLIX. — Alcâzar de Ségovie et vallée de PEresma. (Dessin de Taylor, d'après une pho-
tographie de MM. Lévy et Cie ) 697
L. — Vue générale du défilé de Despenâperros. (Dessin de E. Grandsire, d'après une
photographie de M. J.Laurent.) 711
LI. — La Sierra Nevada. — Vue prise de Baza. (Dessin de Taylor, d'après H. Regnault) 715
LU. — Brèche de los Gaïtanes. (Dessin de F. Sorrieu, d'après une photographie de
M. J. Laurent.) 721
LUI. — Types andalous. — Paysans de Cordoue. (Dessin de D. Maillart, d'après des
photographies de M. J. Laurent.) 735
LÏV. — Alhambra et Grenade. — Vue prise de la Silla del Moro. (Dessin de H. Cate-
nacci, d'après une photographie de M. J. Laurent.) 749
LV. — Paysans de Murcie. (Dessin de P. Fritel, d'après des photographies de
M. J. Laurent.) 767
LVI — Elche et sa forêt de palmiers. (Dessin de A. de Bar, d'après une photographie
deM.Jo Laurent.) 777
LVII. — Digue ruinée de Lorca. (Dessin de A. de Bar, d'après une photographie de
M.J. Laurent.) 781
LVIII. — Types et costumes des Baléares. — Femmes d'ibiza. (Dessin deE. Ronjat,
d'après l'archiduc Salvator.) 797
LIX. — Entrée du Port d'ibiza. (Dessin de E. Grandsire, d'après l'archiduc Salvator). Î05
LX. — Vue du Monserrat. (Dessin de F. Sorrieu, d'après une photographie de
M. J. Laurent.) 817
TABLE DES GRAVURES. 1007
LXI. — Barcelone. — Vue prise du Monjuich. (Dessin de A. Deroy, d'après une photographie
de MM. Lévy et Cie) 835
LXII. — Gorges de Pancorbo. (Dessin de F. Sorrieu, d'après une photographie de M. J.
Laurent.) 851
LXIII. — Saint-Sébastien. (Dessin de A. Deroy, d'après une photographie de M. J.Laurent) 865
LXIV. — Entrée de la baie de Pasages. (Dessin de J. Moynet, d'après une photographie
de M. J. Laurent) 871
LXV. — Phare de la Tour d'Hercule. (Dessin de A. Deroy, d'après une photographie de
M. J. Laurent.) 895
LXVI. — Paysans de la huerta et cigarrera de Valence. (Dessin de P. Frit cl, d'après des
photographies de M. J. Laurent.) 901
LXV1I. -■ Types portugais. — Paysan d'Ovar. — Femme de Leça. — Paysanne d'Affife.
(Dessin de D. Maillart, d'après des photographies de M. Ferreira.) 923
LXVIII. — Porto. (Dessin de Taylor, d'après une photographie de M. J. Laurent.) 941
LXIX. — Coïmbre. (Dessin de Taylor, d'après une photographie de J. Laurent) 943
LXX. — Pont romain d'Alcântara. (Dessin de Taylor, d'après une photographie de M. J. Lau-
rent.) 949
LXXI. — Lisbonne. (Dessin de Taylor, d'après une photographie de M. J. Laurent.) . . . 957
LXXIl. — Couvent des Chevaliers du Christ à Thomar. (Dessin de Taylor, d'après une pho-
tographie de M. J. Laurent). 905
LXXIII. — Château de la Penha de Cintra. (Dessin de Taylor, d'après une photographie de
M. J. Laurent.) . 981
LISTE
DES PRINCIPAUX OUVRAGES CONSULTÉS
La bibliographie complète des contrées de l'Europe méridionale occuperait des volumes et se
trouve d'ailleurs dans les recueils spéciaux. La liste suivante comprend seulement les ouvrages que
j'ai consultés avec le plus de fruit, et que la probité, non moins que la reconnaissance, me font un
devoir de citer.
Je dois exprimer aussi toute ma gratitude aux personnes bienveillantes qui m'ont aidé de leurs
conseils et qui m'ont signalé, soit des omissions à réparer, soit des erreurs à corriger. Je citerai sur-
tout MM. Reyet, Picot, de Mortillet, Manzoni, Albert Heim, Joaquim Torres, le baron Davillier.
M. Ernest Desjaidins a poussé la complaisance jusqu'à revoir la plupart de mes épreuves, et, grâce
à ses notes précieuses, des pages entières ont été complètement remaniées.
Dans le volume de la France et dans ceux qui suivront, des notes placées au bas des pages
indiqueront les noms des auteurs et les titres précis des ouvrages où j'aurai puisé mes renseigne-
ments; les lecteurs pourront ainsi remonter facilement aux sources.
Ilouzeau, Histoire du sol de l'Europe, — Cari Ritter, Europa. — Kohi, Die geographische Lage
der Hauptstâdte Europa1 s.
MÉDITERRANÉE.
W. H. Smith, the Méditer ranean. — Dureau de la Malle, Géographie physique de la mer Noire
et de la Méditerranée. — Bôttger, das Mitlelmeer.
Archives des Missions scientifiques, mémoires de Burnouf, Mézières, Beulé, Heuzey, Foucart,
About, etc. — Leake, Travels in Northern Greece. — Bursian, Géographie von Griechcnland.
— Puillon Boblaye, Virlet, Expédition scientifique de Morée. — Bory de Saint-Vincent, Voyage en
Morée. — Curtius, Peloponnesos. — Beulé, Études sur le Péloponnèse. — Ludw. Boss, Griechische
Insein. — J. Schmidt, Vulkanstudien. Santorin, 1866 bis 1872.
TURQUIE, BULGARIE, ROU3IELIE ORIENTALE.
R. Pashley, Travels in Crète. — Raulin, Description physique de Vile de Crète. — G. Perrot,
Vile de Crète. — Viquesnel, Voyage dans la Turquie d'Europe. — Ami Boue, la Turquie d'Eu-
rope. — Albert Dumont, le Balkan et l'Adriatique. — Lejean, Ethnographie de la Turquie d'Eu-
rope. — Von Hammer, Konstantinopel und der Bosporus. — P. de Tchihatchef, le Bosphore. —
Heuzey, Voyage archéologique en Macédoine. — Fanshawe Tozer, Researches in the Highlands of
Turkey. — Barth, Reisen in der Europàischen Turkei. — Von Hahn, Albanesische Studien. —
Uccquard, Histoire et description de la Haute- Albanie. — Dora d'islria, Nationalité albanaise. —
1 127
lOlo LISTE DES PRINCIPAUX OUVRAGES CONSULTÉS.
E. de Sainte-Marie, l'Herzégovine. — Kanitz, Donau-Bulgarien und der Balkan. — Gopcevic,
Oberalbanien und seine Liga.
ROUMANIE.
Vaillant, la Roumanie. — Boliiac, Mémoires pour servir h l'histoire de la Roumanie. —
Fr Damé, la Roumanie contemporaine. — V. Duruy, De Paris à Bucharest. — Von Rœsslcr,
Rojnanische Sludicn. — E. Desjaidins, Embouchures du Denube et projet de canalisation mari-
time. — Obedenare, la Roumanie.
SERBIE ET MONTENEGRO.
Kanitz. Serbien. — Ubicinî, les Serbes de Turquie. — Cyprien Robert, les Slaves de Turquie. —
Louis Léger, le Monde slave. — Lejean, Visite au Monténégro.
Zuccagni Orlandini, Corografia fisica, storica e stalistica delV Italia e délie sue Isole. — Mar-
mocchi, Descrizione d'Italia. — Amato Amati, V Italia sotto l'aspetlo fisico, storico, arlistico e
statistico. — Taine, Voyage en Italie. — Gregorovius, Wanderjahre in Italien; Geschichte der
Stadt Roms. — Ann. di Saluzzo, le Alpi che cingono Vltalia. — Cattaneo e Lombardini, Notizie
naturali e civili sulla Lombardia. — Lombardini, Pianura subapeninna. — Lombardini, Condi-
zione idrauhca ciel Po. — Martins, Gastaldi, Terrains superficiels de la vallée du Pô. — De Mor-
tillet, Anciens (glaciers du versant méridional des Alpes, et Mémoires divers. — Bertololti, Liguria
marilima. — Targioni Tozzetti, Voyage en Toscane. -- Salvagnoli Mavchetti, Maremme Toscane.
— Noël des Vergers, VÉtrurie et les Étrusques. — Boulé, Fouilles et découvertes. — Giordano,
Roma e suo territorio. — Ponzi, Histoire naturelle du Lalium. — De Prony, Marais Pontins. —
Ouvrages d'Ampère et de Stendhal, etc. — Davies, Pilgrimage of the Tiber. — Francis "Wey, Rome.
— Spallanzani, Voyage dans les Deux-Siciles. — t-inylh, Sicily and ils lslands. — Dolomieu,
Voyage aux îles de Lipari. — De Quatrefages, Souvenirs d'un naturaliste. — La Marmora, Voyage
en Sardaigne, Description statistique, physique et politique de l'île. — Mantcgazza, Profili e pae-
saggi délia Sardegna. — Von Maltzan, Reise auj der Insel Sardinien. — Spano, Itinerario délia
Sardcgna. — Correnti e Maeslri, Stalistica dclï Italia. — Studj sulla geografia nalurale i
civile deW Italia. — A Sioppani e Gaëtano Negri, Gcologia d'Italia. — A. Stoppani, Il bel Paese.
CORSE.
Marmocchi, Géographie de la Corse. — Gregorovius, Corsica. — Pr. Mérimée, Voyage en Corse.
Coello, F. de Luxan y A. Pascual, Reseîias geogrâfica, geolôgica y agricola de Espana. — Baron
Davillier et Gust. Doré, Voyage en Espagne. — De Laborde, Itinéraire descriptif de l'Espagne. —
Bory de Saint-Vincent, Résumé géographique de la Péninsule ibérique. — De Verneuil et Collomb,
Mémoires géologiques sur l'Espagne. — Ford, llandbook fur travellers in Spain. — Fera. Gcrrido,
l'Espagne contemporaine. — CherbuKiez, l'Espagne politique. — Ed. Quinet, Mes Vacances en
Espagne. — Th. Gautier [Traslos Montes), Voyage en Espagne. —M. Willkomm, die Pijrenàische
Halbinsel; Strand- und Stepptngebiete der iberischen Halbinsel. — George Sand, En Hiver à
Majorque. — Ludw . Salvator, Balcarcn in Wort und Bild. — Bladé, Études géographiques sur
la vallée d'Andorre. — W. von Humboldt, Urbewohner Spaniens. — Eug. Cordîer, Organisation
de la famille chez les Basques. — Taul Broca, Mémoires d'anthropologie.
Linkund Hoffmannsegg, Voyage en Portugal. — Minutoli, Portugal und seine Kolonien. — Vogel,
le Portugal et ses Colonies. — Lady Jackson, Pair Lusilania. — Latouche, Travels in Portugal.
Les publications périodiques où j'ai trouvé les renseignements les plus utiles sont le Bulletin de la
Eociété de géographie, h Revue des Deux-Mondes, VAusland, le Globus, la Revue d'anthropologie.
TABLE DES MATIÈRES
Chap. I. — Considérations générales „ \
Chap. II. — L'Europe. „ . . 9
I. Limites 9
IL Divisions naturelles et montagnes 13
III. Zone maritime „ 49
IV. Le climat 25
V. Les races et les peuples 27
Chap. III. — La Méditerranée . . . . ■ . 53
I. La forme et les eaux du bassin 55
II. La faune, la pêche et les salines 42
III. Commerce et navigation 47
Chap. IV. — La Grèce. . 55
1. Vue d'ensemble. . 55
II. Grèce continentale. . G8
III. Morée ou Péloponèse 82
IV. Iles de la mer Egée . . . . 400
V. Iles Ioniennes 407
VI. Le présent et l'avenir de la Grèce WC-
VII. Gouvernement, administration et divisions politiques 120
L-.i.yj. V. — La Péninsule des Balkans, Turquie, Bulgarie, Roumélie Orientale. 1 S'J
I. Vue d'ensemble 429
II. La Crète et les îles de l'Archipel 455
III. Le littoral de la Turquie hellénique; Thrace, Macédoine et Thessalie. 445
IV. L'Albanie et l'Épire 17î
V. Le Despoto-Dagh et la Eou-mrl c Orientale . . . „ . . <= * . , . -"■
VI. Les Balkans ut la Bulgarie 2i >
VII. ' La situation présente et l'avenir de la Turquie ......... 2_.i
Chap. VI. — La Roumanie 2i*>
Chap. VII. — La Serbie et la Montagne Noire 277
I. La Serbie 271
IL La Monla.gno Noire. „ 2(Ji
1012 TABLE DES MATIERES.
Chap. VIII. — L'Italie 299
I. Vue d'ensemble 299
II. Le bassin du Pô. — Le Piémont, la Lombardie, Venise et l'Emilie . 510
LI. Li<nirie ou rivière de Gènes 386
IV. La vallée de l'Arno, Toscane 401
V. Les Apennins de Rome, la vallée du Tibre, les Marches et les Abruzzes . 434
VI. L'Italie méridionale, provinces napolitaines 482
VII. La Sicile 527
VIII. La Sardaigne 580
IX. La situation présente et l'avenir de l'Italie 607
X. Gouvernement et administration 622
Chap. IX. — Corse 631
Chap. X. — L'Espagne 647
I. Considérations générales . 647
II. Plateaux des Castillcs, de Léon et de rEstremaclure 666
III. Andalousie . 708
IV. Versant méditerranéen du grand plateau Murcie et Valence 766
V. Iles Baléares 792
VI. La vallée de l'Èbre, l'Aragon et la Catalogne 809
VII. Provinces Basques, Navarre et Logrofïo. 845
VIII. Santander, Asturies et Galice. 875
XI. Le présent et l'avenir de l'Espagne 898
X. Gouvernement et administration 909
Chap. XI. — Le Portugal » 917
I. Vue d'ensemble 917
IL Portugal du Nord. Vallée du Minbo, du Doure, du Monrlego 926
III. La vallée du Tagc, l'Estremadurc , . . . 947
VI. Le Portugal du Midi, l'Alemtejo et l'Algarvc . 9G9
V. Présent et avenir du Portugal 974
VI. Gouvernement et administration 981
Index alphabétique 991
Table des cartes 1001
Table des gravures 1005
Liste des prineipaux ouvrages consultés 1009
Table des matières > 1011
Typographie Lahure, rue de Fleurus, 9, à Paris,
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